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Date : 20151023


Dossier : IMM-1937-15

Référence : 2015 CF 1198

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 23 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

CAROLINA DEL VALLE PARAMO DE GUTIERREZ

IVAN JESUS GUTIERREZ DOMINGUEZ

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions importantes pour le processus canadien de détermination du statut de réfugié :

(1)  Un agent peut-il exiger qu’un demandeur d’asile se présente pour être interrogé à tout moment avant que la Section de la protection des réfugiés (SPR) ait statué sur la demande d’asile?

(2)  Si le demandeur d’asile écrit sur le formulaire Fondement de la demande d’asile qu’il a un conseil, y a-t-il déni d’équité procédurale et de justice naturelle si un agent interroge le demandeur d’asile sans aviser son conseil ni donner à celui-ci la possibilité d’assister à l’interrogatoire?

Contexte

[2]               Le 4 janvier 2014, les défendeurs, un couple marié, sont arrivés au Canada à l’Aéroport international Pearson, en provenance du Venezuela, munis de visas d’étudiant valides jusqu’au 31 décembre 2014. Le 28 avril 2014, les défendeurs ont avisé Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) qu’ils souhaitaient faire des demandes d’asile. CIC a fixé une entrevue à cette fin avec les défendeurs pour le 6 mai 2014. L’agent de CIC qui a recueilli leurs demandes de protection a jugé que leurs demandes d’asile faites à l’intérieur du Canada étaient recevables, et il les a transmises à la SPR, qui les a estampillées comme ayant été reçues le 9 mai 2014. Une audience devant la SPR a été fixée au 10 juillet 2014.

[3]               Le 26 juin 2014, Karl Chan, conseiller aux audiences employé par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) à la Section de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs, Division de l’exécution de la loi et du renseignement, région du Pacifique, a appelé les défendeurs et leur a demandé de se présenter à une entrevue le jour même (l’entrevue du 26 juin). M. Chan a mené cette entrevue à la demande de Garett Toporowski, représentant du ministre, Section de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs, Division de l’exécution de la loi et du renseignement, région du Pacifique, Agence des services frontaliers du Canada. Les deux hommes travaillaient dans des secteurs relevant du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile – et non du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

[4]               Après avoir reçu l’appel, les défendeurs ont tenté de communiquer avec l’interprète par le truchement duquel ils communiquaient avec leur avocate, mais ils n’ont pas réussi à le joindre. Ils ont assisté à l’entrevue sans leur avocate. Ils n’ont pas avisé M. Chan qu’ils souhaitaient que leur avocate soit présente, et M. Chan ne leur a pas demandé s’ils souhaitaient que leur avocate soit présente. M. Chan n’a pas avisé l’avocate des défendeurs de l’entrevue, bien qu’il ressorte clairement du dossier qu’il savait fort bien que les défendeurs avaient une avocate.

[5]               M. Chan a interrogé les défendeurs au sujet des affirmations qu’ils avaient faites dans leurs formulaires Fondement de la demande d’asile concernant le fondement factuel de leur demande de protection au Canada.

[6]               Le 30 juin 2014, M. Toporowski a déposé un avis d’intention d’intervenir à l’audience des demandes du statut de réfugié des défendeurs pour le compte du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. L’avis indiquait que l’intervention se limiterait au dépôt de documents. En plus de deux documents émanant de sources tierces, les documents produits étaient (i) la déclaration solennelle de Karl Chan exposant les questions posées et les réponses données à l’entrevue du 26 juin et (ii) une deuxième déclaration solennelle de Karl Chan relatant des renseignements que lui avait communiqués l’interprète espagnol à l’entrevue du 26 juin concernant cinq messages par courriel que lui avaient montrés les défendeurs, ainsi que des renseignements qu’il avait obtenus plus tard en faisant un suivi.

