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Date : 20150918


Dossier : T-1599-13

Référence : 2015 CF 1092

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesse

et

APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

ICOS CORPORATION

défenderesse/brevetée

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Apotex conteste, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS-98/106 [les Règles], une ordonnance datée du 7 mai 2015 par laquelle la protonotaire Tabib accordait les dépens relatifs à une requête visant à obtenir une ordonnance conservatoire et de confidentialité à Eli Lilly Canada Inc. [Lilly], au montant fixe de 3 000 $ payable sans délai et quelle que soit l’issue de la cause.

I.                   Contexte

[2]               Le présent appel découle de la procédure intentée par Lilly en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS-93/133, dans le but d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex relativement à un produit nommé Apo-tadalafil. Dans le contexte de cette procédure, gérée par la protonotaire Tabib, Lilly a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance visant à protéger et à maintenir la confidentialité de certains documents, renseignements et transcriptions que les parties produiront au cours de la procédure. La présente requête n’a pas été contestée par Apotex, et Lilly n’a pas sollicité de dépens dans son avis de requête ou ses observations écrites.

[3]               Le 5 février 2014, la protonotaire Tabib a rendu une ordonnance conservatoire, mais a conclu qu’il était prématuré pour la Cour de statuer sur la partie de la requête dans laquelle Lilly sollicitait une ordonnance de confidentialité puisqu’elle estimait qu’à ce moment-là, les documents joints à la requête ne permettaient ni aux parties d’expliquer de manière crédible l’équilibre entre l’effet bénéfique d’une ordonnance de confidentialité et l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires, ni à la Cour d’évaluer cet équilibre. Elle a donc reporté sa décision sur cette partie de la requête, déclarant que cette question serait tranchée en conformité avec la directive formulée ce même jour.

[4]               Selon la directive rendue ce jour-là, chaque partie (i) pouvait déposer une copie complète de son dossier de demande, lequel devait être traité de façon confidentielle jusqu’à ce que la Cour se prononce sur la requête visant à obtenir une ordonnance de confidentialité concernant les documents en cause, et (ii) devait déposer à la Cour un document indiquant clairement les pages, les paragraphes ou les parties de pages ou de paragraphes qui, selon elles, devaient être supprimés ou caviardés de la version publique du dossier, en plus des observations additionnelles nécessaires pour compléter le dossier de requête actuellement entre les mains de la Cour.

[5]               La protonotaire Tabib a expliqué le raisonnement qui sous-tend ce modus operandi à la page 2 de sa directive, où elle a écrit ce qui suit :

[traduction] Malheureusement, la Cour doit aussi composer avec les parties qui sont libres de désigner comme confidentiels tous les documents qui, selon elles, contiennent des renseignements confidentiels. Dans ces cas-là, les parties ont tendance à vouloir protéger leurs propres intérêts personnels et ne se soucient guère du principe de la publicité des débats judiciaires. En revanche, quand les parties doivent identifier les pages ou paragraphes des dossiers de demande déjà constitués qui méritent d’être protégés et justifier à la Cour le besoin de protection compte tenu de l’intérêt du public dans la publicité des débats, les parties ont tendance à être plus précises et la Cour est alors plus en mesure de soupeser les préoccupations des parties en matière de confidentialité par rapport au besoin de publicité.

[6]               Le 17 avril 2015, la protonotaire Tabib, après avoir examiné les suppressions proposées par Apotex conformément à sa directive du 5 février 2014, a dit craindre que ces suppressions soient, [traduction] « à première vue et dans plusieurs cas, clairement excessives et non fondées ». Elle a donc ordonné à Apotex de réviser ses propositions et d’en présenter de nouvelles avant le 24 avril 2015. Le 24 avril 2015, Apotex a donc déposé ses propositions révisées.

