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Date : 20150626

Dossier : T-785-15

Référence : 2015 CF 803

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

LA COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU  CANADA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

[1]               Les présents motifs accompagnent l’injonction interlocutoire et l’ordonnance de conservation rendues le 22 juin 2015 dans l’affaire dont est saisie la Cour et à laquelle sont parties la commissaire à l’information du Canada [la Commissaire à l’information ou la demanderesse] et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre ou le défendeur].

[2]               Dans la demande de révision [la demande] qu’elle a présentée le 14 mai 2015 en vertu de l’alinéa 42(1)a) de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1 [la Loi], la Commissaire à l’information, Mme Suzanne Legault, a demandé à la Cour :

1.      un jugement déclaratoire portant que le ministre, en sa qualité de responsable de l’institution fédérale chargée de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC], n’a pas assuré l’accès aux documents pertinents qui ont été demandés en vertu de la Loi;

2.      une ordonnance enjoignant au ministre de traiter, dans les trente jours suivant le jugement, la demande présentée le 27 mars 2012 par M. Bill Clennet [le plaignant], conformément à ses recommandations datées du 26 mars 2015 qui faisaient suite à son enquête [le compte rendu visé par l’article 37].

[3]               La demande a été déposée avec le consentement du plaignant. Les documents pertinents que celui-ci avait demandés en vertu de la Loi (dossier de la GRC no A-2012-00085; dossier d’enquête du CI no 3212-01427) comportaient notamment un exemplaire électronique de tous les documents figurant dans le Registre canadien des armes à feu [le Registre] et concernant l’enregistrement des armes à feu sans restrictions, que l’on appelle couramment des « armes d’épaule ». Plus particulièrement, les renseignements sur l’enregistrement des armes à feu sans restrictions qui figurent dans le Système canadien d’information relativement aux armes à feu (le SCIRAF). Les champs de données du SCIRAF en ce qui a trait aux armes à feu sont les mêmes, qu’il s’agisse d’armes à feu prohibées, à autorisation restreinte et sans restriction. 

[4]               Les faits importants suivants sont tirés de la demande, des dossiers de requête, des affidavits, de la preuve documentaire et testimoniale (dont la transcription de l’interrogatoire de Jennifer Walsh) et des instruments publics auxquels les parties ou leurs avocats ont renvoyé.

[5]               Le 5 avril 2012, la Loi sur l’abolition du registre des armes d’épaule, LC 2012, c 6 [la LARA] est entrée en vigueur. Son paragraphe 29(1) exige du Commissaire aux armes à feu qu’il détruise, « dès que possible » tous les registres et fichiers relatifs à l’enregistrement des armes à feu sans restrictions qui se trouvent dans le Registre. Malgré que le ministre ait rassuré la Commissaire à l’information en mai 2012 qu’« [e]n ce qui concerne votre question portant sur la destruction de documents dans le SCIRAF, soyez assurée que la GRC respectera le droit d’accès décrit à l’article 4 de la Loi et ses obligations en la matière », entre le 25 et le 29 octobre 2012, la GRC semble avoir détruit tous les documents électroniques (base de données courantes et bandes de sauvegarde), dont ceux des Archives nationales, concernant l’enregistrement des armes à feu sans restriction dans le SCIRAF, à l’exception de celles enregistrées au nom de résidents du Québec.

[6]               Le 1er février 2013, le plaignant a déposé auprès de la Commissaire à l’information une plainte concernant les documents qui ne se trouvaient pas dans la réponse qu’il avait reçue de la GRC. Le 5 février 2013, le ministre a informé la Commissaire à l’information qu’« [e]n ce qui concerne votre question portant sur la destruction de documents dans le SCIRAF, le commissaire de la GRC m’a assuré que celle-ci respectera le droit d’accès décrit à l’article 4 de la Loi et ses obligations en la matière ».

[7]               Le 8 juillet 2014, la Commissaire à l’information a prononcé une ordonnance pour production de documents en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi, et le 28 juillet 2014, elle a prononcé une ordonnance de production supplémentaire. La GRC a terminé de répondre à ces ordonnances le 31 octobre 2014, mais comme il a été confié par un de ses agents par la suite, [traduction] « la GRC ne peut d’aucune manière récréer les documents détruits qui se rapportaient aux armes à feu sans restrictions ».

