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Date : 20151015

Dossier : IMM‑5957‑14

Référence : 2015 CF 1169

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ANITA FUSTOSNE CSOKE

ET DOMINIKA FUSTOS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Anita Fustosne Csoke et Dominika Fustos, sa fille mineure, ont présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a conclu que les demanderesses n’avaient ni qualité de réfugiées au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ni celle de personnes à protéger au sens de l’article 97.

[2]               Pour les motifs exposés ci‑après, j’ai conclu que la SPR a conclu de façon déraisonnable qu’il existe une protection de l’État adéquate en Hongrie pour Mme Csoke et sa fille en tant que victimes de violence conjugale. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II.                Le contexte

[3]               Les demanderesses sont des citoyennes hongroises. Elles sont arrivées au Canada le 27 octobre 2011 et ont demandé l’asile le 9 novembre 2011.

[4]               La demande d’asile de Mme Csoke reposait sur les allégations suivantes :

  • Mme Csoke a été victime de violence conjugale grave et soutenue aux mains de son ex‑conjoint, Laszlo. Leur fille Dominika est née en 2000 et Mme Csoke a épousé Laszlo en 2003. Ce dernier est devenu violent après leur mariage. En avril 2005, il a été arrêté en Hongrie où il a été accusé et déclaré coupable de fraude. C’est à ce moment que Mme Csoke a réalisé pour la première fois que son conjoint avait des liens avec la mafia ukrainienne. Elle et sa fille sont alors allées se cacher.
  • Mme Csoke a demandé le divorce en 2006, mais elle a retiré sa requête sous la contrainte de son conjoint. Elle a porté plainte à la police en 2007 contre son conjoint en raison de ses mauvais traitements incessants.
  • En août 2011, Laszlo a tenté de se suicider. Peu de temps après, Mme Csoke a décidé de quitter la Hongrie avec sa fille. Étant donné que Laszlo travaillait comme camionneur, détenteur d’un permis de conduire international, elle a décidé qu’il serait nécessaire pour elle et sa fille de se réfugier à l’extérieur de l’Europe continentale.
  • Mme Csoke a acheté des billets d’avion à destination du Canada pour elle et Dominika, sans en avertir Laszlo. Il a découvert son projet, l’a agressé physiquement et sexuellement, et l’a forcé à acheter un autre billet pour qu’il puisse les accompagner.
  • Mme Csoke, Laszlo et leur fille sont arrivés au Canada le 27 octobre 2011. Laszlo a ensuite été arrêté au Canada, le 31 octobre 2011, et accusé de voies de fait contre un membre de la famille, en l’occurrence Mme Csoke. Il a été expulsé vers la Hongrie le 28 décembre 2011.

III.             La décision de la SPR

[5]               La SPR n’a tiré aucune conclusion défavorable à l’endroit de Mme Csoke relativement à sa crédibilité. Elle a estimé que la question déterminante était la protection de l’État et a conclu que Mme Csoke n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État adéquate en Hongrie.

[6]               La SPR a consulté les directives du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [Directives concernant la persécution fondée sur le sexe] et a également examiné la documentation sur la situation en Hongrie. La SPR a conclu que la présomption de la protection de l’État adéquate ne pouvait être réfutée qu’au moyen d’une preuve claire et convaincante, laquelle doit aussi être digne de foi et avoir valeur probante. La SPR a souligné qu’il est possible que les mesures prises par un État ne soient pas toujours efficaces, mais cela ne suffit pas à réfuter cette présomption. Une réticence subjective à demander la protection de l’État ne suffit pas non plus. La SPR a cité la décision de la Cour dans l’affaire Camacho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 830, au paragraphe 10), pour affirmer qu’« […] en l’absence d’une explication convaincante, le fait de ne pas solliciter la protection de l’État au sein du pays d’origine sera habituellement fatal pour une demande d’asile ».

[7]               La SPR a conclu que Mme Csoke n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour obtenir la protection de l’État en Hongrie avant de s’enfuir au Canada. La SPR a noté que Mme Csoke avait communiqué avec la police seulement une fois en 2007. Elle a été interrogée par les policiers et a ensuite parlé à son conjoint pour le mettre en garde. La SPR a jugé que la police est intervenue de façon appropriée.

