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Date : 20150908


Dossier : IMM‑6462‑14

Référence : 2015 CF 1052

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ABDALLA ALI DIRIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [la LIPR], de la décision du 28 juillet 2014 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR] a conclu que le demandeur, M. Dirie, n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]               La présente demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur, un citoyen de la Somalie, affirme faire partie du clan des Shekhals et être un musulman soufi. Il soutient qu’alors qu’il était enfant à Mogadiscio, en Somalie, sa famille était ciblée par des clans majoritaires de Somalie. Son frère de 10 ans a été kidnappé par le clan des Abgaals en octobre 1998 et, après deux ans, sa famille a versé une rançon pour qu’il soit relâché. En 2002, le père du demandeur a été assassiné par les membres d’un autre clan dans l’épicerie de la famille.

[4]               Après la mort de son père, le demandeur a quitté la Somalie avec son oncle et s’est installé à Nairobi, au Kenya, où ils ont vécu sans papiers. Il affirme qu’en 2008, un autre de ses oncles a été tué par des membres du groupe terroriste Al‑Shabbaab à Mogadiscio et que sa sœur a été tuée lors d’un attentat à la bombe dans une région avoisinante en 2009.

[5]               Le demandeur affirme qu’à la fin de 2009, alors qu’il se trouvait toujours au Kenya, il s’est querellé en public avec un partisan de Al‑Shabaab, qui l’a alors menacé de mort. Craignant pour sa sécurité, le demandeur a quitté le Kenya en juin 2010. Il a transité par sept pays pour enfin arriver au Mexique où il a été détenu par les agents d’immigration mexicains pendant quinze jours. Il a été relâché et est entré aux États‑Unis le 25 juin 2010. Après avoir d’abord été détenu par les agents d’immigration américains, le demandeur a été relâché et a ensuite présenté une demande d’asile aux États‑Unis. Il a appris de son avocat américain, en juin 2012, que sa demande d’asile présentée aux États‑Unis avait été refusée. Il est ensuite arrivé au Canada le 25 juin 2012 et a demandé l’asile.

II.                La décision de la SPR

[6]               La SPR s’est d’abord penchée sur la question de l’identité du demandeur. Même si elle a finalement conclu qu’il avait établi son identité somalienne, la SPR était préoccupée par la crédibilité du demandeur parce qu’il n’avait présenté aucun élément de preuve corroborant. La SPR a souligné que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve corroborant de la part des membres de sa famille avec qui il était en contact, notamment l’oncle avec qui il avait vécu. Elle a indiqué qu’il n’avait présenté aucun document confirmant qu’il avait habité sept ans avec son oncle au Kenya et qu’il y avait exercé deux emplois dans ce pays. Interrogé au sujet de son défaut de présenter des éléments de preuve en ce sens, le demandeur a répondu qu’il avait oublié, qu’il n’avait pas eu le temps, qu’il n’y avait pas pensé ou qu’il était trop occupé par son travail. Comme le demandeur avait eu deux ans pour obtenir ces éléments de preuve, la SPR a conclu que ses explications n’étaient pas raisonnables et a tiré une conclusion négative au sujet de sa demande d’asile et de sa crainte subjective de persécution.

[7]               Pour en arriver à cette décision, la SPR a tenu compte de la déclaration faite sous serment par Shafi Yussuf, un témoin chargé de confirmer l’identité du demandeur, qui a affirmé que le demandeur était son cousin. Le demandeur a signalé que M. Yussuf était présent à l’audience, mais qu’il n’avait pas été interrogé.

[8]               La SPR a convenu que le demandeur avait été mis en liberté aux États‑Unis. Elle a conclu qu’il avait présenté suffisamment de documents aux agents d’immigration des États‑Unis pour établir son identité à titre de citoyen de la Somalie. Toutefois, il n’avait pas entrepris de démarches pour fournir des documents semblables aux agents canadiens. La SPR a tiré une conclusion négative au sujet de la crédibilité du demandeur puisque ce dernier n’avait pas présenté le dossier des procédures américaines ni la décision rendue à l’issue de celle‑ci. Compte tenu des circonstances graves, de l’importance de ces documents dans le contexte de sa demande d’asile canadienne et du fait qu’il était représenté par un avocat américain avant de quitter les États‑Unis pour le Canada, la SPR a rejeté l’explication du demandeur suivant laquelle il ignorait pourquoi il n’avait pas avec lui les documents ou ne les avait pas reçus.

