Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150716


Dossier : T-140-15

Référence : 2015 CF 872

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 16 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

VENERA DEMUROVA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Un juge de la citoyenneté ne peut simplement écarter l’exigence de la présence physique, car cela irait à l’encontre de l’objet de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi] (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Pereira, 2014 CF 574, aux paragraphes 28 et 29 [Pereira]). En outre, la Cour a conclu que la « fusion » des critères de citoyenneté par le juge de la citoyenneté constitue une erreur de droit (Ukaobasi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 561, au paragraphe 13 [Ukaobasi]).

II.                Contexte

[2]               En vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, le ministre conteste la décision par laquelle un juge de la citoyenneté a attribué, le 31 décembre 2014, la citoyenneté canadienne à la défenderesse.

[3]               La défenderesse est une citoyenne de Russie qui est devenue résidente permanente du Canada le 17 mars 2008.

[4]               La défenderesse a présenté une demande de citoyenneté le 25 juillet 2011. La période pertinente pour déterminer la résidence de la défenderesse selon l’alinéa 5(1)c) de la Loi va du 25 juillet 2007 au 25 juillet 2011.

[5]               Le 25 février 2013, la défenderesse s’est présentée à une entrevue avec un agent de la citoyenneté, qui a rempli un gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier [GPAD] et l’a versé au dossier aux fins d’examen par le juge de la citoyenneté.

[6]               Le 29 décembre 2014, la défenderesse a comparu devant le juge de la citoyenneté.

III.             Décision contestée

[7]               Dans la décision contestée, le juge de la citoyenneté examine les préoccupations que l’agent de la citoyenneté a soulevées dans le GPAD, dont l’observation faisant état d’un déficit de deux jours par rapport au nombre minimal exigé de 1 095 jours de présence au Canada, d’un timbre de rentrée au Canada en date du 10 avril 2009 non déclaré et d’un timbre d’entrée et de sortie de la Turquie non déclaré, ainsi que d’autres préoccupations en matière de crédibilité quant aux antécédents de résidence et de travail de la défenderesse.

[8]               Premièrement, le juge de la citoyenneté conclut qu’un déficit de deux jours par rapport à l’exigence minimale de 1 095 jours de présence au Canada n’est pas important.

[9]               Deuxièmement, le juge de la citoyenneté est convaincu que, mis à part le voyage non déclaré d’une durée de sept jours à Cuba en 2009, les inscriptions faites sur le passeport de la défenderesse étayent les déclarations de celle‑ci.

[10]           Troisièmement, le juge de la citoyenneté conclut que le voyage en Turquie de la défenderesse n’a aucune incidence sur son nombre de jours de présence au Canada parce qu’il a eu lieu pendant le voyage d’une durée de 61 jours en Russie déclaré par la défenderesse. Le juge de la citoyenneté souligne également que cette ambiguïté a été expliquée par la défenderesse dans son questionnaire sur la résidence, à la question 7.

[11]           Quatrièmement, le juge de la citoyenneté est convaincu que les explications de la défenderesse quant à ses absences au cours de la période pertinente sont crédibles et étayées par la preuve.

[12]           Le juge de la citoyenneté conclut finalement ce qui suit :

[traduction] [L]a demandeure a raconté son histoire d’une manière franche et a été en mesure de répondre clairement aux préoccupations soulevées par l’agent dans le GPAD. Elle ne m’a donné aucune raison de douter de ses déclarations. En outre, j’ai accordé un poids particulier à ses titres de voyage qui, comme le rapport du [Système intégré d’exécution des douanes], confirment son témoignage. Et je souligne qu’elle a présenté des avis de cotisation de Revenu Canada (sauf pour l’année 2010, où elle était absente comme elle l’a déclaré), qui corroborent également ses déclarations orales et écrites.

(Décision contestée, dossier certifié du tribunal, à la page 14.)

[13]           Enfin, le juge de la citoyenneté conclut que la défenderesse satisfait au critère de la présence physique énoncé dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] ACF 232 [Pourghasemi].

IV.             Disposition législative

[14]           Le paragraphe 5(1) de la Loi énonce les exigences auxquelles les demandeurs doivent satisfaire pour obtenir la citoyenneté canadienne :

Attribution de la citoyenneté

Grant of citizenship

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

a) en fait la demande;

(a) makes application for citizenship;

b) est âgée d’au moins dix‑huit ans;

(b) is eighteen years of age or over;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, a, sous réserve des règlements, satisfait à toute condition rattachée à son statut de résident permanent en vertu de cette loi et, après être devenue résident permanent :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, has, subject to the regulations, no unfulfilled conditions under that Act relating to his or her status as a permanent resident and has, since becoming a permanent resident,

      (i) a été effectivement présent au Canada pendant au moins mille quatre cent soixante jours au cours des six ans qui ont précédé la date de sa demande,

      (i) been physically present in Canada for at least 1,460 days during the six years immediately before the date of his or her application,

