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Date : 20151029


Dossier : T-538-12

Référence : 2015 CF 1219

Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MATHIEU CROCHETIÈRE-BROUSSEAU

demandeur

et

9107-0235 QUÉBEC INC. (GRATTEX)

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit ici d’une action entreprise en vertu de la Loi sur le droit d’auteur L.R.C. (1985), ch. C-42 (la Loi).  Le demandeur y réclame de la défenderesse des dommages et intérêts de l’ordre de 49 999,00 $.  Il soutient que la défenderesse aurait violé le droit d’auteur qu’il estime détenir dans les modifications qu’il a apportées au site Web de cette dernière aux termes de l’exécution d’un contrat visant à moderniser et rendre ce site plus performant.

[2]               Le demandeur réclame aussi les entiers dépens, calculés sur une base avocat-client.

II.                Contexte

A.                La refonte du site Web de la défenderesse

[3]               La défenderesse, qui fait affaires sous le nom de Grattex, est une entreprise spécialisée dans la conception, la fabrication et la vente de grattes à neige et d’équipement agricole divers.  Elle possède, depuis 2002, un site Web où elle affiche son curriculum commercial, ses produits et autres renseignements d’usage.  Ce site est notamment conçu pour lui permettre de recevoir des commandes en ligne.

[4]               En mai 2011, la défenderesse décide d’apporter des améliorations à son site Web.  Le demandeur, qui détient alors un diplôme d’études collégiales en informatique et qui poursuit des études dans le même domaine à l’Université du Québec à Trois-Rivières, offre ses services à la défenderesse et lui soumet, à cette fin, un devis estimatif (Pièce P-2).  Les travaux proposés visent, notamment, (i) à améliorer le référencement du site sur des moteurs de recherche comme Google, (ii) à y faciliter la navigation par une restructuration du menu, (iii) à instaurer un mécanisme de reconnaissance automatique de la langue du client; et (iv) à libérer de l’espace disque en intégrant un lien Youtube.

[5]               Après discussions, les parties s’entendent pour que ces travaux soient effectués pour un montant forfaitaire de 2 700,00 $.  Le demandeur estime qu’entre 15 et 20 jours ouvrables devraient être nécessaires pour réaliser lesdits travaux.  À part le devis préparé par le demandeur, il n’y a pas d’écrit qui constate le contrat intervenu entre les parties.  Par ailleurs, aux fins de la réalisation des travaux prévus au contrat, c’est avec le directeur des ventes de la défenderesse, M. Patrick Staquet, que le demandeur transige.  M. Staquet a été interrogé au préalable, par écrit, à l’été 2012.  Il est décédé avant la tenue du procès.

B.                 La livraison du nouveau site Web et la détérioration de la relation entre les parties

[6]               Selon le témoignage du demandeur, le nouveau site Web, dont il assure l’hébergement, est officiellement livré à la défenderesse le 21 septembre 2011 bien qu’il soit opérationnel depuis le 20 juillet 2011.  La défenderesse ne voit pas les choses du même œil.  Elle juge que le demandeur a largement dépassé le temps de réalisation du contrat tout en étant incapable de lui livrer un nouveau site répondant aux exigences dudit contrat.  La relation s’envenime et culmine par un échange de mises en demeure.

[7]               Plus particulièrement, la défenderesse refuse d’acquitter la facture que lui transmet le demandeur le 21 septembre 2011 (Pièce P-4), laquelle reflète le prix convenu entre les parties, et le met en demeure d’effectuer les travaux non réalisés, à défaut de quoi elle dit se réserver le droit de revoir à la baisse le prix du contrat et de confier ces travaux à un autre programmeur (Pièce D-9).  Elle se plaint principalement du fait que le site livré par le demandeur n’offre pas la fonction de commande de pièces en ligne, un volet pourtant essentiel, selon elle, des travaux devant être réalisés aux termes du contrat.

