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Date : 20150220


Dossier : T-2124-14

Référence : 2015 CF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 février 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

RECKITT BENCKISER LLC ET RECKITT BENCKISER (CANADA) LIMITED

demanderesses

et

JAMIESON LABORATORIES LTD.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée au nom des demanderesses en vue d’obtenir :

(1)              une ordonnance fondée sur l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, interdisant sur-le-champ à la défenderesse, Jamieson Laboratories Ltd. (Jamieson), ainsi qu’à ses dirigeants, administrateurs, employés, mandataires, entreprises apparentées, de même qu’à toute autre personne sur laquelle elle exerce un contrôle (les parties concernées) d’employer de quelque façon que ce soit le mot OMEGARED ou tout autre mot ou marque similaire au point de créer de la confusion avec MEGARED, notamment comme nom commercial ou marque de commerce, en liaison avec son entreprise, ses marchandises ou ses produits, jusqu’à ce que la Cour rende une décision définitive dans la présente instance;

(2)              une ordonnance fondée sur l’article 373 des Règles des Cours fédérales enjoignant à Jamieson et aux parties concernées de rappeler immédiatement auprès de tous les distributeurs et détaillants tous les documents ou dossiers, produits, emballages, étalages, annonces publicitaires, affiches, qu’ils soient sous forme électronique ou autre, dont l’utilisation contreviendrait aux modalités de l’ordonnance sollicitée au paragraphe 1,et de les détruire sous serment;

(3)              les dépens de la présente requête;

(4)              toute autre réparation que la Cour estime juste et appropriée.

La requête est accueillie en partie pour les motifs qui suivent.

I.                   Contexte

[2]               La Cour est saisie d’une demande d’injonction interlocutoire présentée par Reckitt Benckiser LLC et Reckitt Benckiser (Canada) Limited [les demanderesses]. Reckitt Benckiser LLC est la propriétaire de la marque de commerce MEGARED, enregistrée sous le numéro LMC793186, et Reckitt Benckiser (Canada) Limited est la licenciée et l’unique distributrice canadienne du produit MEGARED. La demande vise à interdire à la défenderesse de vendre essentiellement les mêmes produits dans les mêmes voies de commercialisation sous le nom OMEGARED non enregistré de la défenderesse. La marque de commerce canadienne MEGARED vise des suppléments nutritifs et diététiques sous forme de capsules contenant notamment des acides gras oméga‑3 destinés à favoriser la santé cardiovasculaire, des taux de cholestérol sains et des articulations saines. Le produit OMEGARED de la défenderesse est vendu essentiellement pour les mêmes fins et sur le même marché. Les deux produits contiennent des acides gras oméga‑3. MEGARED et OMEGARED (à une exception près) sont tous les deux fabriqués exclusivement à partir d’huile de krill qui est rouge et qui ne provoque pas de rots désagréables qui caractérisent les produits oméga‑3 faits à partir d’huiles de poisson. Bien qu’aucun produit MEGARED fabriqué à base d’huiles de poisson ne soit vendu au Canada, la marque OMEGARED de la défenderesse englobe actuellement deux produits, dont le meilleur vendeur et le plus important est celui qui est fabriqué à partir d’huile de krill, alors que l’autre produit, qui est moins important, est fabriqué à partir d’huile de saumon.

[3]               La marque de commerce MEGARED a fait l’objet d’une demande d’enregistrement en 2008 et a été enregistrée auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) le 17 mars 2011, en liaison avec des suppléments alimentaires et nutritifs sous forme de capsules contenant notamment des acides gras oméga‑3 destinés à favoriser la santé cardiovasculaire, des taux de cholestérol sains et des articulations saines.

[4]               En mars 2012, Santé Canada a accordé toutes les approbations nécessaires pour la vente de suppléments alimentaires MEGARED par voie orale contenant de l’huile de krill comme ingrédient actif oméga‑3. La demande avait été présentée à Santé Canada en 2009.

[5]               Les capsules d’huile de krill MEGARED n’ont commencé à être vendues directement au Canada qu’en décembre 2013, malgré le fait qu’elles étaient vendues sur le marché canadien par l’entremise de divers sites Web et qu’elles étaient annoncées et commercialisées au Canada par l’entremise de diverses émissions diffusées à la télé américaine, dont « The Doctors » et « The Dr. Oz Show », qui ont été vues par les téléspectateurs canadiens au moyen de diffusions simultanées au Canada à un auditoire de 96 700 et de 308 900 téléspectateurs respectivement à la minute. Par suite de la publicité et de la promotion intensive dont il a fait l’objet aux États‑Unis, MEGARED avait déjà atteint le public canadien. Avant son lancement au Canada, la campagne publicitaire télévisée MEGARED diffusée sur les grands réseaux américains touchait déjà le Canada. Par exemple, la station de télévision américaine WUTV de Buffalo est captée par les Canadiens de Toronto et de Hamilton, et une partie des émissions de cette station est relayée aux Canadiens par les stations CITY de Toronto et CHCH. En tenant compte uniquement de ces stations de la région de Toronto et de Hamilton, les publicités pour le produit MEGARED ont été vues 11 773 000 fois par les Canadiens en 2013 seulement.

[6]               Cela dit, avant le lancement officiel des capsules de krill MEGARED en décembre 2013 au Canada, ce produit n’était généralement pas offert en vente au Canada. Bien qu’il soit fort probable que les ventes en ligne de capsules d’huile de krill MEGARED aient été faites à des Canadiens par l’entremise de sites Web tiers, comme www.amazon.com, www.luckyvitamins.com, www.evitamins.com et www.walmart.com, on ignore le nombre de ventes ainsi réalisées. Avant décembre 2013, le seul chiffre de ventes comptabilisé de MEGARED aux Canadiens est de 465,05 $US en 2012 par l’entremise du site Web www.schiffvitamins.com. Aucune vente n’a été comptabilisée au Canada en 2013.

A         Les demanderesses achètent Schiff et la marque de commerce canadienne MEGARED en décembre 2012 à la suite de pourparlers avec Schiff et la défenderesse Jamieson

[7]               La marque de commerce MEGARED appartenant aux demanderesses et faisant l’objet d’une licence délivrée par ces dernières était auparavant la propriété d’une société américaine appelée Schiff Nutrition International Inc. (Schiff). En plus d’être propriétaire de la marque de commerce déposée canadienne MEGARED, Schiff avait obtenu l’enregistrement aux Éats‑Unis de la marque MEGARED en liaison avec des suppléments alimentaires et nutritifs, des suppléments alimentaires diététiques et des suppléments nutritionnels. Le chiffre de ventes des produits MEGARED de Schiff aux États‑Unis était très élevé, s’élevant approximativement à 100 200 000 £ en 2013 seulement.

[8]               Il est juste de dire que lorsque Schiff et les sociétés affiliées ont été acquises par les demanderesses à la fin de 2012, la marque MEGARED était connue comme étant la marque principale dans le « secteur de la santé cardiovasculaire » du marché américain des vitamines, des minéraux et des suppléments.

[9]               Schiff a vendu des produits, et notamment des produits à base de krill, à grand renfort de publicité en liaison étroite avec la marque MEGARED aux États‑Unis. Elle n’a toutefois pas utilisé la marque MEGARED en liaison avec des produits à base d’huile de poisson (huile de saumon ou autres). Les ventes et la publicité ont été faites sur les sites Web de Schiff, en l’occurrence www.schiffmegared.com et www.schiffvitamins.com, ainsi que sur de nombreux sites Web d’autres sociétés, comme www.amazon.com, www.luckvitamin.com, www.evitamins.com et www.walmart.com.

[10]           Les capsules d’huile de krill de Schiff ont été présentées et vendues par l’intermédiaire de nombreux grands magasins de vente au détail sur tout le territoire des États‑Unis. En tout temps, les produits de MEGARED à base d’huile de krill ont été vendus dans des emballages affichant bien en vue la marque MEGARED. Ces emballages ont aussi été mis en évidence dans le cas des ventes en ligne de MEGARED. En tout temps, les produits MEGARED à base d’huile de krill ont été annoncés et vendus en liaison étroite avec la marque MEGARED.

[11]           Au milieu de 2012, les demanderesses, une grande société ouverte à responsabilité limitée constituée sous le régime des lois d’Angleterre et du pays de Galles, ont décidé de pénétrer le marché nord‑américain. À cette fin, à l’automne 2012, elles ont engagé des pourparlers avec Schiff en vue d’acquérir ses entreprises américaines et canadiennes.

[12]           Les demanderesses ont également entamé des pourparlers avec la défenderesse. Jamieson est une société canadienne œuvrant dans le domaine des vitamines, des minéraux et des suppléments et elle est une grande, sinon la plus grande, entreprise de sa catégorie au Canada. Alors que Schiff était propriétaire des marques de commerce des capsules oméga‑3 à base de krill MEGARED canadienne et américaine, Jamieson vendait un produit à base d’huile de krill oméga‑3 très populaire appelé SUPER KRILL. Jamieson a commencé à commercialiser le produit SUPER KRILL en janvier 2012. Jamieson ne détenait pas de marque de commerce déposée pour SUPER KRILL. Le très populaire SUPER KRILL de Jamieson occupait 82 à 83 pour cent du marché canadien des produits oméga-3 à base d’huile de krill malgré le fait qu’elle avait fait très peu de publicité et que ce produit était sur le marché depuis très peu de temps.

[13]           Les pourparlers entamés entre les demanderesses et Schiff ont connu un dénouement heureux en novembre 2012. Les demanderesses sont devenues les propriétaires légales des marques de commerce déposées de MEGARED canadienne (et américaine) en décembre 2012. Les pourparlers entre les demanderesses et la défenderesse ont pris fin.

[14]           Les demanderesses ont acheté Schiff dans le cadre de leur stratégie visant à pénétrer le marché canadien des vitamines, des minéraux et des suppléments. Il est à noter que Schiff, qui est un acteur important sur le marché américain de l’huile de krill, avait la même intention, comme le démontre la demande qu’elle a déposée en 2008 en vue d’obtenir l’enregistrement canadien de la marque de commerce MEGARED qu’elle a par la suite obtenu en 2011. De plus, Schiff possédait toutes les approbations nécessaires de Santé Canada pour MEGARED en mars 2012, après avoir présenté sa demande en 2009. Les approbations en question sont devenues la propriété des demanderesses en décembre 2012 lorsqu’elles ont acquis Schiff.

