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Date : 20150918


Dossier : IMM-7928-14

Référence : 2015 CF 1095

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

PRIVA DORLUS

JARDE DORLUS

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               Alors que le critère de la dépendance financière est tangible et peut être démontré par la preuve objective, le critère de la dépendance affective est intangible et peut difficilement être démontré que par la preuve objective.

[2]               Dans certaines circonstances, la dépendance affective peut facilement être démontrée; par exemple, lorsqu’un adulte prend soin d’un enfant comme si c’était le sien. Dans d’autres cas, il est très difficile, voire impossible, de démontrer la dépendance affective. Comment une personne peut-elle démontrer la dépendance affective? Comment peut-on mesurer la dépendance affective entre individus? Quand un demandeur a-t-il fait assez pour rencontrer son fardeau de démontrer la dépendance affective?

[3]               Le présent cas est un cas d’espèce. Pourquoi une personne investirait autant de temps, d’énergie et de ressources financières afin de se lier avec les demandeurs si ce n’est qu’un lien de dépendance affective s’est créé?

II.                Introduction

[4]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision d’un agent d’immigration, à Port-au-Prince en Haïti, datée du 16 septembre 2014, rejetant la demande de résidence permanente de Priva Dorlus et de Jarde Dorlus.

III.             Faits

[5]               Les demandeurs, Jarde Dorlus, âgée de 16 ans, ainsi que son frère, Priva Dorlus, âgé de 21 ans, sont citoyens haïtiens.

[6]               Leur cousine au premier degré, Farah Mathurin [la garante], âgée de 33 ans, est citoyenne canadienne d’origine haïtienne. Elle a déposé une demande de parrainage à l’égard des demandeurs.

[7]               Cette histoire débute en 2001, lorsque Madame Mathurin, qui réside alors à Montréal, entreprend un voyage à Haïti afin de découvrir ses origines et de retrouver sa mère biologique – cette mère qu’elle n’avait pas rencontrée jusqu’alors. Malheureusement, sa mère était déjà décédée. C’est lors de ce voyage qu’elle rencontre pour la première fois le frère de sa mère biologique, Jean Michel Dorlus, ainsi que les enfants de ce dernier : Jarde Dorlus et Priva Dorlus.

[8]               À son retour au Canada, Madame Mathurin aide financièrement les demandeurs afin qu’ils puissent s’héberger, se nourrir et s’éduquer convenablement. Avec le soutien financier de Madame Mathurin, les demandeurs quittent leur village de Côte-de-Fer pour se relocaliser à Port-au-Prince. Les demandeurs n’étant pas avec leurs parents à Port-au-Prince, des personnes de soutien sont engagées par Madame Mathurin pour prendre soin des demandeurs. Madame Mathurin a par la suite voyagé à quelques reprises à Haïti pour visiter les demandeurs. Lorsqu’elle se trouvait à Montréal, Madame Mathurin téléphonait les demandeurs afin de garder contact avec ceux-ci.

[9]               En 2007, le père des demandeurs, Jean Michel Dorlus, décède. Ensuite, la mère des demandeurs décède en 2009. Par la suite, la grand-mère des demandeurs, Théliana Baptiste, vient vivre avec les demandeurs et veille sur eux. Elle décèdera le 12 janvier 2010 lors du grand séisme. Le 12 mars 2010, Madame Mathurin a obtenu, en Haïti, la tutelle légale des demandeurs alors qu’un dénommé Jean Baptiste Dorlus a été nommé subrogé tuteur – titre dont il s’est désisté par acte notarié le 21 septembre 2010.

[10]           Les demandeurs ont présenté une première demande de résidence permanente parrainée par Madame Mathurin en janvier 2010. Cette demande a été rejetée puisque les demandeurs n’entraient pas dans la catégorie du « regroupement familial » et qu’il n’y avait pas assez de circonstances humanitaires pour surmonter ce vice.

[11]           Une deuxième demande de résidence permanente parrainée par Madame Mathurin a été déposée le 8 novembre 2011. Cette demande a été rejetée sans que l’agent étudie les circonstances humanitaires. Une demande de révision judiciaire a été déposée au mois de février 2013 (IMM‑1388‑13), mais les parties ont consenti à l’abandon du contrôle judiciaire à la condition que la demande soit réévaluée par un agent différent.

