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Date : 20150831


Dossier : IMM‑8075‑14

Référence : 2015 CF 1033

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 août 2015

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

HANAD AHMED IBRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Monsieur Hanad Ahmed Ibrahim, (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du délégué (le délégué) du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur), datée du 17 novembre 2014, concluant que le demandeur constitue un danger pour le public.

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Somalie. Il est arrivé au Canada en mars 2000 à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. Il s’est livré à des activités criminelles, qui se sont traduites par des accusations à compter de juillet 2000 et des condamnations, à compter d’octobre 2000, initialement à titre de jeune contrevenant.

[3]               Une mesure d’expulsion a été prise contre le demandeur le 2 avril 2007. Celui‑ci a par la suite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) en décembre 2009. Après les rejets initiaux de ses demandes d’ERAR, le demandeur a reçu une décision favorable en février 2013 et a été jugé en danger s’il retournait en Somalie.

[4]               Le 23 avril 2013, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a demandé un avis au défendeur, au titre de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi).

[5]               L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a présenté des observations au nom du ministre. Le demandeur a produit des arguments et des éléments de preuve en réplique aux observations de l’ASFC. En dernière analyse, le délégué du défendeur a rendu une décision, concluant que le demandeur constituait un danger pour le public. Cette décision a pour effet de rendre le demandeur susceptible d’être renvoyé en Somalie, en d’autres termes, d’être refoulé.

[6]               Le demandeur allègue que le délégué a fait montre de partialité, ce qui représente un manquement à l’équité procédurale, parce qu’il aurait reproduit, textuellement et sans mentionner la source, la totalité des observations de l’ASFC sur la question des risques s’il retournait en Somalie. Il soutient aussi que la décision en l’espèce est déraisonnable dans l’appréciation du danger.

[7]               La question de l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte; voir la décision dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43. Les conclusions relatives au danger reposent sur les faits et sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir la décision dans Nagalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 2 RCF 52 (CAF), au paragraphe 32.

[8]               Le demandeur soutient que le fait que le délégué se soit approprié les observations du ministre sur les risques portait atteinte à son droit à une décision équitable en ce qui concerne l’avis de danger demandé par le ministre. Il renvoie aux décisions dans Es‑Sayyid c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2013] 4 RCF 3, Janssen‑Ortho Inc. et al c Apotex Inc. (2009), 392 NR 71, et Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, [2013] 2 RCS 357, à l’appui de son argument.

[9]               Le défendeur soutient que l’adoption, par le délégué, d’extraits des observations du ministre ne justifie pas, en soi, une conclusion de partialité de la part du délégué. Il affirme que les motifs sont clairs et satisfont à la norme de la décision raisonnable.

[10]           J’estime en l’espèce que la question déterminante est celle de l’équité procédurale soulevée par le demandeur.

[11]           Le demandeur formule le manquement à l’équité procédurale en termes de partialité. Le critère à appliquer en ce qui concerne la partialité a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la page 394, en ces termes :

. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? ».

[12]           Je ne suis pas convaincue que l’incorporation systématique dans la décision des observations du ministre sur les risques, textuellement et sans mentionner la source, atteint le seuil requis pour conclure à la partialité. En même temps, toutefois, le défaut d’établir la partialité ne signifie pas qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

[13]           Je souligne que le manquement à l’équité procédurale doit être apprécié dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause. Le contexte, en l’espèce, est l’avis de danger que le ministre a demandé au défendeur.

[14]           En ce qui concerne la décision de la Cour d’appel fédérale dans Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 RCF 3, une telle demande constitue une procédure contradictoire dans laquelle le ministre et l’intéressé ont la possibilité de présenter des éléments de preuve et des arguments. Le défendeur, par la voix du délégué, rend la décision. La décision concerne des questions de fait et de droit et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir la décision dans Nagalingam, précitée.

[15]           Dans Cojocaru, précité, au paragraphe 52, la Cour suprême du Canada a énoncé les facteurs à prendre en compte pour établir si le fait que le décideur a reproduit les arguments présentés par une partie à un litige suffit pour justifier l’annulation de la décision du juge de première instance et ordonner une nouvelle instruction de l’affaire. Ces facteurs comprennent l’ampleur de la reproduction, la qualité de la reproduction et la nature de l’affaire.