B.        Les demanderesses ont lancé comme prévu MEGARED sur le marché canadien en décembre 2013/janvier 2014

[15]           Les demanderesses, même si elles étaient propriétaires de la marque de commerce canadienne MEGARED en décembre 2012, ne sont pas immédiatement entrées sur le marché canadien sauf, comme je l’ai déjà dit, au moyen de la publicité transfrontalière effectuée grâce aux émissions télévisées diffusées à partir des États‑Unis et aux ventes faites sur Internet.

[16]           Les demanderesses ont plutôt décidé de commercialiser les capsules d’huile de krill MEGARED au Canada à compter de décembre 2013 et de janvier 2014, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, dans le domaine des entreprises pharmaceutiques canadiennes, le moment idéal pour lancer une nouvelle marque est la fin de l’année (ce qu’on appelle le moment du « renouvellement des étalages » dans le jargon commercial) et il était beaucoup trop tard pour ce faire à la fin de l’année 2012. La fin et le début de l’année civile sont le moment idéal pour lancer une nouvelle marque. Pour cette raison, les demanderesses ont ciblé – et commencé – le lancement de leur nouvelle capsule d’huile de krill MEGARED au Canada à la fin de l’année 2013. Les demanderesses ont commencé à vendre leurs capsules d’huile de krill MEGARED dans des magasins partout au Canada et en ligne en décembre 2013 et janvier 2014.

[17]           Les demanderesses avaient une autre raison de lancer leurs produits en décembre 2013 et janvier 2014. Lors de l’acquisition de Schiff, il y avait un décalage entre la propriété de la marque de commerce MEGARED et le situs juridique du contrôle de la nature ou de la qualité du produit MEGARED, de sorte qu’il y avait un risque qu’une procédure de radiation fondée sur l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [Loi sur les marques de commerce], ne soit accueillie. Ainsi, les demanderesses ont dû procéder à un remaniement de l’entreprise pour créer la concordance nécessaire des relations de licence entre les diverses entités et les ententes. Ce remaniement a commencé en septembre 2013 et a connu son apogée en juin 2014, lorsque Schiff a cessé d’exister et a fusionné avec l’une des familles d’entités des demanderesses, en l’occurrence la demanderesse Reckitt Benckiser LLC [RB LLC].

[18]           À cet égard, l’ampleur des activités des demanderesses et de son acquisition de Schiff est illustrée par le fait que Schiff et RB LLC ont déployé des efforts pour faire connaître la marque MEGARED dans de nombreux pays autres que les États‑Unis, notamment en faisant enregistrer et en ayant des demandes d’enregistrement en instance pour la marque MEGARED dans une soixantaine de pays. Les produits MEGARED à base d’huile de krill des demanderesses sont vendus dans plus de 25 pays, dont le Canada et les États‑Unis.

[19]           Même après que Schiff eut cessé d’exister en juin 2014, la demanderesse RB LLC a continué ses activités de promotion pour le produit MEGARED à base d’huile de krill notamment en exploitant les sites Web www.megared.com et www.schiffvitamins.com, en exploitant activement les médias sociaux, en faisant beaucoup de publicité à la télévision et en faisant du placement de produits.

C.        En janvier 2013, Jamieson prévoit lancer OMEGARED et exécute son projet en juin, juillet 2013

[20]           En janvier 2013, presque qu’immédiatement après que les demanderesses eurent acquis Schiff, Jamieson a décidé de lancer une nouvelle marque de capsules d’huile de krill à base d’oméga‑3 appelée OMEGARED sur le marché canadien. Cette décision est à l’origine de la présente instance.

[21]           La défenderesse Jamieson a décidé de lancer OMEGARED tout en sachant que les demanderesses avaient acquis Schiff ainsi que la marque de commerce canadienne enregistrée MEGARED. Jamieson savait également que les demanderesses voulaient percer le marché canadien des suppléments nutritifs parce qu’elle avait elle-même été une cible d’acquisition. Jamieson a décidé de changer le nom de son populaire produit SUPER KRILL et de le rebaptiser OMEGARED. Cette opération a nécessité une campagne de commercialisation massive d’OMEGARED, qui a nécessité de nombreux mois de planification et d’exécution.

[22]           En juin et juillet 2013, Jamieson a lancé les produits OMEGARED au Canada. Jamieson a commencé par une période de transition de trois mois. Cette démarche a provoqué non pas une, mais deux lettres d’avertissement de la part des demanderesses, qui ont relevé une similitude entre MEGARED et OMEGARED et dans laquelle les demanderesses faisaient valoir leurs droits en vertu de la législation canadienne sur les marques de commerce. Au moyen de ces deux lettres, les demanderesses ont prévenu Jamieson que sa conduite constituait une violation des droits exclusifs qu’elles possédaient sur sa marque de commerce canadienne et qu’elle s’exposait à des poursuites judiciaires.

[23]           Jamieson a répondu en niant les allégations et en revendiquant le droit d’employer la marque OMEGARED en liaison avec des produits d’oméga‑3 à base principalement d’huile de krill, c’est‑à‑dire le même produit, destiné à la même utilisation, et distribué et vendu sur le même marché par les mêmes voies de commercialisation que les capsules d’huile de krill MEGARED.

[24]           Jamieson a appris que les demanderesses étaient propriétaires de la marque de commerce MEGARED lorsqu’elle a présenté une demande à l’OPIC en vue d’enregistrer la marque OMEGARED en février 2013. Les recherches de marques de commerce effectuées par Jamieson lui ont permis de découvrir que MEGARED était déjà une marque de commerce canadienne enregistrée. Malgré le fait qu’elle avait découvert ce renseignement en consultant l’OPIC et qu’elle avait reçu deux lettres d’avertissement des demanderesses, Jamieson a choisi de poursuivre le lancement de sa marque OMEGARED en juin et juillet 2013.

[25]           En janvier et février 2014, au même moment où les capsules d’huile de krill MEGARED ont été lancées au Canada, Jamieson a lancé une campagne de publicité à grande échelle (« massive » pour reprendre l’expression employée par Jamieson) principalement pour faire connaître ses capsules d’huile de krill OMEGARED. Jamieson affirme que les deux événements ne constituaient qu’une coïncidence. Comme Jamieson l’a expliqué, le lancement des demanderesses [traduction« coïncidait avec la campagne de publicité massive lancée par Jamieson pour promouvoir l’huile de krill et sa gamme de produits Omega RED ». En fait, c’était plutôt le contraire, c’est‑à‑dire que Jamieson a lancé sa campagne de publicité massive pour promouvoir les capsules d’huile de krill OMEGARED au même moment où les demanderesses lançaient leur capsule d’huile de krill MEGARED.

[26]           Le lancement d’OMEGARED était la plus grande dépense de commercialisation effectuée par Jamieson au cours de son histoire récente. Jamieson a consacré 4,6 millions de dollars pour commercialiser son produit OMEGARED. En comparaison, les demanderesses ont dépensé environ 1,7 million de dollars pour promouvoir leurs capsules d’huile de krill enregistrées sous la marque de commerce canadienne MEGARED. Entre le 1er septembre 2013 et le 3 août 2014, les Canadiens ont été exposés à la publicité faite à la télévision par Jamieson pour son produit OMEGARED à 671 433 000 reprises, alors que la campagne de commercialisation des demanderesses pour les capsules d’huile de krill MEGARED a atteint les Canadiens 383 850 000 fois.

[27]           Jamieson ne conteste pas et n’a jamais contesté la validité de l’enregistrement canadien de la marque de commerce MEGARED.

D.        Confusion sur le marché

[28]           La campagne massive de marketing de Jamieson pour son produit OMEGARED a, dans certains cas, créé une véritable confusion dans l’esprit des consommateurs et des détaillants canadiens en ce qui concerne les capsules d’huile de krill MEGARED des demanderesses :

a)                  En mars 2014, une consommatrice a indiqué sur la page Facebook de MEGARED Canada que, même si les capsules d’huile de krill MEGARED faisaient partie de sa diète quotidienne, elle n’aimait pas la publicité où l’on voyait une main cueillir le MEGARED du plancher de l’océan sous des poissons mouvants. Pour citer les mots employés par cette consommatrice : [traduction« On dirait que vous ramassez leurs excréments! Il a fallu que j’efface cette image de mon esprit. » Il n’y a pas de message publicitaire semblable pour les capsules d’huile de krill MEGARED, mais la campagne publicitaire à la télévision pour laquelle Jamieson a consacré la plus grande partie de ses dépenses publicitaires de 4,6 millions correspond à cette description.

b)                  En avril 2014, une pharmacie Shoppers Drug Mart d’Ottawa annonçait des capsules d’huile de krill MEGARED comme un produit de Jamieson.

c)                  En avril 2014, un consommateur a laissé sur la page Facebook de MEGARED Canada un message demandant qu’on lui envoie un coupon pour [traduction« le super krill omega red ».

d)                 Des recherches avec le mot « megared » sur les sites Web canadiens de Walmart et dans la base de données publique de Santé Canada ont donné des résultats de recherche où des produits d’OMEGARED de Jamieson figuraient au nombre des produits de santé naturelle faisant l’objet d’une licence.

E.        Résumé des parts de marché au moment de la requête et nouveaux développements

[29]           Indépendamment du litige actuel, il est évident que les demanderesses et Jamieson vendent et distribuent des vitamines, des minéraux et des suppléments alimentaires à des consommateurs partout au Canada. Ce sont des concurrents directs en ce qu’ils offrent des produits concurrents très similaires aux consommateurs canadiens en utilisant les mêmes voies de commercialisation. Pour ce qui est des parts de marché de chacun au moment de la preuve présentée à l’audience, la part attribuable à Jamieson avait passé de 82-83 pour cent à 63 pour cent des produits de marque à base de krill, tandis que les ventes des demanderesses correspondaient à 20 pour cent.

