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Date : 20150908


Dossier : IMM-8446-14

Référence : 2015 CF 1051

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE : 

EDUARD RUDOY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 16 décembre 2014 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SPR] a conclu que le demandeur, Eduard Rudoy, n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le demandeur souhaite que sa demande d’asile soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’une nouvelle décision soit prise sur le fond.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen de l’Ukraine âgé de 27 ans. Il allègue craindre avec raison d’être persécuté en tant que membre d’un groupe social particulier en Ukraine. Il affirme que sa vie est menacée en raison de son orientation homosexuelle.

[4]               Le demandeur affirme avoir réalisé qu’il était homosexuel à l’âge de 15 ans. Il a découvert l’homophobie en Ukraine quand il est entré à l’université, en 2004. Avant de terminer ses études, le demandeur s’est rendu aux États‑Unis à l’été 2006 et à l’été 2007, et a constaté que les attitudes envers l’homosexualité dans la société américaine n’étaient pas les mêmes que dans la société ukrainienne. Il allègue aussi avoir eu cinq relations sexuelles différentes avec trois hommes différents à l’été 2007.

[5]               Le demandeur allègue qu’après avoir révélé son orientation sexuelle à deux de ses amis à son retour des États‑Unis en 2007, leur attitude à son égard a changé. Il affirme avoir été agressé et battu en novembre 2007 par quatre hommes, dont faisaient partie ces deux amis. Après l’agression, il a été transporté à l’hôpital et a reçu des soins médicaux. À sa sortie de l’hôpital, il s’est présenté au poste de police pour déposer une plainte. Il affirme que la police l’a tenu responsable de l’agression et a fermé le dossier pour manque de preuve.

[6]               Le demandeur s’est fait discret au cours des quelques années qui ont suivi, espérant que la situation en Ukraine change. En novembre 2010, il est retourné en Ukraine après avoir fait un séjour au Canada et a constaté que la persécution subie par les homosexuels s’était intensifiée.

[7]               En janvier 2011, le demandeur a été agressé encore par un groupe d’hommes et sévèrement battu. Il a été transporté à l’hôpital, où il a passé huit jours. La police a répondu à sa plainte en fermant le dossier pour manque de preuve. Le demandeur décrit deux autres occasions où il a été agressé et où il a porté plainte auprès de la police, sans qu’aucune poursuite ne soit finalement intentée en raison de l’absence de témoins. À une occasion, la police lui a dit de changer de mode de vie.

[8]               Le demandeur déclare également avoir envoyé une lettre à un journal, qui a transmis la lettre à la police au lieu de la publier. Il a été convoqué au poste de police et menacé de poursuites au criminel pour diffamation. Après avoir compris qu’il n’obtiendrait pas la protection de la police, il a décidé de quitter l’Ukraine. Avant d’arriver au Canada le 9 juin 2012, il a été agressé une fois de plus, mais n’a pas signalé l’incident.

[9]               Le demandeur a demandé l’asile le 5 juillet 2012. Le 16 décembre 2014, la décision a été communiquée au demandeur, qui a ensuite déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

II.                Décision de la SPR

[10]           La question déterminante dans la décision était celle de la crédibilité.

[11]           La SPR a cru que le demandeur avait visité les États‑Unis et le Canada et obtenu divers visas. La Commission n’a toutefois pas cru que le demandeur d’asile était homosexuel, qu’il avait été attaqué et agressé physiquement en raison de son orientation sexuelle ni qu’il avait déposé des plaintes auprès de la police et du bureau du procureur. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas quitté l’Ukraine parce qu’il était persécuté en raison de son orientation sexuelle.

[12]           La SPR a estimé que le demandeur avait inventé tout le récit de la persécution dont il aurait fait l’objet en raison de son orientation sexuelle en utilisant un ensemble de faits de base. En manipulant ces faits, le demandeur a inventé un récit de persécution personnelle pour étayer sa demande d’asile, ce qui a miné la crédibilité de sa crainte subjective.

