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Date : 20150911


Dossier : IMM-1414-15

Référence : 2015 CF 1069

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SANKAR KUMAR DEB,

PROTIMA SINGHA CHOUDHARY,

SHUVASHISH DEB

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demandeurs, M. Sankar Kumar Deb, sa femme, Mme Protima Singha Choudhary, et leur fils, M. Shuvashish Deb, sont citoyens du Bangladesh. Ils contestent la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle ils n’ont ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2]               Les demandeurs ont demandé l’asile au motif qu’ils craignaient d’être persécutés ou de subir un préjudice au Bangladesh. Ils ont allégué qu’ils étaient exposés à un risque dans leur ville natale d’Habiganj parce qu’ils sont hindous et ont été pris pour cibles par deux individus associés à deux partis politiques, le Parti nationaliste du Bangladesh [le BNP] et le parti Jamaat‑e-Islami [le parti Jamaat]. Ces deux individus auraient tenté de les déposséder de leur propriété ancestrale pour une fraction de sa valeur et de les forcer à quitter le pays. Ils sont venus au Canada en mai 2014 et ont demandé l’asile.

[3]               La SPR et la SAR ont rejeté la demande des demandeurs au motif que leur crainte de persécution et leurs allégations n’étaient pas crédibles et qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Dhaka, la capitale du Bangladesh. Les demandeurs affirment que la décision de la SAR est déraisonnable parce que cette dernière a conclu à tort qu’ils disposaient d’une PRI viable. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR et prient la Cour d’annuler la décision et d’ordonner à un autre tribunal de la SAR d’examiner de nouveau leur appel.

[4]               Ayant examiné la preuve dont disposait la SAR et le droit applicable, je ne vois rien qui me permette d’infirmer la décision de la SAR. Dans sa décision, la SAR a tenu compte de la preuve et l’issue  pouvait se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire des demandeurs.

[5]               La seule question en litige est celle de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Dhaka.

II.                Contexte

[6]               La décision de la SAR a été rendue le 25 février 2015. Dans son analyse du fond de la décision de la SPR, la SAR a examiné les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité ainsi que ses conclusions liées à la PRI.

[7]               La SAR a conclu que la SPR avait commis des erreurs concernant son évaluation de la crédibilité des demandeurs, à l’exception du fait que la famille Deb n’a pas signalé ses problèmes à la police. La SAR a conclu que l’analyse de la crédibilité menée par la SPR n’était pas suffisante pour tirer une conclusion déterminante à l’égard de la demande des demandeurs. Toutefois, elle a conclu que la décision de la SPR concernant une PRI viable était déterminante et a rejeté l’appel des demandeurs sur ce motif.

[8]               La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à un risque partout au Bangladesh et qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils se réinstallent à Dhaka et qu’ils poursuivent leur vie là-bas. La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel leurs droits fondamentaux ont été violés lorsqu’ils ont dû quitter leur propriété ancestrale. S’appuyant sur la décision Kenguruka c Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 895 [Kenguruka], la SAR a conclu que la revendication de droits immobiliers ne peut servir de fondement à une demande d’asile fondée sur l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[9]               La SAR a indiqué que, puisque les agents de préjudice sont des acteurs non étatiques locaux, il serait insensé qu’ils poursuivent les demandeurs à l’extérieur de la région où se trouve leur propriété. Qui plus est, Dhaka est une ville immense et éloignée d’Habiganj, et il n’existe pas de possibilité sérieuse que les agents de persécution auraient les ressources ou les contacts pour poursuivre les demandeurs là‑bas, même si l’on présume qu’ils souhaitaient le faire. De plus, ils ne seraient pas en mesure d’utiliser les mécanismes de l’État pour retrouver les demandeurs.

[10]           La SAR a également confirmé les conclusions de la SPR selon lesquelles il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs, qui ont admis être relativement aisés dans le contexte du Bangladesh, de déménager à Dhaka et d’y vivre, même sans leur propriété à Habiganj.

III.             Analyse : la SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Dhaka?

[11]           Les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont aucune intention de vendre leur propriété ancestrale au BNP et au parti Jamaat. Monsieur Deb désire la placer en fiducie pour son fils, qui souffre du syndrome de Down et qui est autiste, pour lui permettre de vivre une vie confortable. Si les demandeurs doivent retourner au Bangladesh, ils vont se battre pour conserver la propriété et pour retourner à Habiganj, où leurs agents de persécution seraient en mesure de les retrouver. Les demandeurs allèguent que la SAR n’a pas tenu compte de leur situation personnelle lorsqu’elle a conclu qu’une réinstallation à Dhaka serait une solution raisonnable. Comme leur richesse diminuerait et qu’ils ne connaissent personne à Dhaka pour prendre soin de leur fils lorsqu’ils vieilliront, la réinstallation à Dhaka était déraisonnable et irréaliste.

[12]           Je ne saurais souscrire aux arguments formulés par les demandeurs.

[13]           La conclusion relative à l’existence d’une PRI viable résulte d’une analyse fondée sur les faits et doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Emezieke c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 922 [Emezieke], au paragraphe 24; Smirnova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 347, au paragraphe 19; Alves Dias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 722, au paragraphe 11). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la norme de la décision raisonnable exige que la décision soit justifiable, intelligible et transparente et appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[14]           Ayant examiné la décision de la SAR, la décision sous‑jacente de la SPR ainsi que la preuve, je suis convaincu que la conclusion de la SAR relative à l’existence d’une PRI à Dhaka était raisonnable.

[15]           L’analyse de la PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne peut être offerte que si le pays d’origine ne peut offrir une protection adéquate partout sur son territoire à la personne qui demande l’asile. Il incombe aux demandeurs de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils risquent sérieusement d’être persécutés dans tout le pays d’origine (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), ACF no 1172 (CAF) [Thirunavukkarasu], au paragraphe 2; Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), ACF no 2118 (CAF) [Ranganathan], au paragraphe 13; Emezieke, au paragraphe 28; Nunez Mercado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 792, au paragraphe 12).

