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Date : 20150814


Dossier : IMM-7933-14

Référence : 2015 CF 970

Ottawa (Ontario), le 14 août 2015

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

PLACIDE NTAKU W NYEMBUA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur M. Placide Ntaku W Nyembua est citoyen de la République Démocratique du Congo [RDC]. En 2009, son fils, alors membre de l’armée congolaise, tente de dénoncer la corruption à son lieu de travail à la frontière entre la RDC et la Zambie. Il est mis en détention. M. Nyembua obtient la libération de son fils puis son exil vers le Canada. En septembre 2009, peu après le départ de son fils, des soldats viennent chez M. Nyembua, à la recherche de son fils.

[2]               Plus de trois ans plus tard, M. Nyembua est mêlé à une série d’incidents impliquant les militaires de son pays. Dans la nuit du 31 décembre 2012, des soldats se présentent à sa résidence, lui extorquent de l’argent et lui rappellent qu’ils allaient trouver son fils. Le 31 mars 2013, deux véhicules de l’armée arrivent chez M. Nyembua, et un capitaine questionne M. Nyembua sur la façon dont il aurait organisé la fuite de son fils en Europe, ce que nie M. Nyembua. Enfin, le 9 août 2013, M. Nyembua est arrêté à l’aéroport par l’agence nationale de renseignements du RDC, qui l’interroge au sujet de ses activités et de celles de son fils. Plus tard cette même journée, le neveu de M. Nyembua et ses amis ont une altercation avec un groupe de soldats venus chez M. Nyembua à la recherche de son fils.

[3]               Le 13 août 2013, M. Nyembua traverse la frontière pour aller en Zambie avant de se rendre aux États-Unis, puis au Canada où il arrive le 17 août 2013. Il fait alors une demande d’asile. Le 29 septembre 2014, la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejette la demande d’asile de M. Nyembua et détermine qu’il n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[4]               M. Nyembua demande aujourd’hui la révision judiciaire de la décision de la SPR refusant sa demande d’asile. Il plaide que la décision est déraisonnable et que le tribunal a erré en concluant qu’il n’appartenait pas au groupe social de la famille de son fils et en déterminant que sa crainte de persécution en raison de son appartenance à ce groupe social n’était pas fondée.

[5]               La seule question en litige est de déterminer si la décision de la SPR est déraisonnable.

[6]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Nyembua doit échouer car la Cour conclut que la décision de la SPR est raisonnable et fait partie des issues possible acceptables dans les circonstances.

II.                Contexte

A.                La décision de la SPR

[7]               Bien qu’il confirme l’identité et la crédibilité de M. Nyembua, le tribunal conclut dans sa décision que M. Nyembua n’a pas suffisamment établi sa qualité de « réfugié au sens de la Convention » ni celle de « personne à protéger » au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La Cour n’a pas à traiter ici des conclusions de la SPR sur l’absence de risques sous l’article 97 de la LIPR car M. Nyembua a reconnu à l’audience que sa demande de révision judiciaire ne porte pas sur ces éléments de la décision mais uniquement sur le refus de son statut de réfugié.

[8]               En ce qui concerne sa crainte d’être persécuté et sa qualité de réfugié, la SPR détermine que les motifs fournis par M. Nyembua sont insuffisants pour conclure qu’il est exposé à un risque de persécution du fait de son appartenance à un groupe social, soit sa famille. Les événements décrits par M. Nyembua établissent seulement qu’il avait été ciblé par les militaires parce que son fils avait déserté l’armée congolaise après avoir dénoncé des actes de corruption. Selon le tribunal, M. Nyembua n’a fourni aucune indication ou preuve selon laquelle les dénonciations de son fils découlaient de ses opinions politiques ou de tout autre motif prévu dans la Convention. M. Nyembua n’a pas non plus fait état de motif de persécution en ce qui le concerne personnellement. Au surplus, le tribunal constate qu’il n’a souffert que d’une perte d’argent aux mains des soldats qui s’étaient présentés chez lui et n’a subi aucun mauvais traitement de la part des agents qui l’ont interrogé à l’aéroport.

B.                 La norme de contrôle

[9]               La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. L’avocat de M. Nyembua l’a d’ailleurs reconnu à l’audience devant la Cour.

[10]           Les questions concernant la suffisance des motifs pour conclure à un risque en tant que membre de la famille d’une personne qui craint la persécution et l’appréciation des incidents présentés comme étant de la persécution sont en effet des questions mixtes de fait et de droit qui doivent être examinées suivant la norme de la décision raisonnable (Awadh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 521 au para 16; Sefa c Canada (MCI), 2010 CF 1190 au para 21; Liang c Canada (MCI), 2008 CF 450 au para 12).