[13]           En parvenant à la conclusion que le demandeur n’était pas un témoin crédible et qu’il n’avait pas de crainte subjective d’être persécuté, la SPR a fait remarquer ce qui suit :

A.    Lors du témoignage qu’il a livré de vive voix, le demandeur a déclaré que sa première expérience sexuelle avec une femme n’était pas planifiée; toutefois, dans son témoignage écrit, il a indiqué que l’expérience était planifiée et que c’était attendu de lui. Il a expliqué que, dans sa déclaration écrite, il ne parlait pas d’une expérience en particulier, mais de son intention générale d’avoir une relation sexuelle avec une femme, dans l’espoir de devenir hétérosexuel. La SPR a jugé cette explication déraisonnable, parce que le demandeur parlait bien de cette expérience particulière;

B.     Invité à dire si c’était la première expérience de la femme, le demandeur a répondu qu’il l’ignorait et qu’ils n’en avaient pas parlé parce que la société ukrainienne était conservatrice. La SPR a jugé l’explication du demandeur évasive, car, malgré la nature conservatrice de la société, le demandeur avait quand même pu parler de sa première expérience sexuelle dans son formulaire de renseignements personnels [FRP]. En outre, la SPR a renvoyé aux multiples expériences du demandeur, affirmant que ce genre de comportement était moins conservateur que le fait de questionner sa partenaire sur son expérience à elle;

C.     Le demandeur a affirmé s’être rendu compte pour la première fois que l’Ukraine était un pays homophobe lorsqu’il est entré à l’université, en 2004. Cependant, invité à dire ce qui lui avait fait prendre conscience de cette homophobie, il a dit que c’était l’agression qu’il avait subie en 2007;

D.    Le demandeur a témoigné n’avoir dit à personne qu’il était homosexuel avant 2007, jusqu’à ce qu’il ait des relations sexuelles avec des hommes et réalise qu’il était [traduction] « complètement » homosexuel. La SPR a émis des doutes à ce sujet, étant donné le témoignage du demandeur selon lequel il avait eu un rapport sexuel avec une femme à 17 ans dans l’espoir de devenir hétérosexuel. Le demandeur a expliqué qu’il voulait simplement être comme tout le monde, et avait donc tenté d’être avec une femme. La SPR a estimé que cette explication était déraisonnable, car elle n’abordait pas directement la réponse précédente à l’égard de laquelle le demandeur avait été invité à fournir une explication;

E.     Invité à dire pourquoi il n’avait pas demandé l’asile en 2010, lors de son premier voyage au Canada, le demandeur a déclaré qu’il n’était qu’un enfant et qu’à ce moment‑là, il ne se sentait pas en danger, car il avait été agressé une seule fois. La SPR a jugé cette réponse non satisfaisante parce que le demandeur connaissait les différences que présentait la société occidentale et qu’il était bien instruit à l’époque;

F.      Invité à dire pourquoi il avait révélé son orientation sexuelle à ses amis, sachant que l’homophobie régnait en Ukraine, le demandeur a dit qu’il voulait leur parler des expériences qu’il avait eues aux États‑Unis. Il ne leur avait pas parlé de son orientation sexuelle avant parce qu’ils étaient devenus de proches amis en 2007 seulement. La SPR a jugé que l’explication concernant le développement de ces liens d’amitié était vague et a donc conclu que le demandeur n’avait pas dit à ses amis qu’il était homosexuel;

G.    Le rapport médical de 2007 fourni par le demandeur fait état d’agresseurs non identifiés. Le demandeur, a‑t‑il affirmé, n’avait pas donné aux médecins les noms de ceux qui l’avaient agressé parce qu’on ne le lui avait pas demandé. Invité à dire pourquoi le rapport médical indiquait qu’il avait été agressé en raison de son orientation sexuelle, le demandeur a répondu ne pas se souvenir de ce qui avait été dit à ce moment‑là. La SPR a jugé cette explication déraisonnable, estimant qu’un rapport authentique aurait à tout le moins précisé que deux des agresseurs étaient ses amis. La SPR a accordé peu de poids à ces documents et conclu que le demandeur n’avait jamais été agressé en raison de son orientation sexuelle;