[30]           En octobre 2014, alors que les capsules d’huile de krill MEGARED et les produits OMEGARED étaient tous deux sur le marché, les demanderesses ont intenté la présente action en usurpation ainsi que la présente requête en injonction interlocutoire. La requête a été ajournée en vue d’autoriser les contre-interrogatoires et a été subséquemment instruite à la séance générale du 19 janvier 2015 à Edmonton.

[31]           Le 10 novembre 2014, l’OPIC a envoyé un avis d’approbation en vue de la publication de la marque de commerce OMEGARED de Jamieson, dont l’enregistrement avait été demandé en 2013, en liaison avec des vitamines, des minéraux, des suppléments alimentaires et des suppléments diététiques.

II.                Discussion et analyse

[32]           La Cour suprême du Canada a énoncé le critère qu’il convient d’appliquer pour obtenir une injonction interlocutoire dans les arrêts RJR-MacDonald Inc c Canada (PG), [1994] 1 RCS 311 [RJR], et Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110. Pour obtenir la réparation qu’elles sollicitent, les demanderesses doivent satisfaire aux trois volets du critère, à savoir : (1) démontrer qu’il existe une question sérieuse à juger sur le fond de l’affaire; (2) démontrer qu’elles subiront un préjudice irréparable si la présente requête est rejetée; (3) démontrer que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi de l’injonction.

A         Question sérieuse

[33]           J’estime que la présente requête soulève une question sérieuse compte tenu de la preuve et des pièces présentées à la Cour.

[34]           La demanderesse RB LLC est incontestablement la propriétaire de la marque de commerce déposée canadienne MEGARED. En tant que propriétaires et titulaires d’une licence d’une marque de commerce canadienne dûment enregistrée, les demanderesses ont « le droit exclusif à l’emploi de la marque de commerce, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces produits ou services » au sens de l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce. À mon avis, il s’agit là d’un droit puissant que leur confère le législateur.

[35]           Pour ce qui est de la question sérieuse, je vais examiner les motifs ou les raisons pour lesquels Jamieson a lancé OMEGARED et le moment qu’elle a choisi pour le faire, pour ensuite examiner la question des risques de confusion et d’usurpation de la marque de commerce.

(1)               Raisons du lancement préventif d’OMEGARED par Jamieson compte tenu de la commercialisation imminente de la marque MEGARED

[36]           La présente requête est introduite parce que les demanderesses estiment nécessaire de protéger la valeur commerciale de leur marque MEGARED en liaison avec leurs capsules d’huile de krill. Elles font valoir que, si elles sont forcées d’attendre jusqu’au procès avant d’obtenir réparation et que Jamieson continue ses actes d’usurpation délibérés et de commercialisation d’OMEGARED, la marque MEGARED perdra son caractère distinctif sur le marché canadien. J’abonde dans leur sens.

[37]           Les demanderesses sont d’avis que la décision prise en janvier 2013 par Jamieson de « renommer » SUPER KRILL pour OMEGARED a été prise parce que cette dernière craignait que la marque MEGARED soit lancée incessamment au Canada et que de la concurrence sur le marché s’ensuivrait. Cette inférence est renforcée par les éléments de preuve indiquant que Jamieson savait précisément que les demanderesses souhaitaient pénétrer le marché canadien des vitamines, des minéraux et des suppléments à cette époque par suite des pourparlers engagés entre Jamieson et les demanderesses et par le fait que Jamieson était au courant du très grand succès remporté par les capsules d’huile de krill MEGARED sur le marché américain. Selon les demanderesses, Jamieson a tenté de contrer leurs démarches de commercialisation en créant une marque dominante avant même qu’elles puissent commencer à vendre leurs produits, et ce, malgré le fait qu’elles jouissaient de droits exclusifs au Canada sur la marque de commerce déposée MEGARED en liaison avec des capsules d’huile de krill et, de façon plus générale, sur des suppléments alimentaires et nutritifs en capsules contenant, notamment, des acides gras à base d’oméga‑3 destinés à favoriser la santé cardiovasculaire, des taux de cholestérol sains et des articulations saines. Il s’agit selon moi d’une inférence évidente tirée des faits, que j’accepte selon la prépondérance des probabilités.

[38]           Il convient de signaler que nulle part dans son témoignage sous serment Jamieson ne nie expressément qu’une attaque préventive contre MEGARED ait été une des principales raisons ou l’une des raisons l’ayant motivé à décider de commercialiser OMEGARED de façon « massive » juste avant ou au moment où MEGARED a été lancée sur le marché canadien. Jamieson soutient que sa campagne de promotion d’OMEGARED était une [traduction] « coïncidence » et que cette campagne a été lancée pour d’autres raisons, un argument que je ne retiens pas.

[39]           Dans les pièces qu’elle a versées au dossier, Jamieson invoque deux « raisons principales » pour justifier sa décision de renommer sa marque. Je suggère d’exposer ces raisons, puis les arguments contraires, et de finalement tirer mes conclusions factuelles pour trancher la présente requête.

[40]           Jamieson soutient qu’elle a lancé sa campagne éclair de marketing massive pour OMEGARED pour les raisons suivantes :

a)                  Elle voulait investir beaucoup plus dans la publicité pour ses produits SUPER KRILL et souhaitait élargir sa gamme de produits en l’axant davantage sur les produits à base d’oméga‑3 qui confèrent des avantages supérieurs à ceux offerts par l’huile de poisson habituelle. Le réemballage et le changement de nom pour OMEGARED lui permettaient d’élargir sa gamme de produits pour ajouter d’autres produits à base d’huile de krill ainsi qu’un produit à base d’huile de saumon et d’investir en publicité tout en répartissant le coût de la publicité sur ces produits additionnels.

b)                  La marque OMEGARED ressortirait davantage sur les rayons que la marque « Super Krill », et cette meilleure visibilité rendrait les investissements en publicité de Jamieson plus rentables.

[41]           Toutefois, les demanderesses affirment – et j’abonde dans leur sens – que la preuve contredit les « raisons principales » à la base de la campagne de commercialisation massive des produits OMEGARED. Pour ce qui est de la première raison alléguée, Jamieson affirme ce qui suit :

a)                  Jamieson avait remporté beaucoup de succès avec la marque SUPER KRILL et elle détenait en fait 83,7 pour cent du marché canadien des ventes d’huile de krill au moment où SUPER KRILL a été abandonnée en faveur d’OMEGARED, et ce, malgré le fait que presque aucune publicité n’avait été faite pour mousser la marque SUPER KRILL non enregistrée.

Même si Jamieson avait probablement eu le droit de faire les choix d’affaires qu’elle a faits dans d’autres circonstances, je ne puis passer sous silence le choix critique du moment où elle a pris sa décision, comme elle me demande de le faire. Je ne peux non plus faire abstraction des conséquences des décisions de Jamieson. J’ai le droit de présumer qu’une partie prévoit les conséquences naturelles et probables de ses actes. Étant donné que Jamieson était au courant que MEGARED était inscrite au registre canadien de l’OPIC comme marque de commerce canadienne valide, qu’elle a reçu deux lettres d’avocat et compte tenu également des autres conclusions que j’ai tirées, y compris celles sur la confusion (à suivre), je suis porté à conclure que le moment choisi par Jamieson pour pénétrer le marché et toute sa stratégie visait à porter une attaque préventive contre la marque de commerce MEGARED et le marché potentiel des demanderesses et visait à empêcher que les capsules d’huile de krill MEGARED des demanderesses ne s’implantent sur le marché canadien.

b)                  L’emballage promouvant SUPER KRILL proclamait déjà clairement qu’il faisait partie de la gamme de produits oméga‑3 (le mot « oméga‑3 » était inscrit bien en vue directement au-dessus de la marque « Super Krill » sur l’emballage) et revendiquait clairement qu’il était « MEILLEUR QUE L’HUILE DE POISSON » et qu’il n’avait pas d’« arrière-goût de poisson ».

Je ne conteste pas le droit des demanderesses de prendre ce type de décisions de commercialisation dans un autre contexte, mais, à mon avis, elles n’avaient pas cette liberté en l’espèce compte tenu de l’existence de la marque de commerce MEGARED canadienne enregistrée. Eu égard aux circonstances de l’espèce, ces facteurs font en sorte qu’il est de moins en moins plausible de la part de Jamieson de prétendre que ces actes n’étaient que pure coïncidence ou étaient motivés par les raisons qu’elle invoque.

c)                  Parmi la gamme de produits OMEGARED, quatre sur cinq sont des produits à base de krill qui auraient aisément pu faire partie de la gamme de produits SUPER KRILL.

Je répète mes commentaires formulés à l’alinéa b).

d)                 La vaste majorité de la publicité de Jamieson « dépensée » pour OMEGARED a été consacrée à une publicité télévisuelle qui insistait à maintes reprises sur les produits à base de krill de cette gamme et qui ne mentionnait jamais le produit à base d’huile de saumon, sauf pour montrer brièvement une image des produits OMEGARED à la fin du message publicitaire où l’on pouvait voir le produit à base d’huile de saumon.

e)                  La publicité que Jamieson faisait dans ses points de vente montrait les produits OMEGARED ainsi que d’autres matériaux publicitaires qui affirmaient systématiquement qu’OMEGARED était [traduction« l’huile de krill no 1 au Canada », à tel point que les produits à base d’huile de saumon ne pouvaient être placés dans les magasins dans le même rayon que l’ensemble des produits OMEGARED, qui sont des produits à base de krill.

f)                   Bien que les mots « Omega » et « Red » décrivent tous les deux les produits à base de krill OMEGARED de Jamieson – un aspect sur lequel la défenderesse a insisté – on ne peut en dire autant du produit à base d’huile de saumon OMEGARED. Bien que les produits à base de krill soient d’une couleur rouge vif, le produit à base de saumon est de couleur bronze, comme l’illustre l’emballage même de Jamieson.

g)                  Par le passé, Jamieson a nommé de nombreux produits à base d’oméga‑3 « saumon » et « saumon sauvage » et elle avait lancé des gammes de produits portant ces noms.

h)                  Le produit à base d’huile de saumon OMEGARED ne représente qu’un faible pourcentage des ventes OMEGARED (5 à 10 pour cent selon le mois), et Jamieson s’attendait pleinement à ce que ce soit le cas après le changement de nom et avait fait des projections en ce sens.

