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Date : 20150901


Dossier : T-19-15

Référence : 2015 CF 1036

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2015

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

NAFISEH ZARANDI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire du rejet de la demande de citoyenneté canadienne de la demanderesse fondée sur l’article 5 de la Loi sur la citoyenneté, 1985, c C‑29 [la Loi]. La demanderesse cherche à faire annuler la décision d’une juge de la citoyenneté portant que la demanderesse n’a pas fourni une preuve satisfaisante de sa résidence au Canada.

I.                   Contexte

[2]               La demanderesse est citoyenne de l’Iran et est devenue résidente permanente du Canada le 3 août 2007. Elle a présenté une demande de citoyenneté canadienne en février 2012. La période de résidence visée s’échelonne du 2 février 2008 au 2 février 2012. Dans sa demande de citoyenneté canadienne, la demanderesse a déclaré, au total, 322 jours d’absence du Canada; ce qui correspond à une présence effective de 1 138 jours.

[3]               Le 11 mars 2013, un questionnaire sur la résidence [le QR] a été envoyé à la demanderesse, lequel devrait être rempli et renvoyé au bureau de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] de Vancouver. Le QR exigeait que la demanderesse fournisse des copies complètes de chaque page de ses passeports périmés et de ses documents de voyage. En outre, le QR précisait que tous les timbres étrangers devaient être traduits en anglais ou en français par un traducteur agréé. La demanderesse n’a pas répondu à cette requête.

[4]               Par une lettre datée du 26 février 2014, la demanderesse a reçu un « DERNIER AVIS » lui demandant de fournir un QR rempli, des preuves documentaires additionnelles et une traduction certifiée de ses passeports à l’appui de sa demande de citoyenneté.

[5]               La demanderesse, avec l’aide de son représentant désigné, Mohammad Rouhi, a soumis un QR rempli, une photocopie de la page biographique des passeports canadiens appartenant à son époux et à ses deux enfants ainsi qu’une copie d’un relevé d’impôt foncier. La demanderesse n’a pas inclus une copie des pages de son passeport et de ses documents de voyage, ni la traduction des timbres étrangers, contrairement à ce qu’on lui avait demandé. Aucun autre document à l’appui n’a été fourni.

[6]               Le 19 août 2014, l’agent de la citoyenneté E. Ko a examiné le dossier de la demanderesse et a rempli la version longue du gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier (CIT 0509). L’agent est parvenu à la conclusion suivante : [traduction« La preuve documentaire figurant au dossier de Mme Zarandi n’est pas suffisante pour déterminer si elle a satisfait à l’obligation de résidence établie à l’alinéa 5(1)c) […] Je recommande la tenue d’une audience sur la résidence devant un juge de la citoyenneté. » L’agent a également fait la remarque suivante :

[traduction]

L’outil d’examen initial des compétences linguistiques pour la citoyenneté (EICLC) a été appliqué au cours de l’entrevue avec la cliente. Elle semblait éprouver de légères difficultés quant à la grammaire de base et à l’utilisation des verbes au passé. Lorsqu’on lui a demandé comment elle a appris l’anglais, elle a répondu « I at home » [« moi à mon domicile »]. […] Manifestement, ses faibles aptitudes langagières ont nui à sa capacité de communiquer clairement pendant l’entrevue. Je recommande la tenue d’une évaluation des compétences linguistiques pour cette demande.

[7]               Le 27 novembre 2014, la demanderesse a comparu devant une juge de la citoyenneté. Cette dernière a examiné les documents de la demanderesse et les réponses que celle‑ci a fournies lors de l’entrevue et elle est parvenue à la conclusion que la demanderesse n’avait pas satisfait aux exigences énoncées dans la Loi sur la citoyenneté. Qui plus est, la juge de la citoyenneté a jugé que, dans le cas de la demanderesse, il n’y avait pas lieu de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire. 