[7]               Le 7 mai 2015, la protonotaire Tabib s’est prononcée sur la partie de la requête de Lilly visant à obtenir une ordonnance de confidentialité. Bien qu’elle ait accepté toutes les suppressions proposées par Lilly au motif qu’elles étaient [traduction] « suffisamment limitées pour ce stade des procédures », elle a conclu que les suppressions révisées proposées par Apotex [traduction] « couvr[aient] toujours des passages beaucoup plus longs que ce qui [était] nécessaire pour protéger la confidentialité des renseignements qui mérit[aient] d’être protégés », soulignant qu’Apotex avait [traduction] « toujours cherché à supprimer des paragraphes en entier alors que seuls quelques mots auraient dû été caviardés ».

[8]               Elle a écrit ceci au sujet de l’attitude d’Apotex à l’égard des préoccupations de la Cour :

[traduction] Vu l’attitude méprisante d’Apotex à l’égard des préoccupations de la Cour, la Cour a dû vérifier chacune des suppressions proposées. Ce fut très long, surtout qu’Apotex et Lilly ont toutes les deux, pour des raisons que la Cour ignore, jugé approprié de reproduire chaque affidavit ou mémoire en entier, même lorsque seulement quelques pages contenaient des passages qui devaient, selon elles, être expurgés. Par conséquent, la Cour a dû fouiller, page par page, dans des dossiers volumineux pour retrouver les suppressions proposées. La tâche aurait été plus simple si seules les pages contenant des suppressions proposées avaient été déposées et, naturellement, beaucoup plus simple si Apotex avait adopté une approche plus raisonnable à l’égard des suppressions proposées.

[9]               La protonotaire Tabib a accepté quelques-unes des suppressions proposées par Apotex et, comme je l’ai déjà indiqué, a accordé à Lilly des dépens de 3 000 $ payables sans délai et quelle que soit l’issue de la cause.  

[10]           Apotex soutient que la décision de la protonotaire Tabib d’accorder à Lilly les dépens afférents à la requête visant à obtenir une ordonnance conservatoire et de confidentialité était fondée sur une erreur de droit ou sur un exercice erroné du pouvoir discrétionnaire puisque : (i) Lilly n’a pas réclamé de dépens; (ii) Lilly n’a pas engagé de coûts indemnisables; et (iii) les dépens ne peuvent pas être utilisés à titre de pénalité.

[11]           Dans une lettre datée du 26 juin 2015, l’avocat de Lilly a informé la Cour que sa cliente n’avait pas l’intention de participer à l’audition de l’appel interjeté par Apotex contre l’ordonnance de la protonotaire Tabib sur les dépens et a affirmé qu’elle ne devrait pas être condamnée aux dépens dans le cadre de l’appel.

II.                Analyse

[12]           Comme il est bien établi, le juge des requête ne doit modifier l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire que lorsque l’ordonnance est entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire sur le fondement d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits (R c Aqua-Gem Investments Ltd. [1993] 2 CF 425, 61 FTR 44; Z.I. Pompey Industrie c ECU-Line N.V., [2003] 2003 CSC 27, 1 RCS 450; Merck & Co. Inc. c Apotex Inc., 2003 CAF 488, 246 FTR 319).

[13]           L’article 400 des Règles confère à la Cour « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ». Autrement dit, les dépens sont laissés à l’entière discrétion de la Cour.

[14]           Cependant, même si elle détient un large pouvoir discrétionnaire en matière de dépens, il semblerait que la Cour ne peut pas accorder de dépens quand aucuns dépens ne sont demandés. Voilà ce qui ressort, à mon avis, d’un arrêt plutôt récent de la Cour d’appel fédérale, Exeter c Canada (Procureur général), 2013 CAF 134 [Exeter], où la Cour a annulé l’ordonnance du juge des requêtes sur les dépens puisque la partie qui a obtenu gain de cause n’avait pas demandé de dépens. Plus particulièrement, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument selon lequel un juge statuant sur une requête interlocutoire peut ordonner que les « dépens suivent l’issue de la cause » même si on ne l’a pas réclamé. Elle a conclu qu’accorder des dépens quand ils n’ont pas été demandés porterait atteinte au devoir d’équité. Elle a ajouté que ce principe ne se limitait pas aux dépens définitifs, mais s’appliquait également à une adjudication de dépens suivant l’issue de la cause.