[9]               S’agissant de la détention du demandeur au Mexique, la SPR s’est également interrogée sur la crédibilité de son témoignage concernant les circonstances entourant sa remise en liberté. Elle a conclu que son témoignage au sujet de son arrivée au Mexique et de son départ du pays avait évolué au fil de son interrogatoire. La SPR a jugé invraisemblable que dans le « contexte de sécurité qui fait suite aux attentats du 11 septembre », on l’aurait remis en liberté au Mexique et qu’il aurait pu monter à bord d’un avion pour se rendre aux États‑Unis sans visa ni passeport.

[10]           Hormis ces préoccupations quant à la crédibilité du demandeur, la SPR a estimé que la question déterminante était celle de savoir si le demandeur avait raison de craindre d’être persécuté s’il devait retourner en Somalie. La SPR a fait observer que le demandeur s’identifiait comme un membre du clan minoritaire des Shekhals, qui ne faisait pas partie des clans minoritaires considérés comme étant à risque selon les principes directeurs publiés en 2010 par le High Commission for Refugees [HCR] des Nations unies, qui étaient résumés dans la directive opérationnelle du Royaume‑Uni. Ce document faisait également observer que les Somaliens qui rentrent dans leur pays d’origine et qui appartiennent à des groupes minoritaires risquent peu de faire face à des violences du seul fait de leur appartenance ethnique. De plus, la SPR a cité un rapport conjoint danois-norvégien publié en mai 2013 qui indiquait que les milices organisées par clans n’étaient plus actives à Mogadiscio et que le clan était devenu une structure sociale plutôt qu’une structure de protection.

[11]           La SPR a également fait observer au vu de la preuve documentaire que Mogadiscio était contrôlée par les Forces armées nationales somaliennes et la Mission de l’Union africaine en Somalie et que Al‑Shabaab n’attaquait pas directement les civils et ne tentait pas de reprendre Mogadiscio. Al‑Shabaab ciblait principalement des représentants du gouvernement et des travailleurs d’organismes internationaux. Ces changements étaient survenus depuis que le demandeur avait quitté Mogadiscio en 2003.

[12]           De plus, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de documents convaincants pour confirmer son identité de musulman soufi qui, selon le demandeur, l’exposait à un risque important de la part de Al‑Shabaab, ni pour confirmer son appartenance au clan des Shekhals. La preuve qu’il avait présentée consistait en des déclarations faites par des personnes qui n’avaient pas précisé pourquoi ils étaient en mesure de se prononcer sur l’appartenance religieuse du demandeur. La Commission a signalé que le demandeur avait expliqué qu’il avait un oncle et une tante qui vivaient à Mogadiscio et qu’il n’avait fourni aucun élément de preuve démontrant qu’ils avaient des problèmes là‑bas. Interrogé quant à savoir pourquoi il n’habitait pas avec l’un d’eux, le demandeur a cité des conflits religieux, mais, pressé de questions, il n’a pas expliqué en quoi ces conflits religieux le toucheraient lui, mais pas son oncle et sa tante, et a plutôt dirigé son attention sur des problèmes financiers.

[13]           La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve convaincants pour appuyer son allégation suivant laquelle il craignait d’être persécuté s’il retournait en Somalie et qu’il existait moins qu’une simple possibilité qu’il serait exposé à un risque s’il devait retourner en Somalie.

III.             Questions en litige

[14]           Les observations des parties, exposées ci‑après, soulèvent les deux questions suivantes :

  1. La décision de la SPR est‑elle raisonnable, notamment en ce qui concerne les conclusions qu’elle a tirées au sujet de la crédibilité et son appréciation de la situation en Somalie?
  2. La SPR a‑t‑elle porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale en refusant de permettre au témoin chargé de confirmer son identité, Shafi Yussuf, de témoigner oralement?

IV.             Norme de contrôle

[15]           Le demandeur n’a pas formulé d’observations expresses au sujet de la norme de contrôle applicable. Le défendeur affirme que les conclusions tirées par la SPR sont assujetties à la norme de la décision raisonnable, ce dont je conviens, et que les questions d’équité procédurale sont quant à elles assujetties à la norme de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 50, 53, 55 et 62; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 52‑62; Juste c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 670, aux paragraphes 23‑24; Olson c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 458 , au paragraphe 27).