[8]               Dans une lettre datée du 23 décembre 2014, la juge de la citoyenneté a avisé la demanderesse de sa décision et a motivé le rejet de sa demande de citoyenneté comme suit :

a)      l’information fournie par la demanderesse n’indiquait pas avec exactitude le nombre de jours pendant lesquels elle avait été effectivement présente au Canada;

b)      il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir la résidence de la demanderesse au Canada pendant la période visée;

c)      la présence effective observée indiquait clairement un retour en Iran et non au Canada;

d)     la demanderesse n’a pas travaillé pendant son séjour au Canada, elle n’a pas participé à des travaux communautaires ou bénévoles et elle ne s’est jointe à aucun groupe ni à aucune organisation; 

e)      la demanderesse n’a pas déclaré toutes ses absences du Canada pendant la période visée, et certaines des absences qu’elle a déclarées étaient inexactes. 

[9]               Lors de son témoignage, la demanderesse a affirmé que l’audience relative à la citoyenneté avait été fondamentalement inéquitable. Selon ses allégations, durant l’audience, la juge de la citoyenneté était belliqueuse et dénigrante à l’égard de la demanderesse et de son conseil, créant ainsi un environnement hostile pour l’audience. Il est allégué que la juge de la citoyenneté a restreint le droit de parole du conseil de la demanderesse au cours de l’audience et, ce faisant, a entravé, voire rendu nulle, sa capacité d’agir comme l’interprète ou le conseil de la demanderesse. Le lendemain de l’audience, le conseil de la demanderesse a écrit à la juge de la citoyenneté pour se plaindre de la conduite de celle‑ci lors de l’audience.

[10]           Le défendeur n’a pas contre-interrogé la demanderesse au sujet de son affidavit et il n’a pas fourni une contre‑preuve, mais la juge de la citoyenneté s’est prononcée comme suit dans le dernier paragraphe de sa décision :

[traduction]

Enfin, je souhaite répondre à certaines préoccupations soulevées dans la lettre de M. Rouhi datée du 28 novembre 2014 (reçue à mon bureau le 4 décembre 2014). Premièrement, à son avis, la preuve témoigne du fait que le nombre de jours de présence effective de la demanderesse dépasse les 1 095. Je ne suis pas d’accord, et les lacunes de l’analyse qu’a faite M. Rouhi au sujet de la preuve sur les absences de la demanderesse pendant la période visée ont été pleinement décrites ci‑dessus. Deuxièmement, je déplore que la demanderesse et son conseiller aient trouvé le processus d’audience déplaisant. Cela dit, je tiens à souligner que les réponses de la demanderesse étaient toujours vagues et souvent contradictoires, ce qui m’a forcée à répéter de nombreuses questions. J’ai expliqué les lacunes importantes dans la preuve documentaire de la demanderesse à plusieurs reprises au cours de l’audience, et ni la demanderesse ni son conseiller n’ont répondu aux préoccupations que soulevaient ces lacunes. Principalement en raison de la difficulté apparente de la demanderesse et de son conseiller à comprendre cette preuve, l’audience, qui est habituellement d’une heure et demie, a duré deux heures. Par surcroît, la demanderesse s’est vu offrir l’occasion de formuler des commentaires à la fin de l’audience.  

[11]           La demanderesse soutient que la décision de la juge de la citoyenneté était déraisonnable, qu’il existait une crainte raisonnable de partialité de la part de la juge de la citoyenneté contre la demanderesse et que l’équité procédurale n’avait pas été respectée à l’audience.

II.                Questions en litige

[12]           Les questions en litige dans la présente demande sont les suivantes :

  1. La demanderesse a‑t‑elle satisfait à l’obligation prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté?
  2. La juge de la citoyenneté a‑t‑elle privé la demanderesse de son droit à un interprète et à un conseil, de sorte que les règles d’équité procédurale n’ont pas été respectées à l’audience relative à la citoyenneté et dans la décision?
  3. La conduite de la juge de la citoyenneté donne‑t‑elle lieu à une crainte raisonnable de partialité?

III.             Norme de contrôle

[13]           C’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique aux décisions rendues par les juges de la citoyenneté au sujet de la résidence (Kohestani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 373, au paragraphe 12).