[12]           Finalement, le 16 septembre 2014, un agent différent a rendu une décision dans laquelle il rejette la demande de résidence permanente. C’est cette décision qui fait l’objet de révision judiciaire.

IV.             Décision contestée

[13]           Dans sa décision du 16 septembre 2014, l’agent refuse la demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial. L’agent conclut que les demandeurs ne satisfont pas aux exigences de cette catégorie et que les considérations d’ordre humanitaire ne sont pas suffisantes pour dispenser toutes ou une partie des exigences prévues à la LIPR. La demande est donc rejetée.

[14]           Premièrement, en ce qui concerne la catégorie du regroupement familial, l’agent a examiné le paragraphe 12(1) de la LIPR ainsi que le règlement 117(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. L’agent a conclu que les demandeurs n’entrent pas dans la catégorie du regroupement familial en vertu du règlement 117(1) du RIPR en rappelant que Madame Mathurin n’avait pas légalement adopté les demandeurs.

[15]           Deuxièmement, en ce qui concerne les considérations d’ordre humanitaire, l’agent a conclu que ces considérations ne justifiaient pas la levée en tout ou en partie des critères et obligations applicables au regroupement familial. Ainsi, bien que l’agent reconnaisse que Madame Mathurin est une cousine intéressée par le bien-être des demandeurs et qu’elle leur apporte un soutien financier, l’agent n’était pas convaincu que c’était l’intention de Madame Mathurin de « former une relation parent-enfant avec Jarde et Priva ». L’agent appuie sa conclusion sur le fait qu’une relation parent-enfant ou une relation similaire n’existait pas au moment de prendre sa décision, en rappelant que Madame Mathurin et les demandeurs n’ont jamais résidé ensemble, que Madame Mathurin n’avait pas visité les demandeurs depuis trois ans et que Madame Mathurin n’a jamais tenté d’adopter les demandeurs. De plus, l’agent a énoncé que la plupart des motifs d’ordre humanitaire soulevés dans les soumissions des demandeurs sont le résultat direct des actions de Madame Mathurin – soit de les déménager de leur village où ils résidaient avec leurs parents pour aller à Port-au-Prince et être sous la garde de personnes de soutien. Finalement, l’agent spécifie avoir pris en considération tous les documents lui ayant été soumis, l’entrevue avec les demandeurs et Madame Mathurin, ainsi que l’intérêt supérieur de Jarde, qui est mineure.

[16]           Pour toutes ces raisons, l’agent d’immigration a rejeté la demande. L’agent a rappelé que le refus d’accepter la demande des demandeurs ne fait que perpétuer le statu quo; non de séparer une famille.

V.                Point en litige

[17]           La Cour considère que la demande soulève la question suivante :

L’agent d’immigration a-t-il erré dans son évaluation du regroupement familial quant aux considérations d’ordre humanitaire et en concluant que les demandeurs n’avaient pas formé une famille de fait avec la garante?

VI.             Provisions législatives

[18]           Les dispositions législatives de la LIPR et du RIPR suivantes s’appliquent :

Regroupement familial

Family reunification

12. (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

12. (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

Immigration économique

Economic immigration

(2) La sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

(2) A foreign national may be selected as a member of the economic class on the basis of their ability to become economically established in Canada.

Réfugiés

Refugees

(3) La sélection de l’étranger, qu’il soit au Canada ou non, s’effectue, conformément à la tradition humanitaire du Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées, selon qu’il a la qualité, au titre de la présente loi, de réfugié ou de personne en situation semblable.

(3) A foreign national, inside or outside Canada, may be selected as a person who under this Act is a Convention refugee or as a person in similar circumstances, taking into account Canada’s humanitarian tradition with respect to the displaced and the persecuted.

