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Date : 20150824


Dossier : T -1749-11

Référence : 2015 CF 997

[TRADUCTION FRANÇAISE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

SNF INC.

demanderesse

et

CIBA SPECIALTY CHEMICALS WATER TREATMENTS LIMITED

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PHELAN

I.                   Introduction

[1]               Par la présente action, la demanderesse sollicite un jugement déclaratoire portant que le brevet canadien CA 2 515 581 (le brevet 581 ou le brevet) – un procédé de « rigidification » d'une substance à l'aide de polymères – est invalide. La présente affaire ne suit pas le déroulement normal d’une action en contrefaçon, où une défense et une demande reconventionnelle en invalidité sont présentées. En fait, c’est la validité qui est directement contestée.

[2]               Les questions concernant un brevet similaire ont déjà été débattues en Australie, et nous en discuterons plus loin.

[3]               La défenderesse avait déposé, à titre de demanderesse reconventionnelle, une demande reconventionnelle en contrefaçon du brevet 581, mais celle‑ci a été réglée au cours du procès.

Par conséquent, la question centrale à trancher par la Cour est la validité du brevet 581. Le produit commercial incorporant le procédé breveté a été utilisé dans les champs pétrolifères de Fort McMurray et des environs.

[4]               La demanderesse, SNF Inc. (SNF), est une entreprise constituée en personne morale sous le régime des lois de l’État du Delaware, aux États-Unis, et son principal établissement est situé à Riceboro, en Géorgie, aux États-Unis. SNF fabrique et distribue des polymères hydrosolubles et du matériel d’alimentation en polymère.

[5]               Ciba Specialty Chemicals Water Treatment Limited (Ciba) est une société constituée en personne morale au Royaume‑Uni, dont le principal établissement est situé à Bradford, dans le Yorkshire de l’Ouest, au Royaume‑Uni.

[6]               Le brevet en cause, le brevet 581, découle d’une demande de brevet internationale déposée le 7 janvier 2004, soit la demande internationale no PCT/EP2004/000042.

La demande de brevet internationale a été publiée le 22 juillet 2004, à savoir la publication WO 2004/060819.

[7]               Le brevet 581 revendique une priorité relative au brevet GB 0310419.7, une demande déposée le 7 mai 2003, en Grande‑Bretagne (le document de priorité).

Le brevet 581 a été délivré le 5 juillet 2011.

[8]               Philip McColl et Stephen Scammell sont les particuliers désignés au brevet 581 comme étant les inventeurs. M. Scammell a témoigné au procès à propos de son travail dans l’« invention » du procédé en cause.

[9]               Ciba est inscrite comme propriétaire du brevet 581 dans la base de données de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada.

II.                Le brevet 581

[10]           L’invention du brevet 581 est décrite de la façon suivante :

[traduction]

La présente invention a pour objet le traitement des substances minérales, notamment les boues de déchets miniers. Elle convient particulièrement à la disposition des résidus et autres déchets issus du traitement et de l’enrichissement du minerai, notamment le stockage sous la forme d’un mélange homogène de solides fins et grossiers.

[11]           Les processus d’extraction minière produisent normalement des déchets appelés résidus. Ceux-ci sont souvent des boues aqueuses contenant diverses substances minérales, dont l’argile, le sable, le gravier, etc. Ces matières sont généralement composées de particules minérales de différentes tailles.

[12]           En science des polymères, on appelle la floculation – ou parfois coagulation – la formation d’agrégats. Comme le mentionne le brevet, il est courant d’utiliser des floculants pour faciliter ce processus de floculation de particules fines afin d’augmenter la vitesse de sédimentation. Or, les matériaux grossiers se sédimentent plus rapidement que les particules floculées, créant un dépôt hétérogène de résidus grossiers et fins, ce qui crée un problème.

[13]           Lorsqu’il est impossible d’éliminer les déchets dans une mine vide, il est fréquent que l’on pompe les boues aqueuses dans des lagunes ou des terrils, où elles se déshydratent graduellement sous l’effet de la sédimentation, du drainage et de l’évaporation.

[14]           Le brevet mentionne des pressions environnementalistes visant la réduction des superficies occupées par les déchets. L’une des méthodes utilisées consiste à amonceler des couches de déchets. La difficulté de cette méthode est d’assurer que les nouveaux déchets s’écoulent sur la couche de déchets plus anciens « rigidifiés », demeurent à l’intérieur des limites de la zone de déchets, forment une halde et que l’ensemble des déchets, anciens et nouveaux, se consolident afin de supporter de nombreuses autres couches de résidus sans s’effondrer ou déborder du périmètre établi. (Le terme « rigidifié » sera examiné plus loin dans la partie « Interprétation des revendications ».)

Le brevet mentionne le besoin d’obtenir des déchets dont les caractéristiques d’amoncellement diffèrent complètement de celles exigées pour d’autres formes de gestion, notamment le remblayage dans un volume comparativement fermé (comme un site foré vide).

[15]           Le brevet souligne l’échec des utilisations antérieures de coagulants ou de floculants, en raison de l’emploi de doses de traitement conventionnelles, lesquelles n’apportaient que peu ou pas d’avantages du point de vue de la vitesse de compactage des résidus fins et de la limpidité de l’eau récupérée.

[16]           En outre, le brevet fait valoir qu’il est souhaitable de disposer d’un traitement qui permet la séparation rapide de l’eau de la suspension des solides, ce qui entraîne une meilleure cohésion des solides concentrés, prévient la séparation des fractions grossières et fines, et réduit alors la contamination de l’eau rejetée, ce qui limite les effets sur l’environnement.

[17]           Le brevet discute ensuite de certains procédés antérieurs de traitement utilisant un floculant, particulièrement un polymère, hydroabsorbant ou hydrosoluble, et des difficultés ou des échecs rencontrés.

[18]           Plus particulièrement aux fins du présent litige, le brevet renvoie au brevet WO‑A‑192167, connu comme le « brevet Gallagher ». Ce dernier divulgue un processus par lequel un fluide composé d’une suspension de particules solides est pompé, puis laissé au repos pour qu’il se rigidifie. La rigidification est obtenue par l’introduction, dans la suspension, de particules d’un polymère hydrosoluble dont la viscosité intrinsèque est d’au moins 3 dl/g.

[19]           Le traitement Gallagher a comme avantage de permettre à la substance de rester fluide pendant le pompage et de se rigidifier une fois déposée. Ainsi, les solides concentrés peuvent facilement s’amonceler et l’eau s’échappe plutôt que d’être retenue par un polymère hydroabsorbant. La divulgation du brevet 581 contient la phrase suivante, qui est devenue une source de litige majeure :

[traduction]

Nous soulignons l’importance d’utiliser des particules de polymère hydrosoluble et précisons que l’utilisation de solutions aqueuses du polymère dissous est inefficace.

[Non souligné dans l’original.]

[20]           En ce qui a trait à l’invention visée par le brevet 581, tout en reconnaissant les améliorations découlant du brevet Gallagher, le texte du brevet mentionne la nécessité d’améliorer encore la rigidification des substances en suspension et d’accroître davantage la limpidité de l’eau rejetée. [Non souligné dans l’original.]

[21]           Le texte confirme que l’objectif de la demande du brevet est d’obtenir une meilleure méthode de traitement des rebuts du traitement du minerai – les particules grossières ou fines – pour améliorer la qualité des fluides rejetés et disposer de méthodes plus efficaces de gestion des solides concentrés.

[22]           Le brevet contient treize exemples d’essais effectués pour déterminer la quantité adéquate de polymère à ajouter à la boue pour obtenir la « rigidification » souhaitée.

[23]           Le brevet ne présente pas de formule permettant d’effectuer la rigidification, pas plus qu’il ne définit ce que l’on entend par « rigidification ». À de nombreux égards, le procédé consiste à ajouter du polymère hydrosoluble jusqu’à l’obtention du résultat souhaité.

[24]           Par souci de commodité, les revendications en cause ont été reproduites à l'annexe I jointe aux présents motifs. La revendication 1, qui est rédigée en ces termes, constitue la revendication centrale du brevet :

[traduction]

Procédé consistant à rigidifier une matière tout en conservant sa fluidité en cours de transfert, durant lequel la matière fluide formée d’un liquide aqueux et de particules solides dispersées est acheminée jusqu’à une zone de dépôt, où on la laisse reposer et se rigidifier. Pour ce faire, une quantité adéquate d’une solution aqueuse d’un polymère hydrosoluble ayant une viscosité intrinsèque d’au moins 5 dl/g (mesuré dans 1 M NaCl à 25 °C) est combinée à la matière durant le transfert.

[25]           La preuve présentée au procès était axée sur la revendication 1 et sur ses revendications dépendantes 2 à 31. La seule autre revendication indépendante est la revendication 32, mais celle-ci intègre, en fait, un ensemble de six revendications (1, 2, 4, 9, 21 et 28). Les revendications qui dépendent de la revendication 32, à savoir les revendications 33 à 50, présentent les mêmes liens de dépendance, limitations et critères que certaines revendications correspondantes de l’ensemble de revendications 2 à 31. Par conséquent, une conclusion d’invalidité à l’égard de l’ensemble de revendications 1 à 31 s’appliquera aux revendications 32 à 50.

[26]           En raison de la nature des liens de dépendance et de l’état de la technique, si la revendication 1 est invalide, les revendications qui en sont dépendantes le sont également. M. Farrow, le principal témoin expert de Ciba, avait raison d’affirmer qu'un seul concept inventif s’appliquait à toutes les revendications du brevet 581. Le sort de la présente affaire repose sur la revendication 1.

[27]           Les dates pertinentes quant aux diverses questions du présent litige, y compris l’interprétation du brevet, sont les suivantes :

                     pour l’interprétation des revendications, la date de publication est à retenir, soit le 22 juillet 2004;

                     pour l’antériorité et l’évidence, la date de la demande est à retenir, soit le 7 mai 2003;

                     pour les déclarations fausses et trompeuses, la date de délivrance du brevet est à retenir, soit le 5 juillet 2011.

Aucune de ces dates n’est contestée.

III.             Les motifs de contestation

[28]           Outre les questions d’interprétation des revendications, de définition de la personne versée dans l’art au 22 juillet 2004 et de l’état des connaissances générales courantes, la demanderesse soutient que :

a)                  le brevet a été devancé par des inventions antérieures, notamment par le brevet Gallagher et le brevet Condolios numéro 4,347,140 publié le 31 août 1982, et aussi par un article de Stewart, Backer et Busch publié en 1986;

b)                  le brevet a été devancé par des usages antérieurs, notamment par l’ouvrage fait à Fos-sur-Mer, près de Marseilles, en France; par le procédé utilisé par la John Brown Harris Coal Company, à Quinwood, en Virginie-Occidentale, en 1977; ensuite, par le procédé employé par la société Central Coal, à New Haven, en Virginie‑Occidentale, également à partir de 1977;

c)                  le brevet est évident à la lumière des connaissances générales courantes, et aussi du brevet Gallagher, du brevet Pearson et/ou d’une combinaison de ces deux brevets;

d)                 la divulgation que le brevet fait de l’invention est insuffisante;

e)                  les revendications du brevet ont une portée excessive parce qu’elles englobent plus que l’invention proprement dite, particulièrement en ce qui a trait à l’emploi du procédé breveté dans le traitement des résidus de sables bitumineux;

f)                   le brevet comporte des déclarations fausses et trompeuses.

IV.             Le résumé des témoignages

[29]           La présente action, de la même manière que toute action en brevet, a été dominée par les témoignages et les rapports des experts. Toutefois, les dépositions d’un certain nombre de témoins profanes se sont révélées importantes dans la mosaïque des éléments de preuve et ont eu une incidence sur l’issue de l’affaire.

A.                Les témoins profanes de la demanderesse

[30]           Les principaux témoins profanes de la demanderesse étaient M. Poteur et M. Larry Hyatt.

1)                  M. Poteur,

[31]           M. Poteur a témoigné au sujet d’un projet réalisé dans le milieu des années 1970 au port de Fos-sur-Mer, en France. Son témoignage portait sur la question de l’usage antérieur. Le projet visait la remise en état des terres et la construction du port. Pour atteindre l’objectif visé, c’est‑à‑dire créer une zone propre à l’érection d’immeubles, on a traité avec un polymère des boues draguées de terrains marécageux immergés. M. Poteur savait (à l’instar d’autres personnes, selon lui) que l’ajout d’un floculant de polymère aux boues en accroîtrait la résistance au cisaillement (terme technique indiquant la contrainte nécessaire pour causer la rupture de la matière). Les matières draguées ont été acheminées par pipeline jusqu’à un site de remise en état, et on leur a ajouté, en cours de transport, un polymère hydrosoluble dont on a ajusté le dosage pour obtenir l’effet voulu. On observa les résultats suivants : une pente de 3 % indicative d’une meilleure solidification des solides; une acquisition rapide de résistance par la matière, en quelques jours plutôt qu’en quelques semaines, s’il se fut agi de matières non traitées; la pureté de l’eau qui s’écoulait, signe que les particules fines ne pouvaient s’échapper dans l’eau; une granulométrie homogène.

[32]           Bien que le témoignage de M. Poteur ait été attaqué du fait que sa mémoire lui faisait défaut et que sa déposition n’était pas suffisante pour satisfaire au critère juridique de l’usage antérieur (dont il sera discuté plus loin), ses souvenirs de l’aspect clé – l’emploi d’un polymère contenu dans un tube pour augmenter la solidification – étaient clairs. Sa déposition présentait un intérêt pour la question des connaissances générales courantes et pour celle de l’usage antérieur.

[33]           Il était un témoin honnête qui n’avait aucun intérêt, financier ou personnel, dans le litige. Ses souvenirs de menus détails, comme la viscosité du polymère utilisé, et de détails connexes peuvent ne pas être exacts, mais son témoignage était dans l’ensemble crédible et méritait qu’on lui accorde beaucoup d’importance.

2)                  M. Larry Hyatt

[34]           M. Larry Hyatt a témoigné à la fois comme témoin profane et comme expert, chose plutôt difficile à faire sans qu’on remette en question la valeur probante à accorder à l’ensemble de son témoignage. Dans les années 1970, en qualité de représentant des ventes pour la Nalco Chemical Co (Nalco), il a participé à deux cas d’usage antérieur par l’industrie américaine du charbon. La première utilisation était dans les installations de la John Brown Harris Coal Company, où M. Hyatt a versé un polymère dans un pipeline transportant des boues, 20 pieds avant l’exutoire du pipeline. Résultats de cette opération : à la zone d’élimination, où on a laissé les boues reposer, l’eau s’écoulait des solides; les solides ont commencé à se compacter; les solides étaient répartis de façon homogène; les solides ont acquis en quelques jours une résistance suffisante pour supporter le poids d’une personne.

[35]           M. Hyatt a présenté à la Cour métaphoriquement Cigar Bill (Bill Myers de la Leckie Smokeless Coal Company), à qui il a montré les résultats. Malheureusement, Cigar Bill n’a pas témoigné – on croit qu’il est décédé.

[36]           L’autre cas d’antériorité attribué à M. Hyatt concernait un procédé utilisé par la société Central Coal, qui craignait que ses eaux résiduaires troubles ne transportassent des particules en suspension jusqu’à la rivière Ohio. La boue à traiter était la sousverse d’un épaississeur qui était amenée jusqu’à la zone d’élimination par une pompe centrifuge placée sous l’épaississeur. Le polymère utilisé aurait été le Nalco 8863, un copolymère anionique hydrosoluble à 30 %. Le polymère a été injecté dans la boue, que l’on a acheminée jusqu’à la zone d’élimination où elle a pu reposer. Les solides se sont séparés des liquides et une eau pure s’est écoulée. Les solides se sont compactés et ont formé une plage dont la déclivité permettait à l’eau pure de s’écouler. La plage s’est solidifiée, avec une résistance au fléchissement suffisante pour permettre l’empilement de couches.