[14]           Les questions d’équité procédurale, y compris celles se rapportant à la crainte de partialité, doivent être examinées suivant la norme de la décision correcte (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Malik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1283, au paragraphe 23; Fletcher c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 909, aux paragraphes 6 à 8).

IV.             Analyse

[15]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demanderesse a été privée de son droit à l’équité procédurale et que la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[16]           La loi applicable est jointe à l’annexe A.

A.                Questions préliminaires de preuve

[17]           Je me pencherai d’abord sur plusieurs questions de preuve soulevées par la demanderesse :

  1. La demanderesse soutient que les faits invoqués dans l’affidavit de Mme Zarandi, signé le 4 février 2015, doivent être tenus pour avérés et que l’on doit y ajouter foi puisque personne n’a tenté de contre-interroger la demanderesse sur son affidavit (Mei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1040, au paragraphe 6; Zhen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 408, au paragraphe 9). Je suis d’accord. Cela dit, la présomption de véracité peut être réfutée si des faits figurant au dossier suscitent des doutes sur le plan de la crédibilité ou si le dossier ne contient pas tous les éléments de preuve qu’on pourrait normalement s’attendre à y retrouver (Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 108, au paragraphe 23).
  2. La demanderesse soutient également que les notes de la juge de la citoyenneté ne peuvent être présentées pour faire foi de leur contenu et qu’elles ne peuvent être utilisées pour établir des faits contredisant les faits allégués dans l’affidavit de Mme Zarandi; les notes ne peuvent être utilisées que pour démontrer l’état d’esprit de la juge de la citoyenneté au moment de l’audience, car elles n’ont pas été produites à titre de preuve par affidavit (Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 167, aux paragraphes 9 et 10). Le défendeur fait valoir que les notes sont admissibles à titre d’élément du dossier certifié du tribunal. Je suis d’accord avec le défendeur. L’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés régit la production et l’admissibilité des documents en la possession du tribunal. C’est la Cour qui décidera de l’importance qui sera accordée aux documents figurant dans le dossier certifié du tribunal.
  3. La demanderesse prie la Cour de donner de l’importance aux allégations de fait présentées dans la lettre soumise par le représentant de la demanderesse, Mohammad Rouhi, le 28 novembre 2014. Cette lettre est fournie sans serment, elle contient des propos très outrageux et elle ne peut être présentée pour faire foi de son contenu puisqu’elle ne satisfait pas aux exigences relatives à l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire, c’est‑à‑dire qu’elle n’est ni nécessaire, ni fiable.  

B.                 La demanderesse a‑t‑elle satisfait à l’obligation prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté?

[18]           La Cour a énoncé trois critères pour déterminer si l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) a été respectée, et le juge de la citoyenneté peut appliquer le critère de son choix. En l’espèce, la juge de la citoyenneté a appliqué le critère énoncé dans le jugement Re Koo, [1993] 1 CF 286, au paragraphe 10. Selon ce critère, le juge de la citoyenneté détermine si le Canada est le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement ». Le critère peut être formulé autrement : le Canada est‑il le pays où le demandeur a centralisé son mode d’existence? Le juge peut se poser plusieurs questions pour arriver à prendre la décision :

(1) La personne était‑elle effectivement présente au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

(2) Où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille élargie) du demandeur?

(3) La présence effective observée au Canada dénote‑t‑elle que le demandeur revient dans son pays ou, alors, qu’il n’est qu’en visite?

(4) Quelle est l’étendue des absences effectives (lorsqu’il ne manque au demandeur que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont nombreuses)?

(5) L’absence effective est‑elle causée par une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

(6) Quelle est la qualité des attaches du demandeur avec le Canada : sont‑elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

[19]           La juge de la citoyenneté a rendu une décision défavorable après avoir répondu à ces six questions. La demanderesse n’avait pas résidé au Canada pendant au moins trois des quatre années précédant immédiatement la date à laquelle le Bureau de la citoyenneté a reçu sa demande, contrairement à ce qu’exige l’alinéa 5(1)c) de la Loi, elle n’a pas démontré une attache solide et de qualité à l’égard du Canada, et la juge de la citoyenneté ne pouvait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour accueillir la demande pour des motifs d’ordre humanitaire.

