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Date : 20150827


Dossier : IMM-7174-14

Référence : 2015 CF 1019

Ottawa, Ontario, le 27 août 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

SARAI RAMIREZ ESTRADA

SHARON NICOLE SINNING RAMIREZ

demanderesses

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les demanderesses, Sarai Ramirez Estrada et sa fille mineure, Sharon Sinning Ramirez (Sharon), sont Vénézuéliennes.  Elles sont arrivées au Canada le 1er juin 2014 en compagnie du conjoint de Mme Ramirez et père de Sharon, Jorge Eliecer Sinning Contretas.  Craignant d’être persécutés par des agents du gouvernement advenant leur retour au Venezuela, dans le cas de M. Sinning en raison de ses opinions politiques, dans le cas de Mme Ramirez et de sa fille Sharon, en raison de leur appartenance à un groupe social, en l’occurrence la famille, ils ont tous trois demandé l’asile dès leur arrivée.

[2]               La demande d’asile de M. Sinning, sur laquelle reposaient celles des demanderesses, précisait :

  1. Que depuis 2010, M. Sinning militait au sein d’un parti d’opposition au régime en place;
  2. Qu’il aurait participé, à ce titre, à plusieurs manifestations dénonçant ce régime;
  3. Que ce faisant, il aurait utilisé une partie du matériel de son entreprise de vente et d’importation d’équipements et de produits médicaux pour venir en aide aux manifestants blessés lors desdites manifestations;
  4. Qu’en avril 2014, en l’espace de quelques jours, la résidence familiale aurait été vandalisée et il aurait été agressé par trois militaires dans le stationnement de la résidence;
  5. Qu’en particulier, les trois militaires lui auraient laissé entendre qu’il était sous surveillance et que s’il continuait à aider les manifestants et à manifester lui-même, ils le feraient disparaître, lui et sa famille;
  6. Que suite à cette agression et ces menaces, il aurait tenté, sans succès, de porter plainte contre ses assaillants, les policiers le menaçant même de représailles s’il persistait à vouloir dénoncer ses assaillants; et
  7. Qu’il s’est alors réfugié chez un ami en plus de consulter un avocat qui lui a conseillé de quitter le pays, ce qu’il a fait, en compagnie de Mme Ramirez et de sa fille Sharon, le 29 mai 2014.

[3]               Le 28 octobre 2014, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR] accueillait la demande d’asile de M. Sinning, mais rejetait celles de Mme Ramirez et de sa fille Sharon.  Dans ce dernier cas, la SPR a jugé que les demanderesses n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), aux motifs :

  1. Qu’il était invraisemblable que les trois militaires ayant assailli M. Sinning aient pu proférer des menaces contre elles et M. Sinning de la manière dont ce dernier les a rapportées;
  2. Que Madame Ramirez n’était d’aucun intérêt pour les agents du gouvernement puisque, contrairement à M. Sinning, elle n’était pas impliquée politiquement;
  3. Que le fait qu’elle soit copropriétaire, avec M. Sinning, de l’entreprise de vente et d’importation d’équipements et de produits médicaux n’était pas suffisant pour conclure qu’elle était à risque de représailles de la part des agents du gouvernement puisque la sœur de M. Sinning, qui était, quant à elle, propriétaire du local abritant l’entreprise, n’avait été ni importunée en lien avec les événements ayant amené les demanderesses à fuir le Venezuela, ni même contactée par lesdits agents afin de retrouver M. Sinning et sa famille; et
  4. Que rien dans la preuve documentaire, en particulier celle faisant état du traitement réservé par les autorités aux membres du parti politique au sein duquel militait M. Sinning, ne faisait mention du traitement dont pouvait faire l’objet les membres de la famille des militants politiques.

[4]               Les demanderesses soutiennent que la SPR a commis deux erreurs en concluant de la sorte.  D’une part, elles lui reprochent d’avoir déraisonnablement écarté la preuve suivant laquelle les trois militaires ayant assailli M. Sinning en avril 2014 les auraient menacées de représailles.  D’autre part, elles lui reprochent d’avoir, de façon générale, erronément analysé le risque auxquelles elles feraient face advenant leur retour au Venezuela, compte tenu, notamment, de sa conclusion voulant que M. Sinning, le mari et père de famille, soit, lui, à risque advenant son retour dans ce pays.

II.                Question en litige et norme de contrôle

[5]               Il s’agit de déterminer ici si la SPR, en concluant comme elle l’a fait, a commis une erreur justifiant, suivant ce que prévoit l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, l’intervention de la Cour.

[6]               Il est bien établi que la question de savoir si un demandeur d’asile est un réfugié ou une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi est une question mixte de droit et de fait relevant de l’expertise de la SPR et que, par conséquent, elle est révisable suivant la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47; Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1048, 417 FTR 255, au para 28; Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1476, 423 FTR 210, au para 10; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 678, 409 FTR 290, au para 26).

[7]               Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par la SPR et n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).

III.             Analyse

[8]               Il importe de préciser d’entrée de jeu que, dans l’état actuel du droit, bien que l'appartenance à une famille puisse tenir lieu d'appartenance à un groupe social aux fins d'une demande d'asile, le fait qu'un membre de la famille ait été persécuté ne donne pas à tous les autres membres de la famille la qualité de réfugié.  En d’autres termes, la notion de « persécution indirecte », qui permet d'octroyer le statut de réfugié aux membres de la famille d’un réfugié qui ne seraient par ailleurs pas en mesure de prouver individuellement une crainte fondée de persécution, n’opère pas en droit canadien (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tobar Toledo, (2013) CAF 226, au para 55; El Achkar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 472, aux paras 40-41; Musakanda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1300, au para 23; Pour-Shariati c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1997] ACF no 810; Casetellanos c Canada (Solliciteur général) (1re inst.), [1995] 2 CF 190; Adjei c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 CF 680 (C.A.)).