Pour les autres points, je suis porté à conclure en fait et selon la prépondérance des probabilités que le produit à base d’huile de saumon de la « gamme de produits » OMEGARED (une gamme de produits qui ne compte que deux produits, un à base d’huile de krill et l’autre à base d’huile de saumon) se vendait beaucoup moins et était beaucoup moins important que le produit OMEGARED à base d’huile de krill, qui était le véritable marché que Jamieson voulait pénétrer, et ce, avant que les capsules à base d’huile de krill MEGARED ne s’implantent sur le marché.

[42]           Même si Jamieson obtiendrait les avantages précisés dans sa première raison principale, j’accepte que le véritable et principal objectif de sa campagne de marketing massive pour OMEGARED était une façon délibérée et préventive de contrer et d’enrayer les efforts de marketing des demanderesses en portant ainsi atteinte aux droits exclusifs dont ces dernières jouissaient en vertu de leur droit de propriété et de licence de la marque de commerce déposée sous le numéro LMC793186 pour MEGARED. Je rejette la proposition que la campagne de publicité de Jamieson était une coïncidence. J’ai examiné, mais écarté l’argument de Jamieson suivant lequel la thèse des demanderesses n’est que pure spéculation, étant donné que la thèse des demanderesses repose sur la preuve et que l’on peut en tirer des inférences raisonnables.

[43]           Les demanderesses contestent la seconde « raison principale » alléguée par Jamieson, à savoir attirer davantage l’attention sur la nouvelle marque OMEGARED sur les rayons :

a)                  Il y a un très grand nombre de produits à base d’oméga‑3 qui cherchent à attirer l’attention des consommateurs sur les rayons des magasins et qui affichent bien en évidence les mots « oméga » ou « omega‑3 », y compris de nombreux produits arborant l’une des marques OMEGA de la « famille » Jamieson, sans compter différentes autres marques.

Ces faits ressortent au vu du dossier.

b)                  Du propre aveu de Jamieson, l’emploi du mot OMEGA sur l’emballage du produit pour identifier des produits est courant sur le marché canadien. De nombreuses photographies ont été produites par Jamieson pour illustrer des rayons de magasin remplis de produits arborant bien en vue le mot OMEGA.

Ces faits sont démontrés au vu du dossier.

c)                  Les mots SUPER KRILL ont été adoptés à l’origine par Jamieson pour les faire ressortir de la foule de produits à base d’oméga‑3 dont les marques utilisaient bien en évidence le mot « OMEGA », et ressortiraient davantage sur les rayons que d’autres marques OMEGA comme OMEGARED.

Super Krill a été bien choisie à mon avis et j’accepte cette conclusion.

d)                 Jamieson aurait pu modifier l’emballage de la marque SUPER KRILL de manière à ce qu’elle ressorte mieux sur les rayons.

À mon avis, la décision de Jamieson de commercialiser OMEGARED au moment et de la manière qu’elle a choisie est susceptible de créer de la confusion et une usurpation de la marque MEGARED des demanderesses en liaison avec des capsules d’huile de krill.

[44]           Pour ce qui est de la présentation sur les rayons, je conclus que le réemballage et le changement de marque visaient à rendre la marque OMEGARED de Jamieson semblable à la marque de commerce MEGARED au point de créer de la confusion, et à ainsi lancer une attaque préventive contre la marque MEGARED, sans égard aux droits enregistrés des demanderesses. Il s’agit là de l’effet du changement de nom et d’emballage et, compte tenu de la présomption générale suivant laquelle une partie souhaite les conséquences naturelles et probables de ces actes, j’estime que Jamieson souhaitait cet effet.

[45]           Si les actions de Jamieson avaient pu viser un objectif commercial authentique dans un autre contexte, j’estime néanmoins que cela devient beaucoup moins pertinent, voire non pertinent, étant donné que l’objectif véritable et principal de la campagne de marketing « massive » et historique effectuée par Jamieson concernant OMEGARED, planifiée pour « coïncider » avec le lancement des capsules à base d’huile de krill MEGARED, était de contrer de façon préventive le lancement sur le marché canadien des produits à base d’huile de krill oméga‑3 MEGARED des demanderesses.

[46]           Bien que le prononcé d’une injonction constitue une forme de réparation en equity qui est accordée en vertu d’un pouvoir discrétionnaire, l’existence de droits reconnus par la loi constitue un aspect essentiel et déterminant lorsqu’il s’agit de prononcer une injonction interlocutoire comme celle en l’espèce. J’ai exposé les arguments des parties et mon analyse des motifs parce qu’ils se rapportent à la nature discrétionnaire en equity de la présente décision.

(2)               Confusion sur le marché

[47]           Les demanderesses soulignent également qu’il existe une confusion en ce qui concerne l’emballage utilisé par OMEGARED par rapport à MEGARED et elles ont à mon avis démontré l’existence d’une telle confusion. Elles signalent à juste titre que l’emballage utilisé par Jamieson illustre le mot OMEGARED de façon beaucoup plus évidente que le mot Jamieson. De plus, les mots MEGARED et OMEGARED sont très semblables sur le plan phonétique et visuel, et ce, même si l’on devait insérer une espace entre les mots OMEGA et RED.

[48]           Depuis le lancement d’OMEGARED, l’emballage de Jamieson se rapproche beaucoup plus de celui de MEGARED à de nombreux égards. En premier lieu, les produits de Jamieson utilisent beaucoup plus la couleur rouge. Jamieson a ajouté ce qu’on pourrait appeler un demi‑soleil (formé de plusieurs petits cercles) émanant du mot OMEGARED et sous celui‑ci, qui est en fait très semblable au soleil émanant du mot MEGARED et entourant celui‑ci sur le produit à l’huile de krill MEGARED. De plus, il est significatif, s’agissant de la confusion, que les produits OMEGARED de Jamieson soient emballés dans une boîte, tout comme ceux de MEGARED, alors qu’aucun autre produit à base d’oméga‑3 de Jamieson n’est emballé dans une boîte (Jamieson offre cinq produits OMEGA différents).

[49]           Aucune preuve par sondage n’a été déposée par les parties sur la question de la confusion, ce que la défenderesse a critiqué. La Cour a déjà commenté la preuve factuelle sur la confusion déposée par les demanderesses, qui a surtout été contestée au motif qu’elle était insuffisante et qu’une preuve par sondage aurait constitué une meilleure preuve. Toutefois, des preuves de confusion par sondage ne sont pas nécessaires et elles ont d’ailleurs fait l’objet de critiques très récentes, comme dans l’arrêt Masterpiece Inc c Alavida Lifestyles Inc, 2011 CSC 27, aux paragraphes 76 et 77.

[50]           À mon avis, il y a confusion en l’espèce non seulement en raison de la très grande similitude sonore entre MEGARED et OMEGARED, mais également en raison de la grande similitude visuelle entre la marque MEGARED des demanderesses et la nouvelle marque OMEGARED de Jamieson, laquelle ne se distingue de la première que par une seule lettre. La Cour relève également la similitude des emballages tant sur le plan de la couleur que du dessin, le fait que Jamieson a décidé d’emballer OMEGARED dans une boîte, comme dans le cas de MEGARED (contrairement aux autres produits OMEGA de Jamieson) et le fait que Jamieson a utilisé ce qu’on pourrait appeler un dessin en forme de demi‑soleil semblable au dessin de soleil de MEGARED et le fait que les deux boîtes sont dans des teintes rouges dominantes. Les demanderesses ont raison d’alléguer que le lancement d’OMEGARED par Jamieson constituait une attaque préventive portée contre un concurrent direct avant qu’elles puissent s’installer sur le marché canadien et que Jamieson s’est probablement livrée délibérément à une usurpation et à une imitation frauduleuse sachant que sa conduite contreviendrait aux droits reconnus aux demanderesses par la Loi sur les marques de commerce. Dans le cas d’une injonction interlocutoire, je ne suis pas tenu de conclure à la confusion, mais uniquement à l’existence d’une question sérieuse portant sur l’allégation d’usurpation des marques de commerce. En l’espèce toutefois, je n’ai aucune hésitation à conclure que les demanderesses ont démontré l’existence d’une question très sérieuse en ce qui concerne les questions de confusion et de violation de la marque de commerce.

B.        Préjudice irréparable

[51]           À mon avis, les demanderesses subiront un préjudice irréparable si une injonction interlocutoire ne leur est pas accordée. La Cour suprême du Canada a défini comme suit le préjudice irréparable dans l’arrêt RJR, précité :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

La Cour d’appel fédérale a souligné que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et non spéculative. En d’autres termes, le requérant doit démontrer qu’il y « aura » ou « aurait » un préjudice (Centre Ice Ltd c Ligue nationale de hockey (1994), 53 CPR (3rd) 34, à la page 50 (CAF)). Acceptant cette définition et me référant aux précédents de notre Cour, j’estime que les demanderesses subiront un préjudice irréparable en l’espèce. Il sera difficile, voire impossible, de calculer les pertes des demanderesses si elles obtiennent gain de cause au procès.

[52]           Il ne sera pas possible de déterminer la part de marché des demanderesses avant le lancement d’OMEGARED par rapport à sa part de marché après le lancement, parce que ces dernières n’ont jamais eu la possibilité qu’elles auraient légalement dû avoir d’entrer sur le marché en exerçant les droits exclusifs auxquels elles ont droit.

[53]           Il est de jurisprudence constante que les dommages-intérêts ne constituent pas nécessairement une réparation adéquate lorsqu’il est impossible pour le demandeur de calculer ses pertes en raison de l’impossibilité de déterminer les ventes perdues. Dès lors qu’il n’existe aucune méthodologie permettant de quantifier les pertes découlant de l’inconduite de Jamieson et les pertes découlant de la concurrence normale du marché, on conclura à un préjudice irréparable. C’est le cas en l’espèce. Voir la décision Ciba-Geigy Canada Ltd c Novopharm Ltd, [1994] ACF no 1120, aux paragraphes 144, 147, 152 à 158 (CF), dans laquelle le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême du Canada) a déclaré ce qui suit :

144     J’aborde maintenant la question de savoir si les dommages‑intérêts sont un redressement adéquat pour la demanderesse. Selon l’avocat de celle-ci, si les défenderesses ne sont pas empêchées, par des injonctions interlocutoires, de commercialiser des comprimés de diclofénac à libération lente de même apparence, il sera impossible pour la demanderesse de calculer la perte qu’elle subira si elle a finalement gain de cause à l’instruction. L’avocat de la demanderesse prétend qu’il sera impossible d’établir quelles ventes des comprimés d’apparence identique des défenderesses étaient attribuables au prix ou à d’autres motifs de concurrence légitime et quelles ventes étaient attribuables à la commercialisation trompeuse.