[16]           Bien qu’on trouve sans aucun doute un appui jurisprudentiel pour l’application de la norme de la décision correcte aux questions d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt récent Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, aux paragraphes 67 à 72, passe en revue des décisions suivant lesquelles il convient néanmoins de faire preuve d’une certaine déférence envers le décideur quant à certains aspects de la décision procédurale. Cet arrêt ne règle pas ce que le juge Stratas qualifie d’« imbroglio jurisprudentiel » dans ce domaine, notamment parce qu’il n’était pas nécessaire de trancher la question étant donné que la Cour a conclu que, même si l’on appliquait la norme de contrôle de la décision correcte, rien ne justifiait de modifier la décision applicable pour des motifs d’équité procédurale.

[17]           En l’espèce, pour les motifs qui suivent, je conclus que la même analyse s’applique et que l’obligation d’équité procédurale a été respectée même si l’on applique la norme plus rigoureuse de la décision correcte.

V.                Observations du demandeur

[18]           Le demandeur affirme que la conclusion tirée par la SPR au sujet de la crédibilité sur le fondement de l’absence de documents corroborants était déraisonnable. Il cite des décisions suivant lesquelles il doit exister des invraisemblances ou d’autres raisons valables de mettre en doute la crédibilité pour pouvoir se fonder sur l’absence d’éléments de preuve documentaire (voir Zheng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1274, au paragraphe 20; Ismaili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 84 [Ismaili], au paragraphe 36; Amarapala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 12 , au paragraphe 10).

[19]           Le demandeur soutient que la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve provenant des membres de sa famille, qui selon elles étaient absents. Il met également en évidence divers documents relatifs à sa demande d’immigration qu’il avait présentée aux États‑Unis et affirme que la SPR s’est concentrée de façon déraisonnable sur l’absence d’autres documents relatifs à cette procédure et a ignoré le fait que les documents qu’il avait présentés corroboraient sa demande d’asile canadienne. Il soutient que les conclusions d’invraisemblance tirées par la SPR au sujet de son séjour au Mexique étaient déraisonnables étant donné qu’elles représentaient des spéculations et ne reposaient pas sur la preuve.

[20]           En ce qui concerne les conclusions tirées au sujet du risque objectif auquel il serait exposé en Somalie, le demandeur affirme que la décision de la SPR est déraisonnable parce qu’elle n’est pas fondée sur la preuve documentaire. Il soutient que la SPR aurait dû tenir compte des risques auxquels il s’exposait en tant que critique public de Al‑Shabaab en raison de la querelle qu’il avait eue au Kenya. Il renvoie également à des extraits du Cartable national de documentation de la Commission [le CND] suivant lesquels les Shekhals sont qualifiés de clan minoritaire et soutient que la SPR n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve qui contredisent ses conclusions à la lumière des principes directeurs de 2010 du HCR. Le demandeur souligne que la SPR n’a pas tenu compte des principes directeurs de 2010 du HCR, mais s’est plutôt fondée sur un résumé de ce document que l’on trouve dans la directive opérationnelle du Royaume‑Uni. Les principes directeurs de 2010 du HCR ne qualifient pas explicitement le clan des Shekhals de minorité.

[21]           Le demandeur soutient également que la SPR a conclu a tort que Al‑Shabaab n’attaque plus directement les civils à Mogadiscio et qu’il n’est plus nécessaire de se protéger contre les clans. Il affirme que cette conclusion reposait sur une interprétation sélective du rapport conjoint danois-norvégien de 2013, qui est une compilation de diverses opinions dont certaines contredisent les conclusions de la SPR.

[22]           Enfin, le demandeur affirme que la SPR a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale en ne permettant pas à son cousin, M. Yussuf, de témoigner à l’audience. Il soutient que la SPR lui a refusé le droit de citer un témoin pour confirmer son identité et que la Commission a tiré une conclusion négative au sujet de sa crédibilité. La SPR a refusé sa demande en vue de lui permettre de faire témoigner M. Yussuf parce qu’il était déjà 16 h et lui a plutôt demandé de souscrire un affidavit. Le demandeur signale que la SPR a affirmé qu’un affidavit suffirait parce qu’au cours du témoignage, il était devenu évident que les divers éléments de son récit se confirmaient et que ce n’est que sur la foi de cette assurance que son avocat avait accepté de présenter un affidavit.