[9]               Le juge Mosley, dans l’affaire Ndegwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 847, a, je pense, bien résumé la situation :

[9]  La reconnaissance de la famille comme groupe social aux fins d'une demande d'asile est bien établie dans la jurisprudence. Dans les cas où la demande d'asile est fondée sur l'appartenance à un groupe familial, il faut démontrer l'existence d'un lien personnel entre le demandeur et la persécution qui aurait été exercée pour un motif prévu à la Convention : Pour-Shariati, susmentionné. Il n'est pas suffisant de faire valoir la persécution subie par des membres de la famille s'il est peu probable que le demandeur soit directement touché.

[10]           La famille, en tant que groupe, doit donc être l'objet de représailles et de vengeance pour espérer se voir accorder la protection du Canada.  En l’espèce, cela veut dire que les demanderesses doivent avoir été ciblées et visées parce qu'ils sont membres de la famille de M. Sinning, et ce, même si elles ne se sont jamais mêlées de politique elles-mêmes et ne le feront jamais (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Bakhshi, [1994] ACF no 977 (CAF) (QL); Granada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1766, au para 16).

[11]           Cela dit, à mon avis, ce qui pose problème en l’espèce, c’est le rejet catégorique de la preuve de M. Sinning voulant que les trois militaires qui l’ont agressé en avril 2014 aient aussi proféré des menaces envers sa famille.  Comme les demanderesses le rappellent, il existe une présomption de véracité des témoignages donnés sous serment devant la SPR.  Lorsqu’ils sont plausibles et cohérents, la SPR, pour les écarter, doit fournir une explication raisonnable (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, au para 5).

[12]           Ici, comme seul motif de rejet de cette preuve, la SPR a essentiellement jugé que la menace ne pouvait pas avoir été formulée comme l’a rapporté M. Sinning.  L’explication donnée – oralement – par la SPR, n’est pas, elle-même, des plus limpides.  Elle apparaît comme suit dans la transcription de l’audience :

Considérant l’invraisemblance que des militaires affirment et annoncent à Monsieur Sinning tel qu’ils l’ont fait, tel que cité dans les allégations en disant ‘tu es menacé par le gouvernement révolutionnaire’, j’estime que bien que – je crois que Monsieur Sinning ait été victime cette journée-là, je ne crois pas que les militaires aient pu utiliser ces paroles et menacer sa famille.

[13]           La SPR n’explique pas en quoi elle a jugé le témoignage de M. Sinning suffisamment crédible pour accueillir sa demande d’asile, mais que sur ce point précis, mettant en cause directement la sécurité des demanderesses dont la résidence, par surcroît, avait été vandalisée quelques jours auparavant, elle ait conclu à l’invraisemblance du récit.  Cette conclusion étonne d’autant plus qu’il est parfaitement plausible de penser que les militaires aient pu proférer des menaces de représailles de manière à dissuader M. Sinning de poursuivre ses activités politiques.

[14]           En somme, je saisis mal que cette preuve ait été écartée sur le simple fondement de la formule, traduite de l’espagnol, utilisée pour décrire la menace – « tu es menacé par le gouvernement révolutionnaire » – laquelle peut être comprise de bien des façons.  Quoi qu’il en soit, M. Sinning a réitéré à maintes reprises lors de son témoignage, en des termes ne laissant aucune équivoque, les menaces dont lui et sa famille ont fait l’objet (voir p. 494, 514, 517 et 518 du Dossier Certifié du Tribunal).

[15]           Il y a là une fracture dans l’évaluation de la vraisemblance du récit de M. Sinning qui s’explique difficilement.  À partir du moment où, dans l’esprit de la SPR, les demanderesses n’avaient pas été personnellement visées et ciblées par les agents du gouvernement, il devenait aisé pour la SPR, pour justifier le rejet des demandes d’asile des demanderesses, de s’en remettre au fait que la sœur de M. Sinning n’avait pas été importunée par les autorités gouvernementales depuis le départ de ce dernier du Venezuela ou encore de référer au fait que la preuve documentaire soit silencieuse sur le sort réservé par les autorités gouvernementales aux familles des militants des partis d’opposition.

[16]           Le chaînon central de la décision de la SPR – celui de la crédibilité de la preuve liant directement les demanderesses à la persécution subie par M. Sinning et à laquelle il s’expose advenant son retour au Venezuela – ne rencontre pas, à mon avis les exigences de l’arrêt Dunsmuir, précité, en ce qu’il ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité.  En d’autres termes, je ne peux comprendre comment la SPR a pu en arriver à conclure comme elle l’a fait sur ce point.  Le niveau de justification fait tout simplement défaut.

[17]           La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et la demande d’asile des demanderesses renvoyée à la SPR, différemment constituée, pour jugement.

[18]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a sollicité la certification d’une question pour la Cour d’appel fédérale, comme le permet le paragraphe 74(d) de la Loi.  Je suis aussi d’avis qu’il n’y a pas lieu de certifier une question.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  2. L’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, différemment constituée, pour qu’elle statue de nouveau sur celle-ci;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7174-14

INTITULÉ :

SARAI RAMIREZ ESTRADA, SHARON NICOLE SINNING RAMIREZ c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 mai 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 27 août 2015

COMPARUTIONS :

Me Camille Clamens

Pour les demandeurs

Me Daniel Latulippe

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Camille Clamens Avocate

Avocat(e)

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

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