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Date : 20150728


Dossier : IMM‑5604‑14

Référence : 2015 CF 928

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

FIRAS SALEM MUNEF AJAJ

demandeur

et

CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur, M. Firas Salem Munef Ajaj, est citoyen du Yémen. Il est arrivé au Canada en novembre 2013 et a présenté une demande d’asile au motif qu’il serait persécuté s’il était renvoyé dans son pays parce qu’il s’est converti de l’islam au christianisme. Lors de l’audition de sa demande, la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié l’a questionné sur sa foi chrétienne et sa conversion. Le 11 mars 2014, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Ajaj au motif qu’il n’était pas crédible, étant donné qu’il n’avait pas été capable de répondre correctement à des questions sur le christianisme. La SPR a également jugé problématique le fait que M. Ajaj ne soit pas allé à l’église à Noël parce qu’il n’avait pas réalisé que c’était important. La SPR a conclu qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]               En avril 2014, M. Ajaj a interjeté appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [SAR] et présenté, comme nouveaux éléments de preuve, trois lettres de son église attestant la sincérité de sa foi chrétienne. La SAR a refusé d’admettre la nouvelle preuve, car elle n’était pas convaincue que ces lettres n’étaient pas accessibles avant que la SPR ne refuse sa demande d’asile. La SAR a en outre conclu qu’elle devait évaluer la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, et a jugé que les conclusions de cette dernière étaient raisonnables. Elle a rejeté l’appel de M. Ajaj.

[3]               La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire visant cette décision de la SAR datée du 2 juillet 2014. Dans sa demande, M. Ajaj prétend que la SAR a commis trois erreurs : en appliquant la norme de la raisonnabilité pour le contrôle de la décision de la SPR, en refusant d’admettre sa nouvelle preuve en appel de la décision de la SPR, et en n’évaluant pas un motif apparent de risque. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Ajaj est accueillie : j’estime en effet, sans égard à la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions de la SAR, que cette dernière a commis une erreur en contrôlant les conclusions de la SPR selon la norme de la raisonnabilité dans les circonstances de la présente affaire et en refusant d’admettre la nouvelle preuve de M. Ajaj.

[4]               Compte tenu de mes conclusions sur ces deux points, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la troisième erreur alléguée, à savoir le prétendu défaut de la SAR d’évaluer un motif de fond concernant le risque dans son analyse de la demande sur place.

[5]               En l’espèce, deux questions doivent être tranchées :

1.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en jugeant que la norme d’intervention appropriée était celle de la raisonnabilité et en cherchant uniquement à savoir si les conclusions de la SPR étaient raisonnables?

2.                  La SAR a‑t‑elle interprété et appliqué de manière déraisonnable les exigences du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] en ce qui regarde l’admissibilité de la nouvelle preuve de M. Ajaj?

II.                Contexte

[6]               M. Ajaj est citoyen du Yémen, mais a vécu en Arabie saoudite toute sa vie. En raison des lois applicables dans ce pays, il ne pouvait prétendre à la nationalité saoudienne et vivait là‑bas grâce à des permis de résidence temporaire renouvelables tous les deux ans.

[7]               M. Ajaj a décidé de se convertir au christianisme après ses études universitaires. Lorsqu’il a informé sa famille de sa décision de renoncer à la foi musulmane, son père était particulièrement furieux et a menacé de le tuer et de le dénoncer à la police religieuse. M. Ajaj a dû quitter sa maison et entrer dans la clandestinité; il a fui l’Arabie saoudite et est arrivé au Canada en novembre 2013.

[8]               M. Ajaj a présenté sa demande d’asile en décembre 2013. Au Canada, il a fréquenté la Matthew the Apostle Oriole Anglican Church et a officiellement été baptisé et admis au sein de l’église le 2 février 2014.

