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Date : 20150824


Dossier : IMM-568-15

Référence : 2015 CF 1002

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

JOSHUA ADELOWD ANJORIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente principale d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada [l’agente] a refusé d’accorder au demandeur une dispense pour motifs d’ordre humanitaire [la dispense CH] permettant le traitement de sa demande de résidence permanente depuis le Canada.

[2]               Le demandeur affirme que s’il devait rentrer au Nigeria pour poursuivre sa demande de résidence permanente, il se heurterait là-bas à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives. Il fait valoir qu’il est établi au Canada, qu’en retournant au Nigeria il aurait à affronter des difficultés de l’ordre de la discrimination et des conditions défavorables dans le pays parce qu’il est chrétien et que sa famille a reçu des menaces de la part de membres du groupe extrémiste Boko Haram; en outre, il souffre d’une maladie mentale qui serait exacerbée par un retour au Nigeria, où on ne pourrait lui offrir des soins adéquats.

[3]               Le demandeur sollicite l’annulation de la décision de l’agente et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision.

[4]               Pour les motifs exposés ci‑après, la demande est accueillie.

I.                   Le contexte

[5]               Le demandeur est citoyen du Nigeria. Il n’a pas de famille immédiate au Canada; il précise que ses parents vivent au Nigeria. Il a déjà fait une demande d’asile qui a été refusée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

[6]               Le demandeur explique que son père et son frère étaient tous deux pasteurs chrétiens au Nigeria. Lorsqu’il était là-bas, le demandeur vivait avec son frère. À partir de 2009, Boko Haram a déclenché une insurrection au cours de laquelle des milliers de personnes ont été assassinées, en particulier des chrétiens.

[7]               Le demandeur soutient que, dans la nuit du 17 janvier 2010, un groupe de dix militants armés qui avaient pris pour cible les chrétiens de son quartier sont entrés précipitamment dans sa demeure. Il a pu leur échapper, mais son frère a été tué, avec beaucoup d’autres dans les environs. Avec trente autres personnes, il s’est réfugié dans la forêt, où tous sont restés cachés durant environ deux semaines avant de rentrer en ville.

[8]               Il craignait que les assassins de son frère soient à ses trousses parce qu’il était en mesure de les identifier. À l’époque, ses parents vivaient en Sierra Leone et le demandeur n’avait pas de famille immédiate au pays. Ayant pris la décision de partir, il s’est rendu en Côte d’Ivoire, puis il est passé par le Botswana, la Malaisie et les Pays‑Bas, avant d’atteindre le Canada au moyen d’un faux passeport botswanais. Le 12 avril 2011, le demandeur est entré au Canada et a présenté une demande d’asile à titre de réfugié au sens de la Convention.

[9]               Le 9 juillet 2013, sa demande d’asile a été refusée par un tribunal de la SPR. La SPR a conclu que l’attaque dont le demandeur, son frère et d’autres avaient été victimes était considérée comme ayant été perpétrée au hasard et qu’il était donc peu probable qu’il soit pris comme cible par les militants qui avaient tué son frère. La SPR a également fait observer qu’après son séjour dans la forêt, le demandeur avait continué de servir, à titre d’évangéliste, la Christ Apostolic Church dans la région, et ce, pendant sept mois. La SPR a constaté que rien n’indiquait qu’au cours de ces sept mois, la vie du demandeur avait été directement menacée.

[10]           La SPR a tenu compte des données suivantes : les activités de Boko Haram se concentrent dans le nord du pays et les régions situées au sud, où les chrétiens sont majoritaires, n’ont pas été le théâtre d’attaques; les parents du demandeur sont rentrés au pays et vivent dans le sud; le demandeur a maintenu le lien avec ses parents. La SPR a conclu qu’il pouvait retourner vivre avec ses parents dans le sud du pays tout en restant fidèle à sa religion.

[11]           Le 4 octobre 2013, le demandeur s’est vu refuser l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision défavorable de la SPR.

[12]           Par la suite, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, demande qui a été rejetée le 6 février 2014. Le 30 mai 2014, sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du rejet de sa demande a été refusée.