C.                 La juge de la citoyenneté a‑t‑elle privé la demanderesse de son droit à un interprète et à un conseil, de sorte que les règles d’équité procédurale n’ont pas été respectées à l’audience relative à la citoyenneté et dans la décision?

[20]           Nul ne conteste que la demanderesse avait droit à un interprète (R c Tran, [1994] 2 RCS 951, au paragraphe 77 [Tran]; Indran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 412, au paragraphe 12 [Indran]).

[21]           La demanderesse soutient que, comme la juge de la citoyenneté a entravé le travail de son conseil et interprète pendant l’audience, il n’a pu, dans les faits, l’aider en tant qu’interprète tôt dans l’audience. L’incapacité de la demanderesse à comprendre les questions de la juge de la citoyenneté et à répondre pleinement à celles‑ci a donc  donné lieu à une audience inéquitable puisque la demanderesse ne pouvait pas véritablement participer à l’instance.

[22]           Selon la preuve non contestée de la demanderesse, son interprète, M. Rouhi :

  1. s’est vu interdire de parler, sauf si la juge de la citoyenneté s’adressait à lui directement;
  2. a été interrompu à plusieurs reprises au cours de l’audience;
  3. s’est constamment vu interdire de fournir des services d’interprétation, sauf à trois occasions. 

[23]           La demanderesse fait également remarquer que les observations que la juge de la citoyenneté a elle‑même formulées pendant l’audience indiquent que la demanderesse éprouvait de la difficulté à comprendre et à communiquer, tout comme son conseil et interprète, M. Rouhi. Ainsi, au cours de l’audience, la demanderesse n’a pu obtenir une interprétation « continue, fidèle, impartiale, concomitante et faite par une personne compétente » alors qu’elle y avait droit (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, au paragraphe 4; Tran, précité, aux paragraphes 58 à 67).

[24]           La demanderesse soutient également que, si la juge de la citoyenneté estimait que l’interprète, M. Rouhi, avait été fautif en raison de sa faible compétence à titre d’interprète, la juge de la citoyenneté aurait dû reporter l’audience pour que la demanderesse puisse faire appel à un interprète compétent (Indran, précité, aux paragraphes 10 à 13; Kalkat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 646, aux paragraphes 46 à 48).

[25]           Enfin, la demanderesse affirme que, en l’espèce, le raisonnement énoncé dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, au paragraphe 53, ne peut s’appliquer : il ne s’agit pas d’une affaire où la question pour laquelle une nouvelle décision doit être rendue, soit une question de fait consistant à savoir si la demanderesse a centralisé son mode d’existence au Canada, soulève « un type particulier de question de droit, savoir une question pour laquelle il existe une réponse inéluctable » ou comporte un fondement « à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir ». Je suis d’accord.

[26]           Le défendeur, quant à lui, estime que la demanderesse a bénéficié d’une audience équitable et significative et qu’elle était représentée par son conseil et interprète, M. Rouhi. Le fait que M. Rouhi ne s’est pas avéré un représentant efficace ou convaincant ne donne pas lieu à un manquement à l’équité procédurale.

[27]           À mon avis, la demanderesse a été privée de son droit à l’équité procédurale. Bien que le droit au conseil ne soit pas garanti pour les audiences relatives à la citoyenneté, le droit à une interprétation continue et concomitante est fondamental et nécessaire à la tenue d’une audience complète et équitable. 

[28]           Monsieur Rouhi était présent à l’audience pour représenter la demanderesse et aussi lui servir d’interprète. La preuve soumise par la demanderesse fait état d’une audience où M. Rouhi s’est vu, à maintes reprises, interdire de parler au cours de l’entrevue et de fournir des services d’interprétation. Manifestement, cette situation entraverait sa capacité d’interprétation. En l’absence de ce service d’interprétation, la demanderesse – dont les [traduction] « faibles aptitudes langagières » l’empêchaient de communiquer de manière claire – ne pouvait pas véritablement participer à l’audience, contrairement à ce qu’exige l’équité procédurale.