[37]           M. Hyatt a affirmé avoir communiqué les résultats à d’autres. Il a par la suite cru qu’il avait réalisé le concept inventif du brevet.

[38]           M. Hyatt était un témoin haut en couleur qui a voulu se montrer franc dans sa déposition. Toutefois, j’ai accordé moins d’importance à son témoignage que ce qu’aurait souhaité SNF parce que ses souvenirs de certains détails se sont révélés erronés, parce qu’il n’a présenté aucun document ni aucune preuve corroborante contemporaine et parce qu’il n’y a aucun moyen de confirmer la véracité de ses souvenirs. Ses souvenirs sont vraisemblablement influencés de manière importante par le contenu du brevet et sa volonté d’aider SNF.

B.                 Les témoins profanes de la défenderesse

[39]           La défenderesse avait deux principaux témoins profanes : William Peatfield, agent de brevets européens et employé de Ciba au Royaume‑Uni, qui avait été chargé du processus de demande du brevet Gallagher, et Stephen Scammell, l’un des inventeurs du brevet.

1)                  M. William Peatfield

[40]           L’importance du témoignage de M. Peatfield tient non seulement du fait que la demanderesse s’est appuyée sur ce témoignage pour établir sa prétention relative à des déclarations fausses et trompeuses, mais aussi du fait qu’il démontre, dans une certaine mesure, comment Ciba a traité le brevet Gallagher et le brevet 581 auxquels M. Peatfield a collaboré personnellement. Combiné à la preuve de M. Scammell, ce témoignage démontre les intérêts protégés par Ciba sur le plan de la commercialisation ou sur le plan financier.

[41]           Le passage contesté dans le brevet 581 est la description se rapportant au brevet Gallagher selon laquelle [traduction] « l’importance d’utiliser des particules de polymère hydrosoluble est soulignée et il est précisé que le recours à des solutions aqueuses du polymère dissous serait inefficace ».

[42]           Ciba a utilisé ce passage pour démontrer que le brevet Gallagher s’éloignait du concept inventif du brevet 581 et que, par conséquent, le brevet 581 était nouveau et n’avait pas été devancé par des inventions antérieures.

[43]           Les mots choisis dans le brevet Gallagher étaient ceux de M. Peatfield. Puisque le brevet Gallagher mentionnait l’emploi de polymère en poudre, qui serait le produit prôné commercialement par Ciba, le brevet Gallagher décrivait le caractère prétendu unique de l’utilisation de poudre :

[traduction]

-           Il est surprenant que le procédé prévu par l’invention forme un produit qui se rigidifie beaucoup mieux que par un autre traitement.

-           L’ajout de poudre a ceci d’avantageux qu’il n’augmente ni ne diminue la viscosité aussi rapidement que le ferait l’ajout d’une solution.

[44]           Ciba estimait que le brevet Gallagher et le brevet 581 étaient conceptuellement différents, malgré de nombreux éléments de preuve indiquant qu’à l’interne, Ciba considérait que le brevet Gallagher couvrait cinq formes de polymères, y compris la solution aqueuse. Le fait est que jamais, dans la demande visant le brevet Gallagher, il n’était allégué que l’ajout de polymère aqueux serait inefficace, malgré l’affirmation à cet effet présente dans le brevet 581.

[45]           M. Peatfield savait que l’ajout d’une solution fonctionnerait de la même façon que l’ajout de poudre et pourrait donner des résultats meilleurs ou comparables. M. Peatfield a également reconnu qu’admettre que l’ajout d’une solution aqueuse des mêmes polymères produirait les mêmes conditions que celles prévues dans la demande de brevet 581 équivaudrait à reconnaître que le procédé visé par le brevet 581 n’était pas nouveau.

[46]           En tentant de relativiser certaines des observations faites à l’interne qui laissaient croire que le brevet 581 était, dans l’hypothèse la plus favorable, simplement la suite du brevet Gallagher, M. Peatfield a paru vraiment embarrassé en donnant sa déposition. À mon avis, M. Peatfield souffrait d’être un honnête homme pris entre la version véhiculée à l’interne et la version contraire de son employeur.

[47]           La mémoire défaillante de M. Peatfield, au début de son témoignage, concernant les principaux faits, a été rafraîchie après discussion avec les avocats, si bien que sa déposition a fini par correspondre à la position de Ciba dans le présent litige. Je n’insinue pas que la conduite des avocats canadiens de Ciba était inappropriée, car ils ont fait preuve de la plus haute éthique professionnelle. Toutefois, la Cour ne peut écarter cette conversion paulinienne de la mémoire de M. Peatfield.

[48]           J’ai accordé plus d’importance aux documents, aux notes de service et à l’avantage commercial pour Ciba de protéger le brevet Gallagher et de prétendre à l’existence d’un nouvel aspect pour le brevet 581 ou d’en créer un. L’importance accordée à ces éléments est renforcée par le témoignage de M. Scammell dont il sera question plus loin.

[49]           En d’autres termes, je n’accepte pas la tentative de M. Peatfield de relativiser les efforts faits pour établir une distinction entre le brevet Gallagher et le brevet 581, sauf en ce qui a trait à la différence évidente des brevets quant à l’emploi d’une poudre ou d’une solution aqueuse.

2)                  M. Stephen Scammell

[50]           M. Stephen Scammell a travaillé en Australie pour l’entreprise Allied Colloids, devenue ensuite Ciba. Il a effectué à divers endroits des essais en usine sur l’utilisation de floculants dans des épaississeurs.

[51]           Le témoignage de M. Scammell consistait en un récit de la « découverte » du concept inventif, soit ajouter à la boue un polymère en solution aqueuse puis laisser reposer le tout. Tout au long de son témoignage et de son contre-interrogatoire, M. Scammel était généralement sur la défensive, en omettant souvent de répondre aux questions posées. Il visait manifestement à protéger « son » brevet; son témoignage doit donc être considéré sous cet angle.

[52]           Les travaux ayant mené au brevet concernaient les activités d’extraction de sable menées par Consolidated Rutile Limited (CRL) dans l’île de Stradbrooke. La CRL déplaçait alors son usine de Gordon, où elle traitait des boues avec peu de sédiments fins, à Yarraman, où elle devrait ensuite traiter des boues ayant des concentrations élevées de particules. Le processus de traitement de faibles concentrations de sédiments fins ne convenait pas aux fortes concentrations trouvées à Yarraman. M. Scammell devait étudier quel floculant et quel appareil utiliser pour préparer le floculant à verser dans l’épaississeur utilisé par la CRL. M. Scammell a convaincu la CRL de faire affaire avec lui en faisant valoir les mérites d’un polymère d’émulsion.

[53]           Après avoir réglé quelques problèmes de rodage initiaux, CRL a constaté qu’une fois pompés, les résidus d’une gravité spécifique inférieure à 1,6 s’écoulaient jusqu’au plus proche terrain plat, ou même remontaient jusqu’au bassin de dragage d’origine.

[54]           On a alors concentré les efforts sur l’utilisation d’« aides rhéologiques » – le terme publicitaire employé pour désigner les floculants – dans la sousverse ou la boue de l’épaississeur, dans l’espoir de modifier les caractéristiques de la boue.

[55]           La rhéologie est essentiellement l’étude de l’écoulement et de la déformation des matières, principalement sous forme liquide, mais également des « solides mous » ou des solides dans des conditions, où les solides, en réponse à l’application d’une force, réagissent par un écoulement élastique plutôt que par une déformation élastique.

[56]           À cette époque, un certain nombre de personnes à Ciba, dont Michael Gallagher, inventeur du brevet Gallagher, travaillaient sur des aides à la rhéologie. La preuve consistait en plusieurs séries de courriels internes échangés au sein de Ciba sur la façon de tester l’efficacité des aides à la rhéologie. Les conseils ou les opinions échangés prônaient notamment une poursuite de l’utilisation des polymères en poudre, parce que Ciba travaillait déjà avec ce produit et en encourageait les ventes sur le marché.

[57]           M. Scammell a indiqué qu’en août ou septembre 2002, il avait décidé d’axer les efforts sur la sousverse de l’épaississeur et de traiter les résidus combinés. Il avait commencé avec un polymère en poudre et avait obtenu de bons résultats. Il était ensuite passé à un polymère en solution et avait obtenu des résultats encore meilleurs.

[58]           Un aspect particulièrement important, et que M. Scammell a tenté d’éviter en contestant la date des communications provenant du terrain, réside dans la demande de CRL concernant l’injection d’un polymère liquide (en émulsion) 50 mètres avant l’exutoire. Aux yeux de CRL, il semblait évident qu’un polymère liquide causerait vraisemblablement le type de solidification souhaitée.

[59]           A suivi une série de communications internes à Ciba selon lesquelles MM. Scammell et McColl ne devraient pas s’écarter du brevet Gallagher et devraient continuer de préférer le polymère sous la forme de poudre. Au vu de cette correspondance, les préoccupations de Ciba ne semblent pas avoir été d’abord motivées par la protection de l’intégrité du brevet Gallagher, mais parce que le polymère en émulsion coûtait le tiers du prix du polymère en poudre et que cela se traduirait donc par une baisse des revenus générés par les ventes. M. Gallagher a exprimé l’opinion qu’il serait préférable que l’essai chez CRL visant à démontrer l’efficacité de la solution échoue.

[60]           Je n’accepte pas la protestation de M. Scammell selon laquelle le prix n’avait guère à voir avec la solution finale et que Ciba était tout simplement animée par la volonté de résoudre le problème d’un client.

[61]           Le témoignage de M. Scammell, combiné à celui de M. Peatfield, montre que Ciba savait que le brevet Gallagher englobait les opérations effectuées par M. Scammell ou encore que le changement de type de polymère (simplement passer du polymère poudreux au polymère liquide (aqueux)) n’était pas imprévu.

V.                Les témoignages des experts

[62]           Tout comme pour les autres témoins, la crédibilité d’un témoin expert ne peut être établie par l’application d’un ensemble de règles. La crédibilité est une question de fait, et décider lequel des témoignages retenir ou accorder la préférence à la preuve d’un expert plutôt qu’à celle d’un autre n’est pas une tâche facile. Dans R c White, [1947] RCS 268, la Cour suprême a donné cette description :

[traduction]

L’intégrité et l’intelligence générales du témoin, sa capacité d’observation, sa capacité à se remémorer les faits et l’exactitude de ses déclarations sont importantes. Il est également important d’établir si le témoin s’efforce vraiment de dire la vérité, s’il est sincère et franc ou s’il se montre réticent et évasif et fait preuve de partialité. Il devient possible de répondre à toutes ces questions, et à bien d’autres, en observant la conduite générale du témoin et son comportement, pour trancher la question de la crédibilité.

[63]           Les tribunaux ont cherché à structurer les obligations des experts dans un code de déontologie prévu dans les Règles des Cours fédérales. Le témoin expert a comme principale obligation de demeurer impartial et d’aider la Cour. Il lui est interdit de plaider :

1. Le témoin expert désigné pour produire un rapport qui sera présenté en preuve ou pour témoigner dans une instance a l’obligation primordiale d’aider la Cour avec impartialité quant aux questions qui relèvent de son domaine de compétence.

1. An expert witness named to provide a report for use as evidence, or to testify in a proceeding, has an overriding duty to assist the Court impartially on matters relevant to his or her area of expertise.

2. Cette obligation l’emporte sur toute autre qu’il a envers une partie à l’instance notamment envers la personne qui retient ses services. Le témoin expert se doit d’être indépendant et objectif. Il ne doit pas plaider le point vue d’une partie.

2. This duty overrides any duty to a party to the proceeding, including the person retaining the expert witness. An expert is to be independent and objective. An expert is not an advocate for a party.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, Annexe, Code de déontologie régissant les témoins experts

[64]           En plus de ce qui précède, la Cour a tenu compte, pour apprécier la crédibilité d’un témoin expert et l’importance à accorder à sa preuve, des facteurs suivants, qui sont pertinents en l’espèce :

                     Le témoin était intransigeant, surtout lors de son contre-interrogatoire. Il évitait de répondre aux questions qui risquaient de faire ressortir les faiblesses de sa théorie et il était bien décidé à réitérer ses vues, chaque fois qu’il le croyait nécessaire, et ce, sans se demander s’il répondait ou non aux questions qui lui étaient posées (notamment en donnant des réponses qui débordaient considérablement le sujet de la question qu’on lui avait posée).

                     Il insistait sur les aspects favorables à son interprétation et hésitait à répondre à certaines des questions qui lui étaient posées.

                     Il refusait fréquemment d’admettre un point qui paraissait évident ou logique et, quand il faisait, c’était de façon réticente et de mauvaise grâce.

                     Il répondait de façon franche, juste et raisonnable à toutes les questions qui lui étaient posées, tant lors de son interrogatoire principal qu’au cours de son contre‑interrogatoire.

                     En témoignant sur les enseignements de l’art antérieur ou sur le brevet en cause, il modifiait quelquefois son interprétation de manière à parvenir au résultat recherché.

(Voir : Johnson & Johnson Inc c Boston Scientifique Ltée, 2008 CF 552, 327 FTR 49, aux paragraphes 202 à 205; Xerox du Canada Ltd c IBM Canada Ltd (1977), 33 CPR (2d) 24, aux paragraphes 37 à 41.)

[65]           Au lieu de résumer la preuve selon les dépositions de chacun des experts, la Cour va la résumer dans le cadre de l’analyse de chacune des principales questions abordées dans les présents motifs. Toutefois, la Cour donne dans les paragraphes qui suivent une brève description de son appréciation de la crédibilité de chacun des experts et de l’importance à accorder à leur témoignage.

A.                Pr Bernhard Klein

[66]           Le Pr Klein détient un doctorat en rhéologie. Il est professeur en minéralurgie au Département de génie minier de l’Université de la Colombie-Britannique depuis 1998, et a dirigé le Département pendant six ans. Son domaine d’expertise – la minéralurgie – englobe toutes les activités qui suivent l’extraction des minerais du sol, jusqu’à la création des produits commercialisables et l’élimination des résidus d’excavation.

[67]           Il a donné des cours de rhéologie et sur les procédés et traitements industriels des suspensions minérales.

[68]           En plus d’enseigner, il a travaillé pour le secteur privé à environ 300 projets dans ce domaine; toutefois un seul de ces projets visait le traitement des résidus par l’ajout de polymères.

[69]           Le Pr Klein a témoigné sur toutes les questions centrales de la présente instance. Sa preuve sous forme d’opinion a été contrée par celle de M. Farrow qui a témoigné pour le compte de la défenderesse et dont il sera davantage question plus loin.

[70]           J’ai conclu que le Pr Klein était un témoin franc, qui reconnaissait que ses connaissances avaient des limites. Il a peut-être trop souvent refusé de répondre à des questions qu’il jugeait théoriques, lorsqu’il ne savait pas quoi répondre et lorsque des explications théoriques sur l’application technique auraient été utiles.

[71]           Cela dit, le Pr Klein a soulevé un élément pratique concernant ce qu’était concrètement un procédé breveté. Contrairement à M. Farrow, il n’a pas donné de réponses qui le décrédibilisaient. Il était plus objectif, serviable et clair, et j’ai accordé beaucoup d’importance à sa preuve.