      (ii) a été effectivement présent au Canada pendant au moins cent quatre-vingt-trois jours par année civile au cours de quatre des années complètement ou partiellement comprises dans les six ans qui ont précédé la date de sa demande,

      (ii) been physically present in Canada for at least 183 days during each of four calendar years that are fully or partially within the six years immediately before the date of his or her application, and

      (iii) a rempli toute exigence applicable prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu de présenter une déclaration de revenu pour quatre des années d’imposition complètement ou partiellement comprises dans les six ans qui ont précédé la date de sa demande;

      (iii) met any applicable requirement under the Income Tax Act to file a return of income in respect of four taxation years that are fully or partially within the six years immediately before the date of his or her application;

[…]

[…]

d) si elle a moins de 65 ans à la date de sa demande, a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

(d) if under 65 years of age at the date of his or her application, has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

e) si elle a moins de 65 ans à la date de sa demande, démontre dans l’une des langues officielles du Canada qu’elle a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

(e) if under 65 years of age at the date of his or her application, demonstrates in one of the official languages of Canada that he or she has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

V.                Questions en litige

[15]           La défenderesse soumet les questions suivantes à la Cour :

a)      Le juge de la citoyenneté a‑t‑il commis une erreur dans l’application du critère strict de la présence physique permettant de déterminer s’il a été satisfait à l’exigence relative à la résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

b)      Le juge de la citoyenneté a‑t‑il mal apprécié la preuve de sorte qu’il a tiré une conclusion de fait déraisonnable?

VI.             Norme de contrôle

[16]           Les conclusions d’un juge de la citoyenneté quant à savoir s’il a été satisfait aux exigences en matière de résidence aux fins de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sont des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vijayan, 2015 CF 289, au paragraphe 20; Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 19, au paragraphe 13).

[17]           La nature hautement discrétionnaire de la décision du juge de la citoyenneté commande donc une grande retenue de la part de la Cour (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 48).

VII.          Analyse

[18]           L’alinéa 5(1)c) de la Loi prévoit qu’il incombe aux demandeurs de citoyenneté de démontrer qu’ils ont accumulé au moins trois ans – ou 1 095 jours – de résidence au Canada au cours de la période pertinente de quatre ans.

[19]           La jurisprudence de la Cour reconnaît que les juges de la citoyenneté peuvent choisir parmi les trois critères de citoyenneté reconnus (Pereira, précité, au paragraphe 15; Chaudhry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 179, au paragraphe 23).

[20]           La Cour ne peut intervenir que si le critère de citoyenneté choisi a été appliqué d’une manière déraisonnable (Balta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1509, au paragraphe 10).

[21]           Le critère de la présence physique énoncé dans la décision Pourghasemi, précitée, est plus restrictif que les critères de résidence qualitatifs élaborés dans les décisions Re Papadogiorgakis [1978] 2 CF 208 (critère du « mode de vie centralisé ») et Koo (Re), [1993] 1 CF 286 (critère des « attaches importantes »), car il nécessite une évaluation quantitative du nombre de jours que la défenderesse a effectivement passés au Canada (Donohue c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 394, au paragraphe 19).

[22]           En l’espèce, en appliquant le critère de la présence physique énoncé dans la décision Pourghasemi, précitée, le juge de la citoyenneté a conclu que la défenderesse avait été physiquement présente au Canada 1 093 jours (décision contestée, dossier certifié du tribunal, aux pages 13 et 15).

[23]           Il s’agit d’une issue déraisonnable qui justifie l’intervention de la Cour.

[24]           Un juge de la citoyenneté ne peut simplement écarter l’exigence de la présence physique, car cela irait à l’encontre de l’objet de la Loi (Pereira, précité, aux paragraphes 28 et 29). En outre, la Cour a conclu que la « fusion » des critères de citoyenneté constitue une erreur de droit (Ukaobasi, précité, au paragraphe 13).

[25]           Le raisonnement suivi par le juge Donald J. Rennie dans l’arrêt Martinez‑Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2011] ACF 881, aux paragraphes 29 à 33, jette de la lumière sur l’intention du législateur au moment d’édicter les exigences en matière de résidence figurant à l’alinéa 5(1)c) de la Loi :

[29]      […] En somme, on ne peut s’appuyer sur aucun principe d’interprétation pour étendre au‑delà d’un an les périodes d’absence expressément autorisées par le législateur. Le libellé choisi par le législateur doit l’emporter, sauf si se soulève un problème de constitutionnalité, et la cour, ayant tiré une conclusion quant à son interprétation, doit alors l’appliquer.

