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Date : 20150819


Dossier : T-1832-14

Référence : 2015 CF 989

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 19 août 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

VIA RAIL CANADA INC.

demanderesse

et

MARCIA CANNON

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision [décision] datée du 16 juillet 2014 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] a décidé de se pencher sur une plainte [plainte] déposée par la défenderesse, laquelle allègue avoir fait l’objet d’une différence de traitement préjudiciable dans la fourniture d’un service par VIA Rail Canada Inc. [VIA, la demanderesse].

II.                Faits et historique procédural

[2]               La défenderesse, qui se définit comme étant une personne transgenre, a initialement communiqué avec la Commission des droits de la personne en avril 2012 à propos d’un incident survenu dans les toilettes d’une gare de VIA à London, en Ontario, alors qu’un employé de VIA aurait agi de manière discriminatoire, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6.

[3]               Le présent contrôle judiciaire vise la procédure suivie pour traiter la plainte jusqu’à maintenant et non le bien-fondé de la plainte.

[4]               De manière générale, la demanderesse soutient avoir entamé un processus de médiation préventive après s’être fiée à de fausses déclarations, tant de la défenderesse que de la Commission, et qu’elle a été injustement entraînée dans un processus de règlement extrajudiciaire des différends [RED].

[5]               Le 23 octobre 2012, VIA a avisé la Commission qu’elle souhaitait entreprendre un processus de médiation préventive. Cette demande était, au vu de la preuve dont je dispose, fondée sur le fait qu’ (i) aucune plainte ne lui avait été signifiée, et que (ii) la médiation visait à régler l’affaire et à ainsi éviter la procédure relative aux plaintes.

[6]               L’entente de médiation préventive, signée par toutes les parties avant la première des séances de RED, le 13 décembre 2013, dispose :

[traduction]

« Les participants ont convenu de se rencontrer volontairement pour tenter de régler entre eux certaines questions qui les préoccupent. La Commission offre ses services de médiation pour aider les participants à régler les questions rapidement et de façon informelle. Les participants comprennent qu’aucune plainte n’a été déposée auprès de la Commission en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[…]

8.         Si l’affaire n’est pas résolue par la médiation, les participants comprennent qu’ils pourront déposer une plainte en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Les participants savent qu’aux termes de l’alinéa 41e) de la Loi, la Commission peut refuser de traiter des plaintes déposées plus d’un an après l’acte discriminatoire présumé. » (Dossier de la demanderesse [DD], aux pages 45 et 46) (Je souligne.)

[7]               À la fin de chacune des deux premières séances de médiation préventive, tenues le 13 décembre 2012 et le 15 avril 2013 respectivement, la défenderesse a demandé plus de temps pour la médiation. Il ressort de la preuve, les deux fois, que le représentant légal de la défenderesse a fait allusion au délai d’un an prévu par la Loi pour le dépôt d’une plainte et a demandé plus de temps pour procéder à la médiation, malgré l’expiration imminente de ce délai. La deuxième fois, à la fin de la séance du 15 avril 2013, le représentant de la défenderesse a fait allusion à l’expiration imminente — le 22 avril 2013 — du délai prévu pour le dépôt d’une plainte (DA, aux pages 18 et 19).

[8]               Les parties ont donné suite à une entente verbale de ne pas déposer de plainte quant au respect du délai de dépôt, dans des courriels datés au 15 avril et du 8 mai 2013. Ces courriels confirmaient que VIA s’engageait à ne pas s’opposer au dépôt d’une plainte, dans la mesure où celle-ci était déposée au plus tard le 30 juin 2013 (DA, aux pages 49 et 51).

[9]               En fin de compte, les parties n’ont pas été en mesure de régler l’affaire au moyen de la médiation préventive.

[10]           Le 30 juin 2013, date limite qui avait été négociée, aucune plainte n’avait été déposée auprès de la Commission. Cependant, le 6 août 2013, la Commission a signifié à VIA une copie de la plainte de la défenderesse, déclarant qu’elle l’avait reçue le 1er août 2013 (DA, aux pages 56 à 58).