[8]               Dans une lettre qu’il adresse à la défenderesse le 13 octobre 2011 (Pièce D-10), le demandeur réfute tout blâme.  Il soutient que pour procéder à la refonte souhaitée par la défenderesse, il lui a fallu faire, compte tenu des fichiers source alors en place, un travail beaucoup plus considérable que ce qui avait été prévu à l’origine, que la défenderesse s’en est dite parfaitement consciente et qu’il a accommodé cette dernière en acceptant de faire ce travail sans rémunération additionnelle.  Il prévient par ailleurs la défenderesse que les fichiers source du site livré le 21 septembre sont sa création et lui appartiennent et qu’il peut en disposer comme bon lui semble, y compris en bloquant l’accès au site aux clients de la défenderesse tant et aussi longtemps que le montant du contrat n’aura pas été acquitté.  À ce dernier égard, le demandeur avise la défenderesse que l’accommodement précité ne tient plus et lui réclame en conséquence des honoraires supplémentaires de l’ordre de 6 390,00 $.  Le total de la facture liée à la réalisation des travaux de modernisation du site Web de la défenderesse s’élève donc dorénavant à 10 494,84 $.  Le demandeur en réclame paiement dans les cinq jours.

[9]               La lettre du 13 octobre 2011 n’aborde pas de manière spécifique la récrimination de la défenderesse liée au fait que le nouveau site n’offre pas la fonction de commande de pièces en ligne.  Au procès, le demandeur témoignera que cette fonction n’a pas été intégrée au nouveau site Web car cela aurait exigé des travaux trop considérables, non prévus au contrat.

[10]           La défenderesse ne tarde pas à réagir à la lettre du 13 octobre.  Dans une lettre datée du 17 octobre 2011 et signée par l’avocat qui la représente à l’époque (Pièce P-6), la défenderesse met le demandeur en garde contre toute interruption de service du site Web de sa cliente et l’informe qu’elle souhaite résilier le contrat.  Toutefois, afin de régler le litige « le plus rapidement possible », elle propose au demandeur de lui verser la somme de 2 500,00 $ « en échange d’une quittance complète et finale, de la remise du contenu informatique du site sur DVD, d’un engagement de (sa) part de procéder au transfert du site vers un autre serveur l’hébergeant et du maintien en ligne du site internet jusqu’à ce transfert. »  L’avocat précise qu’à défaut de répondre à cette offre dans les trois jours de sa réception, ses instructions sont de « déposer toute procédure judiciaire permettant à (sa) cliente de récupérer les données informatiques nécessaires au fonctionnement de son site internet et de réclamer tous les dommages qu’elle aura subis. »

[11]           Le 21 novembre 2011, la défenderesse avise le demandeur, par l’entremise de ce même avocat, qu’elle n’a d’autre choix que de procéder à une reprogrammation complète de son site Web en raison des « déficiences majeures » affectant les travaux  réalisés par le demandeur (Pièce P-7).  Elle précise que pour ce faire, elle « est repartie à neuf » et « n’a conservé aucune programmation effectuée par (lui) ».  Jugeant qu’il n’a pas respecté le contrat liant les parties et qu’elle a dû, en conséquence, payer pour des travaux correctifs, la défenderesse informe le demandeur qu’elle se réserve le droit de lui réclamer les dommages qu’elle estime avoir subi.  Selon la Pièce D-11, les travaux correctifs sont exécutés en novembre 2011 par un dénommé Sylvain Mallet, à un coût de 2 400,00 $.  Le site Web reprogrammé par M. Mallet est mis en ligne le 21 novembre 2011.  Il remplace celui livré par le demandeur deux mois plus tôt.

[12]           Les 23 et 30 novembre 2011, le demandeur, via ses procureurs, cherche à se faire préciser par la défenderesse la nature des déficiences qui, selon elle, affecteraient le site qu’il lui a livré aux termes du contrat liant les parties.  Cette correspondance est restée lettre morte.

C.                Les procédures judiciaires

[13]           Le demandeur intente la présente action, sous forme d’action simplifiée, le 13 mars 2012.  Il allègue que le programme d’ordinateur qu’il a élaboré en vue de permettre l’exploitation, par la défenderesse, d’un site Web amélioré, constitue une œuvre protégée par la Loi.  Il allègue plus particulièrement que les droits lui découlant de la Loi en lien avec cette œuvre ont été violés de deux manières par la défenderesse, soit, d’une part, en faisant usage, entre le 21 septembre et le 21 novembre 2011, du site livré par le demandeur sans lui verser une quelconque contrepartie, et, d’autre part, en faisant usage, depuis le 21 novembre 2011, d’un site Web mû par un programme d’ordinateur copié sur le sien.

[14]           Le demandeur estime être en droit de réclamer de la défenderesse, du fait de ces violations, la somme de 20 000,00 $ au titre de pertes de bénéfices sur honoraires et profits réalisés par la défenderesse, de même que la somme de 29 999,00 $ en guise de dommages exemplaires.  Au procès, le demandeur amende sa déclaration d’action de manière à substituer la réclamation pour pertes de bénéfices sur honoraires et profits réalisés par la défenderesse pour une réclamation au titre de « dommages préétablis » au sens de l’article 38.1 de la Loi.