[…]

147     Je crois que les aveux de M. Dan et de M. Abboud sont très clairs et catégoriques. Ils ne connaissent aucune façon par laquelle la demanderesse pourrait calculer ses dommages si aucune injonction interlocutoire n’était accordée et si la demanderesse avait finalement gain de cause à l’instruction.

[…]

152     En définitive, il n’y a aucune preuve au dossier sur la manière dont les dommages de la demanderesse pourraient être calculés si des injonctions interlocutoires n’étaient pas accordées et la demanderesse avait gain de cause à l’instruction. Je ne vois pas non plus comment il serait possible de savoir dans quelle mesure la baisse du chiffre d’affaires de la demanderesse serait attribuable à une concurrence légitime et dans quelle mesure elle serait attribuable à la commercialisation trompeuse. À l’audience, les avocats des défenderesses ont plaidé que de tels dommages pouvaient toujours être calculés et que les deux parties pouvaient faire témoigner des experts à ce sujet. Je n’ai aucun doute que des experts puissent être appelés à témoigner. Le problème, à mon sens, est qu’il n’y a aucune preuve au dossier qui indique comment ils estimeraient les dommages de la demanderesse.

153     En l’espèce, même si des questions tout à fait précises ont été posées pendant le contre-interrogatoire des déposants des défenderesses, il n’y a aucune preuve de la manière dont une telle estimation pourrait être faite. Le même problème a été signalé, dans l’arrêt Sodastream Ltd. v. Thorn Cascade Co. Ltd. and Another, [1982] R.P.C. 459 (C.A.) à la page 471, par le lord juge Kerr:

[traduction]

À cet égard, on nous a cité à bon escient un passage des motifs du juge Fox dans l’arrêt, Combe International Ltd and others v. Scholl (UK) Ltd. [1980] R.P.C. 1, à la p. 8. Dans cette affaire, le juge traitait la question de la confusion et a affirmé:

Il serait extrêmement difficile de déterminer dans quelle mesure la baisse du chiffre d’affaires de Combe était attribuable au commerce légitime et dans quelle mesure elle était attribuable à la commercialisation trompeuse. (Je présume, comme je dois le faire aux fins de la présente demande, que les demanderesses auront gain de cause à l’instruction). À mon sens, il n’y a aucun doute que certaines personnes feront très bien la différence entre les deux produits et achèteront le produit des défenderesses de leur plein gré. La difficulté, et je crois qu’elle est de taille, consiste à déterminer avec un minimum de certitude, le nombre de gens qui appartiennent à cette dernière catégorie.

Il me semble probable que cet argument sera invoqué contre les demanderesses à l’instruction pour ce qui est de la question du préjudice subi, et l’on ne nous a pas présenté de preuve du contraire pour le compte des défenderesses. Par conséquent, il me semble que l’on ne peut prétendre, à cette étape, que des dommages-intérêts constituent un redressement approprié; en fait, j’aurais exactement l’impression contraire. [je souligne]

En outre, dans l’arrêt Reckitt and Colman Products Limited v. Borden Inc. and Others, [1987] F.S.R. 228 (C.A.), le lord juge Nicholls affirme ce qui suit, à la page 239 :

[traduction]

En l’espèce, comme on peut le comprendre, M. Sparrow n’était pas disposé à accepter que, dans la situation qui nous intéresse, toutes les ventes de citrons de marque Il ou de marque III seraient illicites. Cependant, il était prêt à admettre que si l’on devait ordonner une enquête sur les dommages subis, relativement à la commercialisation, par Borden, de jus de citron de marque II et de marque III, la Cour devrait pouvoir présumer que le pourcentage des produits Borden qui devraient, à juste titre, être considérés comme des biens commercialisés, au Royaume-Uni, au détriment et au préjudice de Colman, n’était pas inférieur au pourcentage de gens à qui l’on fournissait de tels produits au Royaume-Uni, et qui devraient, à juste titre, être considérés comme des personnes ayant acquis ces produits, croyant qu’il s’agissait de produits JIF de Colman. Toutefois, à mon sens, cette offre, si utile qu’elle soit dans une certaine mesure, ne nous aide pas à résoudre ce qui sera vraisemblablement la partie la plus épineuse du problème : déterminer quel pourcentage des ventes de marque II et de marque III doit être considéré comme attribuable à la commercialisation trompeuse. Pour ma part, je dois dire qu’à mon avis, s’il fallait faire cette enquête en l’espèce, la Cour pourrait facilement se trouver dans une situation où elle devrait, à toutes fins pratiques, deviner ce chiffre. Si Borden devait vendre ses citrons de marque II et de marque III dans des magasins qui ne vendent pas actuellement des citrons JIF, il pourrait être très difficile d’en arriver à un chiffre qui représente assez bien - quoique de façon approximative - les ventes acquises par tromperie. C’est en toute déférence que je suis en désaccord avec un juge ayant tant d’expérience dans ce domaine particulier, mais à cet égard, je ne puis partager son avis quant au caractère adéquat des dommages-intérêts. [Je souligne]

Plus récemment, dans l’arrêt Ciba-Geigy PLC v. Parke Davis & Co. Ltd., [1994] F.S.R. 8 (Ch.D.), le juge Aldous affirme ce qui suit, à la page 22 :

[traduction]

Si la demanderesse a gain de cause à l’instruction, je ne  crois pas que les dommages-intérêts seront un  redressement adéquat. En l’espèce, il m’est impossible de  suivre, comme on me le demande, l’arrêt Boots Co. Ltd. v. Approved Prescription Services Ltd., [1988] F.S.R. 455, et de conclure que les dommages équivaudraient aux bénéfices réalisés par la défenderesse sur son chiffre d’affaires, puisque la demanderesse ne pourrait pas prouver que chaque vente effectuée par la défenderesse aurait été faite par la demanderesse, n’eut été des actes de commercialisation trompeuse. Je conclus que si aucune injonction n’est accordée, il sera difficile, voire impossible, d’estimer avec précision le préjudice causé par la déclaration trompeuse que l’on allègue. En outre, et peut-être est-ce plus important encore, le fait que la  défenderesse continue d’employer une pomme ternirait ou détruirait l’achalandage qui s’y rattache, achalandage qui, pour le moment, attire des clients à la demanderesse.

[je souligne]

154     Les avocats des défenderesses ont plaidé que les tribunaux évaluent constamment des dommages dans des situations difficiles, par exemple, les dommages non pécuniaires en cas de blessures. Ils prétendent également que si les dommages ne pouvaient être évalués dans les actions en passing-off, il faudrait accueillir toutes les demandes d’injonction interlocutoire dans de telles actions, ce que les tribunaux n’ont pas toujours fait. Enfin, ils affirment que cette Cour pourrait imposer une condition dans les ordonnances rejetant les demandes d’injonction interlocutoire prévoyant, par exemple, qu’il incomberait aux défenderesses, à l’instruction, de prouver quelle proportion de la baisse du chiffre d’affaires de la demanderesse était attribuable à des facteurs légitimes de commercialisation, comme le prix, et quelle proportion était attribuable à la commercialisation trompeuse.

155     Il est vrai que les tribunaux évaluent les dommages dans des cas difficiles, cependant, d’après mon appréciation des exemples cités par les avocats des défenderesses, dans ces affaires, les tribunaux ne se trouvent pas dans une situation où ils n’ont aucun élément sur lequel ils peuvent se fonder pour faire l’évaluation. Il existe de la jurisprudence et des lignes directrices qui ont été élaborées au fil des années et qui sont mises à jour de temps en temps. À mon avis, ceci serait analogue à des formules ou des lignes directrices établies dans la jurisprudence en matière de passing-off, suivant lesquelles un juge des requêtes pourrait, de façon réaliste, déterminer quelle proportion de la baisse du chiffre d’affaires était attribuable à la commercialisation trompeuse et quelle proportion était attribuable à des conditions légitimes du marché. Cependant, aucune jurisprudence semblable n’a été portée à mon attention.

156     Pour ce qui est de l’argument selon lequel il faudrait accorder une injonction interlocutoire dans toutes les actions en passing-off - ce que les tribunaux n’ont pas fait -, si les dommages ne pouvaient être évalués dans de telles actions, en général, je crois que l’explication nous est fournie par les commentaires du lord juge Nicholls, à la page 239 de l’arrêt Reckitt and Colman (précité) : « ... dans ce domaine du droit, chaque cas est un cas d’espèce ». Lorsque le juge des requêtes est convaincu que les dommages peuvent être calculés, l’impossibilité d’évaluer les dommages ne sera pas un motif pour accorder l’injonction interlocutoire. Lorsque ce n’est pas le cas, comme dans l’affaire Sodastream (précitée), par exemple, l’injonction interlocutoire sera accordée. Je ne dis pas que les dommages ne peuvent jamais être calculés dans des actions en passing-off comme celle-ci. Cependant, d’après mon appréciation de la preuve en l’espèce, y compris les contre-interrogatoires raisonnablement minutieux des auteurs des affidavits et un débat sur la question, je crois que le juge qui présidera l’instruction se trouvera dans une situation, comme l’a décrite le lord juge Nicholls, à la page 239 de l’arrêt Reckitt and Colman (précité), où il devra « à toute fins pratiques, deviner ce chiffre ».