[8]               Le 15 janvier 2015, la Commissaire à l’information a écrit au commissaire de la GRC pour l’informer de sa conclusion préliminaire selon laquelle les renseignements qu’elle a remis au plaignant ne constituent pas la totalité des documents pertinents, et lui a demandé l’assurance que la GRC veillerait à conserver les documents qu’elle avait désignés comme étant visés par la demande. Le 19 janvier 2015, la Commissaire à l’information a écrit au commissaire de la GRC pour lui donner la possibilité, conformément à l’alinéa 35(2)b) de la Loi, de formuler des observations relativement à ses conclusions préliminaires.

[9]               Le 20 février 2015, le commissaire de la GRC a remis ses commentaires. Selon lui, [traduction] « c’est seulement le 7 janvier 2013 que le [Commissariat à l’information] a mentionné pour la première fois que le dossier no A-2012-00183 ne satisfaisait pas à la demande no A-2012-0085 », alors que [traduction] « les renseignements relatifs aux armes à feu sans restrictions hors Québec avaient alors été détruits ». De plus, il a indiqué que [traduction] « [m]ême si la demande initiale, no A-2012-0085, n’a jamais été traitée (le règlement de la question des frais étant intervenu seulement après la suppression des documents concernant les armes à feu sans restrictions), la GRC estime que le demandeur a reçu les renseignements auxquels il avait droit ». En dernier lieu, il a souligné qu’il [traduction] « ne traiterait pas de nouveau les documents relativement aux armes à feu sans restrictions qui se trouvent encore dans le SCIRAF » et que [traduction] « le plaignant a déjà reçu les documents se rapportant aux armes à feu sans restrictions pour les résidents du Québec dans le dossier de communication pour la demande no A-2012-00183 ».

[10]           Le 26 mars 2015, la Commissaire à l’information a écrit au ministre en vertu du paragraphe 37(1) de la Loi pour faire état des résultats de son enquête. Dans son rapport au titre de l’article 37, elle conclut que la plainte est bien fondée. Elle recommande non seulement que la GRC traite tous les renseignements qui sont pertinents quant à la demande du plaignant et n’ont pas été détruits entre le 25 et le 29 octobre 2012, et qu’elle lui communique ces renseignements, mais aussi qu’elle conserve ces documents pertinents jusqu’à la conclusion de son enquête et de toute instance connexes.

[11]           Toujours le 26 mars 2015, conformément au paragraphe 63(2) de la Loi, la Commissaire à l’information a transmis au procureur général du Canada des renseignements concernant la commission possible d’une infraction à l’alinéa 67.1(1)a) de la Loi, lequel prévoit que nul ne peut, dans l’intention d’entraver le droit d’accès prévu par la Loi, détruire, tronquer ou modifier un document. Elle a indiqué que l’enquête menée par le Commissariat à l’information avait établi que la GRC avait détruit des documents pertinents pour une demande d’accès à l’information en suspens, tout en sachant que ces documents étaient visés par le droit d’accès garanti par le paragraphe 4(1) de la Loi.

[12]           Le 27 mars 2015, la Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi interjeté par le procureur général du Québec en ce qui concerne la constitutionnalité de l’article 29 de la LARA et a conclu, dans une décision partagée (5-4), que le Québec n’avait pas le droit d’obtenir les données du registre des armes d’épaule concernant ses résidents (Québec (Procureur général) c Canada (Procureur général), 2015 CSC 14 [Québec (Procureur général) (CSC)]). Le 3 avril 2015, la GRC a procédé à l’expiration de 1 600 000 dossiers d’enregistrement d’armes à feu sans restriction pour les résidents du Québec. Entre le 10 et le 12 avril 2015, celle-ci les a définitivement détruits dans le SCIRAF. Cette fois-ci toutefois, on a conservé une copie de sauvegarde des renseignements supprimés [les dossiers en cause].

[13]           Avant l’expiration de ces dossiers, l’institution avait pris deux mesures pour conserver les dossiers qui n’avaient pas déjà été détruits entre le 25 et le 29 octobre 2012 :

1.      Dans un premier temps, la GRC a tout d’abord fait une copie complète du SCIRAF tel qu’il existait le 3 avril 2015; cette copie se trouve actuellement sur un serveur virtuel au Centre des données de la GRC [la copie de sauvegarde définitive];

2.      Dans un deuxième temps, la GRC a ensuite créé une copie des dossiers d’enregistrement d’arme à feu sans restrictions du Québec, en sélectionnant les données ayant pu être associées aux 64 champs que la Commissaire à l’information avait relevés comme pertinents pour les dossiers d’enregistrement. Ces données, en format de données texte, se trouvent sur un disque dur externe [le disque dur].