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations – request of foreign national

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

Regroupement familial

Member

117. (1) Appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu’ils ont avec le répondant les étrangers suivants :

117. (1) A foreign national is a member of the family class if, with respect to a sponsor, the foreign national is

a) son époux, conjoint de fait ou partenaire conjugal;

(a) the sponsor's spouse, common-law partner or conjugal partner;

b) ses enfants à charge;

(b) a dependent child of the sponsor;

c) ses parents;

(c) the sponsor's mother or father;

d) les parents de l’un ou l’autre de ses parents;

(d) the mother or father of the sponsor's mother or father;

e) [Abrogé, DORS/2005-61, art. 3]

(e) [Repealed, SOR/2005-61, s. 3]

f) s’ils sont âgés de moins de dix-huit ans, si leurs parents sont décédés et s’ils n’ont pas d’époux ni de conjoint de fait :

(f) a person whose parents are deceased, who is under 18 years of age, who is not a spouse or common-law partner and who is

    (i) les enfants de l’un ou l’autre des parents du répondant,

    (i) a child of the sponsor's mother or father,

    (ii) les enfants des enfants de l’un ou l’autre de ses parents,

    (ii) a child of a child of the sponsor's mother or father, or

    (iii) les enfants de ses enfants;

    (iii) a child of the sponsor's child;

g) la personne âgée de moins de dix-huit ans que le répondant veut adopter au Canada, si les conditions suivantes sont réunies :

(g) a person under 18 years of age whom the sponsor intends to adopt in Canada if

    (i) l’adoption ne vise pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la Loi,

    (i) the adoption is not being entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act,

    (ii) s’il s’agit d’une adoption internationale et que le pays où la personne réside et la province de destination sont parties à la Convention sur l’adoption, les autorités compétentes de ce pays et celles de cette province ont déclaré, par écrit, qu’elles estimaient que l’adoption était conforme à cette convention,

    (ii) where the adoption is an international adoption and the country in which the person resides and their province of intended destination are parties to the Hague Convention on Adoption, the competent authority of the country and of the province have approved the adoption in writing as conforming to that Convention, and

    (iii) s’il s’agit d’une adoption internationale et que le pays où la personne réside ou la province de destination n’est pas partie à la Convention sur l’adoption :

    (iii) where the adoption is an international adoption and either the country in which the person resides or the person's province of intended destination is not a party to the Hague Convention on Adoption

    (A) la personne a été placée en vue de son adoption dans ce pays ou peut par ailleurs y être légitimement adoptée et rien n’indique que l’adoption projetée a pour objet la traite de l’enfant ou la réalisation d’un gain indu au sens de cette convention,

    (A) the person has been placed for adoption in the country in which they reside or is otherwise legally available in that country for adoption and there is no evidence that the intended adoption is for the purpose of child trafficking or undue gain within the meaning of the Hague Convention on Adoption, and

    (B) les autorités compétentes de la province de destination ont déclaré, par écrit, qu’elles ne s’opposaient pas à l’adoption;

    (B) the competent authority of the person's province of intended destination has stated in writing that it does not object to the adoption; or

h) tout autre membre de sa parenté, sans égard à son âge, à défaut d’époux, de conjoint de fait, de partenaire conjugal, d’enfant, de parents, de membre de sa famille qui est l’enfant de l’un ou l’autre de ses parents, de membre de sa famille qui est l’enfant d’un enfant de l’un ou l’autre de ses parents, de parents de l’un ou l’autre de ses parents ou de membre de sa famille qui est l’enfant de l’un ou l’autre des parents de l’un ou l’autre de ses parents, qui est :

(h) a relative of the sponsor, regardless of age, if the sponsor does not have a spouse, a common-law partner, a conjugal partner, a child, a mother or father, a relative who is a child of that mother or father, a relative who is a child of a child of that mother or father, a mother or father of that mother or father or a relative who is a child of the mother or father of that mother or father

    (i) soit un citoyen canadien, un Indien ou un résident permanent,

    (i) who is a Canadian citizen, Indian or permanent resident, or

    (ii) soit une personne susceptible de voir sa demande d’entrée et de séjour au Canada à titre de résident permanent par ailleurs parrainée par le répondant.

    (ii) whose application to enter and remain in Canada as a permanent resident the sponsor may otherwise sponsor.