157     Pour ce qui est de la suggestion des avocats des défenderesses selon laquelle des conditions pourraient être imposées dans les ordonnances rejetant les demandes d’injonction interlocutoire, conditions suivant lesquelles il incomberait aux défenderesses, à l’instruction, de faire une preuve quant aux dommages, je note qu’une approche similaire avait été proposée dans l’affaire Reckitt and Colman (précitée), mais qu’elle a été rejetée. J’ai moi aussi de la difficulté à accepter cette solution. Premièrement, suivant le droit tel que je le comprends, c’est aux demandeurs qu’il incombe toujours de prouver les dommages. L’on ne m’a cité aucun arrêt indiquant que lorsqu’un juge des requêtes refuse d’accorder une injonction interlocutoire, il peut, dans son ordonnance de rejet, renverser ce principe bien établi. Même si ce n’était pas le cas, il incomberait quand même à la demanderesse de prouver un chiffre approximatif des pertes. Les avocats des défenderesses n’accepteraient certainement pas que la demanderesse puisse, à l’instruction, inventer n’importe quel chiffre et le fasse accepter par la Cour sous réserve de ce que les défenderesses puissent, par une preuve positive d’un autre chiffre, en réfuter une partie. Deuxièmement, à cette étape de l’instance, je crois qu’il s’agirait d’une ingérence inacceptable dans la conduite de l’instruction à venir si un juge des requêtes prenait sur lui de déterminer comment la preuve pouvait être présentée à l’instruction et sur qui reposait le fardeau pour diverses questions. Dans la mesure où il s’agit de questions sur lesquelles la Cour devra statuer, il appartient au juge de l’instruction de les trancher, en se fondant sur les actes de procédure au dossier. Le juge des requêtes ne doit pas tenter de lier les parties ou le juge de l’instruction sur ces questions.

158     Je dois conclure, en me fondant sur la preuve au dossier, que des dommages-intérêts ne sont pas un redressement adéquat pour la demanderesse et qu’il y aurait, en l’espèce, préjudice irréparable. Comme je l’ai mentionné relativement au témoignage du docteur Sherman, il en serait de même pour les défenderesses si elles faisaient l’objet d’une injonction interlocutoire, mais avaient ultérieurement gain de cause à l’instruction.

Dans le même sens, le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême du Canada) a conclu ce qui suit dans la décision Eli Lilly and Co c Novopharm Ltd, [1996] ACF no 480, aux paragraphes 9, 34 et 35 (CF) (infirmés pour d’autres motifs dans [1996] ACF no 1208 (CAF)) :

9         La question a été soulevée dans un certain nombre d’affaires, comme Combe International Ltd. et al. c. Scholl (U.K.) Ltd, [1980) R.P.C., aux pages 1 à 8, Sodastream Ltd. c. Thorne Cascade Co., [1982] R.P.C. 459 (C.A.), à la page 471, Reckitt & Colman Products Ltd. c. Borden Inc., [1987] F.S.R. 228 (C.A.), à la page 239, CIBA-Geigy P.L.C. c. Park Davis & Co., [1994) F.S.R. 8 (Ch. D.), à la page 22 et CIBA-Geigy Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. et autres, (1995) 83 F.T.R., aux pages 161 à 197. L’argument invoqué est le suivant : si aucune injonction interlocutoire n’est accordée et que les défenderesses commercialisent un produit d’apparence semblable à celui des demanderesses jusqu’au procès puis qu’une injonction permanente est en fin de compte accordée après le procès, il sera impossible de faire la distinction entre la part de marché que les défenderesses ont obtenue par concurrence légitime et celle qu’elles ont obtenue par passing off.

34       La preuve du préjudice irréparable doit être claire et non hypothétique. Or l’argument relatif à l’impossibilité d’effectuer un calcul fait surgir la difficulté de prouver une négation. La difficulté inhérente à ce genre de preuve est qu’il faut faire abstraction d’un nombre infini de possibilités avant de pouvoir conclure avec une certitude absolue que le calcul est impossible. Je ne crois pas que l’on puisse pousser la nécessité de satisfaire au critère de la preuve claire et non hypothétique au-delà de limites raisonnables.

35       Les demanderesses ont expliqué de manière claire l’impossibilité de procéder à un calcul, et la jurisprudence citée étaye cette impossibilité. En revanche, si les éléments de preuve avaient été disponibles, les défenderesses auraient pu montrer qu’il existait un moyen de calculer la perte de part de marché due au passing off. Elles ne l’ont pas fait. Les références imprécises à des statistiques de l’industrie ou à la situation dans d’autres pays ne me convainquent pas qu’il existe une méthode et des données permettant de calculer la perte de part de marché due au passing off dans les circonstances de l’espèce. Et, comme je l’ai déjà indiqué, si aucune injonction interlocutoire n’est accordée, les registres existants ne fourniront pas non plus de renseignements permettant de prouver la perte de part de marché attribuable au passing off.

Dans le même sens, signalons également la décision Woodpecker Hardwood Floors (2000) c Wiston International Trade Co, non publiée (2013, dossier S136046, CSCB), aux paragraphes 24 à 29; autorisation d’appel rejetée dans 2013 BCCA 553, aux paragraphes 23 et 24, dans laquelle le juge Silverman a conclu que la demanderesse ne serait pas en mesure de quantifier l’atteinte à sa réputation, la perte de la confiance des consommateurs et la perte d’achalandage résultant de la confusion sur le marché :

[traduction]

[24]     Le second volet, la question du préjudice irréparable : la défense soutient que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et non spéculative. La conclusion selon laquelle un préjudice irréparable est probable n’est pas suffisante si, en l’espèce, les dommages que pourrait subir la demanderesse à l’avenir sont purement spéculatifs. La défenderesse soutient que rien ne démontre que des dommages ont effectivement été subis ou que des ventes ont été perdues, et la défenderesse cite une série de décisions à l’appui de cette proposition. La décision de principe qu’elle me cite est Mark Anthony Group, Inc. c. Vincor International Inc., [1998] B.C.J. no 716, conf. par [1998] B.C.J. no 2475.

[…]

[26]     Enfin, la défense soutient que, même si la preuve pouvait démontrer l’existence de dommages, ceux‑ci peuvent être réparés au moyen d’une somme d’argent. Les défenderesses sont solides et prospères et il n’y a aucun doute qu’elles seraient en mesure de respecter tout jugement les condamnant au paiement d’une somme d’argent.

[27]     Je rejette les arguments de la défense. Je suis convaincu que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’était pas accordée. Je suis également convaincu que ce préjudice n’est pas spéculatif. Il y a une différence entre affirmer que des dommages à venir sont spéculatifs et affirmer qu’ils ne sont pas quantifiables.

[28]     Plus longtemps on permettra aux défenderesses d’employer des marques qui sont semblables aux marques « Woodpecker » au point de créer de la confusion, plus longtemps leur utilisation se répandra dans la population, ce qui aggravera le préjudice et rendra encore plus difficile de départager les pertes commerciales attribuables à cette confusion et celles imputables aux considérations commerciales traditionnelles et à la concurrence sur le marché.

[29]     Ce type de raisonnement portant sur la difficulté de départager les pertes à venir a été suivi et s’est soldé par le rejet des arguments relatifs aux préjudices irréparables qu’invoquait la défense dans de nombreuses affaires, notamment dans la décision rendue par le juge Groberman alors qu’il siégeait à notre Cour dans l’affaire MD Management Ltd. c. Dhut, 2004 BCSC 513, une décision de 2004, ainsi que dans l’affaire Toronto Cricket Skating & Curling Club c. Cricket Club Townhouse Inc., [2003] O.J. no 6261, une décision ontarienne de 2003. C’est le même raisonnement qui m’amène à rejeter l’argument invoqué par la défense au sujet de la possibilité de simplement condamner la défenderesse à payer des dommages-intérêts à titre d’indemnité. Le problème réside dans le fait de départager les dommages pour déterminer en quoi consisteront ces dommages. Même après le coup, cette tâche pourrait s’avérer impossible. La demanderesse serait incapable de quantifier l’atteinte à sa réputation, la perte de la confiance du public et la perte d’achalandage résultant de la confusion sur le marché.

[54]           Dans les trois décisions en question, aucune méthodologie n’a été suivie pour quantifier la perte découlant d’une conduite analogue à l’inconduite de Jamieson en l’espèce dans des conditions normales de libre concurrence. Il s’agit de la même situation en l’espèce et, pour les mêmes raisons, je suis d’autant plus convaincu de l’existence d’un préjudice irréparable.

[55]           À mon avis, lorsque l’emploi d’une marque créant de la confusion fera perdre son caractère distinctif à la marque des demanderesses, c’est‑à‑dire sa capacité d’agir comme un signe distinctif et unique des marchandises ou de l’entreprise des demanderesses, il sera impossible de calculer en argent le dommage causé à l’achalandage et à la valeur de la marque. Les tribunaux ont estimé qu’il y a perte du caractère distinctif d’une marque lorsque le contrefacteur se livre à une campagne de marketing nationale qui met l’accent de façon répétée sur la marque créant de la confusion au public canadien. À mon avis, la preuve relative à la confusion et les conclusions que j’ai tirées au sujet de cette confusion sont claires et suffisantes pour conclure qu’une perte irréparable sera causée à l’achalandage et à la réputation du « nom » MEGARED si la conduite de Jamieson n’est pas interdite.

[56]           À cet égard, je trouve instructif les commentaires du juge Teitelbaum dans la décision Imax Corp c Showmax Inc, [2000] ACF no 69, aux paragraphes 72, 77, 81 et 82 (CF) :

72       Aux paragraphes 12 et 13 de son affidavit, M. Pearce résume ses conclusions comme suit :

[traduction]

12.      En ce qui concerne la probabilité d’un préjudice, je suis d’avis qu’il sera gravement porté atteinte à l’achalandage d’Imax si les défenderesses emploient le nom SHOWMAX à l’égard d’un cinéma pour films grand format à Montréal. Le préjudice prendrait naissance lorsque de la publicité serait faite au sujet du cinéma SHOWMAX, et il s’aggraverait une fois le cinéma ouvert et exploité sous le nom de SHOWMAX.

13.      En ce qui concerne la nature du préjudice, je suis d’avis que l’emploi de la marque SHOWMAX portera atteinte à la marque IMAX en ce qui concerne sa signification ou le capital marques (c’est-à-dire la capacité de la marque IMAX de servir d’élément distinctif et unique en son genre des cinémas de la demanderesse). La marque IMAX n’identifiera et ne distinguera plus les cinémas contrôlés par IMAX aussi fortement et aussi clairement qu’avant que la marque SHOWMAX créant de la confusion ait commencé à être employée. À mon avis, la confusion entraînera non seulement la perte de ventes, mais elle portera aussi atteinte à l’achalandage et à la valeur de la marque IMAX. Il sera impossible d’évaluer ce dernier type de préjudice ou de remédier à la situation en prenant des mesures une fois que le préjudice aura été subi.