[23]           Le demandeur invoque les décisions Ayele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 126, au paragraphe 13, et Kamtasingh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 45, au paragraphe 13, dans lesquelles il a été jugé que le refus d’entendre un témoin dont la déposition aurait été pertinente relativement à une question importante constitue un manquement à l’équité procédurale.

VI.             Observations du défendeur

[24]           Le défendeur soutient que la SPR a agi de façon raisonnable en tirant une conclusion négative quant à la crédibilité, puisque sa conclusion ne reposait pas uniquement sur l’incapacité du demandeur de fournir des documents corroborants. S’agissant de la demande d’asile présentée par le demandeur aux États‑Unis, le défendeur affirme que la SPR a eu raison de tirer une conclusion négative du défaut du demandeur de fournir tous les documents. Le fait que les documents qui ont été présentés corroboraient sa demande canadienne n’éliminait pas les préoccupations au sujet de la crédibilité découlant du défaut de présenter les autres documents américains.

[25]           Le défendeur affirme également que l’appréciation que la SPR a faite de la situation en Somalie était raisonnable. Sur la question du clan des Shekhals, le défendeur affirme que les principes directeurs de 2010 du HCR ne font mention qu’à une seule reprise du clan des Shekhals et qu’ils le distinguent des autres clans minoritaires en expliquant que ceux‑ci sont [traduction« étroitement liés » avec un clan majoritaire. Le fait que la SPR s’est fondée sur la directive opérationnelle du Royaume‑Uni et non sur les principes directeurs de 2010 sous‑jacents du HCR ne change rien au caractère raisonnable de sa conclusion suivant laquelle le fait d’être membre du clan des Shekhals n’exposait le demandeur à aucun risque.

[26]           Pour ce qui est du rapport conjoint danois-norvégien, le défendeur soutient que la SPR n’a pas procédé à un examen sélectif de ce document et que l’orientation dominante des opinions fournies dans ce document s’accorde avec les conclusions de la SPR. Le défendeur signale également que le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve donnant à penser que les membres de sa famille qui vivent à Mogadiscio ont éprouvé quelque difficulté que ce soit.

[27]           Sur la question de l’équité procédurale, le défendeur renvoie à des décisions suivant lesquelles lorsqu’aucune objection n’est soulevée à l’audience au sujet du déroulement de celle‑ci, on peut conclure à une renonciation implicite à toute objection quant à l’équité procédurale. Le défendeur affirme que le demandeur a accepté la suggestion de la Commission de recueillir le témoignage du témoin sous forme d’affidavit et que son défaut de s’opposer à cette procédure à l’audience constitue une renonciation implicite à tout manquement à l’équité procédurale qui aurait pu avoir lieu. Le défendeur soutient également que l’affidavit de M. Yussuf a été accepté, tout comme l’identité du demandeur en tant que citoyen de la Somalie.

VII.          Analyse

[28]           Tout d’abord, pour ce qui est des conclusions négatives tirées par la SPR au sujet de la crédibilité, je suis conscient des décisions citées par le demandeur suivant lesquelles le témoignage donné sous serment par un demandeur d’asile est présumé véridique à moins qu’il n’existe une raison de douter de son authenticité et que le manque d’éléments de preuve documentaire est un facteur valable pour évaluer la crédibilité uniquement lorsque cette raison est présente (voir Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), au paragraphe 5; Zheng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1274, au paragraphe 20; Ismaili, au paragraphe 36).

[29]           Toutefois, j’estime que ces principes n’aident pas le demandeur en l’espèce. La SPR a tiré ses conclusions négatives au sujet de la crédibilité dans le cadre de son analyse de l’identité du demandeur. Dans cette analyse, la SPR s’est inspirée explicitement de l’article 106 de la LIPR, qui l’oblige à examiner, lorsqu’il est question de la crédibilité d’un demandeur, si ce dernier est muni de documents acceptables prouvant son identité et, dans le cas contraire, s’il a fourni une explication raisonnable pour justifier l’absence de documents ou s’il a fait des démarches raisonnables pour s’en procurer.

