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Date : 20151015


Dossier : IMM-6576-14

Référence : 2015 CF 1166

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

NISHANTHILAN SANTHAKUMARAN SANTHAKUMARAN SELVARASA KALAJOTHY SANTHAKUMARAN NISHANTHILA SANTHAKUMARAN NIVERTHAN SANTHAKUMARAN NITHARSAN SANTHAKUMARAN MUGIRTHANAN SANTHAKUMARAN

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Nishanthilan Santhakumaran a présenté une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il conteste la décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de résidence permanente de ses parents et de ses quatre frères et sœurs, qu’il souhaitait parrainer. La SAI a confirmé la décision de l’agent des visas [l’agent] selon laquelle le père de M. Santhakumaran est interdit de territoire pour motifs sanitaires aux termes du paragraphe 38(1) de la LIPR. L’agent des visas a ensuite conclu que les autres membres de la famille sont eux aussi interdits de territoire sur le fondement de l’alinéa 42a) de la LIPR en raison de leur demande conjointe. Selon la SAI, les motifs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur les conclusions d’interdiction de territoire.

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’estime que la SAI n’a pas tenu compte du fait que M. Santhakumaran est arrivé au Canada à l’âge de 12 ans en tant que réfugié au sens de la Convention et qu’elle a conclu à tort que le fait qu’il est séparé de sa famille était « une conséquence naturelle du fait que ses parents ont décidé qu’il aille vivre au Canada » et que sa situation « n’est pas différente de celle d’autres personnes séparées de leurs familles après avoir déménagé au Canada ». De plus, la SAI ne s’est pas demandé si la mère et les frères et sœurs de M. Santhakumaran seraient admissibles sans le père. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.                Les faits

[3]               Monsieur Santhakumaran, un citoyen canadien âgé de 30 ans, est d’origine tamoule du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada à l’âge de 12 ans en tant que réfugié au sens de la Convention, craignant d’être recruté de force par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Sa famille immédiate habite toujours à Colombo, au Sri Lanka.

[4]               En 2005, M. Santhakumaran a présenté une demande de parrainage et engagement au nom de ses parents et de ses frères et sœurs. En 2007, le père de M. Santhakumaran, en tant que demandeur principal, a déposé une demande de résidence permanente. En 2011, dans le cadre du processus de sélection, le médecin régional à Colombo a fait passer un examen médical aux parents et aux frères et sœurs du demandeur. D’après les examens médicaux, le père de M. Santhakumaran souffre de diabète et d’insuffisance rénale chronique.

[5]               Le 14 janvier 2012, l’agent a rejeté la demande au motif que l’état de santé du père de M. Santhakumaran risquerait d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé du Canada et que pour cette raison, il était interdit de territoire pour motifs sanitaires aux termes du paragraphe 38(1) de la LIPR. Ainsi, tous les demandeurs, c’est‑à‑dire la mère de M. Santhakumaran ainsi que ses quatre frères et sœurs, étaient interdits de territoire en application de l’alinéa 42a) de la LIPR.

[6]               Monsieur Santhakumaran a porté la décision de l’agent en appel devant la SAI, et l’audience a été fixée au 7 août 2014. Avant la tenue de l’audience, le père de M. Santhakumaran a envoyé à la SAI une lettre lui demandant, dans l’éventualité où elle confirmerait la conclusion de l’agent concernant son interdiction de territoire, d’envisager d’admettre, sans lui, la mère et les frères et sœurs de M. Santhakumaran.

[7]               Devant la SAI, M. Santhakumaran n’a pas contesté la validité juridique de la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande, mais a fait valoir qu’il y avait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier la prise de mesures spéciales. Subsidiairement, il a réitéré sa demande voulant que l’on envisage d’admettre sa mère et ses frères et sœurs même si l’on décidait que son père était interdit de territoire.

[8]               Dans une décision du 22 août 2014, la SAI a rejeté l’appel de M. Santhakumaran. Le 11 septembre 2014, il a déposé une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour, et l’autorisation lui a été accordée le 25 mars 2015.