[8]               La SPR a fait référence aux récentes dispositions législatives adoptées en Hongrie visant à criminaliser le viol commis par un conjoint et la violence familiale. La SPR a aussi conclu que la corruption et l’incompétence des forces policières ne sont pas généralisées en Hongrie et que la police est assujettie à des mesures de surveillance et de contrôle valables.

IV.             Les questions en litige

[9]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                La SPR a‑t‑elle omis d’effectuer une analyse indépendante de la demande d’asile présentée pour le compte de Dominika, la fille mineure de Mme Csoke?

B.                 La conclusion de la SPR sur le caractère adéquat de la protection de l’État était‑elle raisonnable?

V.                Analyse

A.                La SPR a‑t‑elle omis d’effectuer une analyse indépendante de la demande d’asile présentée pour le compte de Dominika, la fille mineure de Mme Csoke?

[10]           De sa propre initiative, la SPR a nommé un représentant désigné et un conseil pour la fille mineure de Mme Csoke prénommée Dominika. Cette dernière, âgée d’environ 13 ans lors de l’audience devant la SPR, a participé à l’instance de façon indépendante. On a fait valoir devant la Cour que les intérêts de Dominika différaient de ceux de sa mère et qu’ils auraient dû être examinés séparément. Plus particulièrement, Dominika a affirmé dans son témoignage qu’elle a craint d’être enlevée par son père en Hongrie et qu’elle a aussi eu peur du traitement que son grand‑père paternel aurait pu lui réserver. La SPR n’a évalué aucun de ces risques.

[11]           Le ministre souligne qu’aucune demande n’a été présentée visant à séparer la demande de Dominika de celle de sa mère. Selon le ministre, il est possible d’inférer que la conclusion de la SPR concernant le caractère adéquat de la protection de l’État s’appliquait aux risques auxquels Dominika aurait pu être exposée en raison des actes de son père ou de son grand‑père. La question au cœur de l’affaire reposait sur l’omission de Mme Csoke de se prévaloir de la protection de l’État. La SPR a jugé que l’intervention de la police avait été adéquate à la suite de la seule plainte reçue de Mme Csoke.

[12]           Je suis d’accord avec le ministre pour dire que la demande d’asile présentée pour le compte de Dominika n’était pas suffisamment distincte de celle de sa mère pour justifier une analyse indépendante. Étant donné que le caractère adéquat de la protection de l’État était au cœur du débat, plus particulièrement la conclusion de la SPR sur l’omission de Mme Csoke de s’en prévaloir, il était raisonnable pour la SPR d’examiner les deux demandes ensemble. Ce motif de contrôle judiciaire ne révèle pas d’erreur susceptible de contrôle. 

B.                 La conclusion de la SPR sur le caractère adéquat de la protection de l’État était‑elle raisonnable?

[13]           La SPR a accordé beaucoup d’importance à la décision de Mme Csoke de demander une seule fois la protection de la police. La SPR a conclu que la police avait répondu de façon adéquate et que Mme Csoke n’avait pas déployé suffisamment d’« efforts […] pour solliciter la protection de l’État en Hongrie ». En fait, la SPR a critiqué Mme Csoke pour avoir tardé à communiquer avec la police et pour ne pas avoir été plus ouverte sur la nature des mauvais traitements auxquels elle était exposée : 

[30] […] Le crime a été signalé à la police trois jours après que l’incident s’est produit, et la demandeure d’asile principale n’a pas divulgué de l’information essentielle. Elle n’a pas parlé à la police des antécédents de violence de Laszlo, de son casier judiciaire ou de ses menaces. Il est difficile d’enquêter sur ce type de plainte où la victime ne communique pas de l’information importante à la police, et l’auteur du crime peut ne pas recevoir le même type d’attention de la police, parce que la police ne serait pas au courant de toute l’ampleur des mauvais traitements. Même la police la plus efficace, la mieux équipée et la plus motivée aura de la difficulté à enquêter sur des plaintes et à fournir une protection efficace lorsque la victime, et le plus souvent le seul témoin, ne divulgue pas de l’information importante.

