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Date : 20150818


Dossier : T-88-14

Référence : 2015 CF 984

Ottawa (Ontario), le 18 août 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MARIO GALIPEAU

Demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur conteste, par la voie d’une demande de contrôle judiciaire instituée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, une décision, datée du 18 novembre 2013, aux termes de laquelle le Chef d’état-major de la Défense (le Chef d’état-major), en sa qualité d’autorité de dernière instance de la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes prévue à l’article 29.11 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C., 1985, ch. N-5 (la Loi), rejetait son grief relatif à la rémunération qu’il aurait dû, selon lui, toucher lors de son réenrôlement dans les Forces canadiennes à l’été 2009.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

II.                Contexte

[3]               Les faits de ce dossier sont assez simples.

A.                Le réenrôlement

[4]               Le demandeur joint les Forces canadiennes en avril 1982.  En juillet 1990, il est libéré pour des raisons médicales.  En 2006, il entreprend des démarches pour être réenrôlé.  Ces démarches aboutissent en juillet 2009 lorsqu’il se fait offrir, par le Détachement de Sherbrooke du Groupe de recrutement des Forces canadiennes (le Groupe de recrutement), un poste de conducteur de matériel mobile de soutien.  L’offre prévoit qu’il sera rémunéré au grade de caporal, à l’échelon ES 4.

[5]               Étonné de l’offre, parce qu’il s’attend à être réenrôlé au grade de soldat, avec la solde correspondante, puisque sa dernière expérience militaire remonte à plus de 19 ans, le demandeur requiert que ce volet de l’offre soit vérifié.  Le 9 août 2009, il reçoit un message d’enrôlement qui confirme l’offre de réenrôlement au grade de caporal, avec solde à l’échelon ES 4.  Il accepte l’offre.

[6]               Dans les jours qui suivent, le Groupe de recrutement réalise que le demandeur n’a effectivement pas droit à la rémunération indiquée dans le message d’enrôlement du 9 août 2009 puisque selon les Politiques de rémunération alors en vigueur, le service antérieur du demandeur, considérant qu’il remonte à plus de 5 ans, ne peut être pris en compte dans la fixation de sa rémunération.  Le 28 août 2009, deux jours avant qu’il n’entreprenne son entraînement de base, les ajustements nécessaires sont apportés et un nouveau message d’enrôlement, prévoyant une rémunération au grade de soldat recrue à l’échelon ES 1, est transmis au demandeur.  Ce dernier, qui est alors en congé sans solde, accepte l’offre modifiée et entreprend son entraînement, comme prévu, à l’École de leadership et de recrues des Forces canadiennes à St-Jean-sur-Richelieu, au Québec.  Il commence à être rémunéré à compter de ce moment.

B.                 Le grief

[7]               Le 26 juin 2010, le demandeur dépose, suivant la procédure prévue à l’article 29.11 de la Loi, un grief aux termes duquel il conteste la décision de modifier les termes de l’offre d’enrôlement initiale prévoyant une rémunération au grade de caporal à l’échelon ES 4.  Il estime que les Forces canadiennes étaient tenues de respecter les termes de ladite offre et réclame une réparation sous forme d’un remboursement de la différence entre la solde de caporal et celle de soldat recrue qu’il reçoit depuis son réenrôlement.

[8]               Le 19 janvier 2012, le grief est rejeté au premier palier dudit processus.  L’on juge que la rémunération au grade de soldat recrue à l’échelon ES 1, est celle qui s’imposait aux termes de la politique édictée dans les Directives (du Conseil du Trésor) portant sur la rémunération et les avantages sociaux applicables aux Forces canadiennes (DRAS).  En particulier, l’autorité de grief initiale confirme que le service antérieur du demandeur au sein des Forces canadiennes ne peut être considéré comme du service admissible aux fins du calcul de la rémunération puisqu’il remonte à plus de cinq ans et que le demandeur n’a pas fait la preuve qu’il a conservé, pendant son interruption de service, des compétences ou qualifications jugées valables du point de vue militaire.

