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Date : 20150508


Dossiers : T-1693-14

T-1694-14

Référence : 2015 CF 610

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2015

En présence de monsieur le juge Barnes

Dossier : T-1693-14

ENTRE :

GILEAD SCIENCES, INC. ET

GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET

APOTEX INC.

défendeurs

Dossier : T-1694-14

ET ENTRE

GILEAD SCIENCES, INC. ET

GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET

APOTEX INC.

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Apotex Inc. [Apotex] introduit la présente requête aux termes de l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, en sa version modifiée par DORS/2006-242 [le Règlement], afin d’obtenir une ordonnance rejetant la présente instance relativement au brevet canadien no 2,298,059 [le brevet 059] pour abus de procédure.

[2]               Le fondement de la présente requête est la décision que j’ai rendue dans Gilead Sciences, Inc. c Teva Canada Limitée, 2013 CF 1272, 236 ACWS (3d) 470, dans laquelle j’ai conclu que les revendications 3 et 4 du brevet 059 étaient invalides pour cause d’évidence. Apotex fait valoir que les demanderesses [collectivement désignées comme Gilead] ne devraient pas être autorisées à remettre en litige la validité du brevet 059 pour cause d’évidence, comme elles cherchent à le faire en l’espèce.

[3]               Dans l’instance précédente concernant l’avis de conformité [AC] dont il était question dans Gilead c Teva, précitée, Teva avait soumis un avis d’allégation [AA] contestant la validité des revendications 1 à 7 du brevet 059; Gilead avait déposé en réponse un avis de demande faisant valoir la validité de ces revendications. Ses plaidoiries incluaient les affirmations additionnelles suivantes :

[traduction

87.       Aucun des « réalisations antérieures » évoqués par Teva dans la lettre, pas plus que les références qu’elle a fournies en annexe B, n’établissent, en eux-mêmes ou en conjonction, qu’un des éléments des revendications du brevet 059 est évident au sens de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets.

88.       De plus, Teva n’a pas suffisamment détaillé les éléments des connaissances générales communes qui appuient son allégation d’évidence, ni expliqué en quoi ces éléments rendent évidentes les revendications du brevet 059.

89.       Les demanderesses n’acceptent pas que les références concernant l’état de la technique retenues par Teva forment une liste exhaustive des connaissances les plus récentes pertinentes, et soutiennent en outre que Teva a décrit l’état de la technique à la période pertinente de manière malhonnête et inexacte.

90.       En outre, les demanderesses ne reconnaissent pas qu’une recherche raisonnable aurait permis à une personne versée dans l’art à la date pertinente de retrouver les références citées en annexe B.

91.       Les revendications du brevet 059, en particulier les revendications 1 à 7, n’étaient pas évidentes pour une personne versée dans l’art à la date pertinente. À ce titre, les allégations d’évidence de Teva ne sont pas justifiées et les demanderesses les rejettent.

[4]               Au moment d’entendre les plaidoiries dans l’affaire Teva, Gilead a choisi de ne faire valoir que la validité des revendications 3 et 4 du brevet 059, et a donc renoncé à débattre des revendications 1, 2, 5, 6 et 7. Par conséquent, seule la validité des revendications 3 et 4 a été examinée dans cette affaire.

[5]               En l’espèce, Apotex a signifié à Gilead un AA contestant toutes les revendications du brevet 059, notamment pour cause d’évidence. Elle a également soulevé la question de l’abus de procédure. L’AA d’Apotex décrit le concept inventif du brevet comme l’usage du sel de fumarate disoproxil de ténofovir, sous ses formes amorphe et cristalline, dans le traitement de patients infectés par un virus ou exposés à un risque d’infection virale.

[6]               Dans la présente instance, l’avis de demande de Gilead conteste l’allégation d’abus de procédure avancée par Apotex par un simple déni et en soutenant qu’elle avait l’intention de combler les lacunes de la preuve concernant l’historique de l’invention dans l’instance Teva [voir le paragraphe 112 du mémoire de Gilead et l’affidavit de M. John Rohloff]. Gilead a également expliqué dans le menu détail pourquoi elle maintient que le brevet 059 n’est pas évident [voir les paragraphes 115 à 130 de l’avis de demande].

[7]               Gilead a également déposé l’affidavit de M. Nair Rodriguez-Hornedo à l’appui de ses arguments concernant l’évidence. Cet affidavit décrit le concept inventif du brevet 059 comme le sel de fumarate disoproxil de ténofovir, ainsi que ses propriétés supérieures justifiant son utilisation dans des formulations pharmaceutiques. M. Rodriguez-Hornedo explique également dans le détail pourquoi l’invention du brevet 059 n’aurait pas été jugée évidente par la personne versée dans l’art [voir les paragraphes 112 à 132 de son affidavit].