H.    Environ une semaine avant la date fixée pour l’audience, le demandeur a présenté à la SPR un certain nombre de rapports médicaux et de rapports de police se rapportant aux diverses agressions alléguées. La SPR a toutefois accordé peu de poids à ces documents en raison des problèmes de crédibilité que le rapport médical de 2007 avait soulevés et du fait que le demandeur avait tardé à les présenter. Selon l’explication donnée par le demandeur, le retard était attribuable au temps qu’il avait fallu pour préparer des traductions. S’il était venu au Canada avec ces documents il y a plus de deux ans, a déclaré la SPR, il était raisonnable pour elle de penser que les documents auraient pu lui être fournis plus rapidement. Compte tenu des problèmes de crédibilité générale, la SPR a douté de l’authenticité de ces documents;

I.       Après son arrivée au Canada, le demandeur a attendu un mois avant de demander l’asile. Il a expliqué qu’il avait eu besoin de temps pour prendre une décision finale et pour retenir les services d’un conseiller juridique. La SPR a déclaré que si le demandeur d’asile fuyait vraiment la persécution, il aurait demandé l’asile à l’aéroport. Bien que le demandeur n’ait peut‑être pas attendu longtemps avant de présenter sa demande, son explication était déraisonnable, ce qui a miné la crédibilité de sa crainte subjective alléguée. En outre, le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas quitté l’Ukraine plus tôt afin de demander l’asile, étant donné qu’il avait un visa américain valide entré en vigueur en septembre 2011.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[14]           Le demandeur soumet une longue liste de questions à l’examen de la Cour, lesquelles se résument à mon avis à la question de savoir si la décision était raisonnable. Les conclusions sur la crédibilité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Uygur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 752).

IV.             Observations des parties

A.                Thèse du demandeur

[15]           Le demandeur affirme que le questionnement de la SPR était inapproprié. D’après lui, la SPR n’avait pas le droit de le questionner de manière insensible et non professionnelle.

[16]           Le demandeur soutient également que son témoignage ne contenait pas d’incohérences. Son exposé circonstancié du FRP n’indique nulle part qu’il avait planifié son premier rapport sexuel. Il affirme simplement ceci : [traduction] « J’espérais naïvement que cette expérience modifierait mon orientation sexuelle, mais elle a plutôt confirmé que j’étais homosexuel. »

[17]           Le demandeur allègue que les conclusions d’invraisemblance tirées par la SPR étaient inappropriées et non étayées par la preuve. La question sur la virginité de la femme avec qui il avait eu un rapport sexuel était sans importance pour la demande d’asile. Il était normal qu’il ne discute pas avec la femme de ses expériences sexuelles étant donné sa gêne et sa nervosité. La SPR a fait une comparaison déraisonnable entre les expériences avec des hommes vécues par le demandeur à l’âge de 25 ans et le rapport qu’il avait eu avec une femme à l’âge de 17 ans. Cette comparaison ne tient pas compte de l’idée qu’une personne puisse être bisexuelle ou autrement confuse à propos de son orientation sexuelle. L’espoir qu’avait le demandeur de changer s’il avait un rapport sexuel avec une femme n’était pas déraisonnable, compte tenu de sa situation personnelle à ce moment‑là.

[18]           En ce qui concerne le temps que le demandeur a attendu avant de demander l’asile, le demandeur soutient que la conclusion défavorable tirée de son retour en Ukraine est déraisonnable, étant donné qu’il n’avait pas été agressé physiquement au cours des deux années précédentes. Il n’y a rien non plus d’invraisemblable dans le fait que le demandeur a attendu un mois avant de trouver un avocat pour l’aider à présenter sa demande d’asile quand il est venu au Canada en 2012.