[9]               La disposition pertinente de la DRAS – la directive 204.015(4)(a) – se lit comme suit :

204.015(4) (Exclusion) Sont exclus de la période de service donnant droit aux échelons de solde les périodes et congé suivants :

204.015(4) (Exception) Qualifying service for pay increments does not include:

a. toute période de service antérieure à une interruption continue de plus de cinq ans au cours de laquelle l'officier ou le militaire du rang n'a accompli aucune période de service au titre de l'alinéa 3, à moins qu'il n'ait conservé, pendant la période d'arrêt, les compétences ou qualifications pertinentes que le Chef d'état-major de la Défense ou tout officier qu'il désigne, juge valables du point de vue militaire;

a. any service prior to a continuous interruption of more than five years during which no service designated in paragraph (2) was performed, unless the member during the period of the interruption has maintained relevant skills or qualifications considered by the Chief of the Defence Staff, or any officer designated by the Chief of the Defence Staff, to be of military value

C.                Le renvoi au Comité externe d’examen des griefs militaires et la recommandation du Comité

[10]           Le 16 février 2012, le demandeur, insatisfait de la décision de premier palier, soumet son grief au Chef d’état-major.  Toutefois, comme le grief porte sur une question relative à la solde, le dossier, par l’effet combiné de l’article 29.12 de la Loi et de l’alinéa 7.12(1)(c) des Ordonnances et règlements royaux des Forces canadiennes, est d’abord référé au Comité externe d’examen des griefs militaires, un comité créé en vertu de l’article 29.16 de la Loi et chargé, suivant l’article 29.2 de la Loi, d’examiner les griefs dont il est saisi et de transmettre par écrit au Chef d’état-major et au plaignant ses conclusions et recommandations (le Comité).

[11]           Le 29 mai 2012, le Comité produit son rapport et recommande au Chef d’état-major d’accueillir le grief et de prendre les mesures nécessaires afin que le dossier du demandeur soit acheminé au Directeur, Réclamations et Contentieux des Affaires civiles, afin qu’il soit examiné comme une potentielle réclamation contre la Couronne pour non-respect d’engagement.

[12]           Bien qu’il reconnaisse que, sur la base de son service militaire antérieur, le demandeur se devait, suivant les dispositions de la DRAS, d’être réenrôlé au grade de soldat avec rémunération à l’échelon ES 1, le Comité se dit néanmoins d’avis que les Forces canadiennes doivent accepter la responsabilité liée au fait que le demandeur s’est réenrôlé sur la base d’une promesse brisée, situation qui, dans le contexte d’une poursuite civile pour rupture de contrat, pourrait, suivant le Comité, donner ouverture à une condamnation à des dommages et intérêts en faveur du demandeur.

D.                La décision du Chef d’état-major

[13]           Le 18 novembre 2013, le Chef d’état-major, qui, suivant le paragraphe 29.13(1) de la Loi, n’est pas lié par les conclusions et recommandations du Comité, se dit en désaccord avec la recommandation du Comité et rejette le grief du demandeur.  En particulier, il note :

  1. Que le demandeur s’est réenrôlé après une interruption de service d’une durée de 19 ans;
  2. Qu’aux termes de la DRAS, le service antérieur d’un militaire qui se réenrôle ne peut être considéré comme du service admissible aux fins du calcul de sa rémunération lorsque l’interruption de service excède 5 ans, qu’aucun service n’est effectué pendant la période d’interruption et que le militaire ne démontre pas avoir conservé les compétences ou qualifications pertinentes à la pratique de sa nouvelle profession militaire;
  3. Que c’est le cas du demandeur;
  4. Que l’autorité chargée de l’enrôlement, en l’occurrence le Groupe de recrutement, qui a la responsabilité d’évaluer le grade et des qualifications des candidats ayant du service antérieur, a commis une erreur dans l’évaluation du service antérieur du demandeur, laquelle s’est répercutée sur l’offre de réenrôlement du 9 août 2009;
  5. Que cette erreur a nécessité des mesures correctives immédiates puisque le demandeur était éligible à recevoir non pas un grade de caporal à un échelon ES 4, mais plutôt un grade de soldat recrue à l’échelon ES 1;
  6. Que ces mesures ont été communiquées sans délai au demandeur alors qu’il était en congé sans solde et qu’elles ont été acceptées par ce dernier avant qu’il n’amorce son entraînement de base; et
  7. Que s‘il l’avait souhaité, il aurait pu, après avoir pris connaissance de ces mesures, être libéré des Forces canadiennes, sans effets négatifs.