[15]           Le 2 juillet 2013, la défenderesse produit une défense amendée et demande reconventionnelle à laquelle est greffée une demande en garantie à l’encontre du programmeur Sylvain Mallet.  Elle soutient essentiellement, en défense, avoir acheté le travail du demandeur, ce qui lui confère le droit d’utiliser le programme d’ordinateur élaboré par ce dernier.  Elle nie par ailleurs avoir commandé des travaux supplémentaires au demandeur et estime qu’elle était en droit, après avoir mis en demeure ce dernier de corriger son programme d’ordinateur de manière à rendre le nouveau site Web fonctionnel, de faire effectuer par un tiers les travaux correctifs nécessaires.

[16]           Se portant demanderesse- reconventionnelle, la défenderesse réclame du demandeur la somme de 25 000,00 $ en raison du défaut de ce dernier de livrer le nouveau site Web dans les délais stipulés au devis et pour pertes de profits engendrées par les déficiences de ce nouveau site.  Elle soutient enfin que, dans la mesure où il y a eu violation du droit d’auteur, comme l’allègue le demandeur, cette violation est le fait du programmeur Sylvain Mallet à qui elle a confié, en octobre 2011, le mandat de reprogrammer son site Web.  M. Mallet n’a pas comparu au dossier.

[17]           Le 6 juin 2014, la défenderesse acquitte le montant de la facture du 21 septembre 2011.  Ce paiement est cependant effectué par la défenderesse – et accepté par le demandeur – sans préjudice à leur position respective dans le présent litige.

D.                Le procès

[18]           Le procès s’est déroulé les 28 et 29 avril 2015.  En plus d’offrir son témoignage, le demandeur a fait entendre un témoin expert, M. Adam Jolly, doctorant et chargé de cours en informatique au Département de Mathématiques et Informatique de l’Université du Québec à Trois-Rivières.  Le mandat de M. Jolly était de déterminer, à partir des contenus intégraux archivés de chaque site Web, si la version livrée et mise en ligne par M. Mallette en date du 21 novembre 2011 plagiait celle conçue par le demandeur.  M. Jolly a conclu que la version livrée et mise en ligne par M. Mallet était le résultat d’un plagiat partiel mais important de la version élaborée par le demandeur.

[19]           La défenderesse n’a pas contre interrogé M. Joly et n’a pas fait témoigner d’expert sur cette question.  Elle a aussi abandonné sa demande reconventionnelle de même que son appel en garantie contre M. Mallet.  Elle n’a par ailleurs pas contesté que le programme d’ordinateur élaboré par le demandeur aux termes du contrat intervenu entre les parties constitue une « œuvre littéraire » au sens de la Loi.

[20]           Une fois ces mises au point effectuées, la défenderesse a fait entendre trois témoins, soit le propriétaire de l’entreprise, M. Charrette, le créateur du site Web initial de la défenderesse, M. Drouin, de même que le superviseur d’usine de la défenderesse, M. Garceau.  M. Charrette a été longuement contre-interrogé sur le rôle de M. Staquet au sein de l’entreprise de même que sur la fonctionnalité du site livré par le demandeur le 21 septembre 2011.  Notamment, il n’a pas été en mesure de dire que ce site était non fonctionnel et reconnaît qu’il est possible que des commandes d’équipement aient été faites via ce site entre les 21 septembre et 21 novembre 2011.  Quant au témoignage de M. Garceau, il a servi à établir que les commandes de pièces en ligne ont continué à se faire à partir du site d’origine, soit celui élaboré par M. Drouin, puisque ni le site élaboré par le demandeur pas plus que celui retravaillé par M. Mallet ne permettait de faire ce type de commandes.  Par ailleurs, rien de bien utile n’est ressorti du témoignage de M. Drouin.

[21]           Vu le décès, avant la tenue du procès, de M. Staquet, la preuve offerte par Messieurs Charrette et Garceau quant aux rapports entre la défenderesse et le demandeur lors la phase de réalisation des travaux prévus au contrat liant les parties, s’est avérée périphérique et, ultimement, de peu d’utilité.