[11]           Ce caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Dunsmuir v New Brunswick, 2008 SCC 9 au para 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 [Newfoundland Nurses]). Dans ce contexte, la Cour doit faire preuve de retenue et de déférence envers la décision du tribunal et ne peut lui substituer ses propres motifs. Elle peut toutefois, au besoin, examiner le dossier pour mesurer et apprécier le caractère raisonnable de la décision (Newfoundland Nurses au para 15).

III.             Analyse : la décision de la SPR est-elle déraisonnable?

[12]           M. Nyembua soumet que le tribunal a erré en concluant qu’il n’appartenait pas au groupe social de la famille de son fils, en omettant de considérer la preuve au dossier et en déterminant que les militaires recherchaient son fils pour motif de désertion. M. Nyembua plaide que son fils a exprimé son opinion politique en dénonçant la corruption à la frontière entre la RDC et la Zambie et a été arrêté et détenu en raison de cette dénonciation. Le tribunal aurait donc mal interprété la notion de groupe social de la famille et d’expression d’opinions politiques. De plus, M. Nyembua avance que le tribunal a omis de considérer la preuve documentaire au dossier confirmant la corruption des autorités ainsi que l’impunité dont elles jouissent au RDC.

[13]           La Cour ne souscrit pas à ces arguments. Je conclus au contraire qu’à la lumière de la preuve dont le tribunal disposait, la décision de la SPR fait partie des issues raisonnables possibles en regard des faits et du droit. M. Nyembua invite simplement la Cour à apprécier de nouveau la preuve, et à substituer sa lecture à celle de la SPR. Or, ce n’est pas là le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire.

[14]           Ceci dit, je partage l’avis de M. Nyembua à l’effet que l’opinion politique comprend toute opinion sur une question qui pourrait engager le gouvernement (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux paras 88-90 [Ward]; Martinez Menendez c Canada (MCI), 2010 CF 221) et que le fait de dénoncer des officiels corrompus lorsque l’appareil de l’État l’est tout autant peut constituer l’expression d’une opinion politique (Klinko c Canada (MCI), [2000] 3 RCF 327 aux paras 34-35 [Klinko]). Il est aussi exact qu’une famille peut constituer un groupe social particulier dans un contexte de demande de réfugié (Granada c Canada (MCI), [2004] CF 1766 aux paras 15-16 [Granada]; Macias c Canada (MCI), [2004] CF 1749 aux paras 10, 13 [Macias]).

[15]           Toutefois, dans la présente affaire, la SPR a conclu que, sur chacun de ces éléments, la preuve au dossier n’était pas concluante. Bien que M. Nyembua ait été crédible, la preuve sur la dénonciation de la corruption par son fils et sur le fait que les militaires auraient pourchassé M. Nyembua pour ce motif s’est avérée insuffisante aux yeux du tribunal. La SPR a plutôt déterminé que les autorités de la RDC recherchaient le fils de M. Nyembua parce qu’il avait déserté l’armée et ont ciblé M. Nyembua pour cette raison. Certes, certains éléments de preuve et le procès-verbal de l’audience devant la SPR indiquent que M. Nyembua prétendait que son fils était recherché pour avoir dénoncé la corruption à son milieu de travail dans l’armée. Le tribunal y fait d’ailleurs référence dans la décision.

[16]           Cependant, d’autres éléments indiquaient aussi que les autorités recherchaient le fils de M. Nyembua non pas pour sa dénonciation de la corruption mais parce qu’il avait déserté l’armée. Dans le procès-verbal de l’audience, M. Nyembua mentionne d’ailleurs lui-même que les militaires voulaient retrouver son fils et le sanctionner « pour son indiscipline ». De plus, lorsque le tribunal a demandé à M. Nyembua si on reprochait à son fils d’avoir déserté l’armée, il a répondu par l’affirmative.

[17]           Il n’était donc pas déraisonnable dans les circonstances que le tribunal retienne que les autorités recherchaient son fils pour cette raison et non parce qu’il avait dénoncé la corruption à son milieu de travail. De plus, comme le souligne le tribunal au paragraphe 21 de la décision, M. Nyembua n’a fourni aucun élément de preuve pour étayer son affirmation à l’effet que son fils avait dénoncé la corruption dans l’armée congolaise ou que les dénonciations de ce dernier découlaient de ses opinions politiques ou de tout autre motif prévu dans la Convention.