[15]           Les parties pertinentes de la décision sont ainsi libellées :

[11]  Comme il l’a lui-même reconnu à l’audition du présent appel, aucune preuve au dossier n’indique à la Cour que le procureur général ait réclamé les dépens de l’une ou l’autre des requêtes présentées à la Cour fédérale. La question est donc de savoir si le procureur général a raison de prétendre qu’un juge statuant sur une requête interlocutoire peut ordonner que les dépens suivent l’issue de la cause même si on ne l’a pas réclamé.

[12]  En principe, une cour de justice ne peut pas adjuger les dépens s’ils n’ont pas été demandés : voir, par exemple, Balogun c. Canada, 2005 CAF 350. Accorder des dépens dans de telles circonstances porterait atteinte au devoir d’équité, puisque la partie perdante se verrait imposer une responsabilité sans en avoir été avisée ni avoir pu répondre : voir, par exemple, Nova Scotia (Minister of Community Services) c. Elliott (Guardian ad litem of) (1995), 141 N.S.R. (2d) 346 (C.S. N.-É.), au paragraphe 5.

[13]  À mon avis, ce principe ne se limite pas aux dépens définitifs, mais s’applique également à une adjudication de dépens suivant l’issue de la cause, puisque cela revient à imposer une responsabilité financière, quoique dépendante de l’issue de l’instance sous-jacente.

[…]

[17]  Comme la preuve au dossier n’indique en rien que le procureur général ait demandé des dépens, le juge n’aurait pas dû les adjuger en l’espèce, malgré le large pouvoir discrétionnaire dont il jouit maintenant à cet égard en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales. La responsabilité éventuelle qu’impose l’ordonnance voulant que les dépens suivent l’issue de la cause suffit à faire entrer en jeu le devoir d’équité procédurale. Par conséquent, le juge a contrevenu à ce devoir en ordonnant que les dépens suivent l’issue de la cause, étant donné que Mme Exeter, une partie qui comparaît en personne, n’avait pas été adéquatement avisée qu’elle pourrait avoir à les débourser, et qu’il ne lui a pas été permis de se défendre.

[16]           Suivant le dossier dont je dispose, Lilly n’a pas réclamé de dépens dans son avis de requête visant à obtenir une ordonnance conservatoire et de confidentialité ou dans ses observations écrites. Autrement dit, elle n’a pas réclamé de dépens.

[17]           Dans de telles circonstances, je suis lié par l’arrêt Exeter, précité, de la Cour d’appel fédérale dans. Je me sens donc obligé de conclure que, même si adjuger des dépens dans les circonstances décrites par la protonotaire Tabib aurait autrement constitué un exercice parfaitement approprié du pouvoir discrétionnaire, les dépens n’auraient pas dû être accordés en l’espèce puisqu’ils n’avaient pas été demandés. Pour cette seule et unique raison, je conclus que l’ordonnance relative aux dépens qui est contestée était fondée sur un principe erroné et qu’elle ne peut pas être maintenue.

[18]           L’appel est accueilli. Comme Lilly n’a pas contesté l’appel d’Apotex, aucuns dépens ne seront adjugés relativement à l’appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est accueilli;
  2. L’ordonnance datée du 7 mai 2015, dans la mesure où des dépens sont accordés à Eli Lilly Canada Inc., est annulée;
  3. Sans frais.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1599-13

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC. c APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET ICOS CORPORATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 30 JUIN 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

le 18 SEPTEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

M. Jordan Scopa

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

ET LA DÉFENDERESSE BREVETÉE

Goodmans, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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