A.                Les décisions de la SPR et de la SAR

[9]               À l’audience qu’elle a tenue en février 2014, la SPR a questionné M. Ajaj sur sa foi chrétienne et noté qu’il fournissait plus de réponses incorrectes sur le christianisme que de réponses correctes. Lorsqu’elle a rejeté sa demande d’asile le 13 mars 2014, la SPR a mis l’accent sur la crédibilité, et en particulier sur l’authenticité de la conversion chrétienne de M. Ajaj, comme enjeu déterminant. La SPR avait des préoccupations concernant la crédibilité en raison de la méconnaissance du christianisme de M. Ajaj et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la conversion de ce dernier à cette religion n’était pas sincère. La SPR a également examiné la demande d’asile sur place de M. Ajaj et conclu qu’il ne risquait pas d’être persécuté par les autorités du Yémen s’il retournait dans ce pays.

[10]           Dans son appel visant la décision de la SPR, M. Ajaj a présenté à l’examen de la SAR trois lettres à titre de nouveaux éléments de preuve. La première, datée du 9 avril 2014 et rédigée par le révérend Savage de la St. Peter’s Anglican Church of Canada, indiquait que M. Ajaj avait contacté la Church of St Matthew the Apostle Oriole en novembre 2013 alors que le révérend Savage occupait le poste de prêtre responsable intérimaire. La seconde lettre, datée du 15 avril 2014 et rédigée par le révérend Barker, confirmait que M. Ajaj avait fait partie de la communauté de l’église en question au cours de la dernière année et qu’il avait été baptisé en février. La troisième lettre, non datée, émanait de la révérende Newland et indiquait qu’elle avait été nommée à la paroisse le 15 mars 2014 et qu’elle ne connaissait M. Ajaj que depuis un mois, mais qu’elle pouvait confirmer qu’il fréquentait l’église régulièrement et qu’elle avait discuté avec lui de sa conversation au christianisme.

[11]           Dans sa décision, la SAR a rejeté l’appel, confirmant ainsi la décision de la SPR selon laquelle M. Ajaj n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[12]           La SAR a rejeté la nouvelle preuve présentée par M. Ajaj au motif qu’elle était inadmissible aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a conclu que même si les documents étaient postérieurs au rejet de la demande d’asile de M. Ajaj, ils concernaient tous des allégations déjà formulées devant la SPR selon lesquelles il était un chrétien pratiquant au Canada. La SAR a reconnu que M. Ajaj avait fait valoir son incapacité à obtenir ces documents à temps, mais n’était pas convaincue qu’il n’aurait pas pu fournir cette preuve devant la SPR, compte tenu de la place cruciale de ses activités chrétiennes au Canada dans sa demande d’asile. La SAR a noté que rien dans le dossier n’indiquait que M. Ajaj ait fait le moindre effort pour soumettre cette preuve, ou expliqué pourquoi il n’avait pas été en mesure de présenter les lettres en question. La SAR a refusé la demande d’audience de M. Ajaj, que l’appel ne comportait aucune nouvelle preuve.

[13]           Pour évaluer le bien‑fondé de l’appel et examiner la décision de la SPR, la SAR a appliqué la norme de la raisonnabilité telle qu’elle a été définie dans le contexte des contrôles judiciaires, étant donné que M. Ajaj soulevait des questions mixtes de fait et de droit. La SAR a cité la décision Iyamuremye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 494 [Iyamuremye], pour justifier son approche, et a aussi expressément renvoyé à la norme de la raisonnabilité formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].

[14]           La SAR a jugé que les conclusions de la SPR concernant la sincérité de la foi et de la conversion chrétiennes de M. Ajaj n’étaient pas déraisonnables. Elle a conclu que la SPR avait effectué une évaluation juste et approfondie de la sincérité de cette conversion et qu’il lui était loisible d’examiner la connaissance du christianisme de M. Ajaj pour juger de la crédibilité des allégations liées à son changement de religion. La SAR a également noté que M. Ajaj ignorait des notions élémentaires et fondamentales censées être connues de tous les chrétiens et conclu qu’il était raisonnable de la part de la SPR de s’attendre à ce qu’il soit en mesure de fournir des informations exactes et détaillées sur la religion qu’il dit être désormais la sienne. En outre, la SAR a fait remarquer que les conclusions de la SPR concernant la sincérité de la conversion chrétienne de M. Ajaj ne reposaient pas seulement sur sa méconnaissance du christianisme, mais aussi sur le fait qu’il n’était pas allé à l’église à Noël parce qu’il ignorait que c’était très important. La SAR a conclu que la SPR en avait raisonnablement tiré une inférence défavorable au chapitre de la crédibilité.