[7]               À l’audience le 10 juillet 2014, l’avocate des défendeurs a demandé à ce que les documents relatifs à l’entrevue du 26 juin 2014 soient exclus de la preuve. Premièrement, l’avocate a soutenu que Karl Chan n’avait pas compétence pour mener l’entrevue. Deuxièmement, l’avocate affirmé qu’étant donné que Karl Chan avait omis de l’aviser de la tenue de l’entrevue, l’admission d’éléments de preuve obtenus lors de l’entrevue porterait atteinte au droit à l’assistance d’un conseil des défendeurs, et, par conséquent, à leur droit à l’équité procédurale.

[8]               Le commissaire de la SPR qui présidait l’audience a ajourné celle‑ci afin de permettre à la Couronne de présenter des observations au sujet des questions que l’avocate des défendeurs avait soulevées. Les défendeurs et la Couronne ont fourni des observations écrites au sujet des questions procédurales. Le 15 octobre 2014, à la reprise de l’audience, le commissaire a rejeté la demande d’exclusion des documents relatifs à l’entrevue du 26 juin 2014 faite par les défendeurs, avec motifs à suivre dans sa décision finale. L’audience a ensuite porté sur le fond.

[9]               Le 31 octobre 2014, la SPR a rendu sa décision. Le tribunal a conclu que Karl Chan avait compétence pour mener l’entrevue du 26 juin et que les articles 15 et 16 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) donnaient compétence à Karl Chan, agent de l’ASFC, pour procéder au contrôle d’un demandeur d’asile à tout moment jusqu’à ce que la SPR ait statué sur sa demande d’asile. Le tribunal a ajouté que « [l]’ASFC n’était aucunement obligée d’aviser le conseil que l’entrevue était prévue ni d’informer officiellement les demandeurs d’asile de leur droit à l’assistance d’un conseil ».

[10]           La SPR a rejeté les demandes d’asile des défendeurs. Le fondement principal de la décision sur le fond était la crédibilité. À cet égard, le tribunal a noté : « La préoccupation la plus importante relativement aux éléments de preuve présentés par les demandeurs d’asile à cet égard est une contradiction entre le témoignage de Mme Paramo de Gutierrez et les réponses que les demandeurs d’asile ont données à l’agent Chan durant leur entrevue [c.-à-d. l’entrevue du 26 juin]. »

[11]           Les défendeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR). Ils ont soutenu que la SPR avait violé leurs droits à l’équité procédurale en admettant des documents relatifs à l’entrevue du 26 juin qui, selon leurs allégations, avait été menée de manière inéquitable et incorrecte sans que n’en soit avisée leur avocate inscrite au dossier, et que, quoi qu’il en soit, il y avait eu atteinte à leurs droits à l’équité procédurale parce que l’agent n’avait de toute façon même pas compétence pour mener cette entrevue.

[12]           La SAR a accueilli l’appel des défendeurs au motif que la SPR aurait dû exclure les éléments de preuve liés à l’entrevue du 26 juin parce que l’agent avait obtenu ces éléments de preuve en violation du droit des défendeurs à l’assistance d’un conseil.

Le nom de la conseil des appelants était inscrit au dossier au moment où les demandes d’asile ont été présentées. Toutes les communications relatives aux demandes d’asile, y compris une convocation à une entrevue de l’ASFC, auraient donc dû être envoyées à la conseil des appelants. Il s’agit d’un principe bien établi en droit et reconnu par les règles régissant l’immigration que lorsqu’une personne choisit d’être représentée dans le cadre de procédures devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) et a fourni les coordonnées de ce représentant, toutes les communications subséquentes doivent se faire par l’entremise de ce représentant et l’inclure, à moins d’indications selon lesquelles cette représentation est limitée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Dans sa réponse à l’objection initiale de la conseil des appelants, le ministre a reconnu tacitement la nécessité de communiquer avec la conseil en affirmant qu’un avis au sujet des entrevues de l’ASFC est généralement envoyé aux conseils par [traduction] « courtoisie » et qu’une telle marque de politesse serait prodiguée à l’avenir pour les événements similaires. Le représentant du ministre a tenté d’introduire une distinction entre une exigence prévue par la loi et une forme de courtoisie, mais cette position ne correspond pas aux principes juridiques concernant la nature de la représentation, soit que le représentant joue le rôle de la personne représentée.