[29]           La juge de la citoyenneté souligne le fait qu’elle a accordé une période supplémentaire de 30 minutes pour l’audience, de même que l’occasion de formuler des commentaires à la fin de l’audience. Toutefois, il y a lieu de se demander en quoi ces facteurs auraient pu, de manière réaliste, remédier à l’absence d’équité procédurale observée durant la première partie de cette audience. Manifestement, cela n’a pas fourni à l’interprète l’occasion de dissiper les malentendus survenus au cours des deux heures précédentes.

D.                La conduite de la juge de la citoyenneté donne‑t‑elle lieu à une crainte raisonnable de partialité?

[30]           Comme je l’ai déjà dit ci‑dessus, je n’accorde aucune importance à la lettre de M. Rouhi, car elle ne contient que des déclarations non solennelles qui ne sont ni fiables, ni nécessaires. L’affidavit de Mme Zarandi présente également de graves allégations d’inconduite de la part de la juge de la citoyenneté, donnant lieu à une crainte raisonnable de partialité –une question d’équité procédurale. Je dois décider si le processus adopté par la juge de la citoyenneté répond au degré d’équité nécessaire (Khosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43).

[31]           Madame Zarandi allègue que la juge de la citoyenneté était belliqueuse et dénigrante à l’égard de la demanderesse et de son conseil, créant ainsi un [traduction« environnement très hostile pour l’audience ». De l’avis de la demanderesse, la conduite de la juge de la citoyenneté témoigne d’une animosité et d’une hostilité manifeste envers la demanderesse et son conseil tout au long de la procédure, ce qui a eu comme effet de la priver, dans les faits, de son droit à un interprète et à un conseil, et la juge de la citoyenneté l’a critiquée de manière répétée pour ne pas avoir compris les questions qu’elle lui avait posées et pour avoir donné des réponses vagues ou dénuées de sens.

[32]           Puisque l’affidavit de la demanderesse portant sur la conduite de la juge de la citoyenneté n’est pas contredit et que le défendeur a choisi de ne pas contre‑interroger la demanderesse sur son affidavit, la demanderesse affirme que je dois accepter cette preuve.

[33]           Ainsi que l’a expliqué la juge Mactavish dans le jugement Shahein c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 987, aux paragraphes 19 à 21 :

[traduction]

[19]      Le critère qui permet de déterminer l’existence d’une partialité réelle ou d’une crainte raisonnable de partialité en rapport avec un décideur particulier est bien connu : la question que la Cour doit trancher consiste à savoir à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. C’est‑à‑dire, croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste : Voir Committee for Justice and Liberty c. Canada (l’Office national de l’énergie), 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 369, 68 D.L.R. (3d), à la page 394.

[20]      Le Dr Shahein souligne que la preuve figurant dans son affidavit qui porte sur la conduite du juge de la citoyenneté est incontestée et que le défendeur a choisi de ne pas le contre‑interroger au sujet de son affidavit. Par conséquent, le Dr Shahein affirme que je dois accepter la preuve qu’il a soumise sur ce point. Je ne suis pas d’accord.

[21]      Une allégation de partialité, particulièrement de partialité réelle, par opposition à une crainte de partialité, est une allégation grave. En fait, elle met en cause l’intégrité même du décideur dont la décision est contestée. Par conséquent, il faut faire preuve de beaucoup de rigueur pour tirer une conclusion de partialité : R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, 151 D.L.R. (4th) 193, au paragraphe 113.

[34]           Cette manière d’aborder la question de savoir s’il existe une crainte de partialité a également été examinée par le juge Zinn dans le jugement Fletcher c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 909, aux paragraphes 6 à 8 :

Les allégations de crainte de partialité doivent être examinées à titre d’atteintes au droit à l’équité procédurale. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, « [p]lus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses ». Or, peu de processus me semblent avoir plus d’importance pour la vie des immigrants au Canada que celui de l’attribution de la citoyenneté.