[14]           Le 30 avril 2015, en réponse au rapport au titre de l’article 37 précité, le ministre a informé la Commissaire à l’information que, compte tenu des observations que lui a présentées la GRC, il estimait que le plaignant avait déjà reçu les documents pertinents à sa demande et qu’il n’avait pas l’intention de donner suite à ses recommandations de traiter des renseignements supplémentaires. Le ministre a ajouté qu’il semblait que la GRC avait conservé une copie (la copie de sauvegarde définitive) des documents pertinents pour les besoins de l’enquête en matière d’accès à l’information.

[15]           Le 7 mai 2015, le projet de loi C-59, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 21 avril 2015 et mettant en œuvre d’autres mesures, a été lu pour la première fois à la Chambre des communes. La Commissaire à l’information a compris que l’article 230 du projet de loi C-59 allait modifier le libellé actuel de l’article 29 de la LARA et autoriser rétroactivement la destruction de tous les fichiers du registre des armes d’épaule (et les copies), et ce, malgré l’existence d’une demande d’accès à l’information présentée en vertu de la Loi et malgré la présente demande. Selon les modifications, la non-application de la Loi serait rétroactive au 25 octobre 2011, relativement à la destruction des fichiers du registre des armes d’épaule (et des copies) et aux documents touchant leur destruction. Elles permettraient de surcroît à la Couronne, à ses préposés, au commissaire aux armes à feu, aux institutions fédérales ou aux responsables d’institution fédérale de bénéficier rétroactivement de l’immunité en matière administrative, civile ou pénale relativement à la destruction, le 5 avril 2012 ou après cette date, de renseignements du registre des armes d’épaule, ainsi que pour tout acte ou omission commis pendant la période entre le 25 octobre 2011 et la date de l’entrée en vigueur de l’article 231, en vue de l’observation présumée de la Loi relativement aux renseignements d’enregistrement des armes d’épaule figurant dans le Registre.

[16]           La présente demande a été déposée à la Cour le 14 mai  2015. Le gouvernement voulait faire adopter rapidement les modifications législatives proposées. Le Globe and Mail avait rapporté le 25 mai 2015 que le leader parlementaire du gouvernement, M. Peter Van Loan, avait déclaré que la priorité du gouvernement était l’adoption de son budget, lequel serait mis en œuvre grâce au projet de loi C-59, avant l’ajournement de la Chambre le 23 juin 2015. Le projet de loi avait à ce moment-là passé le stade de la deuxième lecture et avait été renvoyé en comité. C’est ce qui a entraîné le dépôt de la présente requête par la Commissaire à l’information le 3 juin 2015 et, simultanément, celui de la lettre de demande à l’administrateur judiciaire en vue que la Cour tienne une séance spéciale pour entendre l’affaire d’urgence. Le juge Harrington, qui était le juge de service cette semaine-là, a été saisi de cette affaire urgente. Le 5 juin 2015, l’affaire a fait l’objet d’une gestion spéciale, après réception d’un engagement du procureur général du Canada pour le compte du ministre et le commissaire aux armes à feu que [traduction] « le statu quo sera conservé à propos de la conservation des données en question (comme en font état les pièces H, J, K et HH de l’affidavit de M. O’Brien) en attendant que soit réglée cette requête interlocutoire et provisoire, et ce, même si le projet de loi C-59 entre en vigueur dans l’intervalle ».

[17]           Le 11 juin 2015, la juge responsable de la gestion (la protonotaire Tabib) a donné des directives visant le dépôt rapide des affidavits, des contre-interrogatoires et du dossier de requête du défendeur, et a fixé l’audition de la requête, devant moi, au 22 juin 2015. Parallèlement, le 5 juin 2015, le Comité permanent des finances a fait rapport du projet de loi C‑59 sans y apporter de modification. La troisième lecture du projet de loi à la Chambre des communes a eu lieu le 15 juin 2015. La première lecture du projet de loi C-59 au Sénat a eu lieu le 15 juin 2015; la deuxième lecture a eu lieu le 17 juin 2015, soit aussi la date à laquelle il a été renvoyé au Comité sénatorial permanent des finances nationales. Le Sénat n’avait pas encore voté en troisième lecture, au moment où la Cour a entendu la requête le 22 juin 2015.