[13]           Étant donné sa conclusion au sujet du droit à l’assistance d’un conseil, la SAR n’avait pas estimé nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si l’agent avait compétence pour interroger les défendeurs au moment où il l’a fait, mais elle a tout de même formulé des commentaires incidents sur cette question.

[14]           La SAI a annulé la décision de la SPR et a renvoyé l’affaire à la SAR pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision. La SAR a ordonné en outre que les documents relatifs à l’entrevue du 26 soient exclus de la preuve pour la nouvelle décision.

[15]           Les deux parties ont estimé que la preuve par affidavit déposée dans le cadre de la présente demande, qui contenait des renseignements dont la SAR ne disposait pas, n’était pas admissible. La Cour n’en a pas tenu compte pour rendre la présente décision.

Questions en litige

[16]           La décision faisant l’objet du présent contrôle a porté sur la question du droit à l’assistance d’un conseil; toutefois, le demandeur a également soulevé la question de savoir si la SAR a commis une erreur en refusant de se prononcer sur la question de savoir si l’agent avait le pouvoir de mener une entrevue avec les défendeurs après que la décision concernant la recevabilité avait été rendue. Lors de l’audition de la présente demande, les avocats du demandeur n’ont pas rejeté (et ont, en fait, accepté) l’affirmation de la Cour selon laquelle il serait peut-être opportun de statuer aussi sur le fond de la question de la compétence, ce qui peut être justifié sur le plan pratique. Si la présente demande de contrôle est accueillie et la décision de la SARI sur le droit à l’assistance d’un conseil est infirmée, les défendeurs demanderont ensuite vraisemblablement à la SAR de trancher la question concernant la compétence, question qui pourrait peut-être finir par se retrouver devant la Cour. Si la présente demande de contrôle est rejetée, l’importance de la question est telle qu’un appel auprès de la Cour d’appel fédérale est probable, la question de la compétence sera fort probablement soulevée devant cette instance.

[17]           Quoi qu’il en soit, la Cour a eu l’avantage d’entendre des observations complètes sur la question de la compétence, et le principe de la courtoisie permet de penser que la décision de la SPR sur la compétence sera suivie par d’autres tribunaux dans des affaires ultérieures, et il est fort probable que cela mène encore une fois à des appels futurs devant la SAR. Il convient aussi de noter qu’il se peut que la question de la compétence touche des tiers qui, eux, ne disposeront pas d’un droit d’appel auprès de la SAR. Pour tous ces motifs, bien que la décision à l’étude n’ait pas tranché la question de la compétence, je conclus qu’il est important et nécessaire que la Cour se prononce sur cette question.

[18]           Dans ses observations écrites et de vive voix, l’avocate des défendeurs a noté que [traduction] « les faits n’étayent aucunement la proposition que le ministre avait des préoccupations en matière de sécurité ou de criminalité ». J’accepte cette observation comme étant exacte. En effet, les questions que Karl Chan a posées au cours de l’entrevue du 26 juin semblaient viser les faits allégués par les défendeurs comme fondements de leurs demandes de protection au Canada, ce qui soulève la question de savoir pourquoi c’étaient des agents de l’ASFC et non des agents de CIC qui procédaient à cet interrogatoire.

[19]            La Cour croit comprendre, d’après les rôles des deux ministres en cause énoncés à l’article 4 de la Loi, que CIC intervient dans les affaires qui soulèvent des questions de crédibilité ou des questions relatives à l’intégrité des programmes, tandis que l’ASFC est responsable des affaires touchant la criminalité ou la sécurité. En conséquence, d’aucuns pourraient se demander si ces agents de l’ASFC avaient la compétence ou le pouvoir nécessaire pour procéder à l’interrogatoire ou intervenir auprès de la SPR étant donné l’absence de toute préoccupation liée à la criminalité ou à la sécurité. Cette question demeurera sans réponse étant donné que ni l’une ni l’autre des parties ni aucun des tribunaux des instances inférieures ne l’ont abordée. L’analyse qui suit sera fondée sur l’hypothèse que ces agents avaient effectivement le pouvoir de poser les actes en cause de par la compétence conférée au ministère dont ils relèvent.