III.             Questions en litige

[22]           Compte tenu du réalignement, au procès, de la position de la défenderesse, j’estime que la présente affaire soulève les trois questions suivantes :

  1. Le programme d’ordinateur élaboré par le demandeur aux termes du contrat intervenu entre les parties, constitue-t-il, au bénéfice de celui-ci, une « œuvre » au sens de la Loi?
  2. Dans l’affirmative, la défenderesse a-t-elle porté atteinte aux droits que la Loi confère au demandeur à cet égard? et
  3. Dans l’affirmative, le demandeur a-t-il droit, en tout ou en partie, aux dommages qu’il réclame en l’instance?

IV.             Analyse

A.                Le programme d’ordinateur élaboré par le demandeur est-il une « œuvre » au sens de la Loi

[23]           Comme on l’a vu précédemment, la défenderesse concède que le programme d’ordinateur conçu par le demandeur aux termes du contrat liant les parties est une « œuvre littéraire » au sens de la Loi.  Je suis aussi de cet avis.

[24]           Le paragraphe 5(1) de la Loi stipule que le droit d’auteur existe au Canada, lorsque certaines conditions, qui ne sont pas en jeu ici, sont rencontrées, sur « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale ».  Pour qu’une « œuvre » puisse bénéficier de la protection du droit d’auteur au Canada, elle doit satisfaire aux trois critères suivants : (i) il doit s’agir d’une œuvre originale; (ii) qui se qualifie au titre d’œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique; et (iii) qui est fixée sous une forme matérielle (Grignon c Roussel (1991), 38 CPR (3d) 4 (CF 1ere inst.), à la page 7).

[25]           Le programme d’ordinateur en cause satisfait aux deuxième et troisième critères dans la mesure où la Loi assimile à la définition d’œuvre littéraire, les programmes d’ordinateur et que l’expression « programme d’ordinateur », y est définie comme étant un « ensemble d’instructions ou d’énoncés destiné, quelle que soit la façon dont ils sont exprimés, fixés, incorporés ou emmagasinés, à être utilisé directement ou indirectement dans un ordinateur en vue d’un résultat particulier ».

[26]           Par ailleurs, pour être « originale » au sens de la Loi, une œuvre doit être le produit de l’exercice du talent et du jugement de son auteur sans devoir par ailleurs être novatrice ou unique, et cet exercice ne doit pas être négligeable au point d’être considéré comme purement mécanique (CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 RCS 339, au para 16).

[27]           Selon la preuve au dossier, l’exécution d’une tâche d’intégration, comme celle qu’avait à effectuer le demandeur, requiert jugement et talent de la part d’un programmeur en ce sens qu’elle exige de sa part un effort intellectuel non négligeable, c'est-à-dire, le recours aux connaissances personnelles, la capacité de se faire une opinion et celle de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles.

[28]           Je suis donc prêt à reconnaître que le programme d’ordinateur élaboré par le demandeur satisfait à ces trois conditions et qu’il constitue, par conséquent, une « œuvre littéraire » au sens de la Loi.

B.                 Y a-t-il eu violation du droit d’auteur du demandeur en l’espèce?

[29]           Suivant le paragraphe 3(1) de la Loi, le droit d’auteur sur une œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante.  L’auteur de l’œuvre est, aux termes du paragraphe 13(1) de la Loi, le premier titulaire de ce droit.

[30]           Traitant de la portée de la protection conférée au droit d’auteur par la Loi, la Cour suprême du Canada rappelait encore récemment, dans l’arrêt Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 RCS 1168, que la Loi vise à établir « un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur », et à ainsi faire en sorte que le créateur « tirera avantage de ses efforts, dans le but de favoriser la création de nouvelles œuvres » (Robinson, au para 23).

[31]           Selon ce que prévoit le paragraphe 27(1) de la Loi, il y a violation du droit d’auteur lorsqu’il y a accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte que seul ce titulaire a, en vertu de la Loi, la faculté d’accomplir, dont celui, comme nous l’avons vu, de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre (voir aussi : Microsoft Corporation c 9038-3746 Québec Inc. et al, 2006 CF 1509, au para 8).

[32]           En l’espèce, selon la preuve au dossier, non contestée par la défenderesse, la version du site mise en ligne par M. Mallet reproduit de façon importante la version élaborée par le demandeur.  Ainsi, à moins que le demandeur ait consenti à cette reproduction, cela constitue une violation de ses droits en tant que titulaire du droit d’auteur sur le programme d’ordinateur qu’il a élaboré aux termes du contrat.