[19]           Le demandeur soutient que la SPR a fait une évaluation abusive des rapports médicaux et des rapports de police. Selon lui, il n’est pas surprenant qu’il ne se souvienne pas exactement de ce qu’il a dit au médecin à propos de la première agression étant donné les circonstances. Il était blessé et sous médication, ce qui troublait sa mémoire. Le demandeur a fourni à la SPR 13 rapports médicaux et rapports de police. Évaluer à la pièce certains éléments de preuve et utiliser ensuite cette évaluation pour miner la crédibilité d’autres éléments de preuve ne constitue pas le genre d’appréciation exhaustive que la SPR est censée faire. De plus, le demandeur a expliqué pourquoi il avait attendu avant de produire ces documents, le délai étant attribuable au temps qu’il avait fallu pour les faire traduire, et n’a pas été questionné davantage à ce sujet.

[20]           Enfin, le demandeur dit que la SPR n’a pas remis le système d’enregistrement en marche après la dernière pause à l’audience, et soutient qu’il a pu donner une autre raison, non enregistrée, pour expliquer la présentation tardive des rapports médicaux et des rapports de police.

B.                 Thèse du défendeur

[21]           En réponse à l’observation du demandeur selon laquelle le questionnement de la SPR était inapproprié, le défendeur soutient qu’il était loisible à la SPR de poser ces questions, étant donné les doutes que soulevait la crédibilité du demandeur, et que la transcription n’indique en rien que ce questionnement a pu nuire à la capacité de témoigner du demandeur. Le défendeur souligne également que le demandeur était représenté par un avocat tout au long de l’audience, et que les questions n’avaient soulevé aucune objection.

[22]           Le défendeur ajoute que les éléments de preuve et le témoignage du demandeur comportaient de nombreuses incohérences et contradictions, que le demandeur n’avait pas réussi à expliquer raisonnablement à la SPR. Le défendeur renvoie aux éléments de preuve du demandeur sur lesquels la SPR a fondé ses conclusions défavorables sur la crédibilité, souligne que la SPR est la mieux placée pour apprécier la crédibilité d’un récit et tirer les inférences nécessaires, et soutient que ses conclusions ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire pour autant que les inférences tirées ne soient pas déraisonnables.

[23]           Le défendeur soutient que, bien que le demandeur ait fourni une preuve médicale établissant les agressions qu’il avait subies, les rapports ne corroboraient pas son récit. Il était donc raisonnable pour la SPR de leur accorder peu de poids, ce qui relevait aussi de sa compétence.

[24]           Selon le défendeur, le fait que le demandeur a tardé à présenter sa demande a été raisonnablement évalué. Le demandeur allègue avoir quitté l’Ukraine avec tous les documents nécessaires pour prouver qu’il était persécuté, mais n’a pas demandé l’asile à l’aéroport, non pas parce qu’il ignorait qu’il pouvait le faire, mais bien parce qu’il devait prendre une décision finale. Le demandeur n’a pas non plus expliqué pourquoi il avait tardé à quitter l’Ukraine.

[25]           Enfin, en ce qui concerne la transcription de l’audience où pourrait être consignée une autre raison expliquant pourquoi le demandeur avait tardé à produire les documents corroborant ses allégations, le défendeur soutient que le demandeur l’aurait su si une telle explication avait été fournie et aurait pu souscrire un affidavit à cet effet dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

V.                Analyse

[26]           Je conclus que la décision n’est pas raisonnable, car, pour conclure que le témoignage du demandeur n’était pas crédible ni digne de foi, et que le demandeur avait inventé tout le récit de son orientation sexuelle et de la persécution qui en avait résulté, la SPR a suivi un raisonnement qui n’est pas intelligible ou qui n’appartient pas aux issues acceptables.

[27]           Il est bien établi en droit que, lorsque le demandeur jure que certaines allégations sont vraies, ces allégations sont présumées véridiques sauf s’il existe des raisons d’en douter (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), aux paragraphes 4 et 5). La SPR mentionne ce principe dans sa décision, mais la réflexion subséquente s’écarte considérablement de son application, étant donné que les conclusions défavorables sur la crédibilité sont en grande partie fondées sur des incohérences inexistantes, sur un raisonnement irrationnel et sur une analyse inadmissible de l’invraisemblance.