De façon générale, lorsque la preuve des témoins de la défenderesse contredisait directement celle du Pr Klein, j’ai privilégié la preuve de ce dernier, à moins d’indication contraire.

B.                 M. Larry Hyatt

[72]           Les parties ont reconnu que M. Hyatt pouvait témoigner à la fois à titre d’expert et comme témoin des faits. Ce témoin de type hybride constitue un accroc à ce qui est normalement exigé d’un témoin expert. Il n’est pas nécessaire que l’expert soit bardé de diplômes de troisième cycle et ait publié nombre de mémoires de recherche; l’expertise peut s’acquérir par l’expérience pratique et intellectuelle (et constituer un avantage considérable pour la Cour). L’exemple du capitaine au long cours est évocateur pour la Cour. M. Hyatt n’a pas atteint ce niveau d’expertise.

[73]           Plus précisément, il a été reconnu expert dans l’application et l’utilisation de floculants pour le traitement des déchets miniers, et il possède une expertise dans les opérations et les appareils de minéralurgie, comme les épaississeurs, les pompes, les pipelines et les divers traitements et techniques d’élimination des résidus miniers, dont les techniques de séparation des liquides et des solides.

[74]           M. Hyatt est titulaire d’un baccalauréat ès sciences en chimie et sciences de la nature du Morris Harvey College, en Virginie-Occidentale, et d’une maîtrise ès arts en administration scolaire du College of Graduate Studies de la Virginie-Occidentale. De 1972 à 1977, il a enseigné la chimie et les sciences dans une école secondaire.

[75]           En 1977, M. Hyatt a commencé à travailler chez Nalco dans le groupe du traitement minier et minéral, où ses responsabilités consistaient principalement à commercialiser et à vendre à l’industrie minière des produits chimiques pour les procédés. Il a été représentant technique des ventes jusqu’au début de 1980, année où il est devenu gérant de district des ventes, plus précisément pour les ventes et services reliés à l’extraction du charbon dans le bassin houiller des Appalaches. C’est à ce titre de représentant des ventes pour Nalco qu’il est entré en rapport avec John Brown Harris Coal et Central Coal.

[76]           À partir de 2001, M. Hyatt possédait sa propre entreprise de commercialisation d’agents liants auprès de l’industrie des combustibles synthétiques. En 2002 et 2003, il a été consultant pour Freedom Industries, qui avait racheté de Ciba le volet houiller des activités de production de produits chimiques à vocation minière. En 2005, il a créé Appalachian Chemical Services LLC, une entreprise qui fait la commercialisation des produits chimiques de procédés auprès de l’industrie minière. Cette entreprise a été vendue à SNF en 2011. Hormis les renseignements présentés ici, M. Hyatt n’entretient aucun lien avec SNF.

[77]           Compte tenu de ses limites sur le plan des études et de son expérience dans le seul domaine de l’extraction du charbon dans le bassin houiller des Appalaches, M. Hyatt a livré en toute franchise un témoignage d’ordre pratique sur ce que les gens [traduction] « sur le terrain » comprendraient des aspects de ce secteur d’activité et du brevet. Je considère que son témoignage était utile et généralement clair (sauf en ce qui a trait aux accents – « West Virginian », et, dans le cas de M. Farrow, « Australian » – on a rappelé à la Cour [traduction] qu’« une même langue nous sépare ».)

C.                 M. John Benson Farrow

[78]           M. Farrow était le principal expert de la défenderesse; il a témoigné sur toutes les principales questions pertinentes. La cause de la défenderesse reposait en grande partie sur le témoignage de ce dernier. Quant aux études et à l’expérience, il était sur papier l’expert le plus compétent. Son témoignage a revêtu beaucoup d’importance dans la procédure instruite devant la Cour fédérale d’Australie, bien que cette affaire-là se compare difficilement à la présente affaire.

[79]           M. Farrow est titulaire d’un baccalauréat ès sciences, avec mention honorable, en chimie de l’Université de l’Australie-Occidentale. Il a terminé son doctorat en 1982 sur le thème de l’hydrolyse.

[80]           Depuis 2004, il travaille à la CSIRO, pour laquelle il est gestionnaire du centre Waterford. La CSIRO est un organisme gouvernemental à vocation minière créé par une loi australienne, qui mène de nombreux projets de recherche se rapportant à l’industrie des mines. Outre la gestion du centre Waterford, il est chargé de la série de projets AMIRA P266 sur l’amélioration de la technologie des épaississeurs.

[81]           Il siège à plusieurs conseils d’administration, dont celui du Chemistry Centre of Western Australia, et a reçu des prix pour son travail dans la technologie des épaississeurs. Il possède une connaissance approfondie des floculants, ainsi que de leurs caractéristiques et de leurs utilisations. Il est l’auteur de nombreux articles et publications. La Cour l’a reconnu comme expert en procédés de séparation des solides et des liquides, en floculants, en floculation, en utilisation de floculants avec les résidus, en technologie des épaississeurs et en élimination des résidus.

[82]           M. Farrow, tout comme MM. Klein, Clasen, Poteur et Hyatt, a témoigné sur l’interprétation du brevet, ainsi que sur les questions relatives aux inventions antérieures, aux connaissances générales courantes, à l’évidence et à d’autres aspects de la validité.

[83]           Compte tenu de la vaste expérience de M Farrow, j’ai conclu que son témoignage était moins convaincant, cohérent, objectif et équilibré que ce à quoi on pouvait raisonnablement s’attendre.

[84]           Il était particulièrement préoccupant de constater que, à propos d’une question importante relative à l’interprétation du brevet – le sens du terme « rigidification » –, M. Farrow a avancé différents sens et composants pour ce terme. Il a élargi le sens du brevet et donné une interprétation axée sur un résultat.

[85]           Dans l’ensemble, M. Farrow a abordé les interrogatoires comme s’il était en guerre. Personne ne s’attend à ce qu’un expert se comporte comme s’il faisait tapisserie dans un bal d’étudiants du secondaire et personne ne s’attend non plus à ce qu’un expert se comporte comme un pit‑bull dans un parc pour chiens. M. Farrow a choisi de contester certaines questions et d’en débattre avec les avocats, et aussi de faire dévier la conversation et d’ergoter avec les avocats dans ses réponses. La Cour a dû lui rappeler qu’il devait répondre à la question posée, et non à celle qu’il aurait voulu qu’on lui pose. Il a persisté dans son attitude à se montrer non réceptif.

[86]           En répondant, M. Farrow a tenté de passer des commentaires gratuits pour soutenir d’autres points qu’il soulevait. De mon point de vue, il m’a semblé qu’il avait perdu son objectivité et qu’il s’est fait un défenseur de la validité du brevet plus fervent que ce qui était indiqué.

[87]           Avec déférence pour un expert hautement qualifié, il faut dire qu’il a été beaucoup moins utile à la Cour que ce que sa fonction commandait. Par conséquent, même si ces titres de compétences sont prééminents, j’ai considéré son opinion avec beaucoup de circonspection et j’ai souvent opté pour l’opinion des experts de la demanderesse.

D.                PrClasen

[88]           Le Pr Clasen enseigne le génie chimique. Il a rédigé et publié plus de 200 présentations et articles sur les caractéristiques de l’écoulement et la viscosité. En 2004, il a coécrit avec M. Werner-Michael Kulicke un ouvrage intitulé Viscosity of Polymers and Polyelectrolytes, dont deux chapitres pertinents, « Intrinsic Viscosity » et « Parameters affecting the Intrinsic Viscosity », ont été intégrés à sa preuve.

[89]           Le Conseil de recherche européen l’a nommé pair expert examinateur dans son domaine, la rhéologie générale des polymères. Dans le présent procès, il a été reconnu comme expert en viscosité intrinsèque, y compris dans la détermination de la viscosité intrinsèque et les techniques de sa mesure.

[90]           Son témoignage a principalement porté sur la détermination des caractéristiques propres aux polymères, dont leur poids moléculaire et leur viscosité intrinsèque, une propriété qui peut servir à décrire toute substance que l’on peut ajouter à un liquide. Ce témoignage a joué un rôle important dans l’identification des polymères utilisés dans les antériorités.

[91]           Il existe une corrélation particulière entre la masse molaire du polymère et sa viscosité intrinsèque. Un même polymère ayant la même masse molaire et placé dans le même solvant dans les mêmes conditions présentera toujours la même viscosité intrinsèque. Par conséquent, lorsque l’on connaît la relation entre la masse molaire et la viscosité intrinsèque, il est possible de corréler une mesure de la viscosité intrinsèque à une masse pour ce polymère. Cette relation, appelée équation de Mark-Houwink, sert à identifier un polymère.

[92]           Le témoignage du Pr Clasen soulignait également la vulnérabilité de toute hypothèse formulée au sujet des polymères utilisés dans les antériorités. Particulièrement dans les cas où le type de polymère et son poids moléculaire s’avèrent différents, la viscosité intrinsèque peut varier immensément, ce qui distingue ces cas des polymères mentionnés au brevet 581.

[93]           Aux yeux du Pr Clasen, les polymères mentionnés au brevet 581 indiquaient l’utilisation d’un polymère hydrosoluble de masse moléculaire modéré à élevé (comme cela a été confirmé par une viscosité intrinsèque supérieure à 5 dl/g dans 1 M NaCl à 25 °C) et l’emploi d’une solution dans laquelle ce polymère se dissolvait – au moins partiellement – dans l’eau.

VI.             L’interprétation des revendications

A.                Les principes généraux

[94]           Il n’y a pas de désaccord fondamental entre les parties en ce qui a trait aux principes généraux, mais elles n’ont pas insisté sur les mêmes points. Le droit crée une tension entre la volonté de récompenser et de protéger l’innovation véritable (Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153) et la nécessité de circonscrire et de définir restrictivement la protection d’un monopole que la société est disposée à accorder (Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 (Free World Trust)). La demanderesse insiste sur la restriction – les clôtures –, tandis que la défenderesse insiste sur la protection dont la présomption de validité constitue une partie.

[95]           La première étape de l’analyse de la validité (et de la contrefaçon) consiste à interpréter les revendications du brevet. L’interprétation des revendications ne doit pas être axée sur le résultat; l’interprétation doit être faite en sachant où se pose le différend entre les parties (Free World Trust).

[96]           L’interprétation des revendications est une question de droit, mais celles-ci doivent être considérées du point de vue d’une personne versée dans l’art ayant un esprit désireux de comprendre, compte tenu des connaissances générales courantes qu’elle aurait eues à la date pertinente.

[97]           La démarche à adopter dans une interprétation téléologique est bien établie dans des arrêts tels que Free World Trust, au paragraphe 43, et Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067 (Whirlpool). Ce n’est toutefois pas une quête de l’« esprit de l’invention » ou quelque chose qui s’apparente à l’intention du législateur :

43        Le breveté, les concurrents, les contrefacteurs éventuels et le public en général ont donc droit à des règles claires et précises définissant l’étendue du monopole accordé. Il s’ensuit que les éléments subjectifs ou discrétionnaires d’interprétation des revendications (p. ex. la recherche de l’insaisissable « esprit de l’invention ») doivent être tenus au minimum compatible avec l’octroi à l’inventeur de [TRADUCTION] « l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi » (Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570, à la p. 574). La prévisibilité est assurée du fait que les revendications lient le breveté; l’équité résulte de l’interprétation des revendications de façon éclairée et en fonction de l’objet.

[98]           L’interprétation des revendications est objective par nature – elle concerne ce qu’une personne versée dans l’art aurait compris que l’inventeur voulait dire. Elle consiste à répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’a compris la personne versée dans l’art? Et non ce que l’inventeur aurait bien pu comprendre (Pfizer Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2005 CF 1725, 285 FTR 1, au paragraphe 28).

[99]           Partant de ces principes, la Cour doit déterminer qui est « la personne versée dans l’art » dans le cadre du brevet et quelles étaient ses connaissances générales courantes.

B.                 La personne versée dans l’art

[100]       Les experts s’entendent généralement sur la description de la personne versée dans l’art – le principal point de désaccord porte sur les connaissances générales courantes que cette personne posséderait, surtout en ce qui a trait à l’ajout de polymère en cours de procédé.

[101]       M. Farrow a exposé en détail les qualités d’une personne versée dans l’art, ce qui comprend une connaissance pragmatique des options applicables aux résidus miniers. La personne versée dans l’art posséderait :

                     Au moins un diplôme universitaire de premier cycle dans des domaines comme la chimie, le génie chimique ou la métallurgie. Ces études devraient se combiner à au moins deux années d’expérience pratique dans le traitement des résidus, cette expérience comprenant :

                     la réalisation et l’évaluation d’essais de floculation, d’essais de décantation, d’essais d’affaissement, d’essais de turbidité et d’essais de limite apparente d’élasticité;

                     une connaissance pratique des polymères (catégorie, propriétés physiques comme le poids moléculaire, viscosité intrinsèque), de la préparation de solutions de polymère, du vieillissement des solutions de polymère, du dosage des polymères et des régimes de dosage et de mélange des polymères;

                     l’échantillonnage des résidus à traiter;

                     une connaissance élémentaire de la floculation des résidus miniers, y compris l’incidence de la teneur en solides, de la répartition de la taille des particules, de la minéralogie et la morphologie des solides;

                     une connaissance élémentaire des méthodes de préparation et d’application des floculants de polymère pour traiter les résidus miniers dans un épaississeur, un filtre ou une autre application;

                     le mélange du floculant avec les résidus à traiter, y compris diverses techniques de mélange en laboratoire;

                     la prise de mesures durant les essais en laboratoire des opérations de traitement des résidus, comme les essais de décantation et l’évaluation rhéologique des résidus traités;

                     la capacité de corréler les résultats des essais en laboratoire aux utilisations en usine, en recourant à une démarche éclairée pour reconnaître les défis à relever (ampleur des lots, conditions de mélange et conditions journalières);

                     la mesure et l’appréciation des données obtenues en usine, pour évaluer l’efficacité des épaississeurs et des filtres, y compris la nature des matières déversées dans le parc de résidus.

[102]       Dans la foulée du témoignage de M. Klein, j’ajouterais :

                     connaître les pratiques employées dans le domaine du traitement des déchets miniers, y compris les opérations et équipements de minéralurgie, comme les épaississeurs, les pompes, les pipelines et les divers traitements et techniques servant à éliminer les résidus;

                     pour être en mesure de mettre en pratique l’invention depuis l’étape des essais en laboratoire jusqu’à celle de l’exploitation sur le terrain, cette personne versée dans l’art devrait posséder les compétences pertinentes requises pour expérimenter avec les paramètres courants et les modifier en vue d’atteindre les objectifs du régime de gestion des déchets.

[103]       Ce dernier point est important, car il démontre que l’approche pragmatique fait partie de l’ensemble des compétences que possède la personne versée dans l’art. Celle-ci s’apparente beaucoup plus à MM. Scammell et Hyatt qu’à un technicien de laboratoire.

C.                 Les connaissances générales courantes

1)                  Généralités

[104]       Les connaissances générales courantes sont des renseignements qui, généralement, sont connus ou font partie du lot courant des connaissances des personnes du domaine en question (Eli Lilly and Company c Apotex Inc, 2009 CF 991, 351 FTR 1; conf. par 2010 CAF 240 – autorisation de pourvoi refusée (Eli Lilly)).