[30]           La SPR a renvoyé aux exigences de l’article 106 et a cherché à obtenir du demandeur des explications pour justifier l’absence de documents, explications que la SPR a jugé insatisfaisantes. Bien que la SPR ait finalement estimé que le demandeur avait, selon la prépondérance des probabilités, établi sa citoyenneté somalienne, elle a néanmoins conclu que les préoccupations qu’elle avait exprimées au sujet de sa crédibilité dans son analyse minaient la crédibilité générale de la demande d’asile du demandeur.

[31]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que lorsqu’on lit cette partie de la décision dans son ensemble, il est évident que la SPR a conclu que le fait que le demandeur n’avait pas pris les mesures voulues pour se procurer des éléments de preuve corroborant son identité minait la crédibilité de son affirmation qu’il avait une crainte subjective de persécution. La SPR a estimé que le comportement du demandeur, ou plus précisément son inaction, était incompatible avec son affirmation qu’il avait une crainte subjective. À cet égard, l’analyse de la SPR s’apparente à celle du juge Mosley dans la décision Byaje c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 90, dans laquelle il a estimé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en exigeant des éléments de preuve pour corroborer un témoignage non contredit. Le commissaire de la SPR avait plutôt conclu que les agissements de la demanderesse d’asile, notamment son défaut de signaler des menaces et des incidents qui appuyaient sa demande d’asile, contredisaient sa version des faits.

[32]           Cet aspect du raisonnement de la SPR constitue par ailleurs une réponse à l’argument du demandeur suivant laquelle la SPR a commis une erreur en déclarant qu’il n’avait pas fait corroborer son identité par les membres de sa famille. Le demandeur fait observer que la preuve documentaire qu’il a présentée à la suite de l’audience comprenait de tels éléments de preuve de la part de membres de sa famille. Toutefois, la conclusion tirée par la SPR sur cette question concerne les efforts déployés par le demandeur à la date de l’audience lorsqu’il a été interrogé par le tribunal au sujet de son inaction et qu’il a répondu qu’il avait peut‑être « oublié, qu’il [avait] été trop occupé avec son travail et qu’il n’[avait] pas eu le temps de réunir des renseignements ».

[33]           J’estime qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que le comportement du demandeur démontrait une absence de crainte subjective de persécution en Somalie.

[34]           Je ne décèle non plus aucune erreur dans l’évaluation négative de la crédibilité que la SPR a menée sur le fondement du défaut du demandeur de fournir des éléments de preuve concernant la procédure de demande d’asile des États‑Unis et son issue. Le demandeur soutient que la fourniture d’éléments de preuve quant aux documents qu’il avait présentés aux autorités américaines, qui contenaient des renseignements qui concordaient avec ceux de sa demande d’asile canadienne, aurait dû être suffisante. Toutefois, je ne vois rien de déraisonnable dans le raisonnement de la SPR suivant lequel les documents que le demandeur d’asile n’avait pas fournis auraient pu miner sa demande d’asile canadienne, notamment en indiquant qu’il avait donné lors de son audience aux États‑Unis un témoignage contredisant sa demande canadienne.

[35]           À mon avis, la façon dont la SPR a traité les éléments de preuve présentés par le demandeur au sujet de sa détention au Mexique est plus problématique. Sa conclusion selon laquelle il était invraisemblable que les autorités mexicaines aient remis au demandeur un document lui permettant de demeurer au Mexique sans restriction pendant 30 jours et qu’il ait utilisé ce document pour voyager est une conclusion d’invraisemblance qui ne repose sur aucun élément de preuve. Toutefois, les conclusions tirées par la SPR au sujet de la détention au Mexique ne constituent qu’un seul élément de son analyse globale ayant mené aux conclusions négatives au sujet de la crédibilité, et j’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur en estimant que cet aspect de la demande du demandeur était suffisant pour conclure que son appréciation générale de la crédibilité était déraisonnable.