[33]           Or, la défenderesse plaide que ledit contrat contenait une autorisation implicite d’utilisation du programme d’ordinateur élaboré, contre rémunération, par le demandeur et qu’il lui était dès lors loisible d’y apporter elle-même, ou d’y faire apporter par un tiers, toute modification ou amélioration jugée souhaitable.  Elle en conclut qu’il n’y a pas eu, dans ces circonstances, de violation du droit d’auteur du demandeur.  Je suis du même avis.

[34]           Dans une affaire de droit d’auteur mettant en cause des travaux d’amélioration d’un logiciel, la Cour d’appel fédérale a conclu, comme l’avait fait avant elle le juge de première instance, à l’existence d’une licence implicite d’utilisation (Tremblay c Orio Canada Inc., 2013 CAF 225).  Dans cette affaire, Orio Canada avait retenu les services de l’entreprise de M. Tremblay (Service Informatique Professionnel) afin d’améliorer son logiciel de gestion de rendez-vous dans le domaine de la mécanique automobile, le Service Appointment Monitor (SAM).  La nouvelle version du logiciel livrée par le demandeur était deux fois plus volumineuse que la version initiale et comportait plusieurs modules complémentaires.  Une fois livrée, Orio Canada a poursuivi le développement de son logiciel en faisant appel, cette fois, à un compétiteur de M. Tremblay à qui elle a remis une copie du code source développé par ce dernier.

[35]           M. Tremblay estimait qu’en tant que titulaire du droit d’auteur du logiciel modifié qu’il avait livré à Orio Canada, celle-ci ne pouvait copier le code source afin de le faire retravailler par un tiers.  Orio Canada soutenait, pour sa part, que M. Tremblay lui avait cédé tous les droits liés audit logiciel aux termes d’une clause contenue au devis préparé par M. Tremblay, laquelle se lisait comme suit :

Tout développement fait pour Orio Canada inc. deviendra la propriété exclusive de celui-ci (sic) et ne pourra donc être commercialisé ou réutilisé par Service Informatique Professionnel ou tout autre intervenant.

[36]           M. Tremblay soutenait cependant que cette cession ne lui était pas opposable compte tenu du fait qu’il n’avait pas formellement signé ces documents de soumissions, tel que l’exigeait, selon lui, le paragraphe 13(4) de la Loi.  Cette disposition se lit comme suit :

13. (4) Le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre peut céder ce droit, en totalité ou en partie, d’une façon générale ou avec des restrictions relatives au territoire, au support matériel, au secteur du marché ou à la portée de la cession, pour la durée complète ou partielle de la protection; il peut également concéder, par une licence, un intérêt quelconque dans ce droit; mais la cession ou la concession n’est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit qui en fait l’objet, ou par son agent dûment autorisé.

13. (4) The owner of the copyright in any work may assign the right, either wholly or partially, and either generally or subject to limitations relating to territory, medium or sector of the market or other limitations relating to the scope of the assignment, and either for the whole term of the copyright or for any other part thereof, and may grant any interest in the right by licence, but no assignment or grant is valid unless it is in writing signed by the owner of the right in respect of which the assignment or grant is made, or by the owner’s duly authorized agent.

[37]           Le juge de première instance a jugé que la clause de cession de droit contenue au devis était effectivement inopposable à M. Tremblay, mais il a néanmoins conclu que ce dernier avait octroyé à Orio Canada une licence d’utilisation implicite dans le logiciel modifié qu’il lui avait livré (Tremblay, au para 12).  La Cour d’appel fédérale a maintenu en ces termes la conclusion du juge de première instance sur cette question :

[25] Quant à la licence implicite d’utilisation, je ne vois aucune erreur dans la décision du juge voulant que, vu les circonstances, l’appelant ait consenti non seulement à une licence implicite de commercialisation du SAM modifié, mais aussi à ce que ce logiciel puisse être modifié par Orio afin d’en améliorer la commercialisation. À cet égard, la décision de la Cour suprême du Canada dans Netupsky c. Dominion Bridge, [1972] R.C.S. 368 m’apparaît analogue à la présente affaire. Dans cette décision, on a reconnu une licence implicite pour procéder à la modification de plans pour un ouvrage de génie civil. Aux pp. 377-378 de cet arrêt, le juge Judson a fait sien les propos tenus par la Cour suprême de New South Wales dans Beck v. Montana Construction Pty. Ltd. (1963), 5 F.L.R. 298 aux pp. 304-305 :