[20]           Voici les questions à trancher :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.         À l’intérieur de quels délais, le cas échéant, un agent peut-il interroger un demandeur d’asile se trouvant au Canada?

3.         Lorsque le demandeur d’asile a un conseil inscrit au dossier, est-ce que le fait d’interroger le demandeur d’asile sans en aviser préalablement son conseil constitue un manquement à l’équité procédurale et à la justice naturelle? Dans l’affirmative, est-ce que les éléments de preuve tirés de l’entrevue devraient être exclus à l’audience de détermination du statut de réfugié?

La norme de contrôle

[21]           Le demandeur invoque les arrêts Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79, et Canada (Ministre de la  Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43, au soutien de sa prétention selon laquelle la décision de la SAR d’exclure les éléments de preuve tirés de l’entrevue du 26 juin est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte parce que la décision était fondée sur les principes de l’équité et de la justice naturelle. Je suis d’accord.

[22]           Le demandeur soutient également que le contrôle de l’interprétation de la Loi et de son règlement d’application par la SPR ou la SAR, question de droit qui ne revêtait pas une importance capitale pour le système juridique pris dans son ensemble et qui ne débordait pas le cadre des compétences et connaissances spécialisées de l’un ou l’autre de ces tribunaux, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022, au paragraphe 42. Je ne suis pas nécessairement d’accord pour dire que les questions relatives à l’interprétation des dispositions législatives relatives à la compétence d’un agent pour interroger un demandeur d’asile ne sont pas des questions de droit de portée générale; toutefois, il importe peu de savoir quelle est la norme applicable puisque j’ai conclu qu’il y avait une seule interprétation raisonnable des dispositions législatives pertinentes, et ce n’est pas celle que la SPR a retenue.

Le régime de la Loi

[23]           Le paragraphe 99(3) de la Loi dispose que « [la demande d’asile] de la personne se trouvant au Canada se fait à l’agent ». La Loi prévoit aussi que le demandeur d’asile doit avoir le droit de présenter une demande d’asile depuis le Canada.

[24]           De façon générale, la Loi prévoit qu’un demandeur n’a pas le droit de présenter une demande d’asile depuis le Canada si un pays lui a reconnu la qualité de réfugié au sens de la Convention, la qualité de personne à protéger lui a déjà été conférée au Canada, l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis est applicable, ou le demandeur d’asile est interdit de territoire pour raisons de sécurité ou pour cause de criminalité ou d’atteintes aux droits de la personne, ou parce qu’il a déjà fait une demande de protection dans le passé et sa demande a été considérée irrecevable aux fins de renvoi à la SPR ou a été rejetée par la SPR, ou qu’il s’est désisté d’une demande d’asile antérieure ou a retiré une demande d’asile antérieure.

[25]           Conformément au paragraphe 100(1) de la Loi, l’agent qui est saisi d’une demande d’asile a trois jours ouvrables pour statuer sur la recevabilité de la demande et, si la demande est recevable, il la défère à la SPR. L’agent sursoit à l’étude de la recevabilité si, par suite d’un rapport, le cas a déjà été renvoyé aux fins de la tenue d’une audience ayant pour objet de déterminer si la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ou si l’agent estime nécessaire d’attendre une décision d’une cour de justice sur des accusations criminelles graves pesant contre le demandeur d’asile. Si la demande d’asile n’a pas été déférée à l’expiration du délai de trois jours et il n’a pas été sursis à l’étude de la recevabilité de la demande d’asile, celle‑ci est réputée avoir été déférée à la SPR.