[16]           En l’espèce, le défendeur soutient que si les tribunaux dans Es‑Sayyid, précitée; Janssen‑Ortho Inc. et al, précité, et Cojocaru, précité, n’ont pas conclu que le fait qu’un juge fasse siens les arguments d’une partie sans mentionner la source constituait un comportement si indésirable qu’il équivalait à un manquement à l’équité procédurale, un comportement analogue de la part d’un décideur prévu par la loi devrait être assujetti à un degré d’immunité équivalent, sinon supérieur. Ce n’est pas mon avis.

[17]           Dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la juge L’Heureux‑Dubé a énoncé certains facteurs non exhaustifs à prendre en compte dans l’appréciation des conditions essentielles de l’équité procédurale dans une affaire, dont la nature de la décision et le processus suivi pour y parvenir; la nature du régime législatif; et l’importance de la décision pour les personnes visées. Au sujet du dernier facteur, la Cour a affirmé ce qui suit :

Le troisième facteur permettant de définir la nature et l’étendue de l’obligation d’équité est l’importance de la décision pour les personnes visées. Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses. C’est ce que dit par exemple le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie‑Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105, à la p. 1113 :

Une justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d’une personne d’exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu. [. . .] Une suspension de nature disciplinaire peut avoir des conséquences graves et permanentes sur une carrière.

[…]

L’importance d’une décision pour les personnes visées a donc une incidence significative sur la nature de l’obligation d’équité procédurale.

[18]           En l’espèce, l’importance de la décision pour le demandeur représente un facteur très pertinent. Le demandeur a obtenu la protection du Canada, au titre de l’article 113 de la Loi, lorsqu’une décision favorable a été rendue à l’égard de sa demande d’ERAR.

[19]           Ce statut était susceptible d’être modifié lorsque le ministre a demandé un avis de danger, étant donné que l’acceptation de la demande du ministre pouvait entraîner le renvoi du demandeur en Somalie.

[20]           Le paragraphe 115(1) accorde une protection aux personnes protégées contre le refoulement. Cette protection peut toutefois être retirée dans certaines circonstances. Le paragraphe 115(1) et l’alinéa 115(2)a) prévoient ce qui suit :

115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

115. (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada;

[21]           La possibilité d’être refoulé constitue certainement pour le demandeur une grande préoccupation. Pour cette raison, une décision pouvant entraîner une telle conséquence appelle un degré élevé d’équité procédurale.

[22]           Dans les circonstances et vu la nature contradictoire du processus d’avis de danger, comme il en a été question dans la jurisprudence, je suis convaincue que le délégué a manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur lorsqu’il a tranché la demande d’avis de danger du ministre, et la demande de contrôle judiciaire est accueillie. S’il est vrai que toute personne qui sollicite un statut en vertu de la Loi, comme le demandeur dans le cadre de sa demande d’ERAR, n’a pas nécessairement droit à un résultat favorable, elle a droit à une procédure équitable. L’efficacité administrative ne peut avoir préséance sur ce droit.

[23]           Les parties ont également abordé la décision du délégué en ce qui concerne le volet « danger » de la demande du ministre. Je n’examinerai pas ces arguments étant donné que, à mon avis, la décision du délégué est entachée d’erreur. La décision du délégué est annulée, et l’affaire est renvoyée à un nouveau délégué pour qu’il rende une nouvelle décision.

[24]           Le demandeur demande des dépens dans le cadre de sa demande. Conformément aux Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, article 22, des dépens peuvent être accordés dans les procédures de contrôle judiciaire en matière d’immigration pour des « raisons spéciales ».

[25]           Je ne suis pas convaincue qu’il existe des « raisons spéciales » en l’espèce. Le demandeur a soulevé une cause défendable, comme le montre le fait qu’il a eu gain de cause en l’espèce. Le défendeur a répliqué avec ses arguments, comme il en avait le droit. Rien ne justifie l’octroi de dépens.

[26]           Enfin, il y a la question de certification d’une question. Le demandeur a proposé une question portant sur le volet « danger » de la décision du délégué. Le défendeur a fait des observations sur la question proposée. Étant donné que l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire ne concerne pas cet élément de la décision, je refuse de certifier la question proposée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du délégué est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre délégué pour qu’il rende une nouvelle décision, aucuns dépens ne sont accordés, et aucune question n’est certifiée.

« Elizabeth E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSISER


DOSSIER :

IMM‑8075‑14

 

INTITULÉ :

HANAD AHMED IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AOÛT 2015

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

lA JUGE HENEGHAN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 31 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

pour le demandeur

 

Michael Butterfield

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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