[11]           Le 6 septembre 2013, VIA s’est opposée au fait que la Commission avait statué sur la plainte sur le fondement de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, lequel dispose :  

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :  

[...]

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

III.             Décision

[12]           Le 7 mai 2014, la Commission a produit un rapport relatif aux articles 40 et 41 [rapport] en ce qui concerne la plainte. Ce rapport indique que la plainte avait été reçue dans une forme acceptable pour la Commission le 1er août 2012, qu’elle avait été estampillée au moyen d’un timbre dateur par la Commission à cette même date et que, par conséquent, aucune question liée à l’alinéa 41(1)e) de la Loi n’était soulevée (DA, pages 79 à 80 et 83 à 84).

[13]            Quand elle a signifié la plainte à la défenderesse (DA, page 84), la Commission a dit qu’il serait approprié de modifier le résumé de la plainte de manière à indiquer que la Commission avait reçu la plainte le 1er août 2012, et non le 1er août 2013, comme elle l’avait dit au départ.  

[14]           Subsidiairement, la Commission a conclu que, si la plainte avait été déposée après l’expiration du délai prévu, il convenait en l’espèce d’exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la plainte (DA, page 86).

[15]           Dans une lettre datée du 5 juin 2014 et rédigée pour répondre au rapport de la Commission, la demanderesse énonce les raisons pour lesquelles elle s’oppose aux conclusions du rapport relatif aux articles 40 et 41 et soumet à l’attention de la Commission (i) des éléments de preuve contradictoires qui démontrent que, dans les faits, aucune plainte n’a été déposée auprès de la Commission pendant la médiation, (ii) les déclarations expresses de la défenderesse à cet effet, et (iii) les garanties et les déclarations de la Commission à ce même effet (DA, pages 89 à 93).

[16]           Le 16 juillet 2014, la Commission a rendu sa décision dans laquelle elle confirmait la conclusion formulée dans son rapport, à savoir qu’elle avait décidé de statuer sur la plainte. Cette décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

IV.             Norme de contrôle

[17]           La demanderesse soutient que la Commission a manqué à ses obligations en matière d’équité procédurale et d’attentes légitimes en concluant qu’elle avait déjà accepté d’enquêter sur la plainte de la défenderesse en vertu de l’article 40 de la Loi, même si elle avait antérieurement assuré aux parties qu’elle n’avait accepté aucune plainte. La norme qu’il convient d’appliquer aux questions se rapportant au fait que la Commission n’a pas observé les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale est celle de la décision correcte. Cette norme s’applique aussi au deuxième motif de contrôle, soit la question de savoir si la Commission a choisi le critère approprié lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire de statuer sur une plainte déposée hors délai (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43; B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, au paragraphe 24).

V.                Analyse

[18]           La Commission est tenue de mener ses enquêtes à l’étape préliminaire de la procédure relative aux plaintes de manière neutre et rigoureuse afin de satisfaire à ses obligations d’équité procédurale (Hebert c Canada (Procureur général), 2008 CF 969, au paragraphe 18 [Herbert]).

[19]           Comme je l’ai expliqué précédemment, la demanderesse a été amenée à croire qu’aucune plainte n’avait été déposée auprès de la Commission au moment où elle participait au processus de règlement extrajudiciaire des différends. La Commission a offert à la demanderesse la possibilité de faire part de ses inquiétudes, ce que VIA a fait en détail dans sa lettre de 14 pages datée du 5 juin 2014. Toutefois, la Commission les a ignorées ou laissées de côté dans sa décision. Notre Cour a précédemment conclu qu’il était problématique de faire abstraction de divergences importantes :

[26]      […] Cependant, lorsque ces observations font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, on ne peut que conclure que la Commission n’a pas du tout pris en considération ces observations […] (Hebert, au paragraphe 26)

[20]           À mon avis, il était inéquitable sur le plan procédural que la Commission indique qu’elle n’avait pas accepté de plainte, ce qui a naturellement amené VIA à agir en fonction de cette indication, pour ensuite faire volte-face et adopter une position diamétralement opposée (Huggins c Société canadienne des postes, 2005 CF 665, au paragraphe 18; Centre hospitalier Mont-Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, aux paragraphes 101 à 117).