[14]           Le Chef d’état-major en a conclu que la correction apportée à l’offre de réenrôlement du 9 août 2009 était raisonnable et conforme aux directives en vigueur dans les Forces canadiennes et qu’en conséquence, il n’était pas disposé à faire droit au grief du demandeur et à lui accorder le redressement recherché.

E.                 Les récriminations du demandeur à l’encontre de la décision du Chef d’état-major

[15]           Le demandeur reproche au Chef d’état-major de ne pas avoir expliqué pourquoi il n’a pas suivi la recommandation du Comité et de s’en être tenu, ce faisant, à une interprétation littérale des conditions d’enrôlement.  En outre, il prétend que le Chef d’état-major n’a pas tenu compte du fait que son réenrôlement a pris effet le 9 août 2009 et qu’il aurait donc pu s’exposer à des sanctions disciplinaires s’il avait refusé d’accepter l’offre de réenrôlement modifiée qui lui a été communiquée à la fin août, avant qu’il ne commence son entraînement.

[16]           Le demandeur soutient également que le Chef d’état-major, en rendant sa décision, n’a fait qu’approuver la recommandation d’un subalterne et qu’il a, par le fait même, fait défaut d’exercer sa compétence.

[17]           Il demande à la Cour : (i) d’ordonner au Chef d’état-major de rendre une décision « motivant les raisons pour lesquelles il ne suit pas la recommandation du comité des griefs »; (ii) de réserver ses recours « en ce qui a trait au dommage subi par les gestes découlant de la décision »; et (iii) d’ordonner « que le jugement soit versé au dossier personnel du demandeur avec ordonnance de donner suite afin de rendre conforme la progression de carrière du demandeur au jugement ».

III.             Question en litige et norme de contrôle

[18]           Il s’agit de déterminer ici si le Chef d’état-major, en concluant comme il l’a fait et de la manière dont il l’a fait, a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[19]           Le demandeur ne discute pas dans son mémoire de la norme de contrôle applicable à la résolution de cette question.  Le défendeur, pour sa part, plaide que la norme applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[20]           Le défendeur a raison.  Il est effectivement bien établi par la jurisprudence de la Cour que les décisions du Chef d’état-major prises dans le cadre du processus de règlement des griefs mettent en cause, comme c’est le cas en l’espèce, des questions mixtes de fait et de droit et sont assujetties, en conséquence, à la norme de la décision raisonnable (Jones c Canada (Procureur général), 2009 CF 46 au para 23, 339 FTR 202; Zimmerman c Canada (Procureur général), 2009 CF 1298, au para 25; McIlroy c Canada (Procureur général), 2011 CF 149 para 29; Birks c Canada (Procureur général), 2010 CF 1018 aux paras 25-27, 375 FTR 83; Rompré c Canada (Procureur général), 2012 CF 101 au para 23; Lampron c Canada (Procureur général), 2012 CF 825, au para 27; Osterroth c Chef d’état-major de la Défense, 2014 CF 438, au para 18; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 62 [2008] 1 RCS 190, au para 47).

[21]           Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des décisions du Chef d’état-major et n’interviendra, par conséquent, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47 [Dunsmuir]).

[22]           La même norme s’applique lorsqu’il s’agit de déterminer si la décision du Chef d’état-major est suffisamment motivée puisque cette question requiert que la décision soit examinée sous l’angle des exigences de l’article 29.13(2) de la Loi, lequel stipule que s’il choisit de s’écarter des conclusions et recommandations du Comité, le Chef d’état-major doit motiver son choix.  Comme l’a rappelé le juge Richard Boivin, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Zimmerman, précitée, dans un tel contexte, cette question en est une « mixte de fait et de droit susceptible de contrôle en vertu de la norme de la raisonnabilité » (Zimmerman, au para 26).

IV.             Analyse

A.                La décision du Chef d’état-major et la recommandation du Comité

[23]           Tel qu’indiqué précédemment, le Chef d’état-major n’est pas lié par les conclusions et recommandations du Comité.  Toutefois, lorsqu’il rend une décision qui s’écarte desdites conclusions et recommandations dans un cas donné, il doit, suivant le paragraphe 29.13(2) de la Loi, motiver sa décision.