[30]      Il faut donc se demander fondamentalement pourquoi, lorsqu’on interprète la loi, le législateur a prévu une obligation de résidence d’au moins trois ans pendant la période de quatre ans qui précède la demande. L’emploi des mots au moins dans la Loi fait voir que 1 095 jours est le nombre minimal de jours où l’auteur d’une demande de citoyenneté doit avoir résidé en tout au Canada. Le législateur a accordé une certaine latitude aux citoyens éventuels, qui doivent accumuler 1095 jours de résidence au Canada pendant la période en cause de quatre ans ou 1 460 jours. De par son sens ordinaire l’« accumulation » appelle une analyse quantitative, et un critère de l’« accumulation » se distingue nettement de critères de citoyenneté fondés sur l’intention de résider ou le centre du mode d’existence. L’intention ne peut s’accumuler au sens où l’entend la loi et le concept de « centralisation du mode d’existence » ne s’harmonise pas bien non plus avec la connotation quantitative des mots au moins.

[31]      On a peu traité du paragraphe 5 (1.1), reproduit ci-après, lorsqu’on s’est penché sur la définition de la résidence :

5 (1.1) Est assimilé à un jour de résidence au Canada pour l’application de l’alinéa (1)c) et du paragraphe 11(1) tout jour pendant lequel l’auteur d’une demande de citoyenneté a résidé avec son époux ou conjoint de fait alors que celui‑ci était citoyen et était, sans avoir été engagé sur place, au service, à l’étranger, des forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province.

5 (1.1) Any day during which an applicant for citizenship resided with the applicant’s spouse who at the time was a Canadian citizen and was employed outside of Canada in or with the Canadian armed forces or the federal public administration or the public service of a province, otherwise than as a locally engaged person, shall be treated as equivalent to one day of residence in Canada for the purposes of paragraph (1)(c) and subsection 11(1).

Le sens ordinaire du paragraphe 5 (1.1) étaye la conclusion qu’entraîne l’interprétation comme un tout des dispositions de la loi, à savoir que ne comptent pas aux fins du calcul, sauf dans les circonstances restreintes ainsi prévues, les périodes passées hors du Canada par les non‑citoyens. Le législateur a ainsi prévu expressément pendant quelle période de temps, et en quelles circonstances, un citoyen éventuel pouvait se trouver à l’extérieur du pays. Si l’on interprète la loi selon son sens ordinaire, à mon avis, l’obligation de résidence pendant trois ans au cours de la période de quatre ans a expressément été conçue afin d’autoriser, pendant cette période, une absence physique d’une année.

[32]      Pour en revenir une fois encore au principe premier d’interprétation législative, la résidence s’entend de la présence et non de l’absence, dans l’une et l’autre langues officielles. La version française a même valeur que l’anglaise, et conduit à tirer la même conclusion quant à l’intention du législateur.

[33]      Cette interprétation n’est pas nouvelle. Elle compte de longues racines qui remontent aux décisions Blaha du juge Pratte, Chen du juge Nadon et Pourghasemi du juge Muldoon. La Cour y a plus récemment recouru dans les décisions Sarvarian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1117, Hao du juge Mosley et Alinaghizadeh de la juge Gauthier.

[Non souligné dans l’original.]

[26]           De plus, comme l’a souligné le juge Peter B. Annis dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Naveen, 2013 CF 972, au paragraphe 27, souscrire au raisonnement du juge de la citoyenneté rendrait redondant le paragraphe 5(4) de la Loi :

[27]      Heureusement, ma décision sur le critère à appliquer s’appuie beaucoup sur les motifs prononcés par le juge Rennie dans la décision Martinez‑Caro. Le juge Rennie prononce des motifs convaincants à l’appui d’une interprétation de la résidence dans le cadre de l’alinéa 5(1)c) qui nécessiterait la démonstration d’un degré suffisant de « canadianisation » par la présence physique dans le pays, comme cela a déjà été décrit dans la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF no 232 (QL) (1re inst) (la décision Pourghasemi). Il explique, dans des mots simples et courants, que le Parlement a expressément défini la latitude permise. Le parlement a prescrit que, pour la période de 1 460 jours, les demandeurs désirant obtenir la citoyenneté doivent accumuler au moins 1 095 jours de résidence; il ne s’agit pas d’un critère relatif à leurs intentions, mais une analyse quantitative de leurs actions. De plus, les dispositions législatives prévoient expressément les circonstances exceptionnelles dans lesquelles on peut néanmoins prendre en compte les jours passés à l’extérieur du Canada pour le calcul de la durée de la résidence, et le paragraphe 5(4) de la Loi prévoit aussi expressément une procédure pour recommander au ministre de renoncer à l’application de l’exigence de la présence physique « [a]fin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada ». Il y aurait redondance si un juge de la citoyenneté pouvait simplement écarter l’exigence.

[Non souligné dans l’original.]

VIII.       Conclusion

[27]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire du ministre est accueillie.

[28]           La Cour fait observer que la défenderesse peut présenter une nouvelle demande de citoyenneté si elle le désire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-140-15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c VENERA DEMUROVA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 juillet 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge SHORE

DATE DES MOTIFS :

le 16 juillet 2015

COMPARUTIONS :

Yaël Levy

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.