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Date : 20150826


Dossier : IMM‑3579‑15

Référence : 2015 CF 1012

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 août 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

AHMED, AHMED ALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               M. Ahmed est un citoyen du Yémen âgé de 26 ans. Sa famille et lui ont quitté le Yémen en 1994 à cause de la guerre et des actions politiques de son père; ils ont été des réfugiés sous la protection du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en Éthiopie pendant dix ans. En 2004, ils ont déménagé au Canada où M. Ahmed est devenu un résident permanent le 22 juin 2004.

[2]               Depuis son arrivée au Canada, le demandeur a été déclaré coupable de plusieurs infractions prévues par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, LC 2002, c 1, et le Code criminel, LRC 1985, c C‑46, notamment : voies de fait causant des lésions corporelles, agression sexuelle, introduction par effraction, vol de moins de 5 000 $, possession de documents contrefaits, vol qualifié, menaces de commettre des actes violents, entrave au travail d’un agent de la paix, défaut de se conformer à une ordonnance de probation et diverses infractions disciplinaires durant son incarcération.

[3]               Vu ces déclarations de culpabilité, un rapport d’interdiction de territoire a été déposé contre le demandeur en janvier 2013. Par la suite, une mesure d’expulsion a été prononcée le 26 mars 2013. À la fin de sa sentence pénale en octobre 2013, M. Ahmed a été transféré en détention à des fins d’immigration où il se trouve encore à ce jour, en attendant son expulsion au Yémen pour grande criminalité.

[4]               Le 9 septembre 2014, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] a émis un avis au titre de l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], selon lequel il estime que M. Ahmed constitue un danger pour le public [l’avis de danger]. L’Agence des services frontaliers du Canada a tenté de procéder au renvoi du demandeur en décembre 2014 ainsi qu’en avril 2015. Toutefois, ces tentatives se sont avérées infructueuses, car on n’a pu assurer le transport du demandeur en toute sécurité en raison du conflit qui sévit au Yémen et dans la région avoisinante.

[5]               Depuis novembre 2013, le maintien en détention de M. Ahmed a fait l’objet de divers contrôles des motifs de détention devant la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission]; aux termes du paragraphe 57(2) de la LIPR, ces contrôles doivent avoir lieu tous les 30 jours. En application de l’article 72 de la LIPR, M. Ahmed a récemment sollicité le contrôle judiciaire de deux décisions de la Commission refusant sa mise en liberté.

[6]               Dans la décision Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 792 [Ahmed 1]), le juge LeBlanc a annulé la décision de la Commission datée du 28 mai 2015 et a ordonné que la durée de détention passée et à venir soit explicitement prise en compte au prochain contrôle des motifs de détention. Par conséquent, le 26 juin 2015, la Commission a déterminé que la détention de M. Ahmed s’était transformée en détention d’une durée indéterminée, mais celle‑ci a néanmoins été maintenue.

[7]               Dans la décision Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 876 [Ahmed 2]), le juge Fothergill a déterminé que la décision de la Commission datée du 26 juin 2015 était raisonnable et que les questions soulevées par le juge LeBlanc dans Ahmed 1 avaient été dûment soupesées et évaluées. Le juge Fothergill a déclaré que la Commission s’était conformée à l’ordonnance et aux motifs du juge LeBlanc (Ahmed 2, aux paragraphes 23 et 24). Le juge Fothergill a toutefois affirmé que : (1) dans la mesure où il avait été jugé que la détention du demandeur était d’une durée indéterminée, la Commission avait une « obligation élevée de se pencher sur les solutions de rechange à la détention »; (2) la Commission des libérations conditionnelles avait jugé que M. Ahmed pouvait être libéré s’il était assujetti à des conditions rigoureuses; (3) la Commission devait maintenir ces facteurs « au premier plan lorsque les motifs de la détention de M. Ahmed seront contrôlés » (Ahmed 2, au paragraphe 34).

[8]               Maintenant, M. Ahmed présente une fois de plus à la Cour une demande de contrôle judiciaire, en application de l’article 72 de la LIPR, de la décision la plus récente de la Commission, soit celle qui a été rendue le 30 juillet 2015.

II.                Décision de la Commission

[9]               Dans ses motifs exposés de vive voix le 30 juillet 2015, la Commission a confirmé les conclusions antérieures selon lesquelles le demandeur se soustraira vraisemblablement au renvoi et qu’il constitue un danger pour la sécurité publique n’ayant pas été réadapté.