[15]           S’agissant des conclusions de la SPR concernant la demande d’asile sur place de M. Ajaj, la SAR a jugé que la SPR avait appliqué le critère approprié en effectuant une analyse prospective et en évaluant le traitement des convertis chrétiens ou des apostats par les autorités yéménites, et que ses conclusions étaient raisonnables. La SAR a souligné les conclusions de la SPR suivant lesquelles M. Ajaj n’était pas un pratiquant chrétien sincère et que, selon la prépondérance des probabilités, il ne pratiquerait pas cette religion en cas de retour au Yémen.

[16]           La SAR a conclu que la décision de la SPR était raisonnable.

B.                 La norme de contrôle que la Cour doit appliquer

[17]           En l’espèce, la norme de contrôle applicable comporte trois volets : (i) la norme que la Cour doit appliquer à la décision de la SAR quant à la norme qu’elle‑même devait employer pour contrôler la décision de la SPR; (i) la norme qu’a effectivement choisie et appliquée la SAR dans le cadre de l’appel de la décision de la SPR; et (iii) la norme à appliquer à la décision de la SAR concernant l’admissibilité de la nouvelle preuve.

[18]           Les deux derniers volets seront examinés plus loin dans le cadre de l’analyse des deux questions soulevées par la demande. Pour ce qui est de la norme que la Cour doit appliquer au choix de la norme de la raisonnabilité par la SAR, M. Ajaj soutient qu’il s’agit d’une question de droit se rapportant à une interprétation légale et qu’elle devrait être contrôlée selon la norme de la décision correcte. Inversement, le ministre fait valoir qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de la SAR quant à sa détermination de la norme de contrôle et que la Cour devrait appliquer la norme de la raisonnabilité. Il reconnaît que cette position va à l’encontre de la conclusion du juge Phelan dans Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica], mais fait valoir que la jurisprudence récente de la Cour suprême indique clairement que pour appliquer la norme de la décision correcte, la question doit échapper à l’expertise du tribunal et ne pas être étroitement liée à sa loi habilitante (McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 26 et 30). Le ministre signale que lorsqu’elle contrôle les décisions de la SPR, la SAR exerce des fonctions qui relèvent de la structure administrative de la LIPR, à l’égard de laquelle elle détient un degré élevé d’expertise; il ajoute qu’il ne s’agit pas d’une question qui revêt une importance capitale pour l’ensemble du système juridique et qui échappe à l’expérience du décideur, et que la LIPR contient une clause privative à l’article 162.

[19]           Il n’est pas nécessaire de se prononcer en l’espèce sur la norme de contrôle que la Cour devrait appliquer puisque la conclusion serait identique au regard de la norme de la décision correcte ou de celle de la raisonnabilité. Qu’il suffise de dire que le droit en cette matière n’est pas encore établi et qu’il continue d’évoluer, et que la Cour reste divisée quant à la norme de contrôle qu’elle doit appliquer pour évaluer la détermination, par la SAR, de la norme d’intervention appropriée à l’examen des décisions de la SPR. La question sera clarifiée et tranchée par la Cour d’appel fédérale; entre‑temps, trois grandes approches coexistent.