[13]           Le demandeur a alors présenté une nouvelle demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et, le 7 janvier 2015, la dispense CH lui a une fois de plus été refusée dans le cadre de la décision qui fait maintenant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.                La décision de l’agente principale d’immigration

A.                Les difficultés liées au risque/préjudice et les conditions défavorables au Nigeria

[14]           L’agente saisie de la demande de résidence permanente a repris les conclusions de la SPR pour ensuite examiner les observations du conseil du demandeur et les documents présentés à l’appui. Ce dernier a fait valoir que les dangers qui guettaient les chrétiens n’étaient plus seulement présents dans le nord du Nigeria, car le pays était en fait au bord de la guerre civile en raison des profondes divisions religieuses au sein de sa population.

[15]           L’agente a conclu que l’information contenue dans les articles produits par le demandeur tenait de la conjecture quant à la question des difficultés associées au retour du demandeur dans le Sud nigérian pour vivre avec ses parents. Elle a jugé que l’argument selon lequel le pays serait au bord de la guerre civile reposait sur une hypothèse, car il s’agissait de propos attribués à un avocat cité dans l’un des articles présentés. Dans un autre article, publié par The Soufan Group, il est écrit que les rapports faisant état d’attaques dans le sud du pays étaient le fruit de rumeurs et qu’ils renfermaient des renseignements inexacts. L’agente a conclu que la preuve ne permettait pas d’affirmer que le demandeur serait personnellement exposé à des actes de discrimination ou à des conditions défavorables s’il vivait dans le sud du Nigeria, une région majoritairement peuplée de chrétiens.

[16]           L’agente a également renvoyé à l’International Religious Freedom Report [rapport sur les libertés religieuses dans le monde] publié par les États‑Unis pour le Nigeria en 2013, qui permet de conclure que la liberté religieuse était protégée par la constitution et les autres lois du pays. Le rapport signalait en outre que le gouvernement se montrait inefficace dans ses efforts pour prévenir la violence fondée sur des convictions religieuses ou y mettre un terme, et qu’il faisait très rarement enquête pour trouver les responsables, les poursuivre en justice et les punir. Dans sa décision, l’agente fait en outre référence à des cas de discrimination ou d’abus sociétaux fondés sur l’appartenance, les croyances ou les pratiques religieuses qui ont été signalés dans les états du nord et du centre du pays. Toutefois, l’agente a conclu que, dans l’ensemble, la preuve ne permettait pas d’affirmer que le demandeur serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il rentrait au Nigeria pour se réinstaller et vivre dans le sud du pays, comme l’avait suggéré le tribunal de la SPR.

B.                 Le degré d’établissement au Canada

[17]           L’agente a tenu compte des facteurs suivants :

A.                Le demandeur avait accumulé quatorze années d’études au Nigeria, dont certaines études postsecondaires;

B.                 Rien n’indiquait qu’il avait suivi des cours durant son séjour au Canada;

C.                 D’avril 2011 à octobre 2011, il était sans emploi;

D.                D’octobre 2011 à décembre 2013, il a travaillé comme conducteur de chariot élévateur à Montréal, où il a participé aux activités de son église et à la vie communautaire;

E.                 Depuis janvier 2014, il travaillait comme conducteur de chariot élévateur à Calgary;

F.                  Le demandeur n’a pas produit de lettres récentes faisant état de sa participation à la vie communautaire à Calgary;

G.                Bien qu’il ne s’agisse pas d’un aspect déterminant, il n’a pas produit de preuve qu’il possédait des économies ou des biens au Canada, ni qu’il avait produit des déclarations de revenus fédérales;

H.                Il a apparemment acquis une réputation de bon citoyen au Canada;

I.                   Il a reçu des lettres d’appui de la part d’amis et d’autres gens, bien qu’il ne se dégage d’aucune de ces lettres que le retour du demandeur au Nigeria entraînerait pour certaines personnes des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[18]           Après avoir passé en revue la jurisprudence applicable de la Cour fédérale, l’agente a jugé que la preuve ne permettait pas de conclure que le demandeur était établi au Canada au point où la rupture de ses liens l’exposerait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

C.                 Autres facteurs

[19]           Le conseil du demandeur a présenté des observations écrites dans lesquelles il indiquait que le demandeur présente un état de stress post‑traumatique [ESPT] [traduction] « essentiel » causé par le fait qu’il avait été témoin de la décapitation de son frère au Nigeria. Il a fait valoir que son client ne serait pas en mesure d’obtenir des soins de santé mentale s’il retournait au Nigeria. Il a aussi soumis un rapport daté du 6 juin 2014 et rédigé par le psychologue [le rapport du psychologue] qui, à sa demande, avait examiné son client. L’agente a fait observer qu’on ne lui avait fourni aucune information indiquant que le demandeur avait autrement cherché à obtenir des soins au Canada.