[10]           La Commission a conclu que, bien que le demandeur ait passé beaucoup de temps en détention, celle‑ci n’était désormais plus d’une durée indéterminée. Dans sa décision, la Commission s’est prononcée ainsi :

[traduction] D’après les nouveaux renseignements que le conseil du ministre m’a fournis aujourd’hui, l’aéroport a rouvert ses portes, le renvoi pourrait avoir lieu entre la mi‑août et la fin août de cette année, soit 2015, et les demandes de visas pour les accompagnateurs ont été présentées. Au moment de l’obtention des visas, un itinéraire sera fourni. Donc, à l’heure actuelle, ils attendent seulement que les visas pour les accompagnateurs soient délivrés…

…Mon collègue qui a tranché la question avant moi, le commissaire Adamidis, a conclu que votre détention [s’adressant à M. Ahmed] était d’une durée indéterminée du fait que, et je cite : [traduction] « [les] renvois prévus antérieurement […] n’ont pas eu lieu […] essentiellement parce que la situation au Yémen est à ce point instable […] et rien n’indique que les circonstances changeront dans un avenir rapproché »…

Or, aujourd’hui, le conseil du ministre m’a demandé de ne pas souscrire à cette conclusion, car il croit qu’il existe des motifs clairs et convaincants de le faire… du fait, premièrement, que l’aéroport du Yémen a rouvert ses portes. Deuxièmement, votre renvoi pourrait avoir lieu entre la mi‑août et la fin août 2015, soit au cours du prochain mois. Troisièmement, les demandes de visas pour les accompagnateurs ont été déposées. Quatrièmement, au moment de l’obtention des visas, un itinéraire sera fourni.

…Je conclus qu’à la lumière de la preuve dont je dispose, je ne souscrirai pas à la décision du commissaire Adamidis et j’estime que votre détention n’est plus considérée comme étant d’une durée indéterminée. Cette conclusion est fondée sur les nouveaux renseignements fournis par le conseil du ministre, dont ne disposait pas le commissaire Adamidis aux fins d’examen… En fait, non seulement l’aéroport a rouvert ses portes et le calendrier de votre renvoi a été établi, …mais votre renvoi est censé avoir lieu au cours du prochain mois. Le ministre a également affirmé que le vol… se rendra jusqu’au Yémen. Et, si j’ai bien compris, malgré toute condition de sécurité …

III.             Questions à trancher

[11]           Les parties ne s’entendent pas sur la nature des questions soulevées par la présente demande. Du point de vue du demandeur, les questions sont les suivantes :

1.                  La Commission a‑t‑elle eu tort de conclure qu’il n’y avait aucune entrave juridique au renvoi du demandeur du Canada?

2.                  S’agissait‑il d’une décision déraisonnable de la part de la Commission de conclure que le maintien en détention du demandeur : a) n’était désormais plus d’une durée indéterminée; b) ne constituait pas un traitement cruel et inusité?

3.                  La Cour devrait‑elle prononcer un verdict imposé obligeant la libération du demandeur?

4.                  Y a‑t‑il des motifs particuliers qui justifieraient que la Cour adjuge des dépens?

[12]           Le défendeur soutient que le demandeur n’a soulevé aucune nouvelle question ni aucun nouvel élément de preuve depuis le dernier contrôle judiciaire, si bien que la demande devrait être rejetée. Quant aux questions du demandeur, le défendeur affirme que la décision de la Commission était bien fondée et raisonnable, et qu’il n’y a aucun motif particulier qui justifierait que des dépens soient adjugés en l’espèce.

[13]           Or, à mon avis, la question déterminante est celle de savoir si la décision de la Commission était raisonnable. Pour les motifs qui suivent, la décision n’est pas raisonnable.

IV.             Analyse

[14]           Il est bien établi que les décisions de la Commission concernant une détention à des fins d’immigration sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, il n’était pas raisonnable que la Commission aille à l’encontre des décisions antérieures de la Commission et de la Cour établissant que la détention du demandeur était d’une durée indéterminée. Cela est d’autant plus vrai qu’il n’y avait absolument aucune preuve démontrant l’autorisation de vols civils à l’aéroport du Yémen ou des changements importants en ce qui a trait à l’agitation politique que vivent le Yémen et la région. Par ailleurs, le ministre ne disposait pas, lors de l’audience du 30 juillet 2015, d’un itinéraire confirmé ni des visas pour les personnes qui allaient accompagner le demandeur jusqu’au Yémen.