[20]           La première préconise la norme de la décision correcte. Suivant l’analyse détaillée du juge Phelan dans la décision Huruglica, la Cour a opté dans plusieurs décisions pour cette norme en partant de la présomption que l’étendue des fonctions d’appel de la SAR, même si elle dépend de l’interprétation de sa loi habilitante, est une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique et qui échappe à son expertise (Huruglica, aux paragraphes 25 à 34). Le choix de la norme de contrôle par un tribunal d’appel appelle peu de retenue puisque cette fonction s’inscrit légitimement dans le rôle de surveillance de la cour supérieure. La série de décisions qui préconisent cette approche inclut : Iyamuremye, au paragraphe 20; Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 702, au paragraphe 17 [Alvarez]; Yetna c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 858, aux paragraphes 14 et 15 [Yetna]; Spasoja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 913, aux paragraphes 7 et 8 [Spasoja]; Alyafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 952, au paragraphe 8 [Alyafi]; Triastcin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 975, aux paragraphes 18 et 19 [Triastcin]; Bahta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1245, au paragraphe 10 [Bahta]; Sow c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 295, au paragraphe 8 [Sow]; Hossain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 312, aux paragraphes 24 et 25 [Hossain]; Yang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 551, au paragraphe 9.

[21]           Une deuxième approche préconise la norme de la raisonnabilité. Suivant la décision très complète de la juge Gagné dans Akuffo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1063, aux paragraphes 17 à 26 [Akuffo], la Cour a conclu dans certaines décisions que la norme de la raisonnabilité devait s’appliquer à la détermination, par la SAR, de la norme applicable au contrôle des décisions de la SPR, et qu’il fallait présumer qu’il s’agissait de la norme applicable. La détermination par la SAR de sa propre norme de contrôle n’est pas une question juridique qui revêt une importance capitale pour l’ensemble du système juridique et elle relève de sa propre expertise, et rien ne justifie d’écarter la norme présumée. Cette série de décisions inclut : Kurtzmalaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1072, au paragraphe 24; Genu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 129, au paragraphe 26 [Genu]; Brodrick c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 491, au paragraphe 19 [Brodrick].

[22]           La troisième approche a été élaborée à la suite de l’analyse du juge Martineau dans Djossou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1080, aux paragraphes 13 à 37 [Djossou], décision dans laquelle la Cour a opté pour une « approche [plus] pragmatique » et refusé de se prononcer sur la question de la norme de contrôle en attendant que la Cour d’appel fédérale la tranche à la suite de l’appel de la décision Huruglica. Cette série de décisions inclut : Yin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1209, au paragraphe 33 [Yin]; Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 28 [Khachatourian]; Balde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 624, aux paragraphes 19 et 20 [Balde].

III.             Analyse

A.                La SAR a‑t‑elle commis une erreur en jugeant que la norme d’intervention appropriée était celle de la raisonnabilité et en cherchant uniquement à savoir si les conclusions de la SPR étaient raisonnables?

[23]           La principale question à trancher en l’espèce est de savoir si la norme de contrôle retenue par la SAR était appropriée dans les circonstances pour statuer sur l’appel de M. Ajaj à l’égard de la décision de la SPR. Il est évident que cette question est déterminante en l’espèce.

[24]           Il ne fait aucun doute que la SAR a choisi et appliqué la norme de la raisonnabilité pour contrôler les conclusions de la SPR, et qu’elle n’a pas évalué elle‑même de manière indépendante la preuve dans la présente affaire. Je conclus que la SAR a commis une erreur en décidant que sa compétence en appel se limitait à contrôler les conclusions de fait et de droit de la SPR selon la norme de la raisonnabilité. Les appels interjetés devant la SAR ne peuvent se réduire à un simple contrôle judiciaire de la légalité de la décision, et le fait que la SAR ait utilisé la norme de contrôle judiciaire pour évaluer la décision de la SPR constituait une erreur susceptible de révision. La SAR a également commis une erreur en appliquant effectivement cette norme pour contrôler les conclusions de la SPR en matière de crédibilité et en omettant d’apprécier elle‑même la preuve factuelle. Cela suffit pour infirmer la décision de la SAR.

[25]           Bien entendu, je suis conscient du fait qu’au moment où la SAR a rendu sa décision en juillet 2014, la Cour n’avait pas encore formulé de commentaires détaillés sur le type de contrôle que la SAR devait effectuer à l’égard des décisions de la SPR, et que la SAR ne bénéficiait pas alors de la jurisprudence la plus récente de la Cour.