[18]           Bien que les avocats du défendeur aient reconnu à l’audience que, si la demande avait été tranchée sur le fond ce jour-là, la Cour aurait eu accès aux documents en cause (scellés dans une enveloppe) et la consultation complète aurait été inutile (des échantillons auraient suffi), ils ont bien précisé devant la Cour que le gouvernement ne s’engagerait pas à ne pas détruire les documents en cause en attendant qu’une décision définitive ne soit rendue quant à la demande en l’espèce, de sorte que la protection de ces documents ne pouvait être garantie que par une ordonnance interlocutoire de la Cour.

[19]           Selon l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], la Cour peut accorder une injonction interlocutoire, alors que l’article 377 lui accorde le pouvoir de rendre une ordonnance pour la garde ou la conservation de biens qui font ou feront l’objet d’une instance ou au sujet desquels une question peut y être soulevée. Ce sont là des décisions discrétionnaires. Le critère à trois volets de l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-Macdonald] s’applique aux deux types d’ordonnance. La demanderesse devait donc établir l’existence d’une question sérieuse à trancher, qu’elle subirait un préjudice irréparable si le redressement était refusé et que la prépondérance des inconvénients favorise la partie requérante.

[20]           La Cour, ayant conclu que la demanderesse avait satisfait aux trois conditions, a rendu l’ordonnance suivante en fin d’après-midi, le 22 juin 2015 :

[traduction]

1.      Les documents en litige dans la demande en l’espèce seront conservés sous leur forme actuelle et ils ne seront pas détruits par le ministre ni par le commissaire aux armes à feu ni par quiconque agissant pour leur compte jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue dans le contexte de la présente demande, sauf ordonnance contraire de la Cour;

2.      le ministre et le commissaire aux armes à feu s’assureront que le disque dur externe, décrit au paragraphe 13 de l’affidavit souscrit par Jennifer Walsh le 15 juin 2015, sera livré en personne au greffe de la Cour fédérale au plus tard le 23 juin, 2015 à 10 h;

3.      le disque dur externe sera déposé sous scellé au greffe jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue quant à la demande en l’espèce (et jusqu’à l’épuisement de toutes les voies d’appel), sauf ordonnance contraire de la Cour;

4.      il n’y a pas de dépens;

5.      les motifs de la présente ordonnance seront exposés ultérieurement.

[21]           Les arguments de la demanderesse selon lesquels la présente affaire soulève des questions graves qui doivent être tranchées ont été convaincants. Compte tenu des pièces et des éléments de preuve présentés à la Cour, je suis convaincu que le plaignant (et d’autres personnes dans la même situation qui ont présenté à la GRC des demandes d’accès) subira un préjudice irréparable si le redressement demandé par la Commissaire à l’information n’est pas accordé. Enfin, la prépondérance des inconvénients favorise clairement le maintien du statu quo et la conservation de la copie de sauvegarde définitive ainsi que du disque dur, en attendant qu’une décision définitive soit rendue quant à la demande de révision en l’espèce. Je fais mien, dans l’ensemble, le raisonnement de la Commissaire à l’information exposé aux paragraphes 67 à 108 de son mémoire des faits et du droit. Je rejette les arguments en faveur du rejet présentés par le ministre. Il est manifestement dans l’intérêt de la justice de protéger de la destruction les documents en cause (copie de sauvegarde définitive) et les données se trouvant sur le disque dur.

[22]           La Cour est d’avis que la demande n’est ni futile ni vexatoire. Le seuil pour satisfaire au volet concernant la question sérieuse est peu sévère et consiste en « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-Macdonald, à la page 348). La demanderesse a fait valoir que la question à trancher soulevée par la demande est celle de décider si le refus du défendeur de donner suite au traitement de la demande du plaignant et de lui fournir les documents en cause était fondé. Elle a également fait valoir que, pour apprécier le bien-fondé de la demande, la Cour et les avocats devaient avoir accès aux documents en cause, puisque les demandes présentées en vertu de l’article 42 de la Loi sont instruites de novo. Le défendeur ne s’est pas prononcé sur ces questions, si ce n’est pour déclarer que les tribunaux doivent appliquer la version courante des lois, sous réserve de l’examen de leur constitutionnalité par le pouvoir judiciaire.