[8]               Gilead s’oppose à la présente requête pour plusieurs motifs. Elle soutient que le type de redressement sollicité est discrétionnaire et, entre autres choses, que la Cour devrait tenir compte du présumé retard avec lequel Apotex a soulevé la question. Gilead avance également que les questions de validité résolues dans l’instance Teva diffèrent de celles dont il est question en l’espèce. Dans la décision Teva, seules les revendications 3 et 4 ont été invoquées par Gilead, alors qu’en l’espèce, toutes les revendications sont en cause. Par conséquent, la Cour disposera ici d’un dossier de preuve différent, qui pourrait justifier, selon Gilead, une autre issue.

[9]               À mon avis, la tentative de Gilead de remettre en litige la validité du brevet 059 en l’espèce constitue clairement un abus de procédure. Le droit en cette matière est bien établi.

[10]           Aux termes du paragraphe 6(5) du Règlement, la seconde personne peut demander la radiation de « tout ou partie » de la demande d’interdiction pour abus de procédure. Le fardeau de preuve incombe bien entendu à la partie qui présente la requête – en l’occurrence, Apotex.

[11]           Le raisonnement général qui autorise à trancher sommairement les demandes infondées de ce type a été formulé dans l’arrêt Sanofi-Aventis Canada Inc. c Novopharm Ltd, 59 CPR (4th) 416 (CAF), 2007 CAF 163, aux paragraphes 36 à 38 :

36        Les instances dans lesquelles la cause du titulaire du brevet est clairement futile ou n’a manifestement aucune chance de succès à cause d’un précédent ayant force obligatoire continuent d’être inadmissibles pour cause d’abus de procédure car elles gaspilleront les ressources judiciaires et causeront des difficultés aux fabricants de médicaments génériques sans aucun bienfait correspondant, comme, par exemple, un résultat plus exact. Cependant, si l’on applique les principes qu’a énoncés la juge Arbour, il est évident que les sortes d’instance qui constituent un abus de procédure vont au‑delà de celles qui sont manifestement futiles et englobent les affaires semblables à celles dont il est question en l’espèce. Un grand nombre des préoccupations que la juge Arbour a soulevées s’appliquent au présent appel. Permettre à Sanofi‑Aventis de poursuivre sa demande suscitera le risque que l’on rende des décisions judiciaires contradictoires : un juge conclura que les inventeurs du brevet 206 n’avaient pas de fondement valable pour prédire l’utilité de leur invention, et un autre conclura qu’il y avait une prédiction valable. C’est ainsi qu’un fabricant de médicaments générique recevrait un avis de conformité à cause d’une invalidité fondée sur une absence de prédiction valable, tandis qu’un autre se verrait refuser cet avis même si son avis d’allégation faisait état de la même allégation. Comme l’a déclaré la juge Arbour, le fait de permettre ce type de contradiction mettrait en péril la crédibilité du processus décisionnel judiciaire. Dans le même ordre d’idées, comme l’a signalé la juge Arbour, rien ne permet de croire qu’une seconde instance présentée en vertu de l’article 6 du Règlement mènera à un résultat plus exact que la première. Ce scénario contraste avec une action en déclaration d’invalidité d’un brevet dans laquelle, étant donné que les parties ont l’avantage d’un examen au fond de la question et de l’ensemble des protections procédurales connexes, il serait possible d’arriver à un résultat plus exact. C’est pour cela que les tribunaux ont énoncé à maintes reprises le principe selon lequel les décisions rendues en vertu du Règlement n’ont pas force exécutoire pour les actions en contrefaçon de brevet ou pour déclarer qu’un brevet est invalide (voir, par exemple, Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 209, Novartis A.G. c. Apotex Inc., 2002 CAF 440, au paragraphe 9, et Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al. (2001), 11 C.P.R. (4th) 245, au paragraphe 25).

37        Dans le contexte du Règlement, le fait d’inciter à utiliser efficacement des ressources judiciaires limitées suscite également des préoccupations particulières. Ces ressources sont déjà considérablement grevées par les très nombreuses instances engagées en vertu de la réglementation. Toute tentative visant à grever davantage les ressources des parties et des tribunaux en engageant des actions répétitives sans justification convaincante milite fortement en faveur d’une conclusion d’abus de procédure.

38        Par conséquent, même si la décision de la juge Mactavish ne dicterait pas l’issue de la présente demande et, de ce fait, s’il est impossible de dire que Sanofi‑Aventis n’a aucune chance de succès, je suis néanmoins contraint de conclure que la demande relative à l’avis d’allégation de Novopharm constitue un abus de procédure et qu’il convient donc de la rejeter.