(1)               La norme de contrôle que doit appliquer la SAR

[26]           La jurisprudence de la Cour indique désormais systématiquement que la SAR commet une erreur susceptible de révision lorsqu’elle applique la norme de contrôle judiciaire de la raisonnabilité pour examiner les conclusions factuelles de la SPR et qu’elle n’exerce ainsi qu’une stricte fonction de contrôle judiciaire. La SAR doit plutôt remplir son rôle de tribunal d’appel (Huruglica, aux paragraphes 39, 54 et 55; Spasoja, aux paragraphes 21 à 24; Alyafi, aux paragraphes 10 à 18 et 39; Guardado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 953, au paragraphe 4; Triastcin, aux paragraphes 25 et 26; Djossou, aux paragraphes 6, 7 et 37; Nahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1208, au paragraphe 26 [Nahal]; Aloulou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1236, aux paragraphes 52 à 59 et 68 [Aloulou]; Bahta, aux paragraphes 11 à 16; Siliya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 120, aux paragraphes 19 et 23 [Siliya]; Khachatourian, au paragraphe 30; Geldon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 374, aux paragraphes 10 et 14 [Geldon]; Ngandu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 423, au paragraphe 30 [Ngandu]; Pataraia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 465, aux paragraphes 12 à 14 [Pataraia]; Green c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 536, au paragraphe 26 [Green]; Ching c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 725 , au paragraphe 48 [Ching]).

[27]           La Cour parvient à ce résultat qu’elle contrôle la position de la SAR selon la norme de la décision correcte ou selon la norme de la raisonnabilité, et sans égard à la question de savoir si la SAR remplit une véritable fonction d’appel ou un rôle hybride.

[28]           Dans ces nombreuses décisions, la Cour a généralement rejeté la position suivant laquelle la SAR doit faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR et qu’elle doit appliquer la norme de la raisonnabilité pour contrôler les décisions de la SPR. Les appels interjetés devant la SAR sont censés être de véritables appels fondés sur les faits, ce qui suppose un examen complet des questions de fait, de droit et mixtes (de fait et de droit) soulevées dans le cadre de l’appel, de manière à corriger toute erreur commise par la SPR (Djossou, au paragraphe 86; Aloulou, au paragraphe 68; Geldon, au paragraphe 14). Un véritable appel fondé sur les faits signifie que le modèle de contrôle judiciaire ne convient pas à la SAR; il s’agit plutôt d’une instance dans laquelle la SAR doit évaluer elle‑même la preuve de manière indépendante. La SAR n’est pas un organe judiciaire, mais un tribunal spécialisé, et le législateur ne peut pas avoir eu l’intention de reproduire devant la SAR le processus de contrôle judiciaire que la Cour est appelée à mener.

[29]           Cependant, la jurisprudence de la Cour a reconnu une exception limitée : la SAR ne commet pas d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle applique la norme de la raisonnabilité aux conclusions de la SPR concernant strictement la crédibilité. Il s’agit de situations dans lesquelles surgissent des questions cruciales ou décisives touchant à la crédibilité des témoins, et où la SPR a entendu des dépositions, ou a bénéficié d’un avantage particulier par rapport à la SAR (R c NS, 2012 CSC 72, au paragraphe 25; Huruglica, aux paragraphes 54 et 55; Akuffo, au paragraphe 39; Allalou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1084, aux paragraphes 17 à 20 [Allalou]; Nahal au paragraphe 25; Khachatourian, aux paragraphes 29 à 32; Bahta, au paragraphe 16; Sow, au paragraphe 13; Hossain, au paragraphe 28; Yin, au paragraphe 34; Ngandu, aux paragraphes 31 à 34; Pataraia, aux paragraphes 12 à 14). Inversement, en l’absence de questions concernant strictement la crédibilité, comme lorsque les conclusions ne dépendent pas entièrement des témoignages ou qu’elles reposent sur la preuve documentaire ou le dossier de la SPR (y compris les transcriptions), celle‑ci n’est pas mieux placée que la SAR pour tirer des conclusions factuelles. Dans ces cas, la SAR est aussi bien placée qu’un commissaire de la SPR pour réévaluer la preuve s’il est allégué en appel que l’évaluation de la SPR est erronée (Ngandu, aux paragraphes 32‑33).