[…]

77       Par conséquent, en me fondant sur la preuve par affidavit présentée par M. Pearce, je suis convaincu que la demanderesse subira un préjudice irréparable si la défenderesse est autorisée à ouvrir un cinéma pour films grand format sous le nom de SHOWMAX au Canada et, en particulier, à Montréal.

[…]

81       À mon avis, la Cour dispose de nombreux éléments de preuve qui l’amènent à croire, en ce qui concerne la preuve d’une question sérieuse ou d’un préjudice irréparable, qu’il existe une preuve de confusion claire et suffisante permettant d’inférer une perte d’achalandage en ce qui concerne le « nom » ainsi qu’une perte de réputation.

82       Il est exact de dire que la demanderesse n’a pas présenté d’éléments de preuve au sujet des ventes perdues. Bien sûr, cela est vrai. La défenderesse n’a pas encore commencé à exercer ses activités à Montréal; il est donc impossible de présenter une preuve directe au sujet des ventes perdues. Je retiens la déclaration que M. Pearce a faite au paragraphe 22 de son affidavit :

[traduction]

22.      À mon avis, une société perdra habituellement en totalité ou en partie l’avantage que confère le capital marques au détail lié à son nom si un concurrent adopte un nom qui crée de la confusion. À part la question des ventes ou des profits perdus (qui peuvent être quantifiés), le capital perdu en ce qui concerne un nom mine la capacité de la société de positionner son produit sur le marché et d’accroître ses activités dans l’avenir. Une fois qu’un nom perd son caractère unique ou distinctif, il est impossible de déterminer la valeur de ce qui a été perdu au point de vue de la capacité de la société de prendre de l’expansion et de commercialiser son entreprise à l’avenir.

Voir également la décision Kun Shoulder Rest Inc c Joseph Kun Violin and Bow Maker Inc, [1997] ACF no 183, aux paragraphes 12, 15 et 17 (CF), dans laquelle le juge Nadon (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) déclare ce qui suit :

12       La demanderesse utilise le nom « Kun » comme marque de commerce et nom commercial en liaison avec les épaulières depuis les années 1970. Si les défendeurs sont autorisés à assister au festival de Francfort, auquel participeront des intervenants importants du marché pertinent, et à utiliser le nom « Kun » en liaison avec les épaulières, il y aura certainement affaiblissement du caractère distinctif du nom « Kun » relativement à la production et à la distribution d’épaulières de violon et d’alto. Par suite de cet affaiblissement et de la perte du caractère distinctif qui en découlerait, le nom « Kun » ne serait plus enregistrable et pourrait être radié du registre des marques de commerce.

13       L’« achalandage » ou le « renom » a été défini comme [traduction] « ... le pouvoir d’attirer et de conserver des clients. (Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 289, p. 326) et comme :

[traduction] [L]’avantage propre au bon nom, à la réputation et aux contacts d’une entreprise, la force d’attraction qui attire la clientèle. (Inland Revenue Commissioners v. Muller & Co.’s Margarine Ltd., [1901] A.C. 217 (C.L.) p. 223‑224.)

14       En faisant en sorte que le nom « Kun » ne caractérise plus uniquement un seul fabricant d’épaulières, les défendeurs enlèveront à la demanderesse l’achalandage ou le renom sur lequel repose le succès de l’entreprise. Le préjudice irréparable réside donc ici dans la perte du caractère distinctif du nom « Kun », qui entraînera la perte de la marque de commerce et, par conséquent, de l’achalandage ou du renom.

15       Par ces motifs, j’en viens à la conclusion que la demanderesse a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour me permettre de conclure que le maintien de deux entreprises « Kun » dans le domaine de la fabrication et de la vente d’épaulières a de fortes chances d’affaiblir le caractère distinctif de la marque et, par la suite, d’éliminer le renom ou l’achalandage que la demanderesse a créé et qui attire les acheteurs chez elle.

17       La réparation que j’accorde à la demanderesse est une ordonnance interdisant aux défendeurs de promouvoir et de vendre leur nouvelle épaulière KADENZA en liaison avec le nom « Kun ». Par conséquent, rien n’empêche Michael et Marika Kun d’assister au festival de Francfort et de promouvoir leur épaulière KADENZA en autant qu’ils se conforment à la restriction que la Cour impose par la présente ordonnance.

Qui plus est, dans la décision S.C. Johnson & Son Inc c Reckitt & Colman (Overseas) Ltd, (1995), 59 CPR (3d) 317, aux paragraphes 31 et 32 (CF) (à noter que les défenderesses déboutées ont pris le risque de commercialiser quand même leur produit après qu’une action eut été entamée contre elles), la juge Simpson a déclaré ce qui suit :

31       L’une et l’autre partie se sont engagées à tenir la comptabilité et les pièces nécessaires, et l’une et l’autre ont les moyens de payer les dommages-intérêts le cas échéant. Il s’agit donc de savoir si des dommages-intérêts seront une indemnisation satisfaisante pour S.C. Johnson si son action est jugée fondée et que Reckitt & Colman continue entre-temps à commercialiser ses produits NEUTRA AIR. Le principal moyen de préjudice irréparable avancé par S.C. Johnson est fondé sur la croyance que, NEUTRA-FRESH et NEUTRA AIR étant reconnus comme pouvant être facilement prises l’une pour l’autre, le fait que la campagne de commercialisation « à saturation » sur l’échelle nationale de NEUTRA AIR se poursuive jusqu’au procès anéantira la commercialisation, limitée et non compétitive, de NEUTRA-FRESH par Knight sous licence de 9-C. Johnson. Les demanderesses soutiennent que la commercialisation de NEUTRA AIR par Reckitt & Colman détruira le caractère distinctif de NEUTRA-FRESH. À supposer que l’injonction ne soit pas accordée et que S.C. Johnson ait gain de cause au fond, sa victoire sera vide de sens puisque NEUTRA-FRESH ne sera plus une marque commercialement valable.

32       La Cour d’appel fédérale a jugé que l’usage non autorisé d’une marque de commerce enregistrée ne cause pas en soi un préjudice irréparable au propriétaire de cette marque. Par analogie, on peut dire que l’utilisation d’une marque créant de la confusion ne porte pas nécessairement préjudice pour cause de perte du caractère distinctif. En l’espèce cependant, il y a commercialisation à saturation d’une marque créant de la confusion, et je ne doute pas que NEUTRA-FRESH perdra son caractère distinctif faute d’injonction. En conséquence, les demanderesses ont prouvé l’élément nécessaire de préjudice irréparable à l’appui de leur demande.

Comme dans la décision NEUTRA-FRESH, il n’y a aucun doute dans mon esprit qu’il y aura perte du caractère distinctif de MEGARED si l’injonction interlocutoire n’est pas prononcée.

[57]           À mon avis, l’usurpation et la confusion que causera probablement l’entrée sur le marché d’OMEGARED est la situation précise qu’envisageait l’arrêt RJR, au paragraphe 59, où le plus haut tribunal du pays a déclaré que l’injonction vise à empêcher une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à la réputation commerciale. C’est le cas en l’espèce, où les demanderesses risquent de subir un dommage irrémédiable à la réputation de leur marque de commerce déposée. La Cour suprême du Canada a affirmé :

C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry, (1988) 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale. [Non souligné dans l’original.]

[58]           Je conclus également à l’existence d’un préjudice irréparable dans la mesure où la confusion entre les deux marques soulève des préoccupations sur le plan de la qualité pour les personnes qui examinent les capsules d’huile de krill MEGARED des demanderesses, en ce que de la confusion pourrait être créée dans l’esprit des acheteurs, qui pourraient croire que le produit des demanderesses ne contient peut-être pas de l’huile de krill, mais plutôt de l’huile de poisson en raison du fait que les produits OMEGARED contiennent à la fois de l’huile de krill et de l’huile de poisson (de l’huile de saumon). C’est une chose pour Jamieson de vendre des produits à base d’oméga‑3 composés d’huile de krill et d’huile de poisson/saumon comme elle se propose de le faire sous l’étiquette d’OMEGARED dans l’abstrait, auquel cas la seule éventuelle confusion ne serait créée que parmi sa propre clientèle, ce qui n’est pas en cause en l’espèce. C’en est une toute autre pour Jamieson de vendre OMEGARED en dépit de l’existence de la marque de commerce déposée MEGARED des demanderesses alors que MEGARED n’est pas associée à l’huile de poisson ou de saumon de quelque manière que ce soit au Canada. Bien que le produit OMEGARED à l’huile de saumon de Jamieson joue un rôle très mineur dans l’état actuel des choses, l’emploi que Jamieson fait de la marque OMEGARED pour ces produits à base d’huile de poisson diluera l’emploi que les demanderesses font de leur marque MEGARED exclusivement pour leurs capsules d’huile de krill.

[59]           J’estime mal fondé l’argument de Jamieson selon lequel il est malhonnête pour les demanderesses de soutenir que les produits qui ne sont pas à base d’huile krill nuisent à la réputation de leur marque parce qu’elles commercialisent des produits à base d’oméga‑3 qui ne sont pas constitués d’huile de krill sous la marque MEGARED aux États‑Unis. Bien que les demanderesses vendent effectivement des produits qui ne sont pas à base d’huile de krill aux États‑Unis, ces dernières ne vendent pas de produits oméga‑3 à base d’huile de poisson aux États‑Unis ou au Canada sous la marque MEGARED. En fait, les produits à base d’oméga‑3 sans huile de krill qui sont vendus aux États‑Unis proviennent de sources végétales et non d’huile de poisson.

[60]           Jamieson fait observer à juste titre qu’il existe bon nombre d’autres suppléments alimentaires et diététiques composés des mots OMEGA et RED. Je conviens également, puisqu’il est reconnu, que ces deux mots sont descriptifs. Toutefois, cette observation n’est pas pertinente puisque les demanderesses sont propriétaires de la marque de commerce MEGARED enregistrée et ont le droit de l’employer exclusivement en liaison avec leurs capsules d’huile de krill. La validité de l’enregistrement de la marque MEGARED n’est pas contestée.