[26]           Le paragraphe 15(1) de la Loi prévoit que « [l]’agent peut procéder à un contrôle dans le cadre de toute demande qui lui est faite au titre de la présente loi » (non souligné dans l’original). L’alinéa 28d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), précise qu’une demande d’asile présentée à un agent est une demande visée par [le paragraphe 15(1); les autres demandes visées sont les demandes d’entrée au Canada et les demandes de transiter par le Canada. Le paragraphe 100(1.1) de la Loi prévoit que le demandeur d’asile a le fardeau de prouver la recevabilité de sa demande d’asile afin que celle-ci soit déférée à la SPR.

[27]           Le paragraphe 16(1) de la Loi dispose : « L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visas et documents requis. »

[28]           La Loi a été modifiée le 11 juin 2013 par l’ajout du paragraphe 16(1.1) de la Loi. Ce paragraphe énonce : « L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit, à la demande de l’agent, se soumettre au contrôle. » Le Bulletin opérationnel 531 de CIC daté du 21 juin 2013 donne le contexte de cette modification : « Avant l’entrée en vigueur de la [Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, LC 2013, c 16], une personne qui présentait une demande au titre de la LIPR faisait l’objet d’un contrôle par un agent et devait répondre véridiquement à toutes les questions qui lui étaient posées, pour les fins de ce contrôle [paragraphe 16(1) de la LIPR]. Cependant, la LIPR ne prévoyait aucune exigence légale spécifique imposant à une personne de se soumettre à un contrôle lorsqu’elle était convoquée […]. »

La question relative à la compétence

[29]           La question relative à la compétence est la suivante : un agent a-t-il compétence pour interroger un demandeur d’asile après que la décision concernant la recevabilité a été rendue?

[30]           Devant la Cour et devant les instances inférieures, le demandeur a soutenu que les paragraphes 15(1) et 16(1) de la Loi habilitent les agents à exiger qu’un demandeur d’asile se présente aux fins d’une entrevue à tout moment tant que la SPR n’a pas rendu une décision sur la demande d’asile.

[31]           La SPR a accepté l’observation du demandeur selon laquelle limiter le droit d’un agent de procéder au contrôle d’un demandeur d’asile à la période qui précède la décision concernant la recevabilité serait incompatible avec les objets de la Loi énoncés aux alinéas 3(2)g) et h) , soit « de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité » et « de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité ».

[32]           La SPR examinait clairement la question de la compétence dans un contexte beaucoup plus large que celui de la demande dont elle était saisie, comme cela ressort clairement du fait que ni l’un ni l’autre des objectifs énoncés aux alinéas 3(2)g) ou h) n’était mis en cause dans l’une ou l’autre des demandes de protection des défendeurs et Karl Chan n’a pas posé une seule question aux défendeurs qui était liée à l’un ou l’autre objet. La SPR note également « l’absence de toute disposition législative particulière établissant le moment où prend fin le contrôle d’un demandeur d’asile » et affirme qu’elle s’en tiendra à une « interprétation simple » de l’alinéa 28d) du Règlement, ce qui l’amène à considérer qu’une personne cesse d’être soumise au contrôle lorsqu’il n’est plus considéré qu’elle « demande l’asile », c’est-à-dire lorsque la SPR a statué sur sa demande d’asile.

[33]           À mon avis, il s’agit d’une interprétation déraisonnable et franchement incorrecte des dispositions légales pertinentes. Le commissaire a fait abstraction d’un élément important du paragraphe 15(1), qui habilite un agent à procéder à un contrôle « dans le cadre de toute demande qui lui est faite au titre de la présente loi » [non souligné dans l’original]. Le commissaire a conclu à juste titre que « la compétence du ministre de statuer sur une demande d’asile prend fin dès lors qu’il juge la personne apte à comparaître devant la Section dans le cadre d’une audience ». Selon une interprétation téléologique du paragraphe 15(1), en fonction de laquelle la portée des outils législatifs conférés par la Loi doit être déterminée au regard de leur fonction ultime, la compétence d’un agent pour procéder au contrôle d’un individu prend fin dès lors que la demande d’asile est renvoyée à la SPR.