III.             La décision de la SAI

[9]               La SAI a indiqué que les renseignements sur l’état de santé du père de M. Santhakumaran n’avaient pas été mis à jour depuis son examen médical initial en 2011 et qu’on ne lui avait présenté aucun plan crédible qui aurait permis à la famille de prendre soin du père au Canada afin d’alléger le fardeau imposé au système de santé. En réponse à l’engagement de M. Santhakumaran de prendre en charge les frais médicaux de son père, la SAI a fait observer qu’un tel engagement personnel serait impossible à faire respecter puisque les soins de santé constituent une prestation universelle à laquelle ont droit tous les résidents d’une province (Deol c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 271). Par conséquent, la SAI a confirmé la validité du refus de l’agent.

[10]           Les motifs d’ordre humanitaire examinés par la SAI sont notamment le fait que M. Santhakumaran est séparé de sa famille, les lettres de soutien qu’ont écrites sa famille et ses amis ainsi que les rapports portant sur la situation au Sri Lanka. La SAI a reconnu que M. Santhakumaran est séparé de sa famille depuis l’âge de 12 ans, mais elle estime qu’il s’agit là d’« une conséquence naturelle du fait que ses parents ont décidé qu’il aille vivre au Canada avec un autre membre de la famille ». Selon la SAI, la situation de M. Santhakumaran n’est pas différente de celle d’autres personnes séparées de leurs familles après avoir déménagé au Canada.

[11]           Monsieur Santhakumaran a témoigné de la discrimination dont sa famille est victime au Sri Lanka. Toutefois, la SAI a conclu qu’aucune preuve documentaire indépendante n’étayait son témoignage et que le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il n’en avait pas fourni. Faute d’une preuve documentaire, la SAI a refusé de prendre en compte la situation du pays.

[12]           Enfin, la SAI a reconnu qu’une grande distance sépare la famille, mais a conclu qu’ils sont parvenus à demeurer proches sur le plan affectif. La SAI a précisé qu’il est rare que le regroupement familial constitue un motif d’ordre humanitaire suffisant pour faire lever l’interdiction de territoire.

[13]           Selon la SAI, les motifs d’ordre humanitaire ne justifient pas la prise de mesures spéciales. Elle ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la mère et les frères et sœurs de M. Santhakumaran pourraient être admis sans le père.

IV.             Questions en litige

[14]           À l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, M. Santhakumaran a soulevé plusieurs questions. Deux d’entre elles sont déterminantes :

A.                Était‑il raisonnable pour la SAI de qualifier comme elle l’a fait les raisons à l’origine de la séparation de la famille?

B.                 Est‑ce à tort que la SAI ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la mère et les frères et sœurs de M. Santhakumaran pourraient être admis sans le père?

V.                Analyse

A.                Était‑il raisonnable pour la SAI de qualifier comme elle l’a fait les raisons à l’origine de la séparation de la famille?

[15]           L’appréciation que la SAI a portée sur les motifs d’ordre humanitaire est soumise au contrôle judiciaire de la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], aux paragraphes 57 et 58). Il faut faire preuve de retenue envers la SAI en raison de son expertise et de la situation particulière qu’elle occupe en tant que juge des faits (Khosa, au paragraphe 25). La Cour ne doit intervenir dans une décision de la SAI que si cette décision est fondée sur une conclusion de fait erronée « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [elle] dispose » (Khosa, au paragraphe 72; Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, alinéa 18.1(4)d)).

[16]           La SAI est présumée avoir pris en compte tous les éléments de preuve dont elle disposait et n’est pas tenue de faire état de chacun d’entre eux dans sa décision (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF), au paragraphe 1). Cela dit, plus l’élément de preuve qui n’est pas expressément mentionné et analysé par la SAI dans ses motifs a d’importance, plus la Cour sera portée à conclure de ce silence que la SAI a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont [elle] disposait » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17.)

[17]           En l’espèce, la SAI n’a rien dit du fait que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait reconnu à M. Santhakumaran le statut de réfugié au sens de la Convention. La SAI a simplement fait remarquer que la séparation de la famille était « une conséquence naturelle du fait que ses parents ont décidé qu’il aille vivre au Canada » et que sa situation « n’est pas différente de celle d’autres personnes séparées de leurs familles après avoir déménagé au Canada ».