[12]           L’argument voulant que l’une ou l’autre des parties à une procédure relative à un AC puisse sélectivement présenter des éléments de preuve d’une instance à l’autre a été fermement rejeté par la Cour dans l’arrêt Sanofi, précité, comme le montre l’extrait suivant du paragraphe 50 :

50        […] Toutes les parties sont tenues de respecter la même norme : chacune est tenue de présenter tous ses arguments, ainsi que tous les éléments de preuve pertinents, en première instance. Cela empêche l’innovateur de débattre à nouveau une question déjà tranchée dans une instance à laquelle il était partie, en s’appuyant sur des éléments de preuve additionnels qu’il avait décidé de ne pas produire à l’instance antérieure. De la même façon, les fabricants de médicaments génériques doivent faire valoir à la première occasion la totalité de leurs arguments. Les avis d’allégations multiples délivrés par le même fabricant en rapport avec un médicament particulier et alléguant l’invalidité d’un brevet particulier sont généralement interdits, même si l’on invoque des motifs d’invalidité différents dans chaque cas. Cependant, dans le cas où un fabricant particulier a formulé une allégation mais a omis de présenter les arguments requis pour montrer que l’allégation en question était justifiée, il serait injuste d’empêcher un fabricant ultérieur, disposant de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable, de l’introduire. Cette situation peut donner lieu à un résultat contradictoire, mais cette préoccupation cède le pas au risque de faire preuve d’inéquité à l’endroit du fabricant à qui l’on interdit de faire valoir ses arguments juste parce que la démarche d’un autre fabricant était inadéquate. Il est nécessaire dans chaque cas de mettre en équilibre l’effet d’une instance sur l’administration de la justice et l’inéquité que l’on cause à une partie en l’empêchant de faire valoir ses arguments.

Voir aussi Alcon Canada Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2014 CF 525, 240 ACWS (3d) 569, au paragraphe 118, Pfizer Canada Inc. c Novopharm Ltd, 2008 CF 674, 328 FTR 315 (anglais), aux paragraphes 8, 16 et 40.

[13]           Il me semble que la détermination d’un abus de procédure dans le contexte d’un AC ne dépend pas de la preuve à produire, mais plutôt des questions que la Cour est appelée à trancher. Une fois que la seconde personne soulève une question de validité, le breveté qui n’y répond pas totalement agit à ses risques et périls. En d’autres mots, il doit assumer les conséquences pour n’avoir pas présenté tous ses arguments lors de la première instance.

[14]           Le breveté ne peut échapper à une conclusion d’abus de procédure en affirmant la validité d’un nombre restreint de revendications dans une instance AC initiale, et faire valoir la validité d’autres revendications dans une instance AC subséquente à laquelle est partie un autre concurrent générique. Lorsque l’AA initial met en cause la validité de certaines revendications du brevet, il n’est pas loisible au breveté de concéder certaines des revendications pour revenir ensuite sur cette position. Autrement, le breveté pourrait effectivement fractionner sa preuve et forcer unilatéralement des concurrents génériques subséquents à mettre en litige des revendications dont il avait en fait reconnu l’invalidité. Cela reviendrait à manipuler le système et violerait le principe selon lequel le breveté est tenu de présenter ses meilleurs arguments durant la première instance.

[15]           La situation peut être différente lorsque le concurrent générique initial refuse de mettre en cause la validité de certaines revendications dans son AA et, par exemple, avance seulement une allégation de non-contrefaçon. En pareil cas, le breveté pourrait vraisemblablement s’appuyer sur la présomption de validité dans la première instance sans compromettre son droit d’invoquer la validité en cas de contestation subséquente.

[16]           L’argument de Gilead selon lequel la Cour devrait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, refuser à Apotex le redressement qu’elle sollicite est infondé. Permettre que cet argument aboutisse représenterait un gaspillage de ressources judiciaires. Si Gilead est mécontente de la précédente conclusion arrêtée dans Teva, elle peut toujours intenter une action en contrefaçon.

[17]           Par conséquent, la requête est accueillie et l’avis de demande de Gilead est radié en ce qui se rapporte à la validité du brevet 059.

[18]           Les dépens doivent être payés à Apotex au milieu de la fourchette de la colonne 5.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente requête soit accueillie et que l’avis de demande de Gilead soit radié en ce qui se rapporte à la validité du brevet 059.

LA COUR ORDONNE PAR AILLEURS qu’Apotex reçoive ses dépens au milieu de la fourchette de la colonne 5.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1693-14

 

INTITULÉ :

GILEAD SCIENCES, INC. ET GILEAD SCIENCES CANADA, INC. c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET APOTEX INC.

 

ET DOSSIER :

T-1694-14

 

INTITULÉ :

GILEAD SCIENCES, INC. ET GILEAD SCIENCES CANADA, INC. c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET APOTEX INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 mars 2015

 

ordonnance ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Brian Daley

Eric Bellemare

 

POUR LES demanderesseS

 

Andrew Brodkin

Belle Van

pour la défenderesse

APOTEX INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fullbright Canada, s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR LES demanderesseS

 

Goodmans, LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA défenderesse

APOTEX INC.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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