« [TRADUCTION] …que l’engagement que prend une personne de produire moyennant rémunération une chose susceptible de faire l’objet d’un droit d’auteur implique l’utilisation de la chose avec la permission ou le consentement ou la licence de celui qui a pris cet engagement, en la manière et pour les fins qu’au moment de l’engagement les parties avaient à l’esprit au sujet de son utilisation. »

[38]           Comme je l’ai déjà mentionné, le devis soumis par le demandeur n’a été suivi d’aucun contrat écrit entre les parties.  Le devis lui-même ne contient aucune clause relative aux droits d’auteur.  L’entente entre les parties est donc muette à cet égard.  Il m’apparaît évident toutefois que le contrat intervenu entre les parties comportait, au bénéfice de la défenderesse, une licence implicite d’utilisation du programme d’ordinateur que devait lui livrer le demandeur, licence qui l’autorisait aussi à modifier ledit programme de manière à en améliorer l’efficacité selon ses besoins.  Sinon, on peut bien se demander pourquoi la défenderesse aurait, contre le versement d’une rémunération et sans qu’il lui soit possible d’y apporter d’autres modifications pour son propre usage, confié au demandeur le mandat de moderniser son site Web.

[39]           La présente situation est fort différente de celle prévalant dans l’affaire Microsoft, précitée, seule autorité portée à l’attention de la Cour par le demandeur.  L’on ne reproche à personne ici d’avoir, sciemment et sans droit, fait le commerce au détail d’exemplaires du programme d’ordinateur élaboré par le demandeur.  Également, on ne m’a pas fait la preuve, ni même allégué, que la défenderesse ait vendu, louer ou céder le programme d’ordinateur du demandeur à un tiers ou encore qu’elle ait autorisé un tiers, y compris M. Mallet, à l’utiliser à ses propres fins, ce qui aurait nettement excédé les paramètres de la licence implicite découlant du contrat intervenu entre les parties.

[40]           La présente situation est toute aussi différente de celle qui a mené Claude Robinson à poursuivre Les Films Cinar en justice pour avoir sciemment et sans autorisation copiée son œuvre en vue de la produire et d’en tirer des profits.

[41]           Le contrat intervenu entre les parties prévoyait la réalisation d’une « œuvre » moyennant une rémunération librement négociée entre elles.  En d’autres termes, il prévoyait ce que le demandeur avait sans doute considéré, en s’engageant à réaliser les travaux, « une juste récompense pour le créateur » (Robinson, précité au para 23).  Il était donc, à mon sens, dans l’ordre des choses que la défenderesse soit autorisée à utiliser l’œuvre aux fins pour lesquelles elle l’avait commandée et à éventuellement y apporter, pour les mêmes fins, des améliorations.

[42]           Il est vrai que le demandeur n’a pas été payé à la livraison de l’œuvre, qu’une dispute s’est alors engagée concernant la portée et la juste valeur des travaux effectués et qu’aucun compromis n’a pu être trouvé à cet égard.  Toutefois, cela relève à mon sens du droit des contrats, et non du droit d’auteur, un droit autonome visant à assurer que le créateur d’une œuvre « tirera avantage de ses efforts dans le but de favoriser la création de nouvelles œuvres » (Robinson, précité au para 23).  Cet avantage, le contrat le procurait au demandeur et rien n’empêchait celui-ci d’en assurer, devant le forum approprié, la pleine exécution en vertu du droit régissant les contrats.  Le droit d’auteur n’a pas pour fonction de se substituer aux règles et normes contractuelles autrement applicables.

[43]           Je me vois contraint de conclure que la Loi n’est d’aucun secours au demandeur dans les circonstances de la présente affaire.  La situation est bien malheureuse pour le demandeur mais il aura au moins reçu de la défenderesse, en juin 2014, la rémunération sur laquelle les parties se sont entendues au printemps 2011.

[44]           Cette affaire, découlant de l’exécution d’un contrat somme toute bien modeste, aurait pu, il me semble, se régler autrement.  J’estime, dans ces circonstances, que chaque partie doit assumer ses frais.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que l’action est rejetée, sans frais.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-538-12

INTITULÉ :

MATHIEU CROCHETIÈRE-BROUSSEAU c 9107-0235 QUÉBEC INC. (GRATTEX)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 avril 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 29 octobre 2015

COMPARUTIONS :

Me René Duval

Pour le demandeur

Me Nicolaos Papirakis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me René Duval, LL.L.

Avocat(e)

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Avocat Nicolaos Papirakis

Avocat(e)

Trois-Rivières (Québec)

Pour le défendeur

 

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