[24]           Il est utile de rappeler, à ce stade-ci, qu’il suffit, pour satisfaire à l’obligation de motiver dans le cadre d’une analyse fondée sur la norme de la raisonnabilité, que les motifs de la décision du décideur administratif permettent de comprendre le fondement de la décision, sans qu’il soit nécessaire d’y retrouver une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à la conclusion finale.  C’est du moins ce que nous rappelle la Cour suprême du Canada dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 :

[16]  Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision.  Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391).  En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[25]           Ici, je suis d’avis que les motifs de la décision du Chef d’état-major permettent de comprendre pourquoi la recommandation du Comité n’a pas été suivie et de déterminer que la conclusion de rejeter le grief du demandeur fait partie des issues possibles acceptables.

[26]           D’une part, il y a consensus entre le Chef d’état-major et le Comité sur le fait que le demandeur, compte tenu de son expérience militaire antérieure, se devait d’être réenrôlé au grade de soldat recrue à l’échelon ES 1.  Comme les deux instances l’ont souligné, le demandeur n’a pas démontré en quoi son expérience antérieure permettait d’accélérer sa qualification pour le poste qui lui a été offert en août 2009, faisant en sorte que le Groupe de recrutement était dès lors bien fondé de considérer le demandeur comme un candidat n’ayant jamais servi au sein des Forces canadiennes.

[27]           Il est d’ailleurs important de rappeler à cet égard que c’est exactement ce que le demandeur avait à l’esprit lorsqu’il a entrepris ses démarches pour être réenrôlé.  Comme il l’a indiqué au Comité, il était d’avis, « durant la quasi-totalité de la période de ses démarches d’enrôlement », qu’il devrait « tout recommencer du début » puisque « son expérience antérieure dans les FC remontait à plus de 19 ans ».

[28]           Sur ce plan, il y a concordance parfaite entre les conclusions du Comité et la décision du Chef d’état-major.  Comme la Cour l’a soulignée dans l’affaire Codrin c Canada (Procureur général), 2011 CF 100, au para 62, suivant le paragraphe 35(1) de la Loi, les taux de solde des militaires sont établis par le Conseil du Trésor et rien dans la Loi ou encore dans les Ordonnances et règlements royaux des Forces canadiennes, ne confère au Chef d’état-major le pouvoir d’autoriser un taux de rémunération autre que celui applicable aux termes des directives du Conseil du Trésor, en l’occurrence, la DRAS.

[29]           En somme, le demandeur, aux termes de la législation, des politiques et des directives régissant son rapport aux Forces canadiennes, n’avait droit, comme rémunération, qu’à la solde payable aux soldats, à l’échelon ES 1.  Cela est incontestable et, je pense, incontesté.

[30]           Bien qu’étant conscient « que la relation entre les Forces canadiennes et les militaires n’est pas de nature contractuelle » et qu’une fois enrôlé, un militaire « prend un engagement unilatéral de servir en contrepartie duquel la Couronne n’assume aucune obligation », le Comité a néanmoins jugé que ces principes ne s‘appliquaient pas à un « candidat » à l’enrôlement, avec comme résultat que les promesses faites dans le cadre du processus d’enrôlement engageaient contractuellement les Forces canadiennes.

[31]           Le Chef d’état-major a exprimé son désaccord avec le Comité sur ce point en opinant que lorsque le demandeur a accepté l’offre de réenrôlement modifiée, il n’était plus un candidat au réenrôlement, mais bien un membre en bonne et due forme des Forces canadiennes et qu’il lui était dès lors loisible d’obtenir sa libération, sans effets négatifs pour lui, si les nouveaux termes de service ne lui convenaient pas. Or, le Chef d’état-major a noté que le demandeur avait plutôt choisi d’accepter ses nouveaux termes de service, lesquels lui ont été communiqués dès que  l’erreur commise par le Groupe de recrutement a été découverte et avant même qu’il ne commence son entraînement de base.

[32]           L’argument du demandeur voulant qu’il se soit exposé à des sanctions disciplinaires s’il avait refusé les nouveaux termes de service ne trouve aucun appui dans la preuve.  Ni le grief qu’il a logé ni les renseignements qu’il a fournis au Comité ne laissent entrevoir, de près ou de loin, une réticence de cette nature à refuser l’offre de réenrôlement modifiée.  La preuve devant le Comité pointe plutôt dans une direction opposée.  Les notes d’entrevue consignées par le Comité  indiquent en effet ce qui suit :

Incidence de l’erreur

J’ai demandé au plaignant si, lorsqu’il a été avisé qu’il recevrait plutôt une solde de soldat recrue, il a souhaité demandé sa libération.  Le plaignant a répondu que non, qu’il souhaite demeurer dans les FC malgré la solde qu’il reçoit actuellement.  Il a mentionné être satisfait de son emploi.  Je lui ai mentionné qu’il avait indiqué qu’il ne se serait pas engagé, n’eut été de la solde de caporal.  Il a réitéré ne pas vouloir quitter les FC, mais a cependant insisté que les FC devraient respecter l’engagement initial qu’elles ont pris à son égard.