[105]       Dans le cadre de la présente affaire, il est important de ne pas oublier que les connaissances générales courantes ne se limitent pas à l’information contenue dans la littérature. Les connaissances des personnes versées dans l’art ne sont pas toutes présentées de façon concise dans des publications (Janssen-Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2007 CAF 217, 59 CPR (4th) 116, à l’alinéa 25(3); conf. 2006 CF 1234, à l’alinéa 113(3)).

[106]       La question des connaissances générales courantes se pose en l’espèce, d’abord en ce qui a trait à l’interprétation des revendications, et ensuite en ce qui a trait à l’évidence. Bien que les experts aient chacun insisté sur des aspects différents des connaissances générales courantes (par exemple, l’importance du stockage humide et à sec), le sujet de désaccord le plus important est la question de savoir si la floculation en cours de procédé et la floculation secondaire faisaient partie des connaissances générales courantes tant sur le plan de l’interprétation des revendications que sur le plan de l’évidence.

[107]       On a consacré beaucoup de temps aux détails de la floculation, mais je reconnais que la cause de la floculation (comme l’ajout de polymères) et son effet (l’agrégation des solides et l’accroissement de la limite apparente d’élasticité (résistance) d’une boue) sont les facteurs importants à considérer pour trancher les questions soulevées dans le présent litige.

[108]       Les résidus sont les sous-produits de l’exploitation minière. Les résidus sont formés de minéraux et d’autres particules solides dispersées dans l’eau qui forment une boue. En général, la boue est déposée sur un terrain, où les particules solides se séparent de l’eau. Une fois l’eau écoulée (plus l’eau est pure, mieux l’environnement s’en portera), on élimine les solides, typiquement lors de la réhabilitation ou de la remise en état des lieux.

[109]       En mai 2003, une grande variété de types de résidus étaient traités, à différentes capacités de traitement et dans différents lieux. Les particules solides grossières (diamètre supérieur à 0,5 mm ou 500 microns) pouvaient être facilement séparées par des tamis ou des cyclones. Quant aux particules plus fines en suspension dans l’eau, elles étaient plus difficiles à séparer.

[110]       Essentiellement, trois méthodes étaient employées pour séparer ces particules fines. Les méthodes a) et b) prédominaient :

a)                  la floculation suivie d’une décantation gravitaire dans un bassin ou un réservoir de résidus;

b)                  la floculation suivie d’un épaississement par gravité (dans un épaississeur classique) puis d’un déversement dans une installation de stockage des résidus;

c)                  les moyens mécaniques tels que la filtration et la centrifugation.

[111]       La floculation consiste généralement à ajouter un polymère hydrosoluble qui exerce une adsorption conjointe sur deux ou trois particules et les lie en un agrégat, aussi appelé « floc ». Cette union surfacique des particules exercée par le polymère est appelée floculation par liaison.

[112]       Un polymère est une longue molécule filiforme (chaîne polymérique) formée de nombreuses petites unités répétitives (monomères) liées chimiquement. Les polymères peuvent différer quant à leur charge électrique et leur poids moléculaire.

[113]       Les polymères d’intérêt dans le brevet 581 sont « hydrosolubles », c’est-à-dire qu’ils peuvent être dissous dans un liquide aqueux pour former une solution. Un polymère qui forme une solution prend de l’expansion et occupe ainsi un plus grand volume qu’à l’état sec.

[114]       Les experts semblent s’entendre pour dire que les phénomènes de coagulation et de floculation faisaient partie des connaissances générales courantes. Les coagulants sont des polymères plutôt cationiques (à charge positive) et de faible poids moléculaire. Les polymères anioniques (à charge négative) ou non ioniques de poids moléculaire supérieur sont utilisés comme floculants en raison de leurs chaînes plus longues et de leur capacité de lier les particules.

[115]       Les floculants sont des produits commerciaux qui sont commercialisés et vendus par diverses entreprises. Avant 2003, environ une demi-douzaine d’entreprises produisaient des floculants polymériques.

[116]       On savait que les floculants de polymères présentaient des viscosités intrinsèques supérieures à 5 dl/g. On savait également qu’ils étaient non sélectifs, c’est-à-dire qu’un floculant de polymère ajouté à une boue se liait aussi bien aux particules grossières qu’aux particules fines pour former un agrégat.

[117]       Il était de connaissance générale courante que l’ajout de floculants de polymères amène les solides présents dans une boue à s’agréger en flocs et, dans certaines conditions, à commencer à s’agglomérer pour former une structure perméable qui permet une déshydratation plus poussée. La déshydratation hausse la limite apparente d’élasticité de la matière. L’ajout de floculants polymériques aurait pour effet d’immobiliser ensemble les particules grossières et les particules fines.

[118]       Fait important, on savait que les techniques de floculation pouvaient servir à produire un effet d’« empilement » des boues de l’épaississeur, en créant un amas de matière sur lequel on pouvait déposer des solides additionnels. Cet empilement était rendu possible par l’accroissement des viscosités des résidus solides et la rapidité de leur dépôt et de leur compaction, autorisant une déshydratation plus poussée.

2)                  L’ajout de polymère en cours de procédé – un point clé du litige

[119]       L’utilisation d’épaississeurs faisait également partie des connaissances générales courantes. Le processus d’épaississement consiste à placer une boue aqueuse dans une cuve conique, et à laisser les solides décanter par gravité au fond de la cuve. La matière ainsi décantée est collectée dans une zone centrale et pompée vers une zone d’élimination. La pièce P4 illustre un tel processus d’épaississement :

[120]       On savait également qu’il existait diverses façons de provoquer la floculation des particules d’une boue de résidus, notamment en ajoutant le floculant dans la conduite de résidus avant le déversement de ces derniers dans la zone de dépôt.

[121]       M. Klein et M. Hyatt reconnaissent tous deux que le traitement des résidus en cours de procédé par des polymères faisait partie des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art. M. Farrow était d’avis contraire, en se basant en partie sur le document The 2002 Paste and Thickened Tailings – A Guide (ici désigné sous le nom « 2002 Paste Guide ») et sur le texte Mineral Processing Plant Design, Practice and Control Proceedings (2002). M. Farrow faisait valoir que, puisque aucune de ces publications ne mentionnait la floculation en cours de procédé, cette méthode ne faisait pas partie des connaissances générales courantes.

[122]       Le fait qu’une publication ne mentionne pas quelque chose ne prouve pas en soi que cette « chose » n’existe pas. Aucune publication n’avait été citée dans le cas qui tentait de circonscrire les connaissances générales courantes dans ce domaine en 2002‑2003. Le 2002 Paste Guide même visait spécifiquement les améliorations et les nouveaux développements apportés dans la technologie des épaississeurs, et non pas les autres formes de traitement des boues.

[123]       Comme j’ai conclu que M. Klein et M. Hyatt étaient plus proches des connaissances générales courantes, compte tenu de leur plus grande expérience sur le terrain, je suis d’avis que, tout bien pesé, il était plus probable que l’ajout de polymère en cours de procédé faisait partie des connaissances générales courantes en 2003. Les connaissances générales courantes comprennent non seulement les documents écrits, mais aussi les connaissances qu’une personne versée dans l’art devrait avoir acquises au moment considéré (Eli Lilly, aux paragraphes 95 à 105).

[124]       Il est pertinent de savoir que, dans son rapport, où il indique que la [traduction] « floculation suivie par décantation gravitaire dans un bassin ou un étang à résidus » fait partie des connaissances générales courantes, M. Farrow écrit ce qui suit :

[traduction]

Il existe diverses façons de causer la floculation des particules d’une boue de résidus : on peut ajouter le floculant dans la conduite de résidus avant le déversement de ces derniers dans l’étang ou le bassin à résidus, ou encore ajouter le floculant dans l’étang ou le bassin à résidus à proximité du point de déversement.

[125]       Au procès, M. Farrow a fait un dessin du procédé de floculation en cours de procédé, qui est devenu la pièce P41. Je n’observe aucune différence entre sa description et cette pièce.

[126]       Les constats suivants peuvent être tirés de l’examen conjoint des pièces P41 et P4 (figure 2 du rapport de M. Klein) (comme l’a admis M. Farrow en contre-interrogatoire) :

                     elles représentaient un aspect d’un procédé;

                     elles illustrent le traitement de résidus;

                     elles portaient sur le traitement de matières qui demeuraient fluides dans la conduite de résidus;

                     les matières traitées consistaient en une dispersion de solides dans un milieu aqueux ou liquide;

                     le processus comprenait l’ajout en cours de procédé d’un polymère hydrosoluble qui causerait la floculation et accroîtrait ainsi jusqu’à un certain point la limite apparente d’élasticité des matières;

                     la pratique habituelle consistait à ajouter un polymère hydrosoluble dans une solution aqueuse;

                     le processus impliquerait le déversement des matières floculées.

À la lumière de ces constats, on peut conclure que l’ajout en cours de procédé d’un polymère aux boues faisait partie des connaissances générales courantes en mai 2003.

[127]       En plus de ce qui précède, j’accepte le résumé suivant, rédigé par la demanderesse, qui décrit les connaissances générales courantes pertinentes qui étaient reconnues en mai 2003 par les personnes travaillant dans le domaine :

En date du 7 mai 2003, les renseignements suivants étaient généralement connus et acceptés par les personnes travaillant dans le domaine :

a)         il est possible d’éliminer les boues (en vue de remettre en état les terrains et de recycler l’eau) en les pompant dans une conduite jusqu’à une zone d’élimination, où elles peuvent reposer;

b)         il est possible d’ajouter à une boue un polymère hydrosoluble sous forme de poudre, d’émulsion, de dispersion ou de solution aqueuse, mais le polymère est généralement ajouté sous forme de solution;

c)         il existe divers protocoles et techniques connus sur la façon de préparer des solutions de polymères hydrosolubles non ioniques, anioniques et cationiques de poids moléculaire élevé, à l’échelle du laboratoire comme à l’échelle de l’usine;

d)         la quantité efficace de polymères hydrosolubles pouvait se situer dans une fourchette de 10 à 10 000 g/T en poids sec de solides;

e)         il était possible d’employer des polymères hydrosolubles en solution pour déshydrater les boues, et en particulier les suspensions minérales ou les résidus;

f)         il était possible d’employer des polymères hydrosolubles pour traiter les boues de façon telle à séparer l’eau pure des solides et à l’évacuer facilement;

g)         il était possible d’ajouter des polymères hydrosolubles en solution aux boues durant le transfert de ces dernières (dans les conduites et d’autres canalisations) jusqu’à une zone de dépôt;

h)         il était possible d’ajouter des polymères hydrosolubles en solution aux boues avant ou durant le pompage de ces dernières jusqu’à une zone de dépôt;

i)          l’ajout d’un polymère hydrosoluble aux boues avant ou durant leur pompage jusqu’à un lieu d’élimination, y compris immédiatement avant le lieu d’élimination, permettait à la boue de s’épaissir, de se solidifier, de se consolider ou de se déshydrater plus efficacement lorsqu’elle se déposait;

j)          les boues traitées avec un polymère hydrosoluble pouvaient être transférées sous forme de fluide dans des canalisations ou autres conduites sans que les solides ne décantent durant le transfert;

k)         il était possible de déposer les boues traitées avec un polymère hydrosoluble dans une zone de dépôt, où les particules solides dispersées du liquide aqueux se sépareraient du liquide et se solidifieraient;

l)          quand on les laissait déposer, les boues traitées avec des polymères formaient une matière compacte, consolidée et solidifiée qui pouvait supporter des couches subséquentes de matière;

m)        l’ajout d’un polymère hydrosoluble aux boues durant le transfert vers la zone de dépôt entraînait une rapide déshydratation et une solidification accrue des boues, au point où la matière traitée devenait suffisamment solide pour supporter le poids d’une personne;

n)         lors de la déposition d’une boue traitée avec un polymère hydrosoluble, la déshydratation pouvait se produire par : la décantation des particules; le drainage de l’eau encore présente entre les interstices des solides; la compression résultant de la charge de matière sus-jacente (comme dans une pile), qui expulserait encore plus d’eau d’entre les interstices des solides de la matière;

o)         les boues déposées formaient des dépôts inclinés sur lesquels on pouvait déposer des couches successives pour former une pile;

p)         on pouvait adjuvanter des particules solides fines et grossières à une boue, et ajouter un polymère hydrosoluble durant ou après l’adjuvantation;

q)         l’ajout d’un polymère hydrosoluble à des boues comprenant des particules solides fines et grossières entraînerait la formation d’un dépôt homogène, avec peu ou pas de stratification ou de ségrégation des particules solides fines et grossières;

r)          les techniques de séparation des liquides et des solides, comme celle consistant à traiter une boue avec un polymère hydrosoluble dans un épaississeur ou une autre cuve pour former une couche surnageante composée d’une liqueur aqueuse et d’une sousverse comprenant des solides épaissis, puis à pomper cette sousverse jusqu’à une zone de dépôt, étaient généralement connues;

s)         la sousverse résultant d’un procédé d’épaississement pouvait être traitée avec un polymère hydrosoluble en solution durant le transfert vers une zone de dépôt, un procédé appelé « floculation secondaire » ou « surfloculation ».

VII.          L’interprétation des revendications du brevet

A.                Les principes

[128]       L’interprétation des revendications commence avec les revendications mêmes. Le point essentiel en litige est la signification du terme « rigidification » ou « rigidifier ».

[traduction]

Revendication 1 – Procédé consistant à rigidifier une matière tout en conservant sa fluidité en cours de transfert, durant lequel la matière fluide formée d’un liquide aqueux et de particules solides dispersées est acheminée jusqu’à une zone de dépôt, où on la laisse reposer et se rigidifier. Pour ce faire, durant le transfert, on combine à la matière, une quantité rigidifiante adéquate d’une solution aqueuse d’un polymère hydrosoluble ayant une viscosité intrinsèque d’au moins 5 dl/g (mesuré dans 1 M NaCl à 25 °C).

[Non souligné dans l’original.]

[129]       Par suite de la discussion sur le droit applicable à l’interprétation des revendications, la défenderesse a fait valoir qu’il fallait tenir compte de cinq principes pour cette interprétation. Je souscris à cet argument. Voici ces principes :

1)                  Puisqu’un brevet s’interprète de manière téléologique, la Cour doit interpréter ses revendications dans le contexte du mémoire descriptif dans son ensemble, du point de vue de la personne versée dans l’art. L’intention de l’inventeur s’interprète en conformité avec le sens explicite ou implicite des revendications (Whirlpool, aux paragraphes 49 et 50).

2)                  La personne versée dans l’art doit entreprendre cette tâche avec « un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée ». On suppose qu’elle « va tenter de réussir, et non rechercher les difficultés ou viser l’échec » (Free World Trust, au paragraphe 44);

3)                  Sur le plan de l’interprétation, le brevet doit être lu dans le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu lui donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Autrement dit, le mémoire descriptif est le lexique de l’inventeur (Free World Trust, au paragraphe 51; Whirlpool, au paragraphe 52);

4)                  La Cour devrait considérer le mémoire descriptif pour déterminer la nature de l’invention, sans être ni indulgente ni dure. Elle devrait interpréter le brevet d’une manière qui soit équitable pour le breveté et le public et ne pas s’évertuer à trouver des moyens de mettre en échec un brevet par ailleurs valide (McKay c Weatherford Canada Ltd, 2007 CF 1233, 320 FTR 72, au paragraphe 6, conf. par 2008 CAF 369; Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2013 CAF 186, 114 CPR (4 th) 1, au paragraphe 54);

5)                  La Cour devrait s’efforcer d’interpréter les revendications du brevet de manière à accorder au breveté l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi (Whirlpool, à l’alinéa 49g)).