[30]           Cela étant dit, même en présence de pures questions de crédibilité, la jurisprudence de la Cour impose une obligation à la SAR : cette dernière doit néanmoins effectuer sa propre évaluation indépendante de la preuve avant de s’en remettre aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité (Huruglica, au paragraphe 47; Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859, aux paragraphes 15 et 19; Djossou, au paragraphe 53). En d’autres termes, la SAR doit malgré tout effectuer une évaluation ou une analyse indépendante de la preuve même lorsque les questions concernant strictement la crédibilité appellent un certain degré de déférence (Khachatourian, au paragraphe 31; Balde, au paragraphe 23).

[31]           La marge à l’intérieur de laquelle la SAR n’aura pas forcément commis une erreur susceptible de révision en appliquant la norme de contrôle judiciaire de la raisonnabilité est donc assez étroite : elle se limite aux conclusions de la SPR concernant strictement la crédibilité, et seulement lorsqu’il est clair que la SAR a néanmoins évalué elle‑même la preuve de manière indépendante (Yin, au paragraphe 37; Khachatourian, au paragraphe 32; Alyafi, au paragraphe 33; Youkap c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2015 CF 249, aux paragraphes 36 et 37; Ngandu, au paragraphe 34). Inversement, la SAR commet une erreur lorsqu’elle contrôle les conclusions de la SPR touchant à la crédibilité selon la norme de la raisonnabilité et qu’elle n’effectue pas sa propre évaluation de la preuve.

(2)               La SAR a appliqué la norme de la raisonnabilité à toutes les conclusions de la SPR

[32]           À première vue, la décision de la SAR montre indubitablement que cette dernière a adopté la norme déférente de la raisonnabilité à l’égard des deux questions dont elle a traité dans son analyse du fond de l’appel. Elle l’a fait à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité et concernant la sincérité de la foi et de la conversion au christianisme de M. Ajaj, ainsi qu’à l’égard des conclusions de la SPR à l’égard de sa demande sur place. La SAR a d’ailleurs généreusement usé de termes associés à la déférence et à la raisonnabilité.

[33]           Cela est manifeste dans toute la décision, mais tout particulièrement dans son introduction concernant la norme de contrôle où, au paragraphe 17, la SAR mentionne et reproduit expressément la formule de la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir. La SAR affirme que la norme du caractère raisonnable qu’elle entend appliquer « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[34]           Cela ressort également des passages suivants de la décision de la SAR :

La SAR déclare qu’elle « appliquera la norme de la décision raisonnable pour évaluer le fondement de l’appel » (paragraphe 18);

Les deux sous‑titres de la décision de la SAR présentent les questions à analyser comme étant celles de savoir si les conclusions concernant la foi de M. Ajaj et sa conversion au christianisme et si sa demande d’asile sur place sont « déraisonnables »;

S’agissant de la foi et de la conversion, la SAR estime que les « conclusions relatives à la crédibilité que la SPR a tirées étaient raisonnables dans les circonstances » (paragraphe 27);

S’agissant de la demande d’asile sur place, la Commission conclut que les « motifs de la SPR sont justifiables, intelligibles et transparents et, par conséquent, que sa décision est raisonnable » (paragraphe 31).