[14]           Une preuve documentaire détaillée a été présentée à la SPR en ce qui a trait aux mœurs sociales et culturelles en Hongrie qui se dressent comme un obstacle important pour les victimes de violence familiale qui cherchent à obtenir la protection de l’État. À titre d’exemple parmi tant d’autres, dans un rapport rédigé par la Hungarian Association of Women Judges, qui fait partie du cartable national de documentation sur la Hongrie de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, on peut lire les observations suivantes :

[traduction] La majeure partie de la réforme législative mise en œuvre participait de la nécessité de joindre les rangs de l’UE et d’harmoniser le système judiciaire de la Hongrie à ses normes. Des modifications ont également été apportées au Code criminel, au Code de procédure criminelle et à d’autres textes législatifs.

L’accession à l’UE n’a cependant pas réglé tous les problèmes; cela n’a pas eu pour effet de changer l’opinion des gens ni l’attitude des experts en matière de violence familiale. De nombreuses règles ajoutées aux dispositions législatives assurent la mise en application de la législation en matière de droits de la personne et offrent de façon générale des garanties adéquates. Il demeure cependant important de s’interroger sur l’efficacité de la protection offerte par ces règles aux victimes de violence familiale. Ces questions sont particulièrement pertinentes dans des sociétés en transition comme la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Slovaquie. […]

Je crains qu’il ne soit pas suffisant de s’en tenir à la modification des règles. De façon générale, il est plutôt facile de rédiger des dispositions législatives, mais très ardu de modifier des attitudes dans la société, particulièrement dans des pays qui suivent une longue tradition sur certaines questions. L’appréciation que nous faisons de la violence familiale en fournit un parfait exemple.

[15]           Contrairement à ce que la SPR a conclu, Mme Csoke a effectivement expliqué ses réticences à demander la protection de la police :

[traduction]

Commissaire : […] Et pourquoi n’êtes‑vous pas retournée voir la police? Pourquoi n’avez‑vous pas appelé les policiers ou porté plainte auprès d’eux, comme ils vous avaient indiqué de le faire si cela se reproduisait?

Demandeure : Parce que […] parce que cela était inutile. Ce que je veux dire par là [c’est] que dans le système judiciaire hongrois ce genre d’incidents n’était tout simplement pas considéré comme un crime, et tout ce que j’aurais réussi à faire aurait été d’attiser sa colère et le rendre plus violent.

[16]           La SPR n’a pas non plus tenu compte des vaines tentatives pour obtenir de l’aide faites par Mme Csoke auprès de deux centres d’hébergement pour femmes. La preuve documentaire corrobore les expériences qu’elle a vécues à ce chapitre. La SPR s’est néanmoins fondée sur l’existence de ces centres d’hébergement pour femmes dans le but d’étayer sa conclusion que Mme Csoke ne serait pas exposée à des risques si elle retournait en Hongrie. Quoi qu’il en soit, la SPR a eu tort de faire état de la disponibilité de services offerts par des organisations non gouvernementales pour conclure à l’existence d’une protection de l’État adéquate (Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, au paragraphe 15; Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, à la page 401).

[17]           Lorsque la crédibilité n’est pas mise en cause, le témoignage d’un demandeur d’asile bénéficie d’une présomption de véracité (Maldonado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA), au paragraphe 5; Agranovski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 923, au paragraphe 12). Bien qu’il soit loisible à la SPR de préférer s’appuyer sur des preuves documentaires plutôt que sur un témoignage, lorsque la crédibilité d’un témoin est acceptée la SPR doit clairement justifier sa préférence (Okyere‑Akosah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 157 NR 387, au paragraphe 5, [1992] ACF no 411(QL)).

[18]           À mon avis, la SPR n’a pas correctement apprécié les raisons pour lesquelles Mme Csoke était réticente à faire part de sa situation personnelle à la police et, de façon générale, à lui demander de l’aide. La SPR a fait des commentaires favorables en ce qui concerne l’adoption en Hongrie de nouvelles mesures législatives visant à accroître la protection juridique offerte aux victimes de violence familiale. Elle a toutefois omis d’analyser jusqu’à quel point les mœurs sociales et culturelles hongroises peuvent empêcher la mise en œuvre efficace de ces dispositions législatives. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

VI.             Conclusion

[19]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean‑Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5957‑14

 

INTITULÉ :

ANITA FUTOSNE CSOKE C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Omar Shabbir Khan

pOUR LA DEMANDERESSE

 

Sybil Thompson

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Omar Shabbir Khan

Omar Khan Law Office Professional Corporation

Hamilton (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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