[61]           Jamieson soutient également qu’il doit y avoir un « emploi » au Canada pour faire intervenir l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, et je suis de son avis. Jamieson fait observer à juste titre qu’il n’y a pas eu de ventes en 2013 et qu’il y a eu seulement 455 $US de ventes à des Canadiens en 2012. Jamieson soutient par conséquent que les demanderesses n’ont aucune cause d’action. Toutefois, cet argument est mal fondé parce que dès son lancement en décembre 2013 et janvier 2014, la marque MEGARED était de toute évidence beaucoup employée par les demanderesses, qui détenaient 20 pour cent du marché des suppléments d’huile de krill de marque au Canada. Jamieson a employé la marque de commerce déposée canadienne lorsque les actes de procédure ont été déposés en octobre 2014. De plus, MEGARED était de toute évidence employée aux États‑Unis, où elle était le joueur principal, et était également employée dans la publicité transfrontalière et dans les médias sociaux avant son lancement sur le marché canadien en décembre 2013 et janvier 2014.

[62]           Jamieson soutient également que la marque de commerce MEGARED n’est pas distinctive. À cet argument, il convient de répondre que MEGARED est une marque de commerce canadienne validement enregistrée qui ne fait l’objet d’aucune contestation.

C.        Prépondérance des inconvénients

[63]           La réponse à la question de la prépondérance des inconvénients dépend à bien des égards de celle de savoir qui, des demanderesses ou de Jamieson, subira le plus grand préjudice, en plus de l’examen de l’ensemble des circonstances. Chacune des parties en cause a investi des sommes importantes sur le marché canadien : les demanderesses ont beaucoup investi en acquérant la marque de commerce canadienne enregistrée MEGARED de Schiff, notamment en payant des frais de restructuration, de publicité, de lancement de produit, ainsi que d’autres dépenses connexes. Jamieson a engagé des coûts historiques « massifs » pour lancer son produit, sans compter ses frais de publicité et les autres dépenses connexes qu’elle a engagées aussi. S’agissant de la prépondérance des inconvénients, les demanderesses sont certainement favorisées parce qu’elles sont propriétaires de la marque de commerce canadienne enregistrée MEGARED, ce qui leur confère une protection en vertu de loi. Compte tenu des conclusions que j’ai tirées au sujet de l’existence d’une question sérieuse ainsi que des droits « exclusifs » accordés aux demanderesses grâce à leur marque de commerce déposée, du fait que les demanderesses ont tout à fait le droit de s’attendre à jouir des avantages de l’exclusivité et de la protection que leur reconnaît la loi et du fait irréfutable que leurs pertes sont irréparables, j’estime que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demanderesses. Cette conclusion est confirmée par d’autres facteurs également.

[64]           À l’époque en cause, Jamieson a agi à ses risques et périls et a assumé en toute connaissance de cause les risques associés à l’usurpation de la marque de commerce canadienne enregistrée des demanderesses. Autrement dit, Jamieson savait parfaitement ce qu’elle faisait. À peine un mois après avoir décidé de faire concurrence avec OMEGARED, Jamieson a elle-même découvert la marque MEGARED en faisant des recherches auprès de l’OPIC. Jamieson a décidé de continuer dans la même voie. Cinq mois plus tard, lorsque Jamieson a commencé à distribuer son produit MEGARED partout au Canada, les demanderesses ont envoyé à Jamieson non pas une, mais deux lettres dans lesquelles leur avocat portait à son attention l’existence de la marque enregistrée MEGARED ainsi que les droits exclusifs des demanderesses au Canada. Les demanderesses ont menacé Jamieson de poursuites judiciaires si elle ne cessait pas le lancement de sa marque. Là encore, Jamieson a choisi de courir le risque et elle a agi en toute connaissance de cause. Certes, Jamieson a consacré beaucoup d’argent, mais elle a couru le risque. Les deux parties ont suivi le cours normal de leurs affaires respectives en toute connaissance de cause. À mon sens, Jamieson s’inflige elle‑même les pertes qu’elle pourra subir.

[65]           Je ne suis pas d’accord avec Jamieson pour dire que les demanderesses sont coupables de retard ou d’inertie. À mon avis, ce n’est pas à Jamieson, qui est vraisemblablement un contrefacteur, de déterminer ou de dicter aux demanderesses le moment où il convenait de commercialiser leurs produits dans les circonstances susmentionnées. La décision des demanderesses de lancer leurs produits en décembre 2013 et janvier 2014 était une décision d’affaires logique et censée qu’elles avaient le droit de prendre. Les demanderesses ont agi de façon raisonnable en décidant de lancer leurs produits à la fin de l’année au moment du « renouvellement des étalages ». Le moment du « renouvellement des étalages », à la fin de l’année, est la période idéale pour lancer de nouveaux produits. De plus, à mon avis, les demanderesses ont bien agi en retardant la commercialisation de leur produit jusqu’à ce qu’elles aient terminé le remaniement et les ententes commerciales nécessaires pour s’assurer que l’harmonisation de la propriété et du contrôle de la fabrication des capsules d’huile de krill MEGARED se fasse en conformité avec l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce. Les demanderesses ont agi de façon rationnelle et diligente dans les circonstances. Jamieson n’a aucune raison de se plaindre à cet égard et n’a certainement pas le droit de forcer les demanderesses à agir plus tôt que ce qui est recommandé par une pratique commerciale prudente. Les contrefacteurs ne peuvent contrecarrer les décisions des titulaires légitimes d’une marque de commerce simplement en s’implantant le premier sur le marché avec une marque de commerce qui crée de la confusion et avec des produits contrefaits. Sinon, on irait à l’encontre de l’objet et de l’esprit de la loi. Jamieson soutient essentiellement que c’est le plus rapide qui doit remporter la course, indépendamment de l’usurpation et de la protection exclusive que confère l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce, une proposition qui doit être rejetée d’emblée.

[66]           Je ne suis pas d’accord non plus avec Jamieson pour dire que les demanderesses sont [traduction] « arrivées après » Jamieson. Entre le titulaire d’une marque de commerce canadienne enregistrée et un contrefacteur, ce dernier ne peut qu’arriver en deuxième, si tant est qu’il ait quelque droit que ce soit.

[67]           Jamieson soutient également qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction est prononcée, parce qu’essentiellement, elle ne pourrait plus commercialiser SUPER KRILL. Par conséquent, elle affirme qu’une injonction reviendra à rendre un jugement avant le procès. Je rejette cet argument, d’abord et avant tout parce que rien n’indique qu’il serait impossible de commercialiser de nouveau SUPER KRILL. J’admets qu’une injonction modifie la situation du marché, mais il s’agit de la raison d’être de ce type d’injonction. Jamieson soutient essentiellement qu’on ne devrait jamais prononcer d’injonction contre des contrefacteurs présumés. Ce n’est pas l’état du droit tel que je le conçois et cette opinion est certainement contraire aux précédents de notre Cour et d’autres tribunaux. Pour ce qui est de la question de tirer des conclusions avant le procès, il s’agit d’une caractéristique de toute injonction interlocutoire et on ne peut invoquer cet argument pour refuser une réparation nécessaire à la partie qui y a droit. La réalité est que Jamieson a probablement contrefait une marque de commerce et a commercialisé un produit qui crée probablement de la confusion et, même si elle aura probablement de la difficulté à pénétrer de nouveau sur le marché plus tard, si elle est autorisée à le faire, il n’en demeure pas moins que les demanderesses sont les propriétaires légitimes d’une marque de commerce canadienne enregistrée, ont droit à l’emploi exclusif de cette marque et ont actuellement de la difficulté à pénétrer le marché en raison de la conduite de Jamieson, qui entraînera directement aux demanderesses un préjudice irréparable si aucune injonction interlocutoire n’est prononcée. Dans ce contexte, et compte tenu du critère de la prépondérance des inconvénients en général, les demanderesses ont le droit d’obtenir gain de cause.

III.             Dispositif

[68]           Compte tenu de ce qui précède, et du fait que les demanderesses ont satisfait à chacun des volets du critère à trois volets, la requête en injonction interlocutoire des demanderesses est accueillie, sous réserve des modifications que j’ai apportées aux modalités de la requête. Les dépens suivront l’issue de la cause.


ORDONNANCE

LA COUR statue que :

1.                  La défenderesse, Jamieson Laboratories Ltd. (Jamieson), ainsi que ses dirigeants, administrateurs, employés, mandataires, entreprises apparentées, de même que toute autre personne sur laquelle elle exerce un contrôle (les parties concernées), ne peuvent employer de quelque façon que ce soit le mot OMEGARED ou tout autre mot ou marque similaire au point de créer de la confusion avec MEGARED, notamment comme nom commercial ou marque de commerce, en liaison avec son entreprise, ses marchandises ou ses produits jusqu’à ce que la Cour rende une décision définitive dans la présente instance;

2.                  Jamieson et les parties concernées sont tenues de rappeler immédiatement auprès de tous les distributeurs et détaillants tous les documents ou dossiers, produits, emballages, étalages, annonces publicitaires, affiches, qu’ils soient sous forme électronique ou autre, dont l’utilisation contreviendrait aux modalités de l’ordonnance sollicitée au paragraphe 1 des présents motifs, et de les conserver en sécurité jusqu’à ce que la Cour rende une décision définitive dans la présente instance, et les autorise à détruire les produits en question au besoin notamment pour des raisons de date de péremption, de santé ou de sécurité après avoir donné un préavis raisonnable aux demanderesses et avoir conservé un compte rendu détaillé de cette destruction, dont des photographies et des preuves documentaires attestant la nécessité de cette mesure.

3.                  Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-2124-14

 

INTITULÉ :

RECKITT BENCKISER LLC ET RECKITT BENCKISER (CANADA) LIMITED c JAMIESON LABORATORIES LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2015

 

ordonnance et motifs :

le juge BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Christopher Zelyas

 

POUR LES demanderesses

 

May Cheng

 

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Parlee McLaws LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES demanderesses

 

Fasken Martineau Dumoulin, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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