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Date : 20150826


Dossier : IMM‑7263‑14

Référence : 2015 CF 1013

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 août 2015

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

ANAR CAMAL ISMAYILOV

alias ANAR ISMAYILOV,

PARVIN AHMADOVA ET

HACER ISMAYILOVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs, qui forment une famille, ont demandé l’asile au Canada en alléguant craindre d’être persécutés en Azerbaïdjan à cause de leur religion. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de la famille pour des raisons de crédibilité. Subsidiairement, la Commission a également conclu que Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, constitue une possibilité de refuge intérieur (PRI) pour les demandeurs.

[2]               En dépit de la déférence que commandent les conclusions quant à la crédibilité tirées par la Commission, j’estime que bon nombre des conclusions en l’espèce ont été tirées sans égard à la preuve. L’analyse relative à la PRI qui a été réalisée par la Commission est également entachée par les erreurs dont sont empreintes les conclusions de la Commission quant à la crédibilité et est, en tout état de cause, déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I.                   Contexte

[3]               Les demandeurs sont des musulmans salafistes dévots qui vivaient dans un pays où la population est majoritairement chiite. Ils soutiennent avoir été persécutés par des agents du gouvernement qui craignent les extrémistes salafistes et considèrent les salafistes ordinaires comme des menaces potentielles contre l’État. 

[4]               M. Ismayilov affirme avoir été détenu par la police à quatre occasions dans les années précédant son départ d’Azerbaïdjan parce qu’il [traduction« avait l’air trop musulman ». Au cours de ces détentions, il a été interrogé, battu, rasé de force et injurié de même que privé d’eau et de nourriture ainsi que de la possibilité de prier.

[5]               La Commission a reconnu que les demandeurs étaient des citoyens de l’Azerbaïdjan et semble également avoir accepté le fait qu’ils sont des musulmans salafistes. Toutefois, elle n’estime pas que les demandeurs sont exposés à plus qu’une simple possibilité de persécution en Azerbaïdjan.

II.                Absence de documents justificatifs

[6]               D’après les principales raisons citées par la Commission, cette dernière n’a pas ajouté foi à l’allégation de M. Ismayilov selon laquelle il aurait été arrêté et torturé par la police azerbaïdjanaise à quatre occasions, notamment parce qu’il n’a pas produit de preuve documentaire de ses arrestations. La Commission était d’avis qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il y ait des documents étayant un volet aussi crucial du récit de M. Ismayilov. Selon la Commission, M. Ismayilov a demandé à son père de tenter d’obtenir des documents faisant état de ses arrestations, mais n’a lui‑même déployé aucun effort en ce sens depuis son arrivée au Canada.

[7]               Ce que la Commission ne mentionne pas, c’est l’explication de M. Ismayilov selon laquelle il avait déjà tenté d’obtenir personnellement les documents confirmant ses arrestations auprès de la police alors qu’il était encore en Azerbaïdjan. D’après M. Ismayilov, la police a refusé de lui fournir les documents en question.

[8]               Comme la Commission n’a aucunement mentionné le témoignage de M. Ismayilov à cet égard, il est impossible de savoir si cet élément de preuve a été négligé ou écarté. Le témoignage de M. Ismayilov concernant ses tentatives d’obtenir les documents auprès de la police constitue un élément de preuve important qui contredit directement une conclusion fondamentale de la Commission et qui aurait donc dû être abordé : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 14 à 17, [1998] ACF no 1425 (C.F. 1re inst.).

[9]               Si la preuve n’a pas été prise en compte, alors la conclusion de la Commission selon laquelle M. Ismayilov n’a pas tenté d’obtenir personnellement la preuve documentaire de ses arrestations a été tirée sans tenir compte de la preuve. Si la Commission n’a pas ajouté foi au témoignage de M. Ismayilov, elle n’a pas expliqué pourquoi elle a rejeté ce témoignage. Cet aspect de la décision de la Commission ne satisfait donc pas aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité qui servent à déterminer si une décision est raisonnable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339.

III.             Documents médicaux

[10]           La Commission conteste également les documents médicaux présentés par M. Ismayilov qui font état des blessures qu’il aurait subies lors de ses détentions. Elle a écarté la preuve parce que cette dernière ne révèle pas la cause des blessures de M. Ismayilov. Or, les rapports médicaux indiquent effectivement que les blessures dont a souffert M. Ismayilov ont été causées par des sévices. Par contre, les auteurs des sévices ne sont pas identifiés dans les rapports. Comme il est peu probable que les médecins traitants aient été directement témoins des mauvais traitements infligés par la police, je me demande s’il s’agit là d’une raison valable de rejeter la preuve. En effet, toute mention des personnes à l’origine des blessures dans les rapports médicaux aurait probablement été fondée sur des ouï‑dire émanant de M. Ismayilov lui‑même.