[130]       En employant des termes plus spécifiques, la Cour suprême a affirmé ceci, au paragraphe 45 de l’arrêt Whirlpool, à propos de ces principes :

L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention. […]

[131]       Une interprétation téléologique des revendications d’un brevet commande qu’elles soient interprétées à la lumière de la divulgation dans son ensemble, y compris le mémoire descriptif (Monsanto Canada Inc c Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 RCS 902). Le juge Zinn a laissé entendre, dans Janssen-Ortho Inc c Canada (Santé), 2010 CF 42, 361 FTR 268 (décision qui a obtenu l’appui de la Cour d’appel fédérale dans Mylan Pharmaceuticals ULC c Pfizer Canada Inc, 2012 CAF 103, au paragraphe 57, et plus récemment dans Apotex Inc c Pfizer Canada Inc, 2014 CAF 250), que la divulgation facilite l’interprétation lorsque les mots employés dans la revendication peuvent avoir plusieurs sens raisonnables, mais qu’elle ne peut être utilisée pour élargir la portée du monopole en empruntant ici et là dans le mémoire descriptif des éléments pour interpréter un mot – comme l’avocat l’a dit de manière plus imagée, la règle de droit ne permet pas à [traduction] « une partie de se servir de la divulgation comme un cheval partant à l’aventure, la bride sur le cou et sans cavalier ».

[132]       Ces mises en garde sont pertinentes, parce que la signification de « rigidification » ou de « rigidifier » n’est pas immédiatement évidente. Ces mots n’appartiennent pas au domaine de la science ni à celui de la technique – ils ont été inventés pour désigner le contraire de la souplesse et quelque chose de semblable aux mots « solidification » et « solidifier ». Ce manque de précision est préoccupant, tout comme le manque de précision du brevet 581 de manière générale. En fait, bon nombre de brevets comportent des déclarations [traduction] « maladroites » (Novartis Pharmaceuticals Canada Inc c Teva Canada Limited, 2015 FC 770, au paragraphe 23). En l’espèce, la signification ne peut être interprétée simplement à partir des revendications mêmes et, par conséquent, il faut s’en remettre à la divulgation et au mémoire descriptif.

B.                 La divulgation et le mémoire descriptif

[133]       Le brevet est intitulé Treatment of Aqueous Suspensions (Traitement des suspensions aqueuses), et son mémoire descriptif commence par un bref énoncé du sujet de l’invention :

[traduction]

La présente invention porte sur le traitement de matière minérale, et plus spécialement des boues minières résiduaires. L’invention convient particulièrement à l’élimination des résidus et des autres matières résiduaires issues des procédés de traitement et d’enrichissement du minerai, dont l’élimination mixte des particules solides grossières et fines dans un mélange homogène.

[134]       Ce mémoire descriptif décrit les pratiques courantes d’élimination des déchets. Les pressions environnementales comprennent la nécessité de produire une matière résiduaire dont « les caractéristiques permettent l’empilement ». Le mémoire descriptif expose les difficultés associées aux bassins à résidus : taille, coût, qualité de l’eau récupérée, décantation plus rapide des matières grossières par rapport aux fines, et nécessité de traiter séparément les matières grossières et les fines.

[135]       Le mémoire descriptif expose les différences entre la décantation et la sédimentation, et précise que le brevet vise à contrer les problèmes entourant l’utilisation des méthodes existantes, soit la lenteur des taux de sédimentation-compaction et un rejet d’eau inadéquat.

La question de la sédimentation et de la décantation est abordée plus loin.

[136]       La rigidification est mentionnée à de multiples reprises dans la divulgation et le mémoire descriptif, quelquefois en rapport avec une solidification rapide, quelquefois en propre par les phénomènes de déposition suivie de rigidification. On y mentionne également la formation de piles et de couches de matière rigidifiée, la géométrie d’amas des matières éliminées et le rejet rapide de liquide.

[137]       Nulle part la rigidification n’est définie; on mentionne toutefois l’effet produit par le procédé soit la solidification rapide des solides et le rejet rapide de l’eau, mais sans que la rapidité fût quantifiée. La position de la défenderesse équivaut à faire valoir qu’une personne versée dans l’art « saurait la reconnaître quand elle la verrait ».

[138]       Le brevet mentionne toutefois la nécessité d’améliorer la rigidification :

[traduction]

Cependant, malgré les améliorations apportées par WO‑A‑0192167 [une référence au brevet Gallagher], particulièrement dans le traitement de la boue rouge, il demeure nécessaire d’améliorer encore la rigidification des suspensions de matières et d’améliorer encore la pureté de la liqueur rejetée.

[139]       Le mot « améliorer » n’apparaît pas dans les revendications. À cet égard, le brevet se distingue considérablement du brevet australien et du brevet Gallagher dont il sera question plus loin.

[140]       Le brevet intègre ensuite d’autres divulgations :

                  il indique que la matière acquiert des caractéristiques propres aux solides, et se comporte beaucoup moins comme un fluide;

                  il indique que le brevet vise à produire au point de rejet une masse s’apparentant à un solide;

                  il indique que le dosage du polymère varie grandement à l’intérieur d’une fourchette de 10 à 10 000 g/T, et que le dosage adéquat est un dosage « efficace », sans autre précision;

                  il indique que la fourchette de teneurs en solides se situe entre 10 % et 80 % en poids;

                  il donne à penser qu’il pourrait exister plus d’un point où le polymère peut être ajouté.

[141]       Le brevet comporte un certain nombre d’exemples. Toutefois, la preuve de l’utilité de ces exemples était peu détaillée, non concluante et de peu d’assistance en l’espèce.

C.                 Les revendications 1 et 32

[142]       Les revendications 1 et 32 sont les seules revendications indépendantes du brevet. Elles soulèvent toutes les deux la question de la signification du mot « rigidifier ».

[143]       La revendication 1 comporte les étapes suivantes :

                     la matière est transférée vers une zone de dépôt;

                     la matière est combinée à une solution aqueuse de polymère hydrosoluble;

                     la matière traitée est laissée au repos et se rigidifie.

[144]       La revendication 32 diffère de la revendication 1 parce qu’elle explique ce qui suit :

                     le procédé concerne la rigidification d’une matière minérale;

                     la matière traitée est la sousverse d’un épaississeur;

                     après le transfert vers une zone de dépôt, la matière repose et se rigidifie, et un liquide aqueux s’en écoule;

                     le procédé exploite certains polymères anioniques, formés de certains monomères.

[145]       Chaque revendication du brevet vise le processus consistant à « rigidifier » une boue tout en retenant sa fluidité pendant le transfert. [Non souligné dans l’original.]

[146]       La défenderesse fait valoir que la rigidification est un processus distinct et séparé de la « décantation‑sédimentation ». À ses yeux, le brevet vise à contrer les problèmes associés aux méthodes existantes de traitement des résidus : la vitesse peu élevée de la sédimentation et de la compaction et le rejet inadéquat de l’eau.

[147]       La défenderesse n’a pas réussi à faire valoir que la rigidification était un processus nouveau et différent de la décantation et de la sédimentation. Le brevet même ne fait pas une telle distinction – il ne décrit aucun fondement scientifique ni ne s’appuie sur un tel fondement, pour établir ce genre de distinction. Le brevet mentionne de façon minimale la décantation‑sédimentation, sans la comparer directement à la rigidification.

[148]       Les experts ne s’entendent pas sur l’existence d’une telle distinction – chacun prônant sa propre théorie sur l’action moléculaire de ces trois processus. M. Farrow accordait un poids tout particulier à cette distinction; cependant, il ne s’appuyait sur aucun document scientifique objectif et a fait preuve d’incohérence dans son témoignage sur cette question. S’il existait une distinction substantielle entre la décantation‑sédimentation et la rigidification, on pourrait s’attendre à ce qu’elle soit étayée par des éléments de preuve scientifiques.

[149]       Selon M. Farrow, la « rigidification » implique une modification rapide et importante des propriétés rhéologiques (l’écoulement de matière) après le dépôt des résidus traités dans une installation de dépôt ou de retenue. Il s’appuyait sur une citation de la page 15 du brevet [passage de la page 15] :

[traduction]

Les caractéristiques rhéologiques de la matière en cours de rigidification sont importantes, puisque une fois qu’on laisse reposer la matière, il importe que l’écoulement soit réduit le plus possible et que la solidification se produise rapidement. Si la matière est trop fluide, elle ne formera pas un bon empilement et elle risque de contaminer l’eau qui s’en écoulera. Il faut également que la matière rigidifiée soit suffisamment solide pour demeurer intacte et supporter le poids des couches subséquentes de matière rigidifiée qu’on y ajoutera.

[150]       Cependant, comme M. Klein l’a souligné avec raison, la géométrie d’amas, la formation d’une pile et la déshydratation représentaient le résultat souhaitable du processus, mais ne constituaient pas une exigence de la revendication 1.

[151]       M. Farrow, dans la pièce D54, définissait l’expression [traduction] « résidus rigidifiés » comme incluant [traduction] « une ou plusieurs » des caractéristiques suivantes :

[traduction]

a)         ils sont moins susceptibles de se séparer latéralement après leur dépôt dans la zone de retenue, ce qui permet d’utiliser plus efficacement la superficie terrestre disponible […]

b)         ils formeront rapidement une structure solide prenant la forme d’une géométrie d’empilement ou d’amas […]

c)         la matière déposée présente une plus grande limite apparente d’élasticité […], les résultats des essais d’affaissement dans les exemples (…) qui seraient compris par la personne versée dans l’art comme une mesure ou un indicateur de la limite apparente d’élasticité et les résultats des essais de limite apparente d’élasticité dans […]

d)         les particules fines et des particules grossières y présenteront une plus grande uniformité ou homogénéité et ne tendront pas à se différencier ou à se séparer en fractions fines et grossières […]

e)         la formation d’une géométrie d’empilement ou d’amas engendre dans la matière déposée des forces de compression vers le bas qui expulsent l’eau de la pile par drainage par gravité […]

f)         une libération d’eau ou une déshydratation plus rapide (…) et un accroissement de la pureté de l’eau : exemple 1 (tableau 3, qui montre une hausse considérable de la pureté de l’eau libérée, […]), exemple 2 (tableau 5, qui montre une hausse considérable de la pureté de l’eau libérée) et exemple 4 (tableau 9, qui montre une hausse considérable de la pureté de l’eau libérée) de la matière déposée sans perturber considérablement la répartition des solides dans l’empilement […]

[152]       La définition de M. Farrow perd de sa crédibilité parce que, devant la Cour fédérale d’Australie et le bureau des brevets australiens, il a déclaré sous serment que les résidus rigidifiés présentaient les six caractéristiques (et non juste une seule ou plusieurs d’entre elles), et qu’il ne s’agit pas d’une définition, mais bien d’une description du résultat souhaité. Sa définition est une interprétation très axée sur le résultat, ce qui, comme l’a affirmé la Cour suprême, ne devrait pas être accepté.

[153]       Ni la géométrie d’amas, ni la co-immobilisation des matières fines et grossières, ni l’élimination mixte des solides grossiers et fins sous forme de mélange homogène ne sont des caractéristiques nécessaires de la rigidification. En outre, la rigidification n’est pas nécessairement suivie de la formation d’une pile ni de la libération d’eau. M. Farrow a admis que la rigidification, telle qu’elle est présentée dans le brevet, signifierait concrètement l’acquisition d’une plus grande limite apparente d’élasticité.

[154]       M. Farrow n’était pas l’unique expert à donner différentes définitions de la rigidification, il n’était que le grand coupable. Fait intéressant, aucune des parties n’a adopté la définition de ses experts dans sa plaidoirie finale. La défenderesse a choisi une adoption succincte du rapport de M. Farrow, mais en tablant spécifiquement sur le passage de la page 15. Quant à la demanderesse, elle a mis de l’avant un amalgame de concepts pour faire valoir que rigidifier signifiait [traduction] « prendre l’apparence d’un solide avec une plus grande limite apparente d’élasticité que ce ne serait le cas sans l’ajout de polymère ».

[155]       M. Klein a défini le terme « rigidification » en définissant l’invention. La définition était le procédé qui consiste à prendre la boue, à la transporter, à y combiner un polymère hydrosoluble en solution et à laisser le mélange former des agrégats qui sont ensuite transportés vers une zone de dépôt, où la matière repose et forme une masse structurée s’apparentant à un solide.

[156]       Ce n’est pas une définition et, en l’absence de toute explication scientifique dans le brevet de l’invention, l’interprétation déborde le cadre du mémoire descriptif. Sa « définition » embrasse plus large que le terme, et il s’agit plus en fait d’une définition ou d’une description de l’invention.

[157]       M. Hyatt a défini le « processus de rigidification » comme étant la conversion d’une boue liquide en masse solide. À cet égard, M. Hyatt s’approche davantage d’une définition, spécialement lorsqu’il a admis, en contre-interrogatoire, que la rigidification signifiait une solidification rapide de la matière contenue dans une boue. Il n’a pas accepté la distinction faite par la défenderesse entre décantation et rigidification; la Cour accepte son point.

[158]       L’une des principales difficultés que pose le mot « rigidifier » est que, non seulement il est en soi imprécis, il n’a aucun paramètre. Il s’agit d’un terme qualitatif qui évoque généralement la résistance et les caractéristiques des matières résiduaires déposées dans un certain type d’installation.

[159]       Le passage de la page 15 est à ce sujet la partie la plus utile du brevet. Il traite de la solidification rapide d’une matière déposée, où l’écoulement de la matière est réduit au minimum et où la matière acquiert une résistance suffisante pour demeurer intacte et supporter le poids de couches subséquentes de matière traitée de façon similaire.

[160]       Les éléments de géométrie d’amas, la vitesse plus élevée de la déshydratation et la formation d’une pile constituent le résultat final ou, du moins, le résultat souhaité.

[161]       La difficulté avec la définition basée sur le passage de la page 15 est qu’elle manque de quantification ou de paramètres. Par exemple, l’attribut « rapide » n’est à aucun moment qualifié : à partir de quel point peut-on parler de rapidité? Les exemples donnés dans le brevet ne qualifient pas la rapidité : le processus est-il instantané ou étendu dans le temps? Si tel est le cas, quelle est sa durée?

[162]       La Cour n’a pas besoin de tirer une conclusion sur ces quantifications manquantes. Cela pourrait poser problème dans une action en contrefaçon. Il s’ensuit que le brevet 581 est comme une recette : si le gâteau est léger et moelleux comme celui de grand-mère, c’est qu’il y a eu contrefaçon de la recette, mais ce ne sera pas le cas s’il a l'air d'une brique.

[163]       Considérant la teneur parfois équivoque des témoignages et l’absence de quantification, la Cour conclut que la rigidification est un accroissement rapide de la limite apparente d’élasticité d’un dépôt de matière minérale, qui réduit au maximum l’écoulement du dépôt et permet de supporter le poids des couches subséquentes de dépôts similaires.

VIII.       L’antériorité

[164]       Les revendications valides doivent divulguer une invention qui est nouvelle, à savoir une invention que personne n’est en mesure de prévoir.