VII.          Position des parties

[19]           Les demandeurs soutiennent qu’en considérant la catégorie du regroupement familial (paragraphes 12(1) et 25(1) de la LIPR ainsi que l’alinéa 117(1)h) du RIPR), l’agent d’immigration n’a pas pris en considération les facteurs énoncés dans le Guide opérationnel (Évaluation des considérations d’ordre humanitaire : membres de la famille de fait) permettant de conclure que les demandeurs étaient membres d’une famille de fait avec Madame Mathurin, la garante (voir Massey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1382). Ainsi, l’agent d’immigration n’a pas pris en considération l’appartenance des demandeurs à une famille de fait, la relation de dépendance des enfants avec Madame Mathurin, la tutelle assignée à Madame Mathurin, le lien affectif unissant les demandeurs à Madame Mathurin, ainsi que la situation générale qui prévaut en Haïti.

[20]           Quant aux considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas suffisamment étayé sa conclusion à l’effet que Madame Mathurin n’avait pas l’intention de former une relation parent-enfant avec les demandeurs et qu’il n’existait pas de lien affectif similaire. Le manquement d’un agent d’ERAR d’énoncer ses conclusions pour lesquelles il n’y avait pas formation d’une famille de fait est, selon les demandeurs, un motif suffisant pour accepter le contrôle judiciaire (Okbai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 229 [Okbai]). L’agent a donc manqué à son devoir, tel qu’énoncé dans la décision Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817, d’étayer par des motifs suffisants ses conclusions quant à des motifs d’ordre humanitaire afin de permettre aux demandeurs de savoir pourquoi leur demande a été rejetée (David c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 546). Les demandeurs affirment que ceux-ci entretiennent un lien affectif avec Madame Mathurin; leur relation dure depuis plus de dix ans. De plus, Madame Mathurin veille sur les demandeurs et tente depuis plusieurs années de les parrainer. Ainsi, les demandeurs soutiennent que l’agent a ignoré des éléments de preuve au dossier et n’a pas suffisamment motivé ses conclusions.

[21]           De son côté, le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable puisque les demandeurs n’appartiennent pas à la catégorie du regroupement familial tel qu’énoncé à l’alinéa 117(1)h) du RIPR (voir également les articles 12 et 25 de la LIPR). Le défendeur rappelle que le pouvoir énoncé au paragraphe 25(1) de la LIPR est tout à fait discrétionnaire (Kawtharani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 162 au para 15 [Kawtharani]).

[22]           De plus, le défendeur soutient que l’agent a bel et bien pris en considération l’ensemble de la preuve fournie par les demandeurs et que la décision Okbai, ci-dessus, citée par les demandeurs, n’est pas applicable. Le défendeur soutient que les lignes directrices des Guides ne lient pas l’agent, mais visent uniquement à le guider (Maple Lodge Farms Ltd. c Canada, [1982] 2 RCS 2, 1982 CanLII 24 (CSC); Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 RCF 358, 2002 CAF 125 aux para 20, 28; Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 3 RCF 195, 2004 CAF 49 au para 71). Le défendeur soutient que le seul fait de faire partie d’une famille n’est pas suffisant pour que soit octroyée une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire (Liu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 1090 aux para 8-9 [Liu]).

[23]           Concernant les conclusions de l’agent qu’il n’existait pas de relation parent-enfant entre les demandeurs et Madame Mathurin, le défendeur soutient que l’agent a étayé cette conclusion. Ainsi, le défendeur rappelle que l’agent a conclu que Madame Mathurin n’avait pas toujours agi dans le meilleur intérêt des demandeurs, notamment lorsque Madame Mathurin a fait relocaliser les demandeurs alors qu’ils étaient de jeunes mineurs. De plus, le défendeur s’appuie sur la décision de la Cour d’appel du Québec, Adoption – 152, 2015 QCCA 348 aux para 78 à 83, pour argumenter que le soutien financier de longue date ne suffit pas en soi pour établir une relation parent-enfant. Le défendeur soutient aussi que dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a pris en considération les contradictions quant à la relation qu’entretiennent les demandeurs avec leur grand frère Guivard Dorlus.