[15]           Il n’était ni justifié ni raisonnable que la Commission conclue que le maintien en détention de M. Ahmed n’était plus d’une durée indéterminée parce que les faits sur lesquels cette conclusion a été fondée reposaient sur des incertitudes, notamment : assurer un vol jusqu’au Yémen, tâche qui peut s’avérer impossible, et obtenir des visas pour lesquels des demandes avaient été présentées, mais qui n’ont toujours pas été délivrés et qui ne le seront peut‑être jamais. Je conviens avec le demandeur que la conclusion de la Commission selon laquelle la détention de M. Ahmed n’est plus d’une durée indéterminée va à l’encontre de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Li, 2009 CAF 85, [2010] 2 FCR 433, où il a été demandé que la durée du prolongement de la détention repose sur les instances qui existent déjà au moment du contrôle plutôt que sur des hypothèses quant aux recours qui existent, mais qui n’ont pas encore été exercés.

[16]           De plus, il n’était pas raisonnable que la Commission ignore l’avertissement du juge Fothergill dans la décision Ahmed 2, qui mérite d’être reproduit dans son intégralité dans les présents motifs :

[34]      … étant donné la conclusion que la détention de M. Ahmed était indéterminée, la Commission et le ministre ont tous les deux une obligation élevée de se pencher sur les solutions de rechange à la détention, en particulier sur la mise en liberté sous conditions. La Commission des libérations conditionnelles a déjà jugé que M. Ahmed pouvait être libéré s’il était assujetti à des conditions rigoureuses. La Commission a la possibilité de demander une évaluation psychologique comme condition de la mise en liberté : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Romans, 2005 CF 435, au paragraphe 74. L’avocate de M. Ahmed a informé la Cour qu’elle avait entrepris les démarches pour mettre à jour l’avis de danger du Ministre. Tous ces facteurs devraient être au premier plan lorsque les motifs de la détention de M. Ahmed seront contrôlés le 24 juillet 2015.

[17]           Du fait de sa conclusion déraisonnable selon laquelle la détention de M. Ahmed n’était plus d’une durée indéterminée, la Commission n’a pas dûment examiné ces facteurs le 30 juillet 2015. Cette conclusion qui a vicié l’ensemble de son raisonnement a donné lieu, au mieux, à une évaluation superficielle des solutions de rechange à la détention et de la question de savoir si la détention de M. Ahmed devrait être maintenue.

[18]           En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel il s’agit d’un cas où il conviendrait que la Cour prononce un verdict imposé, compte tenu de la durée de la détention et du fait que le demandeur doit subir une chirurgie, je rejette cette demande. Il se pourrait fort bien qu’un tel verdict s’avère nécessaire si la Cour est de nouveau saisie de cette affaire. Ce n’est pas le rôle de la Cour de substituer l’issue qui serait à son avis préférable ni de soupeser de nouveau la preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa], aux paragraphes 59 et 61). La question de savoir si le demandeur constitue un danger pour la sécurité publique ou s’il se soustraira vraisemblablement au renvoi relève de l’expertise fondamentale de la Commission. C’est elle, et non la Cour, qui devrait trancher ces questions ainsi que l’imposition de conditions de libération, et ce, dans le cadre même du prochain contrôle des motifs de détention qui doit avoir lieu le 27 août 2015.

[19]           Enfin, en ce qui a trait à l’argument du demandeur selon lequel la présente affaire justifie que le défendeur soit condamné aux dépens, je ne vois pas, à l’heure actuelle, des motifs particuliers suffisants pour adjuger des dépens. Néanmoins, si la Cour est de nouveau saisie de cette affaire, il se pourrait fort bien que des raisons spéciales justifient, à ce moment-là, que des dépens soient adjugés, conformément à la Règle 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés.

[20]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est accueillie, la décision de la Commission datée du 30 juillet 2015 est annulée et le prochain contrôle des motifs de la détention du demandeur sera déterminé conformément au présent jugement et aux présents motifs.

[21]           Les parties n’ont soulevé aucune question de portée générale à certifier. Par conséquent, aucune ne le sera.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que : la demande de contrôle judiciaire est accueillie; la décision rendue par la Commission le 30 juillet 2015 est annulée; le prochain contrôle des motifs de la détention du demandeur que fera la Commission devra être déterminé conformément au présent jugement et aux présents motifs; aucune question de portée générale n’est certifiée; aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme
Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3579‑15

 

INTITULÉ :

AHMED, AHMED ALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jyll Hansen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law PC

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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