[18]           Une demande d’asile ne peut reposer uniquement sur l’appartenance à une famille, mais doit être supportée par un motif sous-jacent de persécution reconnu par la Convention (Serrano c Canada (MCI), 1999 CanLII 7997 (CF) au para 42 [Serrano]; Granada  au para 16). Dans le présent cas, le tribunal a conclu que M. Nyembua n’a pas fait état d’un tel motif.

[19]           M. Nyembua soutient que le tribunal a omis de considérer la preuve documentaire accablante sur la corruption qui sévit dans la RDC. La Cour ne peut retenir cet argument. Puisque la SPR a conclu que les dénonciations de son fils ne découlaient pas de ses opinions politiques et que M. Nyembua n’avait pas démontré être exposé à un risque en tant que membre de la famille d’une personne craignant la persécution, il n’était pas nécessaire de se pencher sur la preuve documentaire au sujet de la corruption des autorités de la RDC. À tout événement, un tribunal est présumé avoir considéré l’ensemble de la preuve et n’est pas tenu de référer à chaque élément qui la compose (Newfoundland Nurses au para 16).

[20]           Par ailleurs, le tribunal a aussi considéré l’ensemble des incidents mentionnés par M. Nyembua en vue de déterminer si, cumulés, ils ne constituaient pas de la persécution. En effet, « des discriminations multiples peuvent équivaloir à de la persécution au sens de l'article 96 de la LIPR » (Smirnova c Canada (MCI), 2013 CF 347  au para 23). Pour que des mauvais traitements soient considérés comme de la persécution, ils doivent toutefois être graves, infligés de façon répétitive ou persistante, ou de manière systémique (Sefa c Canada (MCI), 2010 CF 1190 au para 10). Or, les incidents racontés par M. Nyembua ne comportaient aucun mauvais traitement et aucun comportement qui démontrent une violation soutenue et généralisée de ses droits fondamentaux. Le tribunal a raisonnablement conclu que, sous cet angle, la crainte de persécution de M. Nyembua n’était pas non plus fondée.

[21]           M. Nyembua tente de s’appuyer sur l’affaire Klinko mais cette décision ne lui est pas d’un grand secours car ses faits sont fondamentalement différents du présent dossier. Dans cette affaire, le demandeur d’asile avait en effet déposé une preuve solide concernant ses dénonciations de la corruption au sein du gouvernement de l’Ukraine, soit une plainte officielle au sujet d’agissements corrompus (au para 4). C’est précisément ce qui faisait défaut dans le dossier de M. Nyembua et qui a amené le tribunal à conclure à l’insuffisance des motifs invoqués par M. Nyembua pour faire état de sa crainte de persécution. L’existence d’opinions politiques et leur lien avec l’un des motifs prévus par la Convention sont des questions de fait qui doivent être tranchées selon les circonstances de chaque affaire (Khedri v Canada (MCI), 2015 CF 326 au para 15 [Khedri]). Or, en l’espèce, comme c’était le cas dans Khedri, cette preuve était déficiente.

[22]           Enfin, en ce qui a trait au groupe social de la famille de son fils, il doit exister un « lien manifeste entre la persécution dont est l'objet un membre du groupe et la persécution dont il est lui-même la victime » (Macias au para 13; Granada au para 16). L’appartenance à une famille peut tenir d’appartenance à un groupe social aux fins d’une demande d’asile, mais le fait qu’un membre de la famille ait été persécuté ne donne pas à tous les autres membres de la famille la qualité de réfugié (Achkar c Canada (MCI), 2013 CF 472 au para 40; Serrano au para 42). Afin qu’une famille puisse être considérée comme un groupe social, il faut que la victime soit persécutée à titre de membre de cette famille et qu’il existe un lien bien défini entre la persécution dirigée contre un membre et celle dirigée contre les autre membres de la famille (Asghar c Canada (MCI), 2005 CF 768 au para 19). Dans le cas présent, M. Nyembua ne l’a pas établi selon le tribunal.

IV.             Conclusion

[23]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Nyembua est rejetée. La décision de la SPR concluant que la crainte de persécution invoquée par M. Nyembua n’était pas suffisamment fondée est transparente et intelligible, et elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[24]           Les parties n’ont pas soulevé de question à certifier dans leurs représentations écrites et orales, et je suis d’accord qu’il n’y en a aucune dans ce dossier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire soit rejetée, sans dépens;

2.         Aucune question grave de portée générale ne sera certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7933-14

INTITULÉ :

PLACIDE NTAKU W NYEMBUA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 août 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 14 août 2015

COMPARUTIONS :

Me Clarel Midouin

Pour le demandeur

Me Kirk G. Shannon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clarel Midouin Law Office

Avocat(e)s

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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