[24]           Finalement, quant à l’argument des demandeurs à l’effet que l’agent n’a pas pris en considération la situation générale en Haïti, le défendeur énonce qu’il n’est pas suffisant de se fier uniquement sur les conditions générales d’un pays lors d’une demande fondée sur des considérations humanitaires (Hussain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 719 au para 12). En somme, le défendeur argumente que la décision de l’agent était raisonnable et que les conclusions de fait se rapportent à l’expertise de l’agent (Mathewa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 914 au para 17).

VIII.       Norme de contrôle

[25]           Les décisions d’un agent d’immigration relativement à l’application du bon critère de la LIPR, sa loi constitutive, sont soumis à la norme de la décision raisonnable (Diaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 373 au para 13; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 RCS 654, 2011 CSC 61 au para 34). Quant aux considérations d’ordre humanitaire traitant des questions de faits et de droit ou de fait, la norme de la décision raisonnable est applicable (Joseph v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2015 FC 904 au para 22; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CAF 189 au para 18). La norme de la raisonnabilité est également applicable pour les considérations d’ordre humanitaire en déterminant si une personne est membre de la famille de fait (Pervaiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 680 [Pervaiz]; Da Silva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 347 au para 14).

[26]           Ainsi, la décision de l’agent d’immigration est raisonnable si elle est justifiée, transparente, que le processus décisionnel est intelligible et que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 au para 47).

IX.             Analyse

[27]           Il ne fait pas de doute que l’agent n’a pas commis d’erreur dans son évaluation du paragraphe 12(1) de la LIPR et du paragraphe 117(1) du RIPR. La Cour considère la prochaine question qui est de déterminer si l’agent d’immigration aurait dû se prévaloir de son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR. Cette disposition lui permet d’octroyer le statut de résident permanent aux demandeurs, en levant en tout ou en partie les critères et obligations prévues par la LIPR, pour cause de considérations d’ordre humanitaire compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[28]           Cette Cour a reconnu à plusieurs occasions qu’une demande pour considérations d’ordre humanitaire, tel que prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR, est un remède exceptionnel et hautement discrétionnaire (Gonzalo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 526 au para 16; Pervaiz, ci-dessus au para 40). Pour qu’une telle demande soit octroyée, le décideur doit apprécier les facteurs applicables au regard des faits précis de l’affaire dont il est saisi (Miller c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1173 au para 18; Kawtharani, ci-dessus au para 15).

[29]           En l’espèce, les demandeurs soutiennent que l’agent d’immigration n’a pas apprécié si les demandeurs avaient formé une famille de fait avec Madame Mathurin. Il importe de rappeler que bien que la LIPR favorise le regroupement des familles, le regroupement des familles n’est qu’un facteur parmi d’autres en ce qui concerne les considérations d’ordre humanitaire (Liu, ci-dessus au para 14, cité dans Pervaiz, ci-dessus au para 40).

[30]           Pour qu’une personne ait le statut de membre de famille de fait, celle-ci doit être une personne vulnérable, ne répondant pas à la définition de membre de la famille prévue dans la LIPR, qui dépend du soutien financier et affectif de personnes qui habitent au Canada (Frank c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 270 au para 29).

[31]           Dans son analyse, l’agent d’immigration a conclu que bien qu’une dépendance financière se soit développée entre la garante et les demandeurs, une dépendance affective ne s’était pas développée. Sans dépendance affective, il ne peut y avoir formation d’une famille de fait.

[32]           Pour appuyer sa conclusion qu’il n’y a pas de dépendance affective, l’agent d’immigration a porté une attention particulière au fait que Madame Mathurin n’ait pas légalement adopté les demandeurs :

Mme Mathurin stated at interview that she did not look into adopting Priva and Jarde when they were younger because it had never been her intention to bring them to Canada, just to supplement their care in Haiti. […] Mme Mathurin stated at interview that when she did look into adopting Priva and Jarde she was informed it was too late under Haitian law as Priva was already 16 years old and so she dropped this matter. The sponsor’s consultant submitted the portion of the Haitian Code Civil relevant to adoption which was procured from the Haitian Consulate in Montreal in June 2011. The consultant has highlighted that the Haitian Code Civil includes several regulations on adoption which would render Mme Mathurin ineligible to adopt her cousins. I note that there is an established legal remedy for these clauses and exceptions to the Haitian adoption regulations are regularly considered and approved when determined to be in the best interest of the children involved by the relevant authorities in Haiti. I further note that in not pursuing legal adoption, the sponsor would be circumventing oversight by the responsible authorities in Haiti (Institut de Bien Être Sociale) to determine the best interest of an orphaned or abandoned child. [Je souligne.]