[34]           La SPR et le demandeur soutiennent que la compétence d’un agent pour procéder au contrôle d’une personne est maintenue tant que cette personne fait une demande d’asile. Toutefois, ce n’est pas le fait qu’une personne fait une demande d’asile qui fait naître le droit de procéder à son contrôle. Ce droit naît du fait que l’auteur d’une demande faite à l’agent aux termes du paragraphe 15(1) de la Loi doit ensuite, en vertu du paragraphe 16(1.1), « se soumettre au contrôle » [non souligné dans l’original]. Après qu’un agent a fini de contrôler une personne et a conclu que sa demande d’asile était recevable, les obligations que la loi impose à l’agent sont remplies. L’agent n’est plus saisi de la demande et, par conséquent, à mon avis, l’agent n’a pas de compétence continue pour exiger que cette personne se présente et se soumette à d’autres contrôles additionnels.

[35]           Cette interprétation téléologique est également compatible avec l’obligation du demandeur d’asile au paragraphe 16(1) de la Loi de « répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle » [non souligné dans l’original]. Le contrôle qu’un agent a le pouvoir d’exiger a pour objet de déterminer la recevabilité de la demande.

[36]           Le commissaire a dit craindre que les objectifs de la Loi en matière de sécurité ne soient minés si un agent ne peut pas interroger un demandeur d’asile après avoir statué sur la recevabilité de sa demande. Cette préoccupation trouve une réponse au paragraphe 16(2.1) de la Loi, qui prévoit une entrevue distincte pour faire enquête au sujet de questions de sécurité. À la différence du paragraphe 15(1), la compétence d’un agent pour mener une entrevue en vertu du paragraphe 16(2.1) n’est pas limitée aux situations où une personne fait une demande « à l’agent ». En effet, le paragraphe 16(2.1) s’applique dès lors qu’un étranger « présente une demande ». Il énonce que l’« étranger qui présente une demande au titre de la présente loi doit, sur demande de l’agent, se présenter à toute entrevue menée par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre d’une enquête visée à l’article 15 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, c C-23, en vue de fournir au ministre les conseils visés à l’article 14 de cette loi ou de lui transmettre les informations visées à cet article. L’étranger doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées pendant cette entrevue. »

[37]           Pour ces motifs, je conclus que l’agent n’avait pas compétence pour soumettre les défendeurs à un contrôle après le 9 mai 2014, date à laquelle leurs demandes de protection ont été jugées recevables et ont été déférées à la SPR pour décision.

La question du droit à l’assistance d’un conseil

[38]           Le demandeur soutient qu’aucune loi ne confère un droit à l’assistance d’un conseil durant un contrôle effectué en vertu du paragraphe 15(1) de la Loi. Bien que le paragraphe 167(1) confère un droit à l’assistance d’un conseil, ce droit s’applique seulement dans le cadre des procédures devant la SPR. Ce paragraphe est ainsi rédigé : « L’intéressé qui fait l’objet de procédures devant une section de la Commission ainsi que le ministre peuvent se faire représenter, à leurs frais, par un conseiller juridique ou un autre conseil. »

[39]           Étant donné que, selon mon interprétation du paragraphe 15(1), le droit d’un agent de soumettre un demandeur d’asile à un contrôle prend fin lorsqu’il a été statué sur la recevabilité de la demande et c’est seulement à ce moment qu’il y a une procédure devant la SPR, je suis d’accord avec l’affirmation du demandeur selon laquelle la Loi ne prévoit aucun droit d’être représenté par un conseil durant un contrôle visant à déterminer la recevabilité d’une demande. Toutefois, cela ne règle pas la question qui se pose en l’espèce.