[36]           Pour ce qui est de la façon dont la SPR a analysé les documents fournis au sujet de la situation qui existait dans le pays d’origine, le demandeur soutient que la SPR s’est rendue coupable de procéder à une [traduction] « sélection aléatoire » d’éléments de preuve tirés du CND qui appuyaient ses conclusions tout en ignorant d’autres éléments de preuve probants qui auraient pu contredire ses conclusions. En réponse, le défendeur soutient que l’appréciation des éléments de preuve relatifs à la situation au pays est un domaine qui commande un degré élevé de déférence envers la SPR et que c’est le demandeur qui fait preuve d’une « sélection aléatoire » en tentant de ne retenir que des éléments non pertinents qui contredisent les conclusions raisonnables tirées par la SPR sur le fondement de la preuve documentaire dans son ensemble.

[37]           Le demandeur a raison de souligner que, pour analyser les éléments de preuve contenus dans les principes directeurs de 2010 du HCR, la SPR s’est fondée non pas sur la version originale des principes directeurs en question, mais sur un résumé de ceux‑ci contenu dans la directive opérationnelle du Royaume‑Uni. Toutefois, ce fait ne mine pas la conclusion de la SPR suivant laquelle le HCR avait répertorié une série de groupes qu’il estimait être à risque en tant que clans minoritaires et que le clan des « Sheikhals » ne figurait pas sur cette liste. La liste des clans minoritaires énoncée par la SPR correspond à ceux qui, suivant les principes directeurs du HCR, sont considérés comme vulnérables. Bien que le demandeur ait raison de souligner que, dans une section distincte, les principes directeurs du HCR indiquent que le clan des « Sheikhals » est considéré comme une minorité, cette indication se trouve dans le contexte d’une liste de minorités qui sont étroitement liées à des clans majoritaires précis.

[38]           Le demandeur signale également que la SPR s’est fondée sur le rapport conjoint danois‑norvégien de 2013 pour appuyer sa conclusion que Al‑Shabaab ne mène plus d’agressions directes sur des civils à Mogadiscio et qu’il n’est plus nécessaire de protéger les clans. Il cite d’autres passages du rapport conjoint qui mentionne les risques que courent encore les civils de la part de Al‑Shabaab et le fait que les clans ont toujours besoin de protection. Le demandeur indique que le rapport conjoint est une compilation d’opinions de différentes organisations et il insiste en particulier sur les opinions exprimées par les organisations désignées ONG (B) et Hakan Bilgin, IMC, dans le rapport conjoint.

[39]           La description de l’opinion de l’ONG (B) mentionne effectivement que certains s’en remettent au clan pour leur protection et le fait que, dans une certaine mesure, Mogadiscio est divisée en secteurs où différents clans dominent. Toutefois, on y trouve également l’affirmation suivante : [traduction] « Toutefois, à l’heure actuelle, les gens sont libres de circuler entre tous les secteurs [de Mogadiscio], peu importe leur affiliation clanique ».

[40]           Dans le même ordre d’idées, Hakan Bilgin, IMC, se serait dit en désaccord avec la proposition suivant laquelle la protection des clans n’est plus un problème à Mogadiscio. Toutefois, cet extrait se termine avec la déclaration suivante : [traduction] « Toutefois, Hakan Bilgin, IMC, était d’accord pour dire que les membres des clans minoritaires et des groupes minoritaires ethniques ne risquent pas plus d’être agressés que les membres des clans plus importants, surtout s’ils sont influents. Hakan Bilgin, IMC, a déclaré que cette évolution de la situation était un pas très positif dans la bonne direction. » Cette déclaration va dans le même sens que les opinions que l’on trouve dans le rapport conjoint au sujet de la protection des clans suivant lesquelles celle‑ci ne constitue pas une caractéristique aussi importante de la vie en Somalie qu’auparavant.

[41]           L’ONG (B) aurait également fait observer que le nombre d’assassinats perpétrés par Al‑Shabaab fluctuerait et que certaines des agressions qu’il commet ont une motivation idéologique et non financière, de sorte que quiconque les critique ouvertement s’expose à un risque. Toutefois l’ONG (B) explique que Al‑Shabaab se retrouve dans une situation financière plus difficile que jamais, ce qui là encore va dans le même sens que les opinions que l’on trouve dans le rapport conjoint, en plus d’ajouter que l’influence et les capacités de Al‑Shabaab ne sont plus ce qu’elles étaient auparavant.