[16]           Le critère pour déterminer s’il existe une PRI viable comporte deux volets. Premièrement, la SAR doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que les demandeurs ne risquent pas sérieusement d’être persécutés dans la partie du pays où il existe une PRI. Deuxièmement, la situation dans la partie du pays où il existe une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’y chercher refuge (Thirunavukkarasu, au paragraphe 12; Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), ACF no 1256 (CAF), au paragraphe 13; Kohazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 705, au paragraphe 2; Odurukwe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 613, au paragraphe 19).

[17]           S’agissant du premier volet du critère, la SAR a conclu que les demandeurs ne risquaient pas sérieusement d’être persécutés dans la partie du pays où il existe une PRI, sur le fondement des éléments suivants :

  • Maintenant que les demandeurs ont quitté la région, il ne serait pas logique que les persécuteurs les poursuivent pour acheter leur propriété;
  • En tentant d’agresser les demandeurs pour acheter leur propriété, leurs persécuteurs se placeraient dans une situation où la protection de l’État entrerait en jeu;
  • Les activités des présumés persécuteurs sont à l’échelle locale seulement et ces derniers n’auraient pas les ressources et les contacts pour poursuivre les demandeurs dans une ville aussi immense et éloignée que Dhaka.

[18]           La SAR a donc tenu compte de la situation précise des demandeurs et de la crainte qu’ils ont exprimée. Je suis convaincu, au vu de la preuve, que la SAR a conclu à bon droit que les demandeurs n’ont pas démontré que leurs agents de persécution souhaiteraient toujours les poursuivre à Dhaka. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation comme celle dans l’affaire Gamillo Vega c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 487, au paragraphe 21, où le décideur n’avait pas tenu compte du risque particulier que les demandeurs disaient craindre dans l’analyse de la PRI. L’espèce rappelle davantage l’affaire Roy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 434, au paragraphe 26, où la juge Bédard a expressément examiné pourquoi les agents de persécutions du demandeur (aussi le BNP et le parti Jamaat dans cette affaire) n’auraient pas un intérêt à retracer le demandeur partout au pays.

[19]           La SAR a également conclu à juste titre qu’une revendication de droits immobiliers n’est pas un motif pour fonder une demande d’asile. Ce principe a été clairement établi par la jurisprudence (Kenguruka, au paragraphe 6; Habonimana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1172, au paragraphe 7; Molefe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 317, au paragraphe 35).

[20]           Dans le second volet du critère, il faut analyser s’il serait raisonnable pour les demandeurs, qui ont admis être relativement aisés dans le contexte du Bangladesh, de se réinstaller à Dhaka. Là encore, la SAR a examiné la situation personnelle des demandeurs et a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour eux de se réinstaller là-bas. Leurs agents de persécution sont des acteurs non étatiques locaux qui ont peu d’intérêt, voire aucun, à les poursuivre. Même s’ils le souhaitaient, ils ne pourraient pas utiliser les mécanismes de l’État pour retrouver les demandeurs. La décision de la SPR et la décision de la SAR renvoient toutes deux à la preuve de façon détaillée à cet égard.

[21]           En outre, les préoccupations des demandeurs concernant leur déplacement et leur réinstallation, l’absence de membres de leur famille dans la partie du pays où il existe une PRI et les motifs d’ordre humanitaire n’équivalent pas à des conditions qui mettraient en danger la vie et la sécurité d’une personne (Ranganathan, au paragraphe 15; Thirunavukkarasu, au paragraphe 14). Ces éléments, qu’ils soient considérés seuls ou avec d’autres facteurs, ne peuvent qu’équivaloir à un risque de persécution s’ils établissent que la vie ou la sécurité du demandeur serait en danger. Par conséquent, la SAR a eu raison de ne pas considérer comme des facteurs suffisants le fait qu’aucun membre de la famille des demandeurs n’habite à Dhaka, le fait que de prendre soin de leur fils handicapé serait plus difficile et le fait que le revenu familial pourrait diminuer substantiellement en raison de leur réinstallation dans la partie du pays où il existe une PRI.

[22]           Compte tenu de ces circonstances, je conviens avec la SAR que les arguments des demandeurs concernant les difficultés qu’ils éprouveraient s’ils déménageaient à Dhaka ne répondent pas aux exigences du critère et ne démontrent pas que d’y trouver refuge est déraisonnable. Leur vie et leur sécurité ne sont pas en danger.

[23]           Les demandeurs renvoient à la décision Cuevas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1169, quant au danger qui existe dans la partie du pays où il existe une PRI. Toutefois, je ne suis pas convaincu que cette décision s’applique en l’espèce puisque la SAR avait plusieurs motifs pour conclure à l’existence d’une PRI et rien ne démontrait que les agents de persécution souhaitaient toujours retrouver les demandeurs ou avaient les moyens de les poursuivre à Dhaka.

[24]           La conclusion de la SAR concernant l’existence d’une PRI viable était déterminante pour la demande d’asile des demandeurs (Fedonin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1997), ACF no 1684 (CF), au paragraphe 2; Thaneswaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 189, au paragraphe 32). Elle était suffisante pour rejeter leur appel.

IV.             Conclusion

[25]           La décision de la SAR constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[26]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais;

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1414-15

INTITULÉ :

SANKAR KUMAR DEB, PROTIMA SINGHA CHOUDHARY, SHUVASHISH DEB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 SEPTEMBRE 2015

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Mme Nilufar Sadeghi

POUR LES DEMANDEURS

M. Evan Liosis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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