[28]           En ce qui concerne les conclusions d’invraisemblance, bien qu’il incombe au demandeur de prouver ses allégations et que l’absence d’éléments de preuve corroborants ou la présence d’incohérences puisse soulever des doutes, une conclusion d’invraisemblance ne peut être tirée que dans les cas les plus évidents. Dans la décision Anwar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 681, au paragraphe 22, le juge Manson s’est exprimé ainsi :

[22]      Bien qu’il puisse sembler invraisemblable que le demandeur n’ait jamais été persécuté au cours de sa carrière d’enseignant, les conclusions d’invraisemblance doivent satisfaire à des exigences particulières s’inscrivant dans le contexte de la norme de la raisonnabilité. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le fait que la Commission se soit fondée uniquement sur cette conclusion d’invraisemblance est déraisonnable. Ainsi qu’a tranché le juge Simon Noël dans Ansar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1152 (F.C.) :

17        D’entrée de jeu, il importe d’établir une distinction entre les conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité et sa conclusion voulant que le danger posé par M. Choudhry soit « invraisemblable ». Le tribunal doit être attentif à l’emploi qu’il fait de ce terme et de ses conséquences. Il ne peut conclure à l’invraisemblance que « dans les cas les plus évidents » (Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7, [2001] A.C.F. n1131). Les inférences faites par le tribunal doivent être raisonnables et ses motifs doivent être formulés en termes clairs et explicites (R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 9, [2003] A.C.F. n162). Ainsi que l’explique le juge Richard Mosley au paragraphe 15 de la décision Santos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937, [2004] A.C.F. n1149 :

[L]es conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d’invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l’appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions.

[Non souligné dans l’original.]

[29]           Ainsi, les conclusions d’invraisemblance sont déraisonnables si elles ne sont pas tirées et formulées en termes clairs et explicites, fondées sur une preuve claire et sur un raisonnement clair. La SPR doit invoquer des « éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des témoignages des demandeurs pourraient être appréciés » : Gjelaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 37, au paragraphe 4.

[30]           Pour ce qui est de la conclusion tirée par la SPR à propos de la première expérience sexuelle du demandeur, je conviens avec le demandeur que le dossier ne révèle aucune incohérence sur ce point. Le FRP n’indique pas que le demandeur avait planifié ce rapport sexuel, mais révèle seulement que le demandeur espérait qu’il modifie son orientation sexuelle. Sans surprise, la conclusion défavorable sur la crédibilité tirée par la SPR sur ce point serait attribuable à la difficulté qu’a eue le demandeur à donner une explication, étant donné l’absence d’incohérence claire. L’explication donnée par le demandeur selon laquelle il n’avait pas planifié ce rapport particulier, mais qu’il planifiait en général d’avoir une relation hétérosexuelle, ne semble ni faire abstraction ni diverger du témoignage oral et de la preuve écrite du demandeur.

[31]           La SPR a également tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité de l’explication donnée par le demandeur selon laquelle lui et la femme n’avaient pas discuté de la question de savoir s’il s’agissait de sa première expérience sexuelle à elle parce que l’Ukraine est une société conservatrice. La Cour peut difficilement trouver une analyse rationnelle dans cette conclusion. D’après la transcription, le demandeur, qui avait 17 ans à l’époque de l’expérience sexuelle en question, a expliqué que les Ukrainiens n’étaient pas aussi ouverts que les Canadiens, et qu’il serait inhabituel de discuter de ce genre de détail intime au cours d’une première expérience sexuelle. Il s’agit d’une réponse claire et rationnelle à la question de la SPR. La décision ne révèle pas clairement si la SPR croyait avoir trouvé une incohérence dans le témoignage du demandeur ou jugeait l’explication invraisemblable. Toutefois, je ne peux pas non plus trouver d’incohérence entre cette explication et le fait que le demandeur a par la suite divulgué ce rapport dans son FRP, alors qu’il avait l’obligation de communiquer tous les renseignements pertinents dans le cadre de sa demande d’asile, ou le fait que, quatre ans plus tard, le demandeur a eu des relations homosexuelles et a commencé à accepter son orientation sexuelle. De même, une conclusion d’invraisemblance sur ce point ne repose sur aucun fondement probatoire ni sur aucune analyse rationnelle.