[20]           L’agente a examiné le rapport du psychologue et y a relevé les énoncés suivants :

A.                Le demandeur n’est pas atteint de troubles mentaux à l’heure actuelle. Il souffre d’un ESPT sous-syndromal, en ce sens qu’il présente certains symptômes importants caractérisant cet état et qu’il court le risque d’une rechute, mais pour le moment, il ne fait pas l’objet d’un diagnostic d’ESPT;

B.                 Son séjour au Canada a permis son rétablissement, ce qui fait qu’il ne présente plus un nombre suffisant de symptômes, par rapport à l’un ou l’autre des ensembles de symptômes répertoriés, pour autoriser un diagnostic d’ESPT;

C.                 Il ne se rétablira pas grâce à des soins, mais il est fondamentalement [traduction] « hanté » par la mort de son frère;

D.                S’il reste au Canada, le demandeur pourra jouir d’un [traduction] « pronostic très favorable ».

[21]           L’agente a reconnu que le demandeur était profondément affecté par la mort de son frère, mais il a rappelé que le psychologue ne lui avait recommandé aucun traitement particulier, outre le fait de rester au Canada. L’agente a jugé que les commentaires faits par le psychologue dans le cadre de son évaluation du demandeur tenaient de la conjecture et qu’il n’avait pas précisé sur quel fondement objectif il faisait reposer ces commentaires. L’information dont disposait l’agente ne permettait pas de conclure, à son avis, que le demandeur était atteint d’une maladie ou d’une affection pour laquelle il ne pourrait pas obtenir d’aide ou de soins médicaux au Nigeria.

[22]           De plus, la documentation ne montrait pas que le demandeur éprouverait des difficultés à se réadapter à la société et à la culture nigérianes. Selon l’agente, le demandeur était éduqué, il avait travaillé au Nigeria par le passé et il avait acquis de l’expérience au Canada qui pourrait lui être utile pour obtenir un nouvel emploi. Par ailleurs, il avait ses parents au Nigeria, et rien ne semblait contredire le fait qu’ils pourraient le soutenir, ne serait-ce que sur le plan affectif.

[23]           Dans l’ensemble, l’agente a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’en raison de sa situation personnelle, il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, si la dispense qu’il demande lui était refusée.

III.             La norme de contrôle

[24]           Les parties conviennent – et je suis du même avis – que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique au contrôle des conclusions de l’agente sur la question de savoir si, au vu des faits du dossier, il existe des considérations humanitaires justifiant d’accorder une dispense à l’égard d’une demande de résidence permanente présentée depuis le Canada (Canada (MCI) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 53).

IV.             Les questions en litige

[25]           Au regard des observations de parties, la seule question qui se pose dans le cadre de la présente demande, à mon sens, est de savoir si la décision de l’agente était déraisonnable, compte tenu des facteurs pertinents pour l’analyse des difficultés associées au retour du demandeur au Nigeria.

V.                Les observations des parties

A.                La thèse du demandeur

[26]           D’abord, le demandeur soutient que l’agente n’a pas procédé à une analyse suffisamment approfondie des facteurs pertinents pour statuer sur une demande CH. Elle s’en est remise aux conclusions et aux facteurs dégagés par la SPR et elle en a fait les motifs de sa décision de rejeter la demande. De l’avis du demandeur, le fait que l’agente se soit fondée sur les conclusions de fait de la SPR est problématique, car l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est censée reposer sur une évaluation des difficultés liées au retour du demandeur d’asile, et non pas sur celle de la menace à laquelle il serait exposé. Par conséquent, ce n’est pas parce que la situation du demandeur ne permet pas d’établir l’existence d’une menace qu’elle ne s’accompagne pas de difficultés.

[27]           Ensuite, le demandeur affirme que l’agente n’a pas fait preuve d’empathie et n’a pas saisi la situation dans laquelle il se trouve. En particulier, l’agente n’a pas saisi l’importance de sa maladie mentale, en mettant en doute l’évaluation d’un psychologue hautement qualifié et en faisant abstraction de la preuve de l’impossibilité d’obtenir une assistance médicale au Nigeria. Plutôt que d’analyser la valeur du rapport du psychologue, l’agente a remis en question l’évaluation de cet expert et elle a déclaré, sans autre nuance et sans appuyer ses dires sur une preuve documentaire objective, que le demandeur pourrait obtenir de l’aide ou des soins médicaux pour ses troubles mentaux au Nigeria.