[40]           Dans la présente affaire, les défendeurs avaient une conseil inscrite au dossier, et ces renseignements figuraient sur leurs formulaires Fondement de la demande d’asile. De plus, en l’espèce, l’entrevue menée n’avait pas pour objet de déterminer la recevabilité de la demande, mais plutôt d’évaluer la validité des demandes d’asile des défendeurs.

[41]           Les défendeurs soutiennent que, puisque l’entrevue du 26 juin avait pour objet de recueillir des renseignements dont le demandeur pourrait se servir dans le cadre de son intervention à l’audience, le paragraphe 167(1) conférait aux défendeurs le droit à l’assistance d’un conseil.

[42]           La prétention du demandeur selon laquelle le paragraphe 167(1) de la Loi confère un droit à l’assistance d’un conseil seulement lors d’une audience de la Commission correspond à une interprétation trop étroite de la Loi. Cette disposition confère un droit à l’assistance d’un conseil à quiconque « fait l’objet de procédures devant […] la Commission ». Ces mots sont assez larges pour inclure les personnes qui sont tenues de se présenter à des entrevues préalables à une audience qui sont menées dans le but de recueillir des éléments de preuve en vue d’une audience. La valeur du droit du demandeur d’asile à l’assistance d’un conseil serait sérieusement compromise si ce droit permettait seulement au conseil de présenter des observations à l’audience elle-même et ne lui donnait aucune possibilité de participer au processus d’enquête sur lequel l’audience est fondée. Rien dans la Loi ne commande une interprétation aussi étroite.

[43]           Je ne suis pas d’accord avec le demandeur lorsqu’il affirme que l’arrêt Dehghani c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 RCS 1053 [Dehghani] de la Cour suprême du Canada éclaire cette question. Dans cette affaire, la Cour a déclaré, à la page 1077, que « dans un interrogatoire en matière d’immigration effectué dans le but de recueillir des renseignements de routine, le droit à l’assistance d’un avocat ne s’étend pas au‑delà des circonstances de l’arrestation ou de la détention prévues à l’al. 10b) » de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte). Le demandeur soutient que, puisque les défendeurs n’étaient pas détenus au sens de l’alinéa 10b) de la Charte lorsqu’ils ont assisté à l’entrevue du 26 juin, ils ne bénéficiaient pas d’un droit à l’assistance d’un conseil.

[44]           L’affaire Dehghani concernait un contrôle qui avait été effectué à un point d’entrée aux fins du traitement d’une demande d’entrée et du choix des procédures indiquées pour traiter une demande du statut de réfugié au sens de la Convention. Autrement dit, il s’agissait du genre d’exercice de collecte de renseignements de routine qui ne mettait pas en jeu le droit à l’avocat, comme les deux parties en conviennent. La situation n’est pas la même en l’espèce.

[45]           Dans la présente affaire, le stade de la collecte de renseignements était terminé. L’agent avait déjà déterminé la procédure à suivre et déféré les demandes d’asile des défendeurs à la SPR pour décision. À ce stade, la loi conférait aux défendeurs le droit d’engager les services d’un conseil pour les représenter en vue de leur audience. Ils s’étaient prévalus de ce droit. Le droit d’engager les services d’un conseil doit inclure le droit à ce que ce conseil soit présent durant toute phase importante de la procédure, et cela doit inclure toute partie de la procédure durant laquelle des renseignements sont recueillis auprès des demandeurs d’asile aux fins de la procédure. En conséquence, l’agent a violé ce droit lorsqu’il a sommé les défendeurs de se présenter à une entrevue afin de recueillir des éléments de preuve aux fins de l’audience à venir sans en informer leur conseil. Ce droit a encore été violé lorsque la SPR a omis d’exclure de la preuve les documents relatifs à l’entrevue du 26 juin.

Questions certifiées

[46]           Le demandeur a proposé deux questions à certifier :

1.         Lorsqu’il est procédé à un contrôle avant la tenue de l’audience devant la Section de la protection des réfugiés, le conseil du demandeur d’asile doit-il en être informé, même s’il n’existe pas de droit à l’assistance d’un conseil lors de ce contrôle?