[165]       Il est bien reconnu que le critère de l’antériorité exige, premièrement, que l’art antérieur divulgue ce qui, une fois réalisé, contreferait la revendication en cause et, deuxièmement, qu’il doive en permettre la réalisation : Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, aux paragraphes 24 à 30 (Sanofi). Le critère de l’antériorité est un critère rigoureux. Le juge Hughes, dans Abbott Laboratories c Canada (Santé), 2008 CF 1359, au paragraphe 75, conf. par 2009 CAF 94, résume bien les exigences relatives à l’antériorité, qui s’appliquent également en l’espèce :

1.         Pour qu’il y ait antériorité, il doit y avoir à la fois divulgation et caractère réalisable de l’invention revendiquée.

2.         Il n’est pas obligatoire que la divulgation soit une [traduction] « description exacte » de l’invention revendiquée. La divulgation doit être suffisante pour que, lorsqu’elle est lue par une personne versée dans l’art qui est disposée à comprendre ce qui est dit, il soit possible de la comprendre sans devoir procéder par essais successifs.

3.         Si la divulgation est suffisante, ce qui est divulgué doit permettre à une personne versée dans l’art de l’exécuter. Il est possible de procéder à une certaine quantité d’essais successifs du type de ceux auxquels on s’attendrait habituellement.

4.         La divulgation, lorsqu’elle est exécutée, peut l’être sans qu’une personne reconnaisse nécessairement ce qui est présent ou ce qui se passe.

5.         Si l’invention revendiquée est axée sur une utilisation différente de celle qui a été divulguée antérieurement et réalisée, alors cette utilisation revendiquée n’est pas antériorisée. Cependant, si l’utilisation revendiquée est la même que l’utilisation antérieurement divulguée et réalisée, il y a alors antériorité.

6.         La Cour est tenue de se prononcer sur la divulgation et la réalisation en se fondant sur la norme de preuve habituelle de la prépondérance des probabilités, et non sur une norme plus stricte, comme une norme quasi criminelle.

7.         Si une personne exécutant la divulgation antérieure contrefaisait la revendication, alors cette dernière est antériorisée.

IX.             Les documents relatifs à l’antériorité

A.                Le brevet Gallagher

[166]       Il n’est pas étonnant que l’antériorité du brevet Gallagher soit revendiquée : les objectifs, la terminologie et l’invention sont presque identiques à ceux du brevet 581. Tout en concédant que le brevet Gallagher a pour but de réaliser une solidification de la matière similaire à celle visée par le brevet 581 (étapes 1 et 3 de la revendication 1), la défenderesse fait valoir que le résultat est obtenu d’une façon entièrement différente – en combinant les résidus avec des particules solides sèches d’un polymère ayant une viscosité intrinsèque d’au moins 3 dl/g.

[167]       Ciba a raison d’affirmer que le brevet Gallagher ne comporte aucune divulgation d’ajout en cours de procédé d’une solution de polymère hydrosoluble. Bien qu’il reconnaisse que l’ajout de solution est une autre forme de traitement, le brevet Gallagher ne divulgue pas cette forme d’ajout quant à la prépondérance des probabilités d’obtenir le résultat souhaité. Le brevet Gallagher divulgue clairement l’utilisation de particules solides sèches de polymère pour obtenir le résultat souhaité.

[168]       M. Klein se fie aux passages des pages 14 et 15 du brevet Gallagher pour affirmer qu’une personne versée dans l’art interpréterait les références comme une divulgation de la « solution de rechange » connue consistant à utiliser des polymères en solution pour rigidifier les boues. Selon M. Farrow, M. Klein ne reconnaît pas que les références présentes dans le brevet Gallagher renvoient à un ajout d’émulsion et à des polymères insolubles dans l’eau ou dilatables ayant tous mené à une décantation, et non à une rigidification.

[169]       Je suis d’accord avec M. Klein, dans la mesure où le brevet Gallagher peut être interprété d’une façon qui met en opposition l’ajout de solution et l’ajout de particules; cependant, je ne conclus pas que cela équivaut à une divulgation suffisante de la rigidification, telle qu’elle est définie dans la présente affaire. Dans sa plaidoirie finale, SNF a fait valoir que la Cour devrait s’inspirer de la jurisprudence du Royaume-Uni selon laquelle le fait de comparer, de mettre en opposition ou même de dénigrer constitue une divulgation suffisante pour établir l’antériorité. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de s’inspirer de cette jurisprudence, puisque la Cour est capable de prendre sa décision selon la norme de droit civil de la prépondérance des probabilités – les revendications du brevet Gallagher divulguent spécifiquement l’ajout de particules sèches du polymère pour obtenir la rigidification souhaitée.

[170]       Même si la Cour acceptait que le brevet Gallagher divulgue suffisamment que l’ajout de solution mène à la rigidification, le caractère réalisable de l’opération n’y est pas indiqué. Dans le présent litige, une importante controverse entourait les enseignements allégués du brevet Gallagher concernant l’ajout de particules comparativement à l’ajout de solution, et l’effet de chaque ajout sur une boue. Il n’y a pas eu d’accord sur le moment où ces caractéristiques différentes de l’ajout de polymère sont devenues des connaissances générales courantes. À mon avis, toutefois, cette question n’est pas pertinente. Les experts convenaient que le type d’ajout faisait partie intégrante du processus suivi, et cela est pertinent, puisque le caractère réalisable de l’ajout de particules n’équivaut pas au caractère réalisable de l’ajout de solution, en raison de leurs caractéristiques différentes. Par conséquent, en enseignant l’ajout de particules et en offrant un processus d’application de cette méthode, le brevet Gallagher ne rend pas réalisable l’ajout de solution sans une expérimentation significative.


B.                 Steward, Backer et Busch (SBB)

[171]       SBB est une publication du Bureau des mines du département de l’Intérieur des États‑Unis. Voici le résumé de cette publication :

[traduction]

Pour diminuer le risque de défaillances des digues retenant des boues houillères fines, le Bureau des mines a étudié une nouvelle technique d’élimination, consistant à épaissir (c’est‑à‑dire déshydrater) rapidement les boues fines houillères et à les déposer sur une surface légèrement inclinée. Pour opérer une rapide déshydratation, un appareillage de floculation chimique faisant appel à des polymères a été mis au point pour traiter l’écoulement de boues houillères fines. Les particules fines solides ont formé des flocs qui se sont déposés à partir de la suspension et ont rapidement libéré l’eau excédentaire […]

[172]       SBB divulgue un processus de floculation en cours de procédé avec un polymère en solution, entraînant le dépôt sur une surface légèrement inclinée d’une boue fine de charbon rapidement épaissie. On peut dire que la publication divulgue les trois étapes de la revendication 1. Cependant, deux grandes questions empêchent cette publication de constituer une antériorité par rapport au brevet 581. Premièrement, nonobstant le fait que cela soit partiellement imputable à la description du terme, la Cour ne peut déterminer s’il y a effectivement eu rigidification dans SBB. Malgré l’accroissement de la teneur en solides de la boue et une rapide libération d’eau, on ne peut établir si la matière traitée a reposé et s’est rigidifiée, ou si la matière a pris 68 jours pour s’étendre et se solidifier.

[173]       La deuxième question qui se pose est de savoir si le brevet 581 divulgue l’application de ce procédé à toute matière. SBB limite l’application à [traduction] « toutes les mines ». Comme les parties n’ont pas présenté d’observations sur cette distinction, la Cour ne fera pas d’autres commentaires sur ses conséquences juridiques. Dans l’ensemble, SBB ne satisfait pas aux exigences rigoureuses d’un document d’antériorité.

C.                 Le brevet Condolios

[174]       Le brevet Codolios revendique une installation permettant d’épandre au sol des boues argileuses libres d’eau et de remettre en état des terrains.

[175]       Ce document ne comporte pas de divulgation et n’indique pas le caractère réalisable de l’invention. Le brevet Codolios ne divulgue qu’un procédé pour traiter les boues argileuses, reflété dans l’appareil et la procédure décrits. La divulgation ne vise pas le traitement d’autres matières et, plus important encore, il n’est pas clair si les dépôts prévus par le brevet Codolios sont analogues aux dépôts décrits par le brevet 581. Le fardeau en matière civile n’est pas respecté en raison des considérations suivantes décrites dans le brevet Codolios :

                     la teneur en solides de la boue non traitée se situait entre 10 et 13 %, soit moins que la fourchette revendiquée par le brevet 581, et il n’y a aucune divulgation relative à la hausse de la concentration de solides avec l’ajout de sable;

                     les caractéristiques du dépôt, y compris sa faible viscosité et sa consolidation sur de nombreux mois, ne sont pas analogues à celles figurant dans le brevet 581;

                     la divulgation du polymère est litigieuse, puisque son poids moléculaire n’était pas été indiqué et qu’il fallait donc le postuler pour déterminer la viscosité intrinsèque; or, sans la divulgation précise du polymère employé, le caractère réalisable n’est pas établi.

D.                Les usages antérieurs

[176]       Les usages antérieurs en l’espèce ont été amplement divulgués de vive voix. Dans l’appréciation de ces usages, la Cour a fait preuve de circonspection quant aux souvenirs des témoins se rapportant à des faits qui se sont produits dans les années 1970. Accepter les souvenirs d’un témoin se rapportant à une divulgation de vive voix ayant comme seule base la mémoire pose un réel danger. Dans une situation où les souvenirs datent de loin et où la nature de la relation ou des discussions est incertaine, la corroboration est vraisemblablement requise (Novapharm Ltd c Eli Lilly & Co, 2010 CF 915, au paragraphe 84, conf. par 2011 CAF 220, autorisation de pourvoi refusée : 2011 CarswellNat 3819 (CSC)).

E.                 Fos-sur-Mer (FOS)

[177]       Au cours du procès, la preuve de cet usage antérieur a été compliquée par une série d’hypothèses soumises aux principaux témoins. Lorsque ces hypothèses ont été vérifiées d’après les faits relatés par M. Poteur dans témoignage, il a été constaté qu’elles n’étaient pas exactes et que certaines d’entre elles n’étaient pas corroborées. Pour cette raison, la Cour ne peut pas conclure avec certitude que FOS constitue une antériorité.

[178]       Les différences observées entre l’essai mené au site de Fos-sur-Mer et la mise en œuvre à pleine échelle qui a suivi étaient immenses et, par conséquent, la divulgation et le caractère réalisable ne sont pas suffisants. De plus, la divulgation ne permet pas la réalisation. Même si M. Poteur a parlé de FOS à d’autres sociétés et ports, la preuve n’est pas suffisante pour permettre de conclure que cette communication se rapportait au processus d’essai ou de mise en œuvre ou qu’elle fournissait suffisamment de détails. Abstraction faite de ses rapports, la corroboration des détails importants sur les faits qui se sont produits à ce moment-là est limitée.

[179]       Le polymère (PERMASILT) employé par M. Poteur dans le procédé revêt également une pertinence pour la divulgation. La Cour a été saisie d’une stipulation confirmant qu’il s’agit d’un polymère anionique dont le poids moléculaire se situe entre 12 et 14 daltons. Sans apprécier les éléments de preuve contestant la divulgation du PERMASILT et de sa viscosité intrinsèque, rien ne prouve qu’une personne versée dans l’art puisse avoir déterminé les caractéristiques du PERMASILT. Par conséquent, on ne peut établir que la personne versée dans l’art accepterait que la divulgation du PERMASILT soit analogue aux polymères décrits dans le brevet; l’invention ne peut être réalisée.

F.                  John Brown Harris et Central Coal Company

[180]       La preuve de ces usages antérieurs n’a pas été corroborée. Par conséquent, le témoignage de M. Hyatt ne peut servir à établir l’antériorité.

X.                L’évidence

[181]       Le critère de l’évidence est défini à l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 :

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication :

28.3 The subject-matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject-matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

a) qui a été faite, plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

(a) information disclosed more than one year before the filing date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

[182]       Dans Sanofi, au paragraphe 67, la Cour suprême du Canada a exposé un critère en quatre volets pour trancher la question de l’évidence. Dans Eli Lilly Canada Inc c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 125, la Cour fédérale a résumé ce critère en ces termes au paragraphe 158 :

a)         identifier la « personne versée dans l’art » et déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

b)         définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

c)         recenser les différences, s’il en est, entre les connaissances générales courantes et l’idée originale;

d)         ces différences exigent-elles un certain degré d’inventivité ou sont-elles plus ou moins évidentes en soi?

[183]       À la quatrième étape, la question de l’« essai allant de soi » peut être soulevée, particulièrement dans les domaines où l’expérimentation est intrinsèque. La liste non exhaustive de facteurs qui suit devrait être prise en considération dans ce contexte :

1.                  Est-il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe-t-il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2.                  Quels efforts ‒ leur nature et leur ampleur ‒ sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3.                  L’antériorité fournit-elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet? (Sanofi, au paragraphe 69)

[184]       La personne versée dans l’art a été décrite aux paragraphes 101 et 102 ci-dessus. Fait important, cette personne, pour être en mesure de traiter efficacement les boues minières à divers sites, doit posséder les compétences nécessaires pour résoudre les problèmes en adaptant et en expérimentant le procédé et les matières. Chaque site minier se différencie par son régime de gestion des déchets et son application de polymère.

[185]       Après avoir conclu que la floculation en cours de procédé faisait partie des connaissances générales courantes, je suis d’avis que les enseignements suivants d’inventions antérieures dont il a été discuté au cours de la présente instance font également partie des connaissances générales courantes et sont importants pour la présente analyse de l’évidence (passages de la transcription inclus) :

                     la pratique habituelle consistait à ajouter à la matière traitée un polymère hydrosoluble en solution aqueuse (M. Farrow (contre‑interrogatoire) page 1576, ligne 27, jusqu’à la page 1577, ligne 9);

                     tous les polymères mentionnés dans le brevet 581 étaient connus avant sa date de revendication, et le brevet n’enseignait rien de nouveau quant aux modalités de fabrication à la source de ces polymères (M. Farrow (contre‑interrogatoire) page 1556, ligne 24, jusqu’à la page 1557, ligne 18);

                     en règle générale, plus forte est la dose, plus élevée sera la floculation (M. Farrow (contre‑interrogatoire) page 1543, lignes 10 et 11);

                     la fluidité d’une matière pendant son transfert était conservée durant la floculation dans la conduite (M. Farrow (contre‑interrogatoire) page 1617, ligne 20, jusqu’à la page 1618, ligne 1);

                     la rigidification est un état vers lequel évoluera une suspension qu’on laisse déposer, et le phénomène de rigidification n’est pas nouveau (M. Farrow (contre‑interrogatoire) page 1497, ligne 20, jusqu’à la page 1498, ligne 3);

                     différents degrés de rigidification pouvaient être obtenus (M. Farrow (réponse à une question du juge) page 1743, lignes 15 à 20).

[186]       M. Farrow a souligné à plusieurs reprises que la technologie de l’épaississeur de pâte était au centre des considérations sur l'état de la technique. Cependant, on entend par « connaissances générales courantes » ce à quoi on peut légitimement s’attendre qu’une personne versée dans l’art sache et soit capable de trouver (Novopharm Limited c Janssen-Ortho Inc, 2007 CAF 217, 158 ACWS (3d) 986, au paragraphe 25). Ces connaissances comprennent les connaissances antérieures. Par conséquent, en acceptant que les épaississeurs de pâte fussent au cœur de l’industrie de la gestion des déchets miniers, on savait toujours que l’ajout en cours de procédé d’un polymère hydrosoluble en solution aqueuse pouvait donner lieu à un certain degré de rigidification.

[187]       Bien que l’articulation soit différente pour chaque partie, celles-ci font toutes les deux état du même concept inventif ou de la différence entre l’état de la technique et le concept inventif. La véritable question est de savoir si la différence était évidente.