[42]           En signalant les renvois susmentionnés aux documents relatifs à la situation en Somalie, je suis conscient que le rôle de notre Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire ne consiste pas à évaluer de nouveau la preuve ni à trouver appui pour les conclusions de la SPR dans des éléments de preuve qui n’ont pas été mentionnés par la SPR. Toutefois, bien que la SPR ne soit pas tenue de faire état de chaque élément de preuve qu’elle a admis et qui contredit ses conclusions, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée est importante, plus la Cour sera encline à inférer de ce silence que la SPR n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 16 et 17). L’analyse qui précède vise donc à examiner dans leur contexte des éléments de preuve invoqués par le demandeur à l’appui de ses arguments pour déterminer si ces éléments de preuve peuvent être qualifiés de suffisamment importants ou de contraires aux conclusions de la SPR pour pouvoir invoquer le type d’inférences mentionnées dans la décision Cepeda‑Gutierrez. En l’espèce, cette analyse ne permet pas de tirer ce type d’inférence. Je conclus plutôt que cet aspect du raisonnement de la SPR était raisonnable et appartenait aux issues possibles acceptables.

[43]           Enfin, j’ai tenu compte de l’argument soulevé par le demandeur au sujet de l’équité procédurale. La difficulté à laquelle était confronté le demandeur lorsqu’il a fait valoir qu’on l’avait privé injustement de la possibilité de faire témoigner M. Yussuf en personne est le fait qu’il était représenté par un avocat, qui avait accepté que ce témoignage soit fourni par écrit plutôt qu’oralement. On ne peut guère qualifier cette situation de refus de permettre à l’intéressé de témoigner en personne, puisque la transcription de l’audience démontre que la SPR n’a pas imposé cette solution. Le commissaire a plutôt soulevé la possibilité de recueillir son témoignage par affidavit et a demandé à l’avocat du demandeur si cette solution lui convenait, et l’avocat a acquiescé. Le défendeur invoque la décision Sayeed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 567, au paragraphe 23, pour affirmer que le défaut de l’avocat de s’opposer à une procédure à l’audience constitue une renonciation implicite à invoquer tout manquement à l’équité procédurale. Comme il y a eu en l’espèce accord explicite à la procédure proposée par la SPR, il est d’autant plus difficile de voir comment le demandeur peut maintenant contester cette procédure.

[44]           J’ai examiné l’argument du demandeur selon lequel l’accord de son avocat reposait sur la déclaration suivante du commissaire : [traduction« il m’est apparu évident au cours du témoignage que j’ai entendu pendant la dernière heure que des éléments de son histoire se recoupaient ». Je ne puis toutefois conclure que l’avocat du demandeur avait le droit de se fonder sur cette déclaration relativement vague du commissaire pour tirer des conclusions précises quant aux parties de la demande d’asile du demandeur qu’il était, le cas échéant, disposé à accepter.

[45]           Par ailleurs, la SPR a effectivement admis en preuve la déclaration sous serment de M. Yussuf et a finalement convenu que le demandeur avait établi son identité comme citoyen de la Somalie. Je relève que, dans sa preuve, M. Yussuf mentionne non seulement que le demandeur est un ressortissant somalien, mais également qu’il appartient au clan des Shekhals. Sur cette question, la SPR a conclu que le demandeur n’avait présenté aucun document convaincant pour confirmer son identité en tant que membre de ce clan, hormis les déclarations de personnes présentées pour confirmer son identité de citoyen somalien. Il est difficile de conclure que le témoignage oral de M. Yussuf aurait changé la conclusion de la SPR à cet égard. Toutefois, vu les conclusions tirées par la SPR, sur le fondement des documents relatifs à la situation en Somalie, quant à l’absence de risque objectif découlant de l’appartenance au clan des Shekhals, le fait que le demandeur aurait présenté des éléments de preuve plus convaincants quant à son appartenance à ce clan n’aurait rien changé à l’issue de l’audience.

[46]           Peu importe que j’applique la norme de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte, j’estime qu’aucun manquement à l’équité procédurale n’a été commis par la SPR.

[47]           Après avoir examiné les arguments invoqués par le demandeur, j’estime que rien ne justifie de modifier la décision de la SPR. La présente demande est par conséquent rejetée. Aucune des parties n’a soulevé de question de portée générale à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑6462‑14

 

INTITULÉ :

ABDALLA ALI DIRIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Cheryl Robinson

 

POUR LE demandeur

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE défendeur

 

 

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