[21]           Enfin, VIA soutient que lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai pour statuer sur une plainte déposée hors délai, la Commission doit s’assurer que la plainte mérite de faire l’objet d’une enquête. Compte tenu de mes préoccupations au sujet de l’équité procédurale en l’espèce, je n’ai pas à répondre à cet argument.

VI.             Réparation

[22]           À l’audience, la demanderesse a demandé à la Cour de rendre une ordonnance de la nature d’un verdict imposé puisqu’il serait inutile de renvoyer l’affaire à la Commission (Giguère c Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, au paragraphe 29 [Giguère]; Conseil de la bande de Pictou Landing c Canada (Procureur général), 2013 CF 342, au paragraphe 120 [Pictou].

[23]           L’avocat de VIA a reconnu que cette réparation n’avait pas été le point central des actes de procédures. J’ai donc donné aux parties la possibilité de déposer des observations postérieures à l’audience seulement sur la question de la réparation. Les deux parties ont ainsi déposé des observations écrites à ce sujet, que j’ai attentivement examinées.

[24]           Selon la demanderesse, peu importe que l’on applique le critère énoncé dans la jurisprudence (Giguère, Pictou) ou le recours prévu dans notre loi principale (alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales (LRC, 1985, c F-7)), une seule interprétation ou conclusion est possible : il serait inutile de renvoyer l’affaire au tribunal (voir aussi Canada (Procureur général) c Cruden, 2013 CF 520, au paragraphe 85).

[25]           Bien entendu, la défenderesse soutient le contraire. Madame Cannon affirme d’abord que, sur le plan procédural, la demanderesse ne devrait pas pouvoir, en vertu de l’alinéa 301d) des Règles des Cours fédérales, obtenir une réparation qui n’est pas indiquée dans les actes de procédure (J.P. Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, au paragraphe 38). La défenderesse affirme qu’il est justifié d’enquêter sur sa plainte, laquelle soulève également une question d’intérêt public général. Le verdict imposé aurait effectivement pour effet de mettre fin aux procédures et la défenderesse perdrait la possibilité de voir ses plaintes entendues par la Commission (Société Radio-Canada c Judge, 2002 CFPI 319, au paragraphe 77 [SRC]).

[26]           En outre, elle soutient qu’elle ne devrait pas être punie pour les erreurs de la Commission (SCR, au paragraphe 77).

VII.          Conclusion

[27]           Vu l’importance des droits en cause, je conviens avec la défenderesse qu’il serait inapproprié de rendre un verdict imposé en l’espèce (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114, à la page 1134). Cependant, compte tenu de mes conclusions quant aux violations de l’équité procédurale, je vais accorder la réparation sollicitée par la demanderesse à titre subsidiaire. La décision d’enquêter sur la plainte devrait être annulée et l’affaire renvoyée à la Commission afin qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs. Comme elle a remédié à la violation de l’équité procédurale dont il est question précédemment, la Commission peut exercer son pouvoir discrétionnaire de donner suite à la plainte comme elle l’entend (Association des pilotes d’Air Canada c McLellan, 2012 CF 591, au paragraphe 11).


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision de la Commission canadienne des droits de la personne datée du 16 juillet 2014 est annulée.

3.      L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

4.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1832-14

 

INTITULÉ :

VIA RAIL CANADA INC. c MARCIA CANNON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 MAI 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Y. Monica Song

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Pour son propre compte

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dentons Canada S.E.N.C.R.L.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Pour son propre compte

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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