[188]       D’après M. Klein, le concept inventif était l’ajout d’un polymère en solution à une boue pendant son transport, de façon telle qu’une fois déversée, la boue repose et acquière un comportement s’apparentant à celui d’un solide.

[189]       Selon M. Hyatt, le concept inventif était un procédé consistant à traiter une boue avec un polymère en solution de poids moléculaire élevé, où la boue demeure fluide durant le transfert, mais forme, lors du dépôt, une masse visqueuse qui se solidifie à mesure que les solides se compactent et permettent le rejet du liquide aqueux.

[190]       En se fondant sur le rapport de M. Farrow, Ciba affirme que le concept inventif est [traduction] « l’ajout d’une dose efficace d’une solution aqueuse d’un polymère hydrosoluble (ayant la viscosité intrinsèque revendiquée) à une boue (tout en maintenant la transférabilité de la boue) pendant le transfert ou le transport de la boue vers une zone de dépôt, de façon telle que la boue subisse après son dépôt une solidification importante et rapide ». Le concept inventif mis de l’avant par la défenderesse est donc un procédé caractérisé par une rapide déshydratation qui engendre rapidement un dépôt précédemment associé aux dépôts secs ou à l’empilement.

[191]       Au vu des connaissances générales courantes, il apparaît que l’invention est la quantité rigidifiante efficace d’une solution aqueuse d’un polymère hydrosoluble menant à la rigidification telle que l’a définie la Cour. On fait valoir que le brevet représente une avancée par rapport à ce qui était connu et considéré comme faisant partie des connaissances générales courantes, comme le résultat potentiel de l’ajout à une boue minière d’une solution de polymères hydrosolubles. La différence donc, qui constitue également le concept inventif, est que l’ajout d’une quantité efficace d’un polymère hydrosoluble en solution peut résulter en une rigidification analogue à celle subie par le dépôt d’un épaississeur de pâte. Il convient de noter que ce type de dépôt ne représente qu’un seul des plusieurs dépôts revendiqués par le brevet sous forme de rigidification.

[192]       À cette étape-ci, il faut établir s’il était évident pour la personne versée dans l’art que l’ajout des polymères énumérés dans le brevet 581 entraînerait un dépôt rigidifié.

[193]       Dans sa plaidoirie de clôture, Ciba insistait énormément sur l’impact apparent du dosage optimum de polymère hydrosoluble, qui semble-t-il dissuaderait la personne versée dans l’art de tenter d’expérimenter avec cette forme de polymère. Pour différentes raisons, cet argument n’est pas convaincant. Tout d’abord, le brevet n’enseigne pas l’utilisation de dosages supérieurs à une quantité optimale. La fourchette divulguée dans le brevet, soit de 10 à 10 000 g/T de matière solide, n’est pas revendiquée et est extrêmement large, couvrant les fourchettes figurant dans les documents d’antériorité.

[194]       Deuxièmement, cette préoccupation n’a pas été soulevée dans le brevet, et la question des effets du dosage optimum n’est devenue pertinente que lors du contre‑interrogatoire de M. Klein. Aucune théorie compatible ne l’étaye. Troisième point, et le plus important : rien n’indique que le dosage requis pour atteindre le résultat souhaité dans le brevet 581 dépasse tout niveau optimal connu ou apparent. Par conséquent, un surdosage ne produirait pas une rigidification.

[195]       La personne versée dans l’art serait passée directement et sans problème à l’étape consistant à utiliser le dosage minimum de polymère requis pour obtenir le degré souhaité de rigidification du dépôt de boue. Pour la personne versée dans l’art, c’est une affaire simple que de déterminer, entre autres, la nature du polymère, sa forme et son dosage, et son point d’ajout dans la conduite. Par conséquent, l’addition d’une quantité « efficace » est évidente, puisque la personne versée dans l’art continuerait d’ajouter le polymère nécessaire pour obtenir le résultat nécessaire et cesserait l’ajout une fois qu’il y aurait surdosage.

[196]       Je conclus qu’il aurait été évident de tenter d’ajouter une quantité efficace de solution de polymère hydrosoluble pour obtenir un dépôt « rigidifié » et que, par conséquent, le brevet 581 est invalide au titre de l’évidence. Le critère de l’« essai allant de soi » convient dans cette situation, puisque les témoignages de MM. Hyatt, Poteur et Scammell ont montré à la Cour que l’application de polymère comporte un certain degré d’expérimentation en raison des différences dans l’objectif, dans la composition de la boue et dans la mécanique du sol à chaque endroit.

[197]       Les « mesures concrètes ayant mené à l’invention » (Sanofi, au paragraphe 70) constituent un facteur important dans la présente analyse. Bien que la preuve de l’historique de l’invention doive être considérée avec circonspection, elle est néanmoins pertinente à cet égard. M. Scammell a certes été dissuadé d’ajouter une solution de polymère hydrosoluble. Son employeur lui a conseillé de rester dans les limites du brevet Gallagher et de l’ajout de particules en raison de la protection sous‑jacente conférée par le brevet. Un ajout de solution serait un essai allant de soi, puisqu’il fait partie des connaissances générales courantes.

[198]       Il est difficile (et inutile en l’espèce) de conclure que le brevet Gallagher faisait partie des connaissances générales courantes, puisque les experts de la demanderesse ne le connaissaient pas. Toutefois, ses principaux enseignements en faisaient partie.

Dans le contexte de la présente affaire, les inventeurs connaissaient le brevet Gallagher, et il a influencé leurs agissements. Il n’y a pas ou à peu près pas de preuve démontrant qu’une personne versée dans l’art qui mènerait une recherche avec diligence raisonnable trouverait le brevet Gallagher.

[199]       La personne versée dans l’art sait qu’il existe un nombre fini de formes prévisibles et connues de polymère (polymère en solution, en poudre ou en émulsion) pour traiter une boue minière. Comme l’a démontré M. Hyatt, la personne versée dans l’art expérimenterait avec la quantité de polymère pouvant être ajoutée avant l’atteinte d’un niveau inefficace. Durant cette expérimentation, il est courant et nécessaire de mener des essais en raison des facteurs qui influencent les dépôts : composition minérale, taille, type de polymère, taux d’écoulement, utilisation d’épaississeur et superficie de dépôt.

[200]       Enfin, il existait de bonnes raisons de poursuivre avec l’ajout de la solution au lieu de l’ajout de particules : le succès commercial et la fidélisation de la clientèle qui en résultaient. La personne versée dans l’art veut établir le meilleur procédé de gestion des déchets qui soit pour chaque site, y compris, si elle le souhaite, les résidus rigidifiés.

[201]       J’ai donc conclu que l’invention était en fait un « essai allant de soi » et que le brevet 581 est invalide sur ce fondement.

[202]       Après avoir conclu que le brevet 581 est invalide sur le plan de l’évidence (essai allant de soi), je suis d’avis qu’il n’est pas strictement nécessaire de tirer des conclusions sur les questions subsidiaires soulevées. Toutefois, par souci d’exhaustivité et par respect pour les parties qui ont diligemment avancé tous les arguments possibles pour débattre de la validité, je vais analyser les autres points soulevés qui méritent de faire l’objet de commentaires.

XI.             La suffisance

[203]       Pour être suffisant, le mémoire descriptif d’un brevet doit décrire seulement l’invention et son utilisation, si bien que la personne versée dans l’art sera en mesure d’utiliser l’invention. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Teva Canada Ltd c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60, [2012] 3 RCS 625 (Teva), aux paragraphes 10 et 70, il faut répondre à trois questions :

1.                  En quoi consiste votre invention?

2.                  Comment fonctionne-t-elle?

3.                  La personne versée dans l’art (en ayant que le mémoire descriptif) peut-elle utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur à l’époque de la demande de brevet?

[204]       Les exigences relatives au mémoire descriptif sont énoncées au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets :

27. (3) Le mémoire descriptif doit :

27. (3) The specification of an invention must

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it pertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

(c) in the case of a machine, explain the principle of the machine and the best mode in which the inventor has contemplated the application of that principle; and

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

(d) in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions.

[205]       La demanderesse fait valoir que, si l’on postule que le brevet n’était pas évident (l’essai n’allant pas de soi), alors le brevet n’enseigne pas à la personne versée dans l’art comment exécuter le processus nécessaire à la rigidification. Plus précisément :

                     le brevet indique uniquement à la personne versée dans l’art d’ajouter la solution de polymère à tout point des canalisations de transfert de la boue, pourvu que la boue conserve sa fluidité durant le transfert et se rigidifie lorsqu’elle repose;

                     le brevet ne comprend aucun taux d’écoulement volumétrique, malgré le témoignage de M. Farrow quant à l’importance d’un tel taux d’écoulement;

                     le dosage de polymère est essentiel au résultat, mais le brevet demeure vague à cet égard et couvre une fourchette de dosages variant de 10 à 10 000 g/T, selon la matière traitée. Les dosages couverts sont les dosages mentionnés dans les antériorités.

[206]       La question de la suffisance est étroitement liée à celle de l’interprétation des revendications. La définition de rigidification, comme l’a conclu la Cour, mène, en combinaison avec d’autres éléments de preuve, à la conclusion selon laquelle le brevet décrit un procédé qui constituait un essai allant de soi, compte tenu des inventions antérieures. Par conséquent, sur le fondement des exigences prévues par la loi, la divulgation du brevet 581 était suffisante.

[207]       Toutefois, tel qu’il a été souligné dans la discussion sur l’interprétation des revendications, si c’était l’interprétation de la défenderesse, telle que décrite par M. Farrow, qui était retenue, la rigidification se produirait lorsqu’on obtiendrait le résultat souhaité.

[208]       Par conséquent, non seulement le mémoire descriptif serait insuffisant, puisqu’on ne sait pas comment atteindre cet objectif, mais aussi cette approche, qui a été critiquée par la Cour suprême du Canada dans Teva, au paragraphe 80, consiste à « se “jouer” ainsi du régime ».

[209]       Je conclus que l’insuffisance ne peut être établie sur le fondement des revendications telles qu’elles ont été interprétées par la Cour, mais que, subsidiairement, si les revendications sont interprétées d’après ce que soutient la défenderesse, le mémoire descriptif est insuffisant.

XII.          L’imprécision

[210]       Le critère de l’imprécision, énoncée dans Lovell Manufacturing Co c Beatty Brothers Ltd (1962), 41 CPR 18 (C de l’Éch Can), consiste à établir si les revendications se lisent bien en fonction de ce qui a été illustré dans le mémoire descriptif et les dessins, et si elles embrassent plus larges que l’invention proprement dite.

Dans Leithiser c Pengo Hydra-Pull of Canada, Ltd, [1974] 2 CF 954, 17 CPR (2d) 110, au paragraphe 21, la question de l’imprécision est décrite comme sous‑entendant deux questions.

21        La première est de savoir si les revendications du brevet de l’appelant sont plus larges que ce qu’il a inventé. La seconde consiste à déterminer si les revendications sont plus larges que l’invention qui est décrite dans le mémoire descriptif. Si la réponse à l’une ou l’autre de ces questions est affirmative, selon mon interprétation des principes de droit applicables, les revendications sont invalides.

[211]       L’argument principal de la demanderesse est que l’objet du brevet a une plus grande portée que l’invention même, parce que ses revendications comprennent le traitement des résidus de sables bitumineux.

[212]       Cet argument peut se justifier dans le sens où M. Scammell n’avait pas visité la région des sables bitumineux ou approché son secteur industriel. Cette preuve était étayée par le fait que la défenderesse avait déposé un autre brevet qui enseignait un procédé identique à celui du brevet 581, mais s’appliquant aux particules solides dispersées qui sont, en tout ou en partie, des résidus de sables bitumineux.

[213]       Je conclus que les revendications ne sont pas plus larges que l’invention divulguée dans le mémoire descriptif. Le brevet affirme que l’invention présente une vaste portée, et M. Scammell voulait qu’elle soit utile dans plusieurs secteurs d’activité. M. Scammell n’a pas nécessairement mis l’accent sur les sables bitumineux (ou ne les a même pas considérés) – ce qui, on peut le soutenir, signifie que les revendications pourraient être plus larges que ce qui a été inventé –, mais rien n’oblige à revendiquer un avantage particulier de l’invention ou tous ses avantages. Compte tenu de la portée de l’invention, je ne peux non plus conclure que les revendications sont plus larges que ce qui a été inventé.

[214]       Par conséquent, l’argument de l’imprécision n’est pas retenu.

XIII.       Les déclarations fausses et trompeuses

[215]       Le point de départ de l’analyse de cette question est l’article 53 de la Loi sur les brevets, lequel est libellé ainsi :

53. (1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’ils sont censés démontrer, et si l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur.

53. (1) A patent is void if any material allegation in the petition of the applicant in respect of the patent is untrue, or if the specification and drawings contain more or less than is necessary for obtaining the end for which they purport to be made, and the omission or addition is wilfully made for the purpose of misleading.

[216]       Par conséquent, pour que le brevet 581 soit déclaré invalide, il faut démontrer que les déclarations attaquées :

a)                  sont fausses;

b)                  sont importantes;

c)                  ont été faites dans la rédaction du brevet avec l’intention délibérée d’induire en erreur;

d)                 sont susceptibles d’induire en erreur la personne versée dans l’art.

[217]       Des déclarations concernant le brevet Gallagher ont été insérées dans le brevet 581 au cours de la poursuite de la demande. M. Peatfield a joué un rôle important dans l’élaboration des deux brevets. C’est lui qui a choisi les mots employés dans la demande Gallagher.

[218]       Les passages en litige du brevet étaient les suivants :

[traduction]

Il est surprenant que le procédé visé par l’invention produise une substance qui se rigidifie beaucoup mieux qu’avec d’autres traitements.

Un avantage des ajouts sous forme poudreuse est que la viscosité n’augmente ni ne diminue aussi vite que lors de l’ajout d’une solution.

[219]       Des communications internes de Ciba ont confirmé que l’ajout de polymère aqueux était envisagé comme solution de rechange faisable avec le procédé Gallagher. En fait, un agent de brevet européen a confirmé, comme le croyaient les employés de Ciba, que la demande de Gallagher couvrait l’ajout de solution aqueuse.

[220]       D’après M. Peatfield, les mots employés dans la demande du brevet Gallagher n’indiquaient pas en fait que l’ajout de polymère aqueux serait inefficace, mais simplement que d’autres types d’ajouts, particulièrement sous forme de poudre, seraient préférables.

[221]       M. Peatfield a également participé au traitement de la demande du brevet 581 en donnant un aperçu du procédé. Il a ajouté des références dans les documents d’antériorité, mais il a admis dans les communications internes qu’il avait eu de la difficulté à différencier l’art antérieur du nouveau procédé visé par la demande.

[222]       La proposition de brevet remise à M. Peatfield portait essentiellement sur le remplacement d’une solution aqueuse par de la poudre. Dans les communications internes, il a reconnu savoir que la solution fonctionnerait aussi bien que la poudre et donnerait essentiellement les mêmes résultats.

[223]       Malgré cela, le brevet 581 caractérisait le brevet Gallagher comme enseignant que l’utilisation de solutions aqueuses de polymère hydrosoluble serait inefficace. Selon le document de priorité du brevet 581, le brevet Gallagher indiquait ce qui suit :

[traduction]

[…] l’importance de l’utilisation de particules de polymère hydrosoluble est soulignée, et il est précisé que l’utilisation de solutions aqueuses du polymère dissous serait inefficace.