[33]           Bref, je suis satisfait que le Chef d’état-major a expliqué de manière satisfaisante et intelligible sa décision de s’écarter des conclusions et recommandations du Comité et que sa conclusion voulant que la correction apportée à l’offre d’enrôlement du 9 août 2009 était raisonnable et conforme aux directives régissant les rapports entre les Forces canadiennes et leurs membres appartient aux issues possibles acceptables en regard des faits et du droit.  Au final, le demandeur a accepté des termes de services conformes aux dites directives et à ce qu’il s’attendait de se faire offrir « durant la quasi-totalité de la période de ses démarches d’enrôlement », et ce, pour un emploi qu’il souhaitait occuper et qu’il n’a jamais vraiment envisagé abandonner malgré l’imbroglio entourant l’offre de réenrôlement initiale.  C’est, je pense, de cette façon qu’il faut comprendre la décision du Chef d’état-major.

[34]           Par ailleurs, je me permets d’exprimer de sérieux doutes sur la conclusion du Comité, fondée sur le droit des contrats, voulant que les Forces canadiennes aient une obligation morale, sinon juridique, de fournir une mesure de réparation au demandeur en raison de cet imbroglio.  Même en acceptant qu’en certaines circonstances, il puisse se créer un lien de nature contractuelle entre un « candidat » à l’enrôlement et les Forces canadiennes, ce sur quoi je ne me prononce pas, il y a lieu de s’interroger ici sur le préjudice réellement subi par le demandeur.

[35]           À cet égard, le cas du demandeur a peu à voir avec les situations préjudicielles identifiées par le Comité pour justifier la reconnaissance d’un droit à des mesures de réparation issue du droit des contrats lorsqu’une personne s’enrôle dans les Forces canadiennes sous la foi de représentations erronées.

[36]           En effet, d’une part, le demandeur a indiqué, dans son grief, que le grade et la solde de caporal à l’échelon ES-4 était « quelques-unes des raisons qui ont motivé mon réengagement », signifiant par là qu’il ne s’agissait pas de la considération principale l’ayant mené à solliciter son réenrôlement, comme en fait foi le fait que pendant les trois ans qu’ont duré ses démarches en ce sens, il ait toujours pensé qu’il recevrait la solde de soldat recrue.  Il devient dès lors difficile de conclure, comme l’a fait le Comité, que le demandeur se soit réenrôlé dans les Forces canadiennes « sur une base erronée, une promesse brisée ».

[37]           D’autre part, le demandeur, lorsque ses termes de service ont été ajustés en fonction de ce que la DRAS prévoyait pour le réenrôlement de gens dans sa situation, avait l’option de demander sa libération et de l’obtenir sans effets préjudiciables.  Or, il a préféré conserver son emploi puisqu’il en était satisfait.  Par ailleurs, même en supposant qu’il ait délaissé un emploi civil pour accepter celui qu’on lui a proposé en juillet 2009, ce que la preuve ne révèle pas clairement, le demandeur cherchait à être réenrôlé depuis 2006 et s’attendait à l’être à une solde de soldat recrue.  C’est donc dire qu’il est raisonnable de penser qu’il aurait accepté une offre qui lui aurait été faite à ces conditions et qu’il aurait délaissé, même à ces conditions, son emploi civil.

[38]           Finalement, la preuve au dossier révèle que le demandeur n’a pas eu à réinstaller sa famille suite à son réenrôlement et qu’il n’a pas eu à rembourser de trop-payés puisque ses termes de services ont été corrigés avant même qu’il ne débute son entraînement et qu’il ne commence à recevoir sa solde, faisant en sorte qu’il n’a pas eu à subir une baisse de qualité de vie en raison de la double déduction de revenu qu’il aurait pu autrement encaisser s’il avait touché la solde de caporal à l’échelon ES 4 pendant un certain temps avant que l’erreur ne soit découverte.