[35]           En outre, le langage employé par la SAR dans la décision est très révélateur de son approche. Dans la section portant sur les nombreuses conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité, la SAR emploie à plusieurs reprises des expressions telles que « la SPR a effectué » (paragraphe 20), « la SPR pouvait » (paragraphes 21, 25, 26), « le commissaire a examiné » (paragraphe 22), « les motifs de la SPR montrent » (paragraphe 22), « la SPR a conclu » (paragraphes 23, 25), « la SPR n’a pas évalué » (paragraphe 24), « il était raisonnable pour la SPR » (paragraphe 24), « la SPR a [...] tiré avec raison » (paragraphe 26) et « la SPR constate » (paragraphe 26). Dans la section portant sur la demande d’asile sur place, la SAR déclare : « le commissaire a appliqué de manière appropriée » (paragraphe 29), « les motifs de la SPR sont ainsi libellés » (paragraphe 29), « la SPR a effectué » (paragraphe 30), « [la SPR] a conclu avec raison » (paragraphe 30) et « [la SPR] a examiné » (paragraphe 30).

[36]           La décision de la SAR montre donc très clairement que cette dernière s’en est simplement remise aux conclusions de la SPR et qu’elle n’a pas pleinement effectué un examen indépendant de la preuve du type attendu de la part d’un tribunal d’appel. Compte tenu de ces expressions de déférence sans équivoque de la SAR, il serait déraisonnable et en fait incorrect de conclure ou de présumer qu’elle s’est livrée à autre chose qu’à un contrôle judiciaire (Awet c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CF 759, au paragraphe 8 [Awet]).

[37]           En l’espèce, la SAR n’a pas analysé et examiné la preuve documentaire que la SPR n’avait pas considérée, ni réexaminé toute la preuve étudiée par cette dernière, comme c’était le cas dans Hossain (au paragraphe 30). Le cas présent ressemble davantage à une affaire comme Khachatourian dans laquelle la SAR n’avait pas procédé elle‑même à une analyse de l’affaire, se contentant d’examiner les conclusions de la SPR concernant les faits et la crédibilité et de les juger raisonnables (au paragraphe 33). Comme l’a reconnu la SAR, la question liée à la foi et à la conversion au christianisme de M. Ajaj était cruciale pour la demande d’asile, et elle a eu tort de s’en remettre simplement aux conclusions de la SPR sur ce point. M. Ajaj avait droit à une évaluation de première main de la preuve et il n’en a pas bénéficié.

[38]           Je souligne que les conclusions de la SPR concernant la demande d’asile sur place de M. Ajaj ne peuvent pas être qualifiées de conclusions touchant strictement la crédibilité puisqu’aucun témoin n’a été entendu, que la SPR ne bénéficiait d’aucun avantage particulier par rapport à la SAR, et qu’elle s’est appuyée sur la preuve documentaire. Par conséquent, la décision ne relève pas de l’exception relative aux pures questions de crédibilité formulée par la jurisprudence, et le choix de la norme de la raisonnabilité par la SAR suffit donc en soi à rendre déraisonnable sa décision relative aux conclusions de la SPR.

(3)               La SAR n’a pas évalué elle‑même de manière indépendante les conclusions relatives à la crédibilité

[39]           S’agissant des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité et concernant la foi de M. Ajaj et sa conversion au christianisme, la jurisprudence de la Cour indique que la SAR ne peut faire preuve de retenue à leur égard que si elle a effectivement évalué elle‑même de manière indépendante les conclusions de la SPR. Le ministre fait valoir que même si elle s’est appuyée sur la norme de la raisonnabilité, la décision ne devrait pas être modifiée puisque l’analyse de la SAR était malgré tout indépendante, citant à l’appui la décision Njeukam, au paragraphe 20.

[40]           Je ne suis pas d’accord et je ne souscris pas à cet argument.

[41]           J’estime plutôt, comme M. Ajaj, que la SAR n’a pas effectué d’évaluation indépendante de la preuve, et qu’elle ne peut donc pas se prévaloir de la jurisprudence de la Cour relative aux conclusions touchant strictement la crédibilité. Comme la SAR est un tribunal spécialisé qui doit instruire un « véritable appel fondé sur les faits », elle ne peut faire preuve de déférence à l’égard de la SPR que lorsque la crédibilité d’un témoin est cruciale ou décisive ou lorsque la SPR bénéficie d’un avantage particulier, et à condition que la SAR effectue sa propre analyse. Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.