Les quatre autres facteurs dont on a traité dans l’arrêt Baker – la mesure dans laquelle on se rapproche du processus judiciaire, la nature du régime législatif, les attentes des parties et les choix de procédure faits par le décisionnaire – ne donnent pas à croire que, dans le cadre du processus d’attribution de la citoyenneté, on peut accorder au demandeur moins qu’un grand respect de son droit à l’équité procédurale.

C’est à la partie qui allègue la crainte raisonnable de partialité qu’incombe le fardeau d’en démontrer l’existence. Bien que ce fardeau puisse être exigeant, la Cour ne doit pas hésiter à conclure que le bien-fondé de l’allégation a été établi lorsque les faits le justifient, même dans les cas où le résultat atteint était raisonnable et opportun compte tenu des faits. Ce qui est en cause, c’est le droit d’une partie d’obtenir l’équité procédurale, et non pas la décision rendue.

[35]           De même, dans la décision Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 313, aux paragraphes 34, 35 et 37, la juge Strickland a conclu comme suit :

34 Dans Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 108, au paragraphe 23, le juge Zinn a traité de la question relative à la présomption voulant que les allégations soient véridiques, sauf s’il y a des raisons de douter de leur véracité :

[23] « Quand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter » : Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302, à 305 (C.A.). « La “présomption” selon laquelle le témoignage sous serment d’un requérant est véridique peut toujours être réfutée et, dans les circonstances appropriées, peut l’être par l’absence de preuves documentaires mentionnant un fait qu’on pourrait normalement s’attendre à y retrouver » [non souligné dans l’original] : Adu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 114 (C.A.F.) (QL), paragraphe 1. » […]

35 En l’espèce, la preuve par affidavit de la demanderesse n’a pas été contestée par le défendeur dans le cadre d’un contre‑interrogatoire ou par le dépôt d’un affidavit par le juge de la citoyenneté qui nie l’allégation de partialité. Cependant, il y a lieu de douter de la véracité des allégations contenues dans l’affidavit de la demanderesse. Ainsi qu’il est soutenu par le défendeur, l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle aurait répondu correctement à toutes les questions de l’examen pour la citoyenneté n’est pas confirmée par le dossier. En outre, étant donné que le dossier indique qu’elle n’a pas réussi à répondre à deux questions, elle ne peut raisonnablement prétendre avoir déclaré par inadvertance qu’elle avait répondu correctement à toutes les questions et ne fait pas une telle allégation. Elle soutient plutôt que l’examen pour la citoyenneté est inadmissible, a refusé de réexaminer l’examen au moment où l’ordonnance de confidentialité le lui permettait et s’appuie sur son affidavit non contesté pour démontrer qu’elle a répondu correctement à toutes les questions. Cela mine la crédibilité de la demanderesse.

37 Vu l’incertitude liée à la crédibilité de la demanderesse et du fait que ses déclarations sont le seul élément de preuve au dossier en ce qui concerne la partialité, je conclus que la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau élevé qui lui incombait pour établir une crainte raisonnable de partialité.

[36]           Compte tenu des nombreuses préoccupations sur le plan de la crédibilité soulevées non seulement par la juge de la citoyenneté, mais aussi par l’agent Ko pendant son entrevue avec la demanderesse, je ne peux conclure que les allégations de partialité réelle ou de crainte raisonnable de partialité sont fondées.


LA COUR :

1.                  ACCUEILLE  présente demande, et RENVOIE la demande de citoyenneté de la demanderesse à un autre juge de la citoyenneté pour qu’il rende une nouvelle décision;

2.                  N’ADJUGE aucuns dépens.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-19-15

 

INTITULÉ :

NAFISEH ZARANDI C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 août 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Manson

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 1er septembre 2015

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

POUR LA DEMANDERESSE

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk et Kingwell

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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