[39]           En fait, le « préjudice » subi par le demandeur prend ici la forme du manque à gagner associé au non-versement d’un niveau de rémunération auquel il n’avait par ailleurs manifestement pas droit et auquel il avait toujours pensé ne pas avoir droit.  Dans les circonstances particulières de la présente affaire, je ne peux y voir là de situation préjudiciable pour le demandeur.  Le Comité a ici, ceci dit avec égards, manqué dans la nuance.

[40]           Le demandeur plaide que cette situation a aussi retardé sa progression de carrière.  D’une part, il ne s’en est pas plaint, que ce soit dans son grief, devant le Comité, ou à toute autre étape de la procédure de grief, sa principale – et seule – récrimination était strictement d’ordre monétaire.  D’autre part, le même raisonnement vaut tout autant pour la solde que pour le grade : le demandeur n’avait pas droit au grade de caporal lors de son réenrôlement et ne s’attendait pas, lors de ses trois années de démarches en vue de réintégrer les Forces canadiennes, à être réenrôlé à ce niveau.  Encore là, je ne peux y voir une situation préjudiciable pour le demandeur.

[41]           Ce premier moyen à l’encontre de la décision du Chef d’état-major est donc rejeté.

B.                 Le Chef d’état-major n’a pas fait défaut d’exercer sa compétence

[42]           Le demandeur soutient ici que le Chef d’état-major a fait défaut d’exercer sa compétence dans la mesure où il n’aurait fait qu’approuver la recommandation d’un subalterne quant à la décision à rendre eu égard à son grief.

[43]           Ce moyen doit également échouer.  Comme le défendeur le souligne dans son mémoire, l’argument du demandeur est, d’une part, purement spéculatif, aucune preuve ne venant étayer l’hypothèse que le Chef d’état-major s’en soit, en tout ou en partie, remis au jugement de son subalterne sans qu’il se penche lui-même sur le dossier.  D’ailleurs, comme le note également le défendeur, les motifs de la décision du Chef d’état-major sont plus détaillés que la note de service préparée par le subalterne.

[44]           D’autre part, dans une organisation aussi complexe et imposante que les Forces canadiennes, il est dans l’ordre des choses, pour son premier dirigeant, de recevoir l’appui de ses subalternes dans l’exercice de ses fonctions.  Autrement, la tâche serait impossible, comme l’a rappelé la Cour dans l’affaire Armstrong v Gendarmerie Royale du Canada, [1994] 2 RFC 356.  Dans cette affaire, l’on reprochait au Commissaire de la Gendarmerie Royale du Canada, qui avait été appelé à statuer sur un appel interne en matière de congédiement, d’avoir délégué sa fonction décisionnelle et, donc, de ne pas avoir rendu lui-même la décision.  Le juge Rothstein, maintenant juge à la Cour suprême du Canada, citant l’arrêt Khan c Collège of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 9 OR (3d) 641 (C.A.), de la Cour d’appel de l’Ontario, a décrit en ces termes les réalités du processus décisionnel moderne et les principes directeurs qui sous-tendent sa mise en œuvre :

[54]  Dans l'affaire Khan v. College of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 1992 CanLII 2784 (ON CA), 9 O.R. (3d) 641 (C.A.), le juge Doherty de la Cour d'appel de l'Ontario a bien résumé les principes directeurs permettant d'établir si la participation au processus décisionnel de personnes qui n'ont aucun pouvoir de décision est ou non opportune et dans quelle mesure elle l'est. Il s'est exprimé en ces termes aux pages 672 et 673:

[traduction] S'agissant du processus de rédaction, il n'existe aucune méthode ou procédure particulière qui soit susceptible de s'appliquer uniformément au très vaste éventail décisionnel pour déterminer si la participation au processus de rédaction de personnes qui n'ont aucun pouvoir de décision a compromis l'équité des procédures ou l'intégrité du processus. La nature des procédures, les questions qu'elles soulèvent, la composition du tribunal, le libellé de la loi habilitante, la structure qui soutient le tribunal, la charge de travail de celui-ci et d'autres facteurs auront une incidence sur l'évaluation de la validité des procédures utilisées dans la rédaction des motifs. Il ne saurait être question d'imposer la norme judiciaire de rédaction à tous les organismes et tribunaux: IWA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., précité, aux p. 323 et 324 R.C.S., p. 342 et 343 O.A.C.