[11]           Si, toutefois, la Commission était d’avis qu’il s’agissait là d’une omission importante, cela soulève un autre problème. En effet, il est précisé dans les rapports médicaux faisant état des blessures subies par le père de M. Ismayilov que les blessures en question ont été causées par des sévices infligés par la police, et la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle a écarté la preuve médicale relative aux blessures du père.

IV.             Défaut de demander l’asile

[12]           M. Ismayilov est d’abord arrivé au Canada en décembre 2009 muni d’un permis d’études. Sa femme et son jeune enfant sont alors restés en Azerbaïdjan. Il a décidé de demander l’asile et a consulté un avocat en vue d’obtenir ses conseils. Finalement, M. Ismayilov n’a pas demandé l’asile lors de son séjour initial au Canada. Il a expliqué à la Commission avoir suivi les conseils de son avocat qui lui avait recommandé d’attendre l’arrivée de sa femme et de son enfant au Canada pour qu’ils puissent présenter leur demande en tant que membres d’une même famille. D’après M. Ismayilov, son avocat craignait que les autres membres de sa famille voient leurs demandes de visas au Canada refusées s’il avait une demande d’asile en instance.

[13]           M. Ismayilov ajoute qu’il a commencé à croire que sa famille était en danger. Il est donc retourné en Azerbaïdjan en mai 2010 parce qu’il craignait pour la sécurité de sa famille. Je reviendrai sur la question de se réclamer à nouveau de la protection du pays dans la prochaine section des présents motifs, mais il va sans dire qu’en concluant que le défaut de M. Ismayilov de demander l’asile témoignait d’une absence de crainte subjective de sa part, la Commission n’a aucunement mentionné l’explication de M. Ismayilov selon laquelle il agissait conformément à l’avis juridique qu’il avait reçu.

[14]           Encore là, il s’agit d’un élément de preuve important dans le contexte d’une conclusion fondamentale de la Commission qui aurait dû être abordé : Cepeda‑Gutierrez, précitée. Cette conclusion est déraisonnable du fait que la Commission n’a pas tenu compte de l’explication de M. Ismayilov.

V.                Fait de se réclamer à nouveau de la protection du pays

[15]           Comme il a été mentionné précédemment, la Commission a conclu que le retour de M. Ismayilov en Azerbaïdjan en mai 2010 témoignait d’une absence de crainte subjective de persécution de sa part.

[16]           Or, M. Ismayilov a déclaré qu’après avoir obtenu leurs visas pour venir au Canada, sa femme et son enfant se sont vus refuser le droit de quitter l’Azerbaïdjan. D’après les allégations, la police se serait présentée au domicile familial en janvier 2010 à la recherche de M. Ismayilov. En avril 2010, sa femme et son enfant auraient été détenus par la police, et le domicile de M. Ismayilov aurait fait l’objet d’une perquisition. Craignant pour la sécurité de sa famille, M. Ismayilov est rentré chez lui en mai 2010.

[17]           Encore là, la Commission n’a aucunement fait état des propos formulés par M. Ismayilov pour expliquer pourquoi il avait été prêt à risquer sa vie en retournant en Azerbaïdjan. La Commission était en droit de rejeter l’explication de M. Ismayilov. Cependant, le fait qu’elle n’a même pas mentionné, et encore moins analysé, un tel élément de preuve important constitue une erreur manifeste.

VI.             Possibilité de refuge intérieur

[18]           La Commission a également conclu que les demandeurs pouvaient vivre en toute sécurité à Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. Cette conclusion soulève plusieurs problèmes.

[19]           D’abord, la conclusion de la Commission relativement à l’existence d’une PRI est entachée par les diverses erreurs que comporte l’appréciation de la crédibilité faite par la Commission. En rejetant le récit des demandeurs, la Commission n’a pas pleinement pris conscience du profil des demandeurs et ne pouvait donc pas déterminer si ces derniers pouvaient vivre en toute sécurité à Bakou.  