[32]           Le demandeur a témoigné n’avoir révélé à personne en Ukraine qu’il était homosexuel jusqu’en 2007, parce que c’est à ce moment‑là seulement, après avoir eu plusieurs expériences sexuelles avec des hommes, qu’il s’est [traduction] « rendu compte, sans aucun doute » qu’il était homosexuel. La SPR semble trouver une incohérence entre cette affirmation et le témoignage du demandeur selon lequel il avait eu une expérience hétérosexuelle à l’adolescence dans l’espoir de changer d’orientation sexuelle. D’après la décision, la SPR a invité le demandeur à expliquer pourquoi il avait dit avoir espéré que cette première expérience sexuelle avec une femme change son orientation sexuelle. Le demandeur a expliqué qu’il voulait être comme tout le monde, mais que c’était impossible pour lui parce que ses sentiments étaient différents. La SPR a jugé cette explication déraisonnable parce qu’elle n’abordait pas la réponse précédente que le demandeur avait été invité à expliquer.

[33]           Toutefois, selon la transcription de l’audience, la vraie question et la vraie réponse sont les suivantes :

[traduction] PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Donc, quand vous avez déclaré que vous espériez que votre première expérience sexuelle avec une femme change votre orientation sexuelle, que vouliez‑vous dire?

DEMANDEUR D’ASILE : Ce que je voulais dire, c’est que lorsque je voyais mes amis, qui étaient toujours avec des filles, je n’avais pas la même attirance envers les filles. Je voulais simplement être comme tout le monde, mais c’était impossible pour moi parce que mes sentiments étaient complètement différents.

[34]           La SPR semble critiquer le fait que la réponse du demandeur n’expliquait pas l’incohérence apparente soulevée par la SPR, à savoir que le demandeur tentait de changer d’orientation sexuelle en 2003, mais ne s’était pas [traduction] « rendu compte, sans aucun doute » qu’il était homosexuel avant 2007. Cependant, bien que l’échange sur cette incohérence ait précédé la question et la réponse reproduites ci‑dessus, la SPR n’a pas expressément demandé une explication de ce qu’elle considérait comme une incohérence, mais a plutôt invité le demandeur à préciser ce qu’il voulait dire en déclarant qu’il espérait que sa première expérience sexuelle change son orientation sexuelle. En fait, le demandeur a parfaitement répondu à la question posée.

[35]           La SPR a ensuite conclu, en se fondant sur ce qu’elle estimait être une explication déraisonnable donnée par le demandeur, que celui‑ci n’était pas homosexuel, de sorte que sa demande d’asile n’était pas fondée sur une crainte subjective. Cette conclusion n’est pas étayée par la preuve et est donc déraisonnable.

[36]           Puis, la SPR a examiné le témoignage du demandeur selon lequel il avait dit à deux de ses amis qu’il était homosexuel en 2007. La SPR a jugé vague la réponse donnée par le demandeur pour expliquer pourquoi il avait fourni volontairement cette information à ses amis en 2007 seulement, et a conclu que cette conversation n’avait pas eu lieu et, par conséquent, que les amis en question n’avaient pas agressé le demandeur en 2007 comme il l’alléguait. Une fois encore, l’examen de la transcription révèle ceci : le demandeur a témoigné que ces hommes étaient des amis et des voisins devenus plus proches de lui au fil des ans, et qu’il leur a dit qu’il était homosexuel en 2007 au retour d’un voyage aux États‑Unis, alors que ses amis racontaient les expériences qu’ils avaient respectivement vécues au cours de l’été. À cet égard, aucun fondement justifiable ne permet de rejeter l’allégation du demandeur d’après son témoignage sur ce point.