(Dossier de la partie défenderesse, Affidavit de Susan Bradley, Pièce « A », p 6)

[33]           La Cour constate que l’agent d’immigration a prêté une attention trop importante à la question de l’adoption et a omis de prendre en considération d’autres éléments de preuve importants qui contredisaient ses conclusions. Rappelons que l’agent d’immigration doit discuter dans ses motifs des éléments de preuve qui semblent contredire carrément sa conclusion (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] ACF no 1425 au para 34).

[34]           Alors que le critère de la dépendance financière est tangible et peut être démontré par la preuve objective, le critère de la dépendance affective est intangible et peut difficilement être démontré que par la preuve objective.

[35]           Dans certaines circonstances, la dépendance affective peut facilement être démontrée; par exemple, lorsqu’un adulte prend soin d’un enfant comme si c’était le sien. Dans d’autres cas, il est très difficile, voire impossible, de démontrer la dépendance affective. Comment une personne peut-elle démontrer la dépendance affective? Comment peut-on mesurer la dépendance affective entre individus? Quand un demandeur a-t-il fait assez pour rencontrer son fardeau de démontrer la dépendance affective?

[36]           Le présent cas est un cas d’espèce. Pourquoi une personne investirait autant de temps, d’énergie et de ressources financières afin de se lier avec les demandeurs si ce n’est qu’un lien de dépendance affective s’est créé?

[37]           La relation entre Madame Mathurin et les demandeurs date de l’année 2001. Depuis ce temps, Madame Mathurin a veillé sur eux tant financièrement qu’émotivement :

À mon retour à Montréal, j’ai pris la ferme décision de m’impliquer dans la vie de ces enfants et de pouvoir avoir un impact transformateur dans leur vie […] mais également en allant les voir en Haïti le plus souvent que mes obligations me le permettent afin de nourrir les liens et leur faire sentir ma présence et mon attachement à leur endroit malgré la distance.

Bien que je ne fusse pas mère, mon attachement pour eux s’apparentait à ce qu’est une mère dans la vie de ses enfants. C’est ainsi qu’en travaillant, des fois sur deux quart[s] de travail [sic], je suis parvenue à faire assez d’économie[s] afin de pou[r]voir à leur[s] besoin[s].

(Dossier de la partie demanderesse, Affidavit du demandeur, Pièce « A », p 18)

[38]           De plus, de par ses actions, Madame Mathurin a démontré vouloir prendre soin des demandeurs et se rapprocher d’eux. Il appert de la preuve au dossier que Madame Mathurin a fait ses propres recherches dans le Code civil haïtien quant à la loi entourant l’adoption légale et en a conclu qu’il ne serait pas possible d’adopter les demandeurs. De plus, elle est devenue tutrice légale. Ces comportements ne sont pas cohérents avec ceux d’une personne qui ne cherche qu’à apporter un soutien financier.

[39]           Compte tenu de ces éléments de preuve, il n’était pas raisonnable pour l’agent d’immigration de conclure qu’il n’existe pas une dépendance affective entre les demandeurs et Madame Mathurin.

Considérations d’ordre humanitaire

[40]           Quant à l’argument de la situation générale en Haïti, cet argument doit être rejeté puisqu’il est nécessaire de démontrer que le risque est personnel et particulier (Joseph v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2015 CF 661 au para 49; Lalane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 6 au para 1).

X.                Conclusion

[41]           La Cour conclut que la décision de l’agent d’immigration n’est pas raisonnable. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire est accordée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accordée et que le dossier soit retourné devant un autre agent pour une étude de novo. Aucune question n’est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7928-14

 

INTITULÉ :

PRIVA DORLUS, JARDE DORLUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 septembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 septembre 2015

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour la partie demanderesse

 

Thi My Dung Tran

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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