[23]           Le libellé de l’article 29 de la LARA au moment où la Cour a rendu son ordonnance ne faisait aucune mention de la Loi, et les éléments que la Commissaire à l’information a présentés à la Cour établissaient manifestement que le ministre a toujours estimé que la LARA n’empêchait ni le plaignant ni d’autres personnes de présenter en vertu de la Loi une demande d’accès à des renseignements se trouvant dans le registre ou de poursuivre une telle demande. Sous réserve d’une contestation constitutionnelle du projet de loi C‑59, la Cour devra finalement se prononcer sur l’interprétation et la portée qu’il convient de donner aux articles 230 et 231, et décider si, comme l’affirme la Commissaire à l’information, le plaignant a acquis le droit d’accès. Il se peut que la question soulevée par la demanderesse soit alors devenue théorique ou qu’elle ait évolué, mais il s’agit là de facteurs externes qui ne devraient en rien influer sur l’analyse de la question sérieuse. Il ne conviendrait pas que le juge saisi de la requête exprime à ce moment-ci un avis sur le bien-fondé de la demande.

[24]           À propos du deuxième volet du critère, la conservation des documents en cause est fondamentale pour garantir le droit du plaignant à accéder à des documents de l’administration fédérale, et ce droit subira un préjudice irréparable si la copie de sauvegarde définitive ou le disque dur sont détruits de manière permanente avant la décision définitive quant à la demande en l’espèce, car il n’y a aucun moyen de recréer des documents supprimés une fois que la copie de sauvegarde définitive et le disque dur ont été détruits. Ainsi que l’a affirmé le juge Blanchard dans Québec (Procureur général) c Canada (Procureur général), 2012 QCCS 1614 [Québec (Procureur général) (QCCS)], « [m]anifestement, la destruction des données du registre constitue pour la personne qui les réclame une perte irréparable » (au paragraphe 58). Ici non plus, le défendeur ne s’est pas prononcé sur le préjudice irréparable, et je n’ai aucune raison de ne pas souscrire aux arguments de la demanderesse.

[25]           De plus, le risque de destruction invoqué par la demanderesse en l’espèce n’est pas hypothétique. Elle a présenté des courriels et des notes d’information du passé, qui démontrent que le ministre tentait, semble-t-il, d’accélérer la destruction des renseignements se trouvant dans le registre des armes d’épaule, tout en l’assurant en même temps que le statu quo serait maintenu. Les soupçons de la Commissaire à l’information sont donc fondés sur la preuve au dossier. À défaut d’une ordonnance expresse visant le ministre et du commissaire aux armes à feu ou à quiconque agit pour leur compte, il se peut fort bien que de précieux éléments de preuve pour les besoins de la présente demande disparaissent pour toujours.

[26]           Enfin, l’article 46 de la Loi prévoit expressément que « [n]onobstant toute autre loi fédérale et toute immunité reconnue par le droit de la preuve, la Cour a […] accès à tous les documents qui relèvent d’une institution fédérale et auxquels la présente loi s’applique; aucun de ces documents ne peut, pour quelque motif que ce soit, lui être refusé » [non souligné dans l’original]. La Cour d’appel fédérale a déjà reconnu le vaste champ d’application de cet article dans Canada (Information Commissioner) c Canada (Minister of the Environment), 2000 CanLII 15247 (CAF). La destruction envisagée des documents en cause privera la Commissaire à l’information de son droit de demander la révision judiciaire et portera atteinte à son mandat, et de surcroît, le pouvoir d’accès que l’article 46 de la Loi confère à la Cour perdra tout son sens si ces documents n’existent plus. Il faut donc garantir que les tribunaux – dont la Cour fédérale – qui ont la charge de maintenir la primauté du droit ne soient pas confrontés à un fait accompli.