Il faut aussi reconnaître qu'en raison de l'ampleur et de la complexité du processus décisionnel moderne, il est pratiquement obligatoire de faire appel à des sources "extérieures" au cours du processus de rédaction. De nos jours, la rédaction de motifs est dans une large mesure un exercice consultatif dans le cadre duquel l'auteur des motifs consulte de nombreuses sources, notamment des personnes à qui n'incombe pas la responsabilité de statuer sur la question, pour formuler ses motifs. Il sera forcément influencé par quelques-unes de ces sources. Statuer qu'une influence "extérieure" vicie la validité des procédures ou la décision qui a été rendue revient à exiger un degré d'isolement qui est non seulement totalement irréaliste, mais aussi nuisible à la rédaction efficace des motifs. (mon emphase)

[45]           Le juge Rothstein s’est, lui aussi, dit d’avis qu’il était irréaliste de penser que le Commissaire pouvait statuer sur des appels internes en matière de congédiement sans déléguer à des subalternes une partie du travail qu’entraîne la préparation de la documentation devant lui permettre de s’acquitter rapidement de sa tâche :

[59]  Quatrièmement, il n'est pas réaliste de penser que le commissaire peut statuer sur des appels en matière de renvoi sans déléguer à ses subalternes une partie du travail qu'entraîne la préparation de la documentation devant lui permettre de s'acquitter rapidement de sa tâche. Dans la présente espèce, la sergente Swann a déclaré dans son affidavit qu'elle avait consacré environ deux cent cinquante heures à l'examen du dossier et à la préparation du résumé. On ne s'étonnera pas de ce que le commissaire de la GRC ait besoin de cette aide puisqu'il ne serait pas pratique qu'il consacre tout ce temps à l'étude de la documentation se rapportant aux renvois, aux griefs ou aux mesures disciplinaires dont on interjette appel devant lui. En soi, cette délégation n'implique pas que le commissaire ne s'est pas personnellement occupé de prendre la décision. (mon emphase)

[46]           De même, pour paraphraser le juge Rothstein, il n'est pas réaliste de penser que le Chef d’état-major peut statuer sur des griefs sans déléguer à ses subalternes une partie du travail qu'entraîne la préparation de la documentation devant lui permettre de s'acquitter rapidement de sa tâche, comme le requiert l’article 29.11 de la Loi.  Par ailleurs, même en supposant que les motifs de la décision du Chef d’état-major auraient été rédigés par un tiers au sein de son organisation, les principes régissant l’exercice du pouvoir décisionnel moderne font en sorte que, dans la mesure où le Chef d’état-major les a approuvés, lesdits motifs doivent être considérés comme étant les siens (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 44; Halifax (Regional Municipality) c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), [2012] 2 RCS 108, 2012 CSC 29, au para 17).

[47]           Il n’y a donc rien d’irrégulier ou d’illégal dans la façon dont le dossier du grief du demandeur a été soumis au Chef d’état-major et il n’y a rien dans la preuve qui permette de conclure que ce dernier ne s’est pas penché personnellement sur le cas du demandeur et que la décision de rejeter le grief n’est pas ultimement la sienne.

[48]           Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera rejetée.

[49]           Le défendeur réclame les dépens.  À l’audience, le procureur du demandeur a prié la Cour de ne pas condamner le demandeur aux dépens au cas où l’issue de la demande de contrôle judiciaire devait lui être défavorable.  Normalement, compte tenu de la conclusion à laquelle j’en suis arrivé, les dépens devraient être accordés au défendeur.  Toutefois, je suis enclin à disposer de cette question comme l’a fait mon collègue le juge O’Keefe, dans l’affaire Codrin, précitée, et donc à rejeter la présente demande de contrôle judiciaire sans frais puisque l’erreur commise par le Groupe de recrutement quant au grade et à la solde auxquels avait droit le demandeur lors de son réenrôlement est la source du présent litige.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-88-14

INTITULÉ :

MARIO GALIPEAU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Victoriaville (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 mars 2015

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 18 août 2015

COMPARUTIONS :

Me Marco Morin

Pour le demandeur

Me Pavol Janura

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marco Morin et Associés Avocats Inc.

Avocat(e)s

Victoriaville (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Victoriaville (Québec)

Pour le défendeur

 

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