[18]           À mon sens, la manière dont la famille a été séparée aurait dû être un des points centraux de l’analyse des motifs d’ordre humanitaire. Les circonstances douloureuses et très particulières entourant la venue au Canada de M. Santhakumaran à l’âge de 12 ans pour aller habiter chez un lointain parent qu’il connaissait à peine ont été produites en preuve, mais rien n’en a été dit dans la décision. Or, la LIPR a notamment pour objectif « d’encourager l’autonomie et le bien‑être socioéconomique des réfugiés en facilitant la réunification de leurs familles au Canada ». (LIPR, alinéa 3(2)f)). Le fait que la SAI n’a pas évoqué les raisons ayant entraîné la séparation de la famille porte à conclure que sa décision a été prise sans qu’il soit tenu compte des éléments dont elle disposait (Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 39). Les motifs exposés par la SAI à cet égard ne sont ni justifiés, ni transparents, ni intelligibles, et la décision ne se justifie pas au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

B.                 Est‑ce à tort que la SAI ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la mère et les frères et sœurs de M. Santhakumaran pourraient être admis sans le père?

[19]           La SAI n’est pas tenue d’aborder chaque question et chaque argument soulevé par les parties, ni de se prononcer de manière explicite sur chaque élément du raisonnement menant à sa conclusion. Les motifs seront jugés suffisants s’ils permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi le tribunal a conclu comme il l’a fait et de déterminer si les conclusions font partie des issues possibles acceptables à la lumière des éléments de preuve dont il disposait et de la nature de la tâche qui lui est confiée par la Loi (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 16 et 18).

[20]           Quoi qu’il en soit, les motifs exposés par le tribunal doivent démontrer que celui‑ci a pris en compte les éléments importants de l’affaire ainsi que les principaux facteurs pertinents. L’existence d’une erreur susceptible de contrôle peut être constatée lorsqu’un demandeur peut démontrer qu’il a soulevé une question importante et pertinente devant la SAI, mais qu’à la lumière de l’ensemble du dossier, les motifs de la décision ne permettent pas à la Cour de comprendre pourquoi cette question a été écartée (Chopra c Canada (Procureur général), 2014 CF 246, aux paragraphes 191 et 192, citant Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, aux paragraphes 40 à 42, et Stelco Inc c British Steel Canada Inc, [2000] 3 CF 282 (CAF), aux paragraphes 22, 24 à 26, conf. par 2015 CAF 206). Je suis convaincu que la SAI a commis une telle erreur en l’espèce.

[21]           Le ministre se fonde sur l’arrêt Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 [Owusu] et fait valoir que [traduction] « l’argument subsidiaire » concernant l’admissibilité de la mère et des frères et sœurs de M. Santhakumaran sans le père n’a pas été régulièrement soumis à la SAI. Je ne suis pas d’accord. Dans l’arrêt Owusu, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’agent chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire n’était pas tenu de prendre en compte un facteur en particulier (l’intérêt supérieur de l’enfant) puisque ce facteur n’avait été soulevé que de manière indirecte en une phrase dans une lettre de sept pages. Or, en l’espèce, la question a été explicitement soulevée à deux reprises. Elle est évoquée dans la lettre que le père de M. Santhakumaran a écrite à la SAI avant l’audience et à nouveau dans le témoignage de M. Santhakumaran devant la SAI. C’est tout ce qu’il fallait pour soulever la question devant la SAI, et celle‑ci était par conséquent tenue d’y répondre.

VI.             Conclusion

[22]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour nouvel examen.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6576-14

 

INTITULÉ :

NISHANTHILAN SANTHAKUMARAN SANTHAKUMARAN SELVARASA KALAJOTHY SANTHAKUMARAN NISHANTHILA SANTHAKUMARAN NIVERTHAN SANTHAKUMARAN NITHARSAN SANTHAKUMARAN MUGIRTHANAN SANTHAKUMARAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

POUR LES DEMANDEURS

Marina Stefanovic

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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