[28]           S’agissant du rapport du psychologue, le demandeur souligne que, pour poser un diagnostic sur son état, le psychologue qui l’a examiné s’est référé à la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Cette classification, qui constitue la référence universelle pour l’établissement de diagnostics psychiatriques, confirme la neutralité de l’évaluation. Le demandeur remarque que l’agente n’a pas donné les raisons pour lesquelles elle rejetait les conclusions énoncées dans le rapport du psychologue, dont elle n’a pas saisi, au demeurant, l’aspect essentiel : le rapport ne met pas l’accent sur le traitement de ses troubles psychologiques, mais plutôt sur le fait qu’un retour au Nigeria entraînerait la dégradation de la santé mentale du demandeur.

[29]           Enfin, le demandeur affirme que l’agente a fait des suppositions non fondées concernant le soutien susceptible de lui être apporté par ses parents, puisqu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve révélant la nature de sa relation avec eux ou d’un quelconque soutien de leur part.

B.                 La thèse du défendeur

[30]           Aux dires du défendeur, l’agente a convenu que son rôle consistait à examiner les faits présentés sous l’angle des difficultés, et non à procéder à un examen des risques ou à substituer sa propre décision à celle de la SPR. L’agente a donc fait la distinction entre ces deux processus.

[31]           Dans sa décision, l’agente a repris les observations que le demandeur avait présentées devant la SPR et qui faisaient partie de sa demande CH. Il n’y a rien d’irrégulier dans le fait que l’agente ait résumé la décision de la SPR. Cela démontre que l’agente a analysé la demande en fonction des observations qui lui ont été soumises. Il a notamment été porté à son attention que, depuis le prononcé de la décision de la SPR, la situation au Nigeria avait changé. L’agente s’est expressément penchée sur cette observation en prenant connaissance des rapports et articles produits à l’appui.

[32]           Selon le défendeur, l’agente a jugé que la preuve ne permettait pas d’établir que le demandeur serait personnellement exposé à des difficultés dans le sud du Nigeria. La décision démontre que l’agente a procédé à sa propre appréciation de la preuve, dont celle révélant que c’est le nord‑est du pays qui a été le plus durement touché par la violence religieuse et les activités de Boko Haram. En revanche, il n’a pas été établi que le demandeur se heurterait personnellement à des difficultés dans le sud du Nigeria, majoritairement chrétien.

[33]           Sur la question des difficultés liées à la santé mentale du demandeur, l’agente n’est pas arrivée à la conclusion que ce dernier serait en mesure d’obtenir l’assistance ou les soins médicaux nécessaires au Nigeria, mais simplement que les renseignements portés à sa connaissance n’indiquaient pas que le demandeur souffrait d’une maladie ou d’une affection pour laquelle il serait incapable d’obtenir de l’assistance ou des soins médicaux au Nigeria.

[34]           Le défendeur affirme que l’agente n’était pas tenue d’accepter l’opinion du psychologue. La Cour a déjà adressé une mise en garde aux décideurs en leur rappelant qu’ils ne devaient se fier qu’avec prudence aux éléments de preuve des experts obtenus aux fins du litige, sauf s’ils font l’objet d’une certaine forme de validation. L’agente a légitimement fait preuve de prudence dans son appréciation du rapport du psychologue, étant donné que le demandeur ne l’avait rencontré qu’une seule fois, qu’il n’avait pas obtenu ni cherché à obtenir de soins et que le psychologue n’avait conseillé aucune thérapie ni aucun traitement particuliers, outre le fait qu’il recommandait qu’il soit autorisé à rester au Canada.

[35]           Lors de l’instruction de la présente demande, le défendeur a renvoyé la Cour à la décision Basaki c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2015 CF 166 [Basaki], où elle a statué que l’agente chargée d’examiner les raisons d’ordre humanitaire avait correctement évalué le rapport relatif à l’ESPT en plus de constater, à juste titre, qu’il n’y avait aucune preuve de suivi sous forme de soins ou de séances. Le défendeur soutient que cette affaire est analogue au présent dossier, à l’égard duquel l’agente a jugé que les conclusions du rapport du psychologue reposaient sur des hypothèses et manquaient d’objectivité. Selon le défendeur, cette conclusion est la conséquence du fait que le psychologue a rédigé son rapport au terme d’une seule rencontre avec le demandeur, pour servir d’appui à la demande CH et sans que le demandeur n’ait par ailleurs cherché à obtenir des soins ou du counseling en santé mentale au Canada.