[37]           J’estime qu’une des incohérences relevées dans la décision est une conclusion défendable. Selon ce que souligne la SPR, le demandeur a témoigné s’être rendu compte pour la première fois que l’Ukraine était un pays homophobe lorsqu’il a commencé à fréquenter l’université, en 2004. Toutefois, invité à parler de la première chose qui lui avait fait comprendre que la société ukrainienne était homophobe, il a parlé de l’agression qu’il avait subie en 2007. La question précise de la SPR était la suivante : [traduction] « Quelle est la première chose qui vous a fait comprendre que la société ukrainienne était homophobe? » Le demandeur a peut‑être pensé que la SPR lui demandait de dire quel événement avait consolidé l’idée que l’Ukraine était une société homophobe, mais je ne saurais juger déraisonnable pour la SPR d’avoir conclu qu’il s’agissait d’une incohérence qui minait la crédibilité du demandeur. Toutefois, cette détermination ne suffit pas en elle‑même à soutenir la conclusion de la SPR selon laquelle le récit du demandeur était inventé.

[38]           Pour corroborer son récit, le demandeur a présenté à la SPR une série de rapports médicaux et de rapports de police concernant les diverses agressions qu’il avait subies. La SPR a analysé seulement le rapport médical rédigé à la suite de la première agression survenue en 2007, et a relevé des incohérences. Je sais que les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR commandent la déférence lorsqu’elles reposent sur un fondement rationnel. Par conséquent, ma réserve ne s’explique pas par le fait que la SPR a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité en se fondant sur ces incohérences, mais s’explique plutôt par la portée de cette conclusion. En se fondant sur ces incohérences, la SPR a décidé d’accorder peu de poids à tous les rapports médicaux et rapports de police, et conclu que le demandeur n’avait jamais été agressé par quiconque ni traité dans un quelconque hôpital, et qu’il n’avait jamais signalé d’agression à la police. La façon dont la preuve a été traitée n’était pas raisonnable.

[39]           Je constate que la SPR, en décidant d’accorder peu de poids aux rapports médicaux et aux rapports de police, a aussi mentionné le fait que le demandeur avait tardé à produire ces documents et tardé globalement à demander l’asile. Le défendeur souligne à juste titre que le fait qu’une personne tarde à demander l’asile est un facteur important à prendre en considération, même s’il ne s’agit pas d’un facteur décisif, et peut, dans les cas appropriés, constituer un motif suffisant pour rejeter une demande d’asile (voir la décision Duarte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 988). À mon avis, l’analyse du retard du demandeur faite par la SPR est plus raisonnable que ses autres analyses de la crédibilité examinées ci‑dessus. Toutefois, j’estime qu’il ne s’agit pas d’un cas approprié où le retard peut à lui seul constituer un motif suffisant pour rejeter la demande d’asile. La conclusion d’absence de crainte subjective de persécution, fondée sur le retard du demandeur, tirée par la SPR est inextricablement liée à ses conclusions défavorables sur la crédibilité du demandeur. Même si elle s’appuie en partie sur son analyse du retard pour tirer sa conclusion défavorable sur l’authenticité des divers rapports médicaux et rapports de police produits par le demandeur, la SPR établit aussi un lien avec ce qu’elle décrit comme les « problèmes de crédibilité liés [au] récit [du demandeur] selon lequel il est homosexuel et il a été persécuté pour cette raison ».

[40]           Comme la décision était suffisamment influencée par les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR, étant donné qu’à mon avis, ces conclusions reposaient largement sur des incohérences inexistantes, sur un raisonnement irrationnel et sur une analyse inadmissible de l’invraisemblance, la décision est dans l’ensemble déraisonnable et n’appartient pas aux issues acceptables. La demande est donc accueillie, et je n’aurai pas besoin d’examiner les autres arguments avancés par le demandeur.

[41]           Les parties ont été consultées, mais aucune n’a proposé de question de portée générale à certifier en vue d’un appel.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER : 

IMM-8446-14

 

INTITULÉ : 

EDUARD RUDOY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE : 

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE : 

LE 19 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS : 

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS : 

LE 8 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

James Lawson

 

POUR Le demandeur

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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