[20]           Autrement dit, la Commission s’est fondée sur sa conclusion selon laquelle M. Ismayilov n’est pas une personne en vue ni une personne d’intérêt pour les autorités azerbaïdjanaises pour déterminer que Bakou est une PRI viable pour les demandeurs. J’ai déjà souligné certains des problèmes que pose cette conclusion. J’ajouterais à cela le fait que la Commission n’a pas traité de la preuve révélant que M. Ismayilov est l’un des nombreux musulmans salafistes à s’être plaint par écrit auprès du gouvernement des mauvais traitements dont la minorité salafiste fait systématiquement l’objet aux mains des autorités azerbaïdjanaises. Outre les erreurs concernant les arrestations antérieures de M. Ismayilov, le fait que la Commission n’a pas traité de cette preuve rend déraisonnable sa conclusion selon laquelle M. Ismayilov n’est pas une personne en vue qui présenterait un intérêt pour les autorités azerbaïdjanaises.

[21]           À l’appui de sa conclusion selon laquelle Bakou constitue une PRI viable pour les demandeurs, la Commission s’est principalement fondée sur une déclaration tirée d’un article où un salafiste mentionne que Bakou est le seul endroit où il se sentait libre de pratiquer sa version de l’islam. Or, il fallait interpréter l’article de façon très sélective pour conclure que Bakou constitue une PRI viable pour les demandeurs.

[22]           L’homme dont il est question précédemment a également été cité ailleurs dans le même article. Cette fois, il décrit comment il a été insulté par la police et par d’autres qui le considéraient comme étant dangereux du fait qu’il est barbu. Cet homme a aussi affirmé avoir été amené au poste de police et rasé de force à trois occasions au cours des deux dernières années. De ce fait, la preuve sur laquelle s’est fondée la Commission pour étayer sa conclusion relative à l’existence d’une PRI démontre que les musulmans salafistes sont détenus et mal traités de façon arbitraire par la police à Bakou à cause de leur appartenance religieuse.

[23]           L’article mentionne également que le gouvernement avait fermé la seule mosquée salafiste à Bakou à la suite d’une explosion en 2008 et que cette mosquée n’avait pas rouvert ses portes depuis. La Commission a écarté la préoccupation de M. Ismayilov selon laquelle il ne pourrait pratiquer sa religion dans une mosquée salafiste à Bakou au motif qu’il pourrait prier dans une autre mosquée, vraisemblablement une mosquée où une forme différente de l’islam est pratiquée. Je conviens avec les demandeurs que ce commentaire témoigne d’un manque notable de sensibilité au regard de la sincérité des croyances religieuses des demandeurs et de la nature des demandes d’asile fondées sur des motifs d’ordre religieux en général. 

VII.          Conclusion subsidiaire

[24]           La conclusion subsidiaire de la Commission qui figure au paragraphe 41 de ses motifs est également très préoccupante. En effet, la Commission rejette l’allégation de M. Ismayilov en affirmant que, même si les allégations contenues dans son Formulaire de renseignements personnels étaient tenues pour véridiques, M. Ismayilov avait tout simplement fait l’objet d’un [traduction] « interrogatoire de routine » par la police et n’était pas ciblé personnellement par les autorités azerbadjaïnaises.

[25]           Dans sa description, la Commission affirme que cet [traduction« interrogatoire de routine » implique le harcèlement et la détention agressive de musulmans salafistes dans le contexte d’une politique globale de la police azerbaïdjanaise qui est préoccupée par les extrémistes au sein de la population salafiste du pays.

[26]           Dans son FRP, M. Ismayilov a déclaré avoir été arrêté et détenu en raison de sa foi religieuse. Au cours de ses diverses détentions, il a été interrogé, injurié, battu, privé d’eau et de nourriture, privé de la possibilité de prier et rasé de force. Il est tout simplement abusif de conclure que cette allégation n’est pas fondée du fait qu’il s’agit là seulement d’un [traduction« interrogatoire de routine » auprès d’un membre de la population salafiste minoritaire d’Azerbaïdjan.

VIII.       Conclusion

[27]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties que la présente affaire repose sur des faits qui lui sont propres et ne soulève aucune question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué en vue d’un nouvel examen.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme
Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7263‑14

 

INTITULÉ :

ANAR CAMAL ISMAYILOV ALIAS ANAR ISMAYILOV, PARVIN AHMADOVA ET HACER ISMAYILOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AOÛT 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

M. James Lawson

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Mme Veronica Cham

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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