[36]           Le défendeur affirme également que l’affaire Carrillo c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2015 CF 233 [Carrillo] s’apparente à l’espèce. Dans cette affaire, la Cour a statué que l’agente chargée d’évaluer les raisons d’ordre humanitaire avait raisonnablement tenu compte de la conclusion principale du psychologue selon laquelle le demandeur souffrirait d’un TSPT, peu importe où il se trouve, et qu’elle avait aussi raisonnablement conclu qu’il existait des établissements et des traitements dont pouvait se prévaloir le demandeur dans son pays d’origine.

VI.             Les dispositions législatives pertinentes

[37]           La disposition législative qui s’applique en l’espèce est le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] :

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1)   Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible - other than under section 34, 35 or 37 - or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada - other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 - who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[38]           Pour rendre une décision sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le critère à employer est de savoir si le demandeur subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait présenter sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

VII.          Analyse

[39]           À mon sens, la présente demande gravite autour de la question du traitement réservé par l’agente au rapport du psychologue. L’auteur de ce rapport est M. Hap Davis, D.Ps., psychologue agréé en Alberta et en Nouvelle‑Écosse et possédant plus de quarante années d’expérience clinique. M. Davis explique avec force détails la littérature, les statistiques et les normes qui ont servi de base objective à ses conclusions, y compris les critères diagnostiques de l’ESPT selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, cinquième édition, publié par l’American Psychiatric Association [le DSM-V]. Je partage les préoccupations qu’a suscitées chez le demandeur le fait que l’agente a rejeté les conclusions de M. Davis, sans autre explication, parce qu’elle les jugeait fondées sur des hypothèses et dépourvues d’objectivité.

[40]           Je ne perds pas de vue l’argument du défendeur, qui rappelle, en se fondant sur la décision Czesak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1149, aux paragraphes 38 à 40, que les décideurs ne devraient se fier qu’avec prudence aux éléments de preuve des experts judiciaires obtenus aux fins du litige, sauf s’ils font l’objet d’une certaine forme de validation. Cela dit, il est vrai que, dans sa décision, l’agente mentionne le fait que c’est à l’initiative de son conseil que le demandeur a été examiné par M. Davis et qu’il n’a pas autrement cherché à obtenir de soins en santé mentale; toutefois, ce n’est pas pour cette raison qu’elle a rejeté les conclusions de M. Davis, mais bien parce qu’elle considérait qu’elles étaient fondées sur des hypothèses et manquaient d’objectivité, et elle ne motive pas cette conclusion à laquelle elle est arrivée. Or, le juge Campbell a écrit ceci au paragraphe 5 de la décision Tesema c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2006 CF 1417 :

[5]        La question à trancher est de savoir si, lorsqu’elle a rejeté l’avis du psychologue, la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle. Dans la décision Gina Curry c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, du 21 décembre 2005, IMM-10078-04, la juge Gauthier a clairement précisé le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’immigration lorsqu’il évalue la preuve psychiatrique ou psychologique :

Comme la Cour l’a mentionné à maintes reprises, les agents d’immigration ne sont pas des spécialistes de la psychologie ou de la psychiatrie. Ils ne sauraient tout simplement rejeter des avis d’experts sans à tout le moins donner un motif qui résiste à un examen serré.

[41]           Pour tenter d’expliquer la conclusion de l’agente, le défendeur fait valoir que celle‑ci a noté que M. Davis n’avait conseillé aucune thérapie ni aucun traitement particuliers, en dehors du fait qu’il recommandait qu’il soit autorisé à rester au Canada. Toutefois, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un motif pouvant résister à un examen serré, parce qu’il fait ressortir une autre faille dans la façon dont l’agente a traité le rapport du psychologue, à savoir que celle‑ci n’a pas saisi l’aspect fondamental du rapport du psychologue, ou du moins qu’elle a omis de l’aborder. Comme l’a fait valoir le demandeur, les principales conclusions de M. Davis n’ont pas trait au traitement des troubles psychologiques du demandeur, mais plutôt à l’impact qu’un retour au Nigeria aurait sur sa santé mentale.