[224]       M. Peatfield a reconnu que, si ces mots étaient considérés comme signifiant qu’ils apparaissaient dans le brevet Gallagher, ce serait faux. Ces mots n’apparaissaient pas dans le brevet Gallagher.

[225]       À mon avis, ces mots étaient censés indiquer exactement ce qu’ils signifient; cette déclaration était fausse, et il était connu qu’elle l’était. Il est impossible d’échapper à la conclusion qu’il s’agit d’une tentative visant à faire en sorte que le brevet 581 ait l’air de quelque chose de nouveau et de différent, alors qu’il était connu que ce n’était pas le cas.

[226]       On peut également lire dans le brevet 581 que ses inventeurs [traduction] « ont constaté contre toute attente que l’ajout de la solution aqueuse de polymère à la matière ne cause pas une rigidification instantanée ni une quelconque décantation substantielle des solides avant qu’ils ne reposent ». Cet énoncé visait, semble-t-il, à apaiser la crainte qu’une solidification se produise durant le transfert et bloque la canalisation avant l’exutoire. Cette crainte résultait d’une conséquence que l’on disait associée au brevet Gallagher, selon laquelle la poudre n’augmentait ni ne diminuait la viscosité aussi rapidement qu’une solution.

[227]       Il n’y avait aucune mention à cet effet, mais les mots visaient à laisser croire que les antériorités comportaient un problème pouvant être résolu par le brevet 581. Cela induisait en erreur, et ce, d’autant plus que les essais menés par Ciba elle-même montraient que l’ajout de solution donnerait d’aussi bons résultats que l’ajout de poudre.

[228]       Ciba a fait ce qu’elle a fait dans le but que le brevet 581 ait l’apparence de la nouveauté. Elle a délibérément fait ces déclarations et elle savait (ou aurait dû savoir) qu’elles induiraient les gens en erreur.

[229]       Ciba est sauvée seulement par la question de l’importance. Une déclaration est importante si elle a une incidence sur la façon dont le public utilise l’invention exposée dans le brevet 581 (voir Procter & Gamble Co c Bristol-Myers Ltd, [1978] ACF no 812 (QL), 39 CPR (2d) 145, au paragraphe 37; Weatherford Canada Ltd c Corlac Inc, 2011 CAF 228, 95 CPR (4 th) 101).

[230]       Rien n’indique que les déclarations fausses et trompeuses étaient importantes dans ce sens juridique. Les agissements de Ciba étaient répréhensibles, mais ils n’étaient pas importants. Le brevet ne serait pas déclaré invalide pour ce seul motif. Toutefois, la preuve concernant ces déclarations indique juste à quel point le brevet 581 était évident, compte tenu du brevet Gallagher.

XIV.       Les procédures en Australie

[231]       L’existence de décisions de la Cour fédérale d’Australie, tant en première instance qu’en appel, où un brevet semblable a été déclaré valide, était un thème récurrent ou sous‑jacent dans le présent procès. La Cour a été informée qu’une procédure avait été introduite en Australie en vue de faire rouvrir l’affaire, au motif que le jugement avait été obtenu de manière inappropriée.

[232]       La Cour fédérale d’Australie est une cour équivalente à la nôtre, et ses décisions sont considérées avec la plus haute estime par les juges de notre Cour. Toutefois, il s’agit, en l’espèce d’une situation où nous nous démarquons de nos collègues australiens – ce qui nous faisons avec le plus grand respect.

[233]       Aussi convaincants que puissent être les jugements de la Cour fédérale d’Australie, la décision en l’espèce dépend des faits qui lui sont propres et du droit applicable ici. La cour australienne s’est penchée sur un brevet pour innovation, à savoir un type de brevet qui n’existe pas au Canada. Les règles de droit applicables sont différentes; la preuve sur les questions principales de l’antériorité et de l’évidence était différente, tant en ce qui a trait aux témoins qu’en ce qui a trait aux documents.

[234]       Les témoignages recueillis devant la Cour fédérale d’Australie ont été versés en preuve dans la présente instance seulement lorsqu’ils étaient pertinents et pour confronter un témoin, M. Farrow, dont la preuve concernant la rigidification était contradictoire.

[235]       La présente décision concernant l’évidence n’a pas été influencée par des éléments de preuve provenant de l’Australie, qui n’ont par ailleurs pas été versés en preuve devant la Cour. L’état de la requête présentée en Australie en vue de faire rouvrir l’affaire est inconnu et n’est pas pertinent. Par conséquent, les décisions de la Cour fédérale d’Australie n’offraient qu’un contexte intéressant.

XV.          Conclusion

[236]       Pour tous ces motifs, la demanderesse obtiendra gain de cause. Le brevet 581 et toutes les revendications de celui‑ci sont et ont toujours été invalides, nuls et de nul effet. Les modalités précises de l’ordonnance définitive seront établies après avoir entendu les parties.

[237]       Les dépens seront adjugés à la demanderesse selon les modalités qui seront fixées par la Cour.

[238]       Les parties disposent de 30 jours à partir de la date des présents motifs pour déposer leurs observations sur les modalités de l’ordonnance définitive et les dépens, en conformité avec les présents motifs.

« Michael L. Phelan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 24 août 2015


ANNEXE I

REVENDICATIONS

1.                  Procédé consistant à rigidifier une matière tout en conservant sa fluidité en cours de transfert, durant lequel la matière fluide formée d’un liquide aqueux et de particules solides dispersées est acheminée jusqu’à une zone de dépôt, où on la laisse reposer et se rigidifier. Pour ce faire, une quantité adéquate d’une solution aqueuse d’un polymère hydrosoluble ayant une viscosité intrinsèque d’au moins 5 dl/g (mesuré dans 1 M NaCl à 25 °C) est combinée à la matière durant le transfert.

2.                  Un procédé selon la revendication 1, où le polymère hydrosoluble a une viscosité intrinsèque d’au moins 5 dl/g et est formé à partir d’un monomère ou d’un mélange de monomères hydrosoluble(s) ethylénique(s) insaturé(s).

3.                  Un procédé selon la revendication 1 ou la revendication 2, où le polymère hydrosoluble est anionique.

4.                  Un procédé selon la revendication 3, où le polymère est formé partir d’un monomère ou de monomères choisi(s) à partir d’acide (méth)acrylique, d’acide allysulphonique et d’acide sulfonique acrylique-2— acrylamido -2 — méthylpropane sous forme d’acides libres ou de leurs sels, facultativement en combinaison avec des co-monomères non ioniques choisis parmi le (méth)acrylamide, les esters hydroxyalkylés de l’acide (méth)acrylique et le N-vinyl-pyrrolidone.

5.                  Un procédé selon la revendication 1 ou la revendication 2, où le polymère hydrosoluble est non ionique.

6.                  Un procédé selon la revendication 5, où le polymère est formé d’un monomère ou de monomères choisi(s) à partir parmi le (méth)acrylamide, les esters hydroxyalkylés de l’acide (méth)acrylique et le N-vinyl-pyrrolidone.

7.                  Un procédé selon la revendication 1 ou la revendication 2, où le polymère hydrosoluble est cationique.

8.                  Un procédé selon la revendication 7, où le polymère est formé d’un monomère ou de monomères choisi(s) parmi le sel d’ammonium quaternaire de (méth)acrylate de diméthylaminoéthyle (DMAEA.MeCl), le chlorure de diméthyldiallylammonium (DADMAC) ou le chlorure d’acrylamido propyltriméthyl ammonium (APTAC), facultativement en combinaison avec des co-monomères non ioniques choisis parmi le (méth)acrylamide, les esters hydroxyalkylés de l’acide (méth)acrylique et le N-vinyl-pyrrolidone.

9.                  Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 8, où les particules solides dispersées sont minérales.

10.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 9, où le procédé englobe l’élimination des boues minières résiduaires d’une exploitation minéralurgique.

11.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 10 qui produit une géométrie d’amas.

12.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 11 qui englobe également une élimination mixte des particules solides grossières et fines sous forme de mélange homogène.

13.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 10 qui produit une géométrie d’amas, qui immobilise ensemble les fractions fines et grossières des solides dans la matière et où une plus grande force contribue à séparer l’eau de la matière par drainage par gravité.

14.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 13, où la substance est dérivée des résidus issus d’un procédé d’extraction des sables minéraux.

15.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 14, où les particules solides dispersées ont une taille inférieure à 100 microns.

16.              Un procédé selon la revendication 15, où au moins 80 % des particules ont une taille inférieure à 25 microns.

17.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 16, où la taille des particules solides dispersées présente une granulométrie bimodale de fractions fines et grossières, où le mode de la fraction fine est inférieur à 25 microns et le mode de la fraction grossière supérieur à 75 microns.

18.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 17, où la matière a une teneur en solides de 15 % à 80 % en poids.

19.              Un procédé selon la revendication 18, où la matière a une teneur en solides de 40 % à 70 % en poids.

20.              Un procédé selon la revendication 18, où la matière a une teneur en solides de 50 % à 70 % en poids.

21.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 20, comprenant la floculation dans une cuve d’une suspension aqueuse de solides qui forme une couche surnageante composée de liqueur aqueuse et une sousverse composée de solides épaissis qui forme la matière, où la couche surnageante est séparée de la sousverse, et où la sousverse contenant la matière particulaire s’écoule de la cuve, d’où la matière est ensuite pompée vers une zone de dépôt, où elle repose et se rigidifie, et où une quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée à la matière après floculation de la suspension et avant qu’on ne laisse reposer la matière.

22.              Un procédé selon la revendication 21, où des particules grossières humides ou sèches sont ajoutées à la sousverse de la cuve avant ou durant l’ajout d’une quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble.

23.              Un procédé selon la revendication 21 ou 22, où la matière est transférée vers une cuve de retenue avant d’être pompée jusqu’à la zone de dépôt.

24.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 23, où la matière est pompée vers un exutoire, où elle peut s’écouler à la surface d’une matière précédemment rigidifiée, et où elle peut reposer et se rigidifier pour former une pile.

25.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 24, où la quantité rigidiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée avec la matière avant une étape de pompage.

26.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 24, où la quantité rigidiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée avec la matière durant ou après une étape de pompage.

27.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 24, où la quantité rigidiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée avec la matière à la sortie de l’exutoire.

28.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 27, où la matière est déshydratée durant la rigidification et libère une liqueur.

29.              Un procédé selon la revendication 28, où la liqueur est recyclée vers un procédé de traitement minier.

30.              Un procédé selon la revendication 28 ou 29, où la pureté de la liqueur est rehaussée par l’ajout d’une solution aqueuse de polymère hydrosoluble.

31.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 28 à 30, où la liqueur contient des matières dissoutes précieuses et fait l’objet d’un traitement supplémentaire pour récupérer ou réutiliser les matières précieuses.

32.              Un procédé consistant à rigidifier une matière minérale tout en conservant la fluidité de la matière durant le transfert, où la matière formée d’un liquide aqueux et de particules solides dispersées est transférée, comme sousverse d’un épaississeur, vers une zone de dépôt, où elle repose, se rigidifie et libère un liquide aqueux, en combinant à la matière une quantité rigidifiante efficace d’un polymère hydrosoluble en solution aqueuse possédant une viscosité intrinsèque d’au moins 5 dl/g (mesuré dans 1 M NaCl à 25 °C), où le polymère hydrosoluble est anionique et formé d’un monomère ou d’un mélange de monomères hydrosoluble(s) ethylénique(s) insaturé(s), et où le polymère hydrosoluble est formé à partir d’un ou de plusieurs monomères choisi(s)s dans le groupe composé de l’acide (méth)acrylique, de l’acide allysulphonique et de l’acide sulfonique acrylique-2— acrylamido -2 — méthylpropane sous forme d’acides libres ou de leurs sels, facultativement en combinaison avec des co-monomères non ioniques choisis parmi le (méth)acrylamide, les esters hydroxyalkylés de l’acide (méth)acrylique et le N-vinyl-pyrrolidone.

33.              Un procédé selon la revendication 32, où le procédé englobe l’élimination des boues minières résiduaires d’une exploitation minéralurgique.

34.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 33, où la substance est dérivée des résidus issus d’un procédé d’extraction des sables minéraux.

35.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 33, où les particules solides dispersées ont une taille inférieure à 100 microns et où au moins 80 % des particules ont une taille inférieure à 25 microns.

36.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 33, où la taille des particules solides dispersées présente une granulométrie bimodale de fractions fines et grossières, où le mode de la fraction fine est substantiellement inférieur à 25 microns et le mode de la fraction grossière substantiellement supérieur à 75 microns.

37.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 36, où la matière a une teneur en solides de 15 % à 80 % en poids.

38.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 37 comprenant la floculation dans une cuve d’une suspension aqueuse de solides qui forme une couche surnageante composée de liqueur aqueuse et une sousverse composée de solides épaissis qui forme la matière, où la couche surnageante est séparée de la sousverse, et où la sousverse contenant la matière particulaire s’écoule de la cuve, d’où la matière est ensuite pompée vers une zone de dépôt, où elle repose et se rigidifie, et où une quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée à la matière après floculation de la suspension et avant qu’on ne laisse reposer la matière.

39.              Un procédé selon la revendication 38, où des particules grossières humides ou sèches sont ajoutées à la sousverse de la cuve avant ou durant l’ajout d’une quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble.

40.              Un procédé selon la revendication 38, où la matière est transférée vers une cuve de retenue avant d’être pompée jusqu’à la zone de dépôt.

41.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 40, où la matière est pompée vers un exutoire, où elle peut s’écouler à la surface d’une matière précédemment rigidifiée, et où elle peut reposer et se rigidifier pour former une pile.

42.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 41, où la quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée avec la matière avant une étape de pompage.

43.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 1 à 24, où la quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée avec la matière durant ou après une étape de pompage.

44.              Un procédé selon l’une la revendication 41, où la quantité rigidifiante efficace de polymère hydrosoluble en solution aqueuse est mélangée avec la matière à la sortie de l’exutoire.

45.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 44, où la liqueur est recyclée vers un procédé de traitement minier.

46.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 45, où la pureté de la liqueur est rehaussée par l’ajout d’une solution aqueuse de polymère hydrosoluble.

47.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 46, où la liqueur contient des matières dissoutes précieuses et fait l’objet d’un traitement supplémentaire pour récupérer ou réutiliser les matières précieuses.

48.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 47 qui produit une géométrie d’amas.

49.              Un procédé selon l’une quelconque des revendications 32 à 48 qui englobe une élimination mixte des particules solides grossières et fines sous forme de mélange homogène.

50.              Un procédé selon la revendication 49 qui produit une géométrie d’amas et où une plus grande force contribue à séparer l’eau de la matière par drainage par gravité.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T -1749-11

 

INTITULÉ :

SNF INC. c CIBA SPECIALTY CHEMICALS WATER TREATMENTS LIMITED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario);

manchester ET londRES, ROYAUME‑UNI

 

DATES DE L’AUDIENCE :

lES 29 ET 30 SeptembRe, LES 1er, 2, 7, 9, 14, 15, 16, 17, 20, 21, 22, 23 ET 27 OCTOBRE AINSI QUE LES 5 ET 6 NOVEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Ron Dimock

Michael Crinson

Cristina Mihalceanu

Michal Kasprowicz

 

pour la demanderesse

 

Scott Jolliffe

James Buchan

Kevin Sartorio

Laurent Massam

David Potter

Charlotte McDonald

 

pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dimock Stratton LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Gowling Lafleur Henderson LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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