2.         La loi confère-t-elle aux agents le pouvoir de procéder au contrôle des demandeurs d’asile en ce qui concerne la demande d’asile, notamment en ce qui a trait à la recevabilité de la demande d’asile devant être déférée à la Commission, avant l’audience devant la Section de la protection des réfugiés mais après qu’il a été conclu que la demande d’asile était recevable?

[47]           Les défendeurs s’opposent à la certification de toute question, en soutenant que [traduction] « les faits de la présente affaire ne donnent pas lieu à des questions graves de portée générale ».

[48]           La Cour est quant à elle d’avis qu’il y a deux questions de portée générale qui seraient déterminantes en l’espèce et qui devraient être certifiées. Les questions posées par le demandeur ont toutefois une portée excessive et ne sont pas limitées aux faits dont dispose la Cour.

[49]           Les questions suivantes seront certifiées :

1.         Un agent a‑t‑il compétence et autorité pour examiner un revendicateur de statut de réfugié en vertu  du paragraphe 15(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, après que l’affaire a été déférée à la Section de protection des réfugiés pour enquête?

2.         Si un demandeur d’asile a indiqué sur le formulaire Fondement de la demande d’asile ou ailleurs qu’il ou elle a un procureur, un agent commet-il un manquement à l’équité procédurale lorsqu’il interroge le demandeur d’asile après que l’affaire a été déférée à la Section de protection des réfugiés pour enquête sans aviser le procureur de l’interrogatoire et lui permettre la possibilité d’y assister?

Post-scriptum

[50]           Après l’audience, le demandeur a informé la Cour d’une proposition de modification au Règlement publiée le 20 juin 2015 dans la Gazette du Canada, Partie I, vol. 149, n25, pour étude et consultations, qui traite précisément du moment où le contrôle d’un demandeur d’asile prend fin. Il est proposé d’ajouter un paragraphe 37(2) au Règlement, qui serait rédigé comme suit :

Le contrôle de la personne qui fait une demande d’asile au point d’entrée ou ailleurs au Canada prend fin lors du dernier en date des événements suivants :

a) une décision est rendue en dernier ressort concernant sa demande d’asile;

b) une décision est rendue en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi à l’égard de cette personne et celle‑ci, dans le cas de la demande d’asile faite au point d’entrée, quitte le point d’entrée.

[51]           Si ce projet de règlement est promulgué et est jugé valide, il répondra peut-être à la première question certifiée. Toutefois, il ne règle pas la deuxième question certifiée. En outre, il n’y a rien dans les modifications proposées qui indique que ces modifications auraient un effet rétroactif.

 


JUGEMENT

LA COUR REJETTE la présente demande et CERTIFIE les questions suivantes de portée générale :

1.         Un agent a‑t‑il compétence et autorité pour examiner un revendicateur de statut de réfugié en vertu du paragraphe 15(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, après que l’affaire a été déférée à la Section de protection des réfugiés pour enquête?

2.         Si un demandeur d’asile a indiqué sur le formulaire Fondement de la demande d’asile ou ailleurs qu’il ou elle a un procureur, un agent commet-il un manquement à l’équité procédurale lorsqu’il interroge le demandeur d’asile après que l’affaire a été déférée à la Section de protection des réfugiés pour enquête sans aviser le procureur de l’interrogatoire et lui permettre la possibilité d’y assister?

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-1937-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c CAROLINA PARAMO DE GUTIERREZ ET AUTRE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (colombie-britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 octobre 2015

jugement et motifs :

le juge zinn

DATE DES MOTIFS :

le 23 octobre 2015

COMPARUTIONS :

Cheryl D. Mitchell
Mark East

pour le demandeur

Mojdeh Shahriari

pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour le demandeur

Mojdeh Shahriari
Avocate

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour les défendeurs

 

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