[42]           Cette erreur de l’agente ressort en outre de la dernière phrase de son analyse de la question de la santé mentale :

[traduction] Les renseignements dont je dispose ne permettent pas d’affirmer que le demandeur souffre d’une maladie ou d’une affection pour laquelle il ne pourrait pas obtenir d’assistance ou de soins médicaux au Nigeria.

[43]           Le demandeur a fait valoir, dans sa plaidoirie, que cette conclusion était contraire à la preuve qui, dans le rapport du psychologue, concerne le manque de services de soins de santé au Nigeria (on y compte environ deux psychologues pour dix millions de personnes). Or, je crois que cet argument passe à côté de la conclusion de l’agente, qui ne se rapporte pas à l’adéquation des soins médicaux offerts au Nigeria par rapport aux besoins du demandeur en matière de santé mentale. Ce que l’agente a conclu, comme le signale le défendeur dans ses observations écrites, c’est plutôt que la preuve ne permet pas d’affirmer que le demandeur souffre de problèmes de santé mentale. Elle semble avoir fondé cette conclusion sur les extraits du rapport du psychologue qu’elle a cités dans sa décision, extraits où il est précisé que le demandeur ne fait pas l’objet d’un diagnostic d’ESPT à l’heure actuelle.

[44]           Encore une fois, cette conclusion témoigne d’une incompréhension de l’essence de l’opinion de M. Davis, ou du défaut de s’y intéresser. D’après M. Davis, le demandeur présente quatre des cinq « ensembles » de symptômes prescrits par les critères du DSM-5 pour un diagnostic d’ESPT, ainsi que l’un – mais un seul – des symptômes du cinquième ensemble (lié aux émotions négatives persistantes). C’est sur cette base que M. Davis affirme que le demandeur souffre d’un ESPT « sous‑syndromal ». Il explique qu’il faut en comprendre que le demandeur est atteint d’un ESPT « essentiel », qu’il a bel et bien souffert à la fois d’un ESPT et d’un trouble dépressif majeur antérieurement, et qu’il existe un risque de réapparition de cet ESPT.

[45]           M. Davis explique aussi que la raison pour laquelle le demandeur ne fait pas actuellement l’objet d’un diagnostic d’ESPT est que son séjour au Canada lui a permis de se rétablir. Il est d’avis que le rétablissement du demandeur ne passera pas par une psychothérapie ou des soins psychiatriques, mais que s’il demeure au Canada, il pourrait recouvrer sa santé mentale du simple fait de se sentir en sécurité. M. Davis souligne le contraste entre ce pronostic favorable et le pronostic sombre qui pourrait se confirmer si le demandeur devait rentrer au Nigeria, le lieu où se sont produits les événements à l’origine de sa crainte.

[46]           L’agente semble avoir fait reposer ses conclusions quant à la question de la santé mentale sur le constat que, pour le moment, le demandeur ne fait pas l’objet d’un diagnostic d’ESPT. Il s’agit là d’une analyse déraisonnablement formaliste, qui fait abstraction de la portée de l’opinion de M. Davis qui repose sur les antécédents du demandeur sur le plan de la santé mentale, des détails de son état actuel et des pronostics. Je comprends où le défendeur a voulu en venir dans sa plaidoirie lorsqu’il a fait observer qu’il pouvait être raisonnable, pour un agent CH, de faire preuve de scepticisme vis-à-vis d’une expertise médicale qui, dans un contexte d’immigration, préconise comme unique traitement d’une affection donnée la possibilité pour le demandeur de rester au Canada. L’agente aurait fort bien pu décider, à l’issue d’une analyse approfondie de l’opinion de M. Davis, de n’accorder que peu de poids à cette dernière et conclure que le demandeur n’avait pas établi l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Cependant, la Cour ne sait rien de tout cela, car la décision ne renferme pas d’analyse suffisamment poussée de la portée de la preuve de M. Davis pour pouvoir être intelligible et défendable, et ainsi, raisonnable.

[47]           Conscient du fait que le défendeur s’appuie sur les décisions Basaki et Carrillo, je tiens à préciser que mes conclusions sont fondées sur les faits particuliers de la présente affaire et qu’elles ne sont pas le signe d’une intention de m’écarter de ces précédents.

[48]           Pour les motifs exposés précédemment, la demande CH doit être renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Il ne m’est donc pas nécessaire d’examiner les autres motifs de contestation de la décision invoqués par le demandeur.

[49]           Aucune partie n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-568-15

 

INTITULÉ :

JOSHUA ADELOWD ANJORIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Souhail Saab

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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