[27]           À propos du troisième volet du critère, la prépondérance des inconvénients favorise manifestement la demanderesse. L’injonction provisoire qu’elle a demandée vise uniquement à maintenir le statu quo, et le défendeur ne subira aucun préjudice si la copie de sauvegarde est conservée et si le disque dur est remis au greffe de la Cour – et conservé en lieu sûr. Si en revanche l’ordonnance est refusée, le droit d’accès du plaignant sera éliminé, et la capacité pour la Cour de procéder au deuxième palier de révision indépendante conformément à la Loi sera écartée. Pour conclure ainsi, la Cour a également tenu compte des arguments du défendeur à propos de « l’intérêt public », au regard de ce que la Cour suprême du Canada a affirmé notamment dans ses arrêts RJR-Macdonald et Manitoba (P. G.) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110 [Metropolitan Stores].

[28]           Même si le projet de loi C-59 n’était pas encore devenu loi et n’était pas en vigueur quand la Cour a rendu son ordonnance, le défendeur a prétendu que la Cour devait rendre sa décision sur le fondement que ce projet de loi serait adopté pour le bien du public et qu’il servirait un objectif d’intérêt général valable, et qu’après son adoption, sa validité et sa constitutionnalité doivent être présumées (Metropolitan Stores, paragraphe 56). Il a prétendu aussi que les articles 230 et 231 du projet de loi C-59 reflètent le choix politique du gouvernement et constituent l’exercice valide de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, puis une fois de plus dans l’arrêt Québec (Procureur général) (CSC). Le défendeur a par ailleurs effectué une distinction entre la présente affaire et le redressement interlocutoire accordé par la Cour supérieure dans Québec (Procureur général) (QCCS), puisque la présente demande ne conteste pas directement la constitutionnalité du projet de loi C‑59 et porte uniquement sur le droit d’accès d’une personne à des documents que le législateur a décidé de détruire. Lors de l’audience, les avocats du défendeur se sont aventurés à laisser entendre que le projet de loi C-59 visait les mêmes objectifs d’intérêt public que la LARA : assurer la sécurité publique et rétablir les droits de tous les détenteurs d’armes d’épaule du Canada à la protection des renseignements personnels.

[29]           Il ne faut pas se surprendre que la constitutionnalité du projet de loi C-59 n’ait pas été directement mise en cause dans la demande, car certains précédents de la Cour donnent à penser qu’une telle contestation serait prématurée : « [l]es tribunaux exercent un pouvoir de surveillance une fois qu’une loi a été adoptée. Mais avant ce moment-là, un tribunal ne peut pas soumettre le processus législatif à un contrôle ou s’y immiscer, sauf si on lui en fait la demande par un renvoi formulé en vertu de la loi pertinente. » Voir la décision Galati c Canada (gouverneur général), 2015 CF 91, au paragraphe 35. Je me permettrai seulement de souligner que le projet de loi C-59 n’a pas expressément pour objet, du moins pour les articles 230 et 231, de modifier la LARA. Il est seulement intitulé Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 21 avril 2015 et mettant en œuvre d’autres mesures. Même si l’objet du projet de loi C-59 est de mettre en œuvre le budget du gouvernement, ses articles 230 et 231 supprimeraient rétroactivement le droit du plaignant d’accéder à des documents de l’administration fédérale et écarteraient la compétence de la Cour de se prononcer sur la présente demande.

[30]           La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Jamieson Laboratories Ltd v Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104, a exhorté les juges saisis d’une requête en injonction interlocutoire à ne pas dépasser [traduction] « les limites de la nécessité » dans le contexte de l’analyse relative à la prépondérance des inconvénients (au paragraphe 25). Les avocats de la demanderesse ont informé la Cour le 22 juin 2015 que la constitutionnalité des articles 230 et 231 du projet de loi C-59 serait attaquée dès que ce dernier serait adopté et en vigueur. Cela dit, la Cour a pris en compte l’intérêt public au regard de la législation en vigueur et de la jurisprudence. La Cour suprême a souligné dans RJR-Macdonald : « “[l]’intérêt public ” comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables. » (à la page 344). Mon collègue le juge Simon Noël a affirmé au paragraphe 10 de la décision Bronskill c Canada (Patrimoine canadien), 2011 CF 983 [Bronskill], qu’« [i]l suffit de dire que le mandat du Commissaire à l’information en est un qui nécessite la plus grande vigueur et énergie. Le Commissaire à l’information est véritablement l’un des gardiens de notre démocratie ».

[31]           Le juge Noël a ajouté au paragraphe 215 de la décision Bronskill :

Deuxièmement, il importe de noter qu’il n’y a pas de considération directe de l’« intérêt public » dans la communication de l’information, comme c’est le cas de la Loi sur la preuve au Canada et de certaines lois provinciales, à savoir celles de l’Ontario, qui ont été examinées par la Cour suprême dans l’arrêt Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c Criminal Lawyers’ Association, mentionné ci-dessus. Toutefois, compte tenu des principes de la Loi et de la qualification du mandat de BAC consistant à préserver l’information et à en faciliter l’accès en tant que contribution à notre vie démocratique, il peut être soutenu qu’il existe un intérêt public implicite dans les demandes d’accès à l’information. Malgré le fait qu’il n’entre pas directement en jeu et qu’il ne s’agit pas d’un argument suffisant en soi pour contrer les exceptions nécessaires, le droit de savoir du public est toujours au cœur de n’importe quelle demande d’accès à l’information, la nature quasi constitutionnelle de la Loi n’étant pas le moindre des facteurs à prendre en compte. Outre cet argument, la Loi elle‑même ne peut pas être utilisée pour dissimuler des embarras ou des actes illégaux (voir le paragraphe 131 des présents motifs); il s’ensuit que l’application de la Loi comporte un intérêt public inhérent. [Non souligné dans l’original.]

[32]           En sa qualité d’agent du Parlement, à l’instar de son homologue le Commissaire à la protection de la vie privée, la Commissaire à l’information est « chargé[e] d’effectuer des enquêtes impartiales, indépendantes et objectives sur des atteintes au droit d’accès à l’information et au droit à la vie privée respectivement »; et selon la Cour suprême du Canada, « [e]n exigeant que l’administration fédérale réponde de ses pratiques en matière d’information », les deux commissaires « servent non seulement les intérêts de ceux qui demandent la communication et de ceux qui s’y opposent, mais également les intérêts du grand public canadien » : Cie H.J. Heinz du Canada Ltée c Canada (Procureur général), 2006 CSC 13, aux paragraphes 33 et 34. Il doit être réitéré que, dans le contexte de la présente instance fondée sur l’article 42 de la Loi, la Commissaire à l’information agit dans l’intérêt public. J’ai donc conclu que l’intérêt public qui découle de l’exercice de ces droits d’accès et de l’intervention de la Commissaire à l’information en vue d’accroitre la responsabilisation du gouvernement l’emporte sur tout intérêt public invoqué par le ministre de détruire de manière préventive les documents en cause avant que la Cour n’ait entendu l’affaire.

[33]           Dans le cas d’instances concernant des particuliers, les dépens suivent habituellement l’issue de la requête ou de l’instance. Le défendeur a demandé les dépens, mais les distingués avocats de la demanderesse ont eu l’élégance d’informer la Cour lors de l’audience que sa cliente ne demanderait pas les dépens en l’espèce. Il s’agit là d’une sage démarche, puisque le ministre et la Commissaire à l’information représentent tous deux l’intérêt public.

[34]           Enfin, suivant l’ordonnance rendue le 22 juin 2015, la Cour, dès qu’elle a été informée que le disque dur avait été remis en personne au greffe de la Cour fédérale avant 10 h le 23 juin 2015, a ordonné que celui-ci soit conservé en lieu sûr à la Section des instances désignées, sauf directive contraire de sa part. Le projet de loi C‑59 a été sanctionné ce jour-là (le Sénat l’a adopté en troisième lecture dans la soirée du 22 juin 2015) et est à présent en vigueur au Canada : Loi no 1 sur le plan d’action économique de 2015, 2015, c 36. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a été saisie d’une question concernant la constitutionnalité des articles 29 et 30 de la LARA, modifiés par les articles 230 et 231 de la Loi no 1 sur le plan d’action économique de 2015 (no du dossier de la Cour : 15-64739). La Cour fédérale aura peut‑être à se prononcer à l’avenir sur la question de savoir si ces faits constituent un motif suffisant pour suspendre la présente instance conformément à l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-785-15

 

INTITULÉ :

COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU  CANADA c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JUIN 2015

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Richard G Dearden

Andrew McKenna

 

POUR La demanderesse

 

Nancy Bélanger

Adam Zanna

 

POUR La demanderesse

 

Gregory Tzemenakis

Robert MacKinnon

Helene Robertson

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

Commissariat à l’information du  Canada

Avocats

Gatineau (Québec)

 

POUR La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR Le défendeur

 

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