[42]           Il ressort de toute la décision que la SAR s’est abondamment appuyée sur les conclusions de la SPR, usant constamment des termes liés à la raisonnabilité et à la déférence reproduits plus haut. Rien n’indique que la SAR ait effectué en l’espèce sa propre évaluation indépendante. Par ailleurs, je suis d’accord avec M. Ajaj pour dire que la SPR ne s’est pas exclusivement appuyée sur ses propres observations de sa personne et de son comportement. Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité ne reposaient pas strictement sur le témoignage de M. Ajaj, mais plutôt sur des conclusions de vraisemblance d’après lesquelles M. Ajaj n’était pas un converti sincère compte tenu de ses connaissances limitées du christianisme et du fait qu’il n’était pas allé à l’église à Noël. La SAR était tout aussi bien placée pour tirer une conclusion de vraisemblance en l’espèce. La SPR ne jouissait pas d’un avantage mesurable par rapport à la SAR pour ce qui est d’évaluer la crédibilité, et aucune déférence ne lui était due dans les circonstances, ainsi que l’a conclu la Cour dans les décisions analogues Bahta et Hossain.

[43]           Nous ne sommes pas en présence d’un cas où, comme dans Yin, la SAR a réévalué les conclusions de la SPR en matière de crédibilité ou est allée plus loin que la SPR dans son analyse en examinant d’autres parties de la preuve. En l’espèce, la SAR a simplement confirmé la décision de la SPR et n’a pas évalué elle‑même le dossier avant de rendre sa décision. Il me semble que la SAR n’a pas examiné la preuve ni effectué sa propre évaluation, et je suis donc convaincu qu’elle n’a pas totalement rempli son rôle de tribunal d’appel.

[44]           À mon avis, cette décision est très semblable à celle que la Cour avait infirmée dans Khachatourian, aux paragraphes 33 et 34, et Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 621, aux paragraphes 4 et 5 [Ozdemir]. Dans ces deux affaires, la SAR avait simplement examiné les conclusions de la SPR en matière de crédibilité et les avait jugées raisonnables. Dans toute la partie concernant la crédibilité, la SAR affirmait que les conclusions de la SPR à ce chapitre étaient « raisonnables », sans jamais présenter sa propre analyse pour savoir si elle serait parvenue à une conclusion similaire compte tenu de la preuve. De plus, pour reprendre les termes de la décision Ozdemir, « rien dans l’analyse de la crédibilité de la SPR ne reposait sur le comportement du demandeur à la barre des témoins » (paragraphe 5).

[45]           Je conclus que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en adoptant la norme de la raisonnabilité, et que les exceptions établies à l’égard des conclusions concernant strictement la crédibilité ne s’appliquent pas. Par conséquent, l’erreur permet de trancher l’affaire (Khachatourian, au paragraphe 39; Geldon, au paragraphe 15).

[46]           En contrôlant la décision de la SPR selon la norme de contrôle de la raisonnabilité élaborée dans l’arrêt Dunsmuir, la SAR a privé M. Ajaj de la procédure d’appel que le législateur a créée à l’intention des demandeurs d’asile déboutés. Il est tout à fait possible, comme le fait valoir le ministre, que le résultat soit identique à l’issue d’une nouvelle décision indépendamment du cadre analytique. Cependant, M. Ajaj bénéficiera dans le cadre de cette procédure de l’appel prévu par la LIPR (Aloulou, au paragraphe 70). À ce stade, M. Ajaj n’a pas bénéficié de l’appel auquel il avait droit.

B.                 La SAR a‑t‑elle déraisonnablement interprété et appliqué les exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR en ce qui concerne l’admissibilité de la nouvelle preuve de M. Ajaj?

[47]           Compte tenu de ma conclusion à l’égard de la première question, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur celle de savoir si la SAR a commis une erreur en refusant la « nouvelle » preuve de M. Ajaj. Cependant, je me pencherai sur cette question, car j’estime que c’était également une erreur de ne pas accepter cette preuve additionnelle.

(1)               La norme de contrôle se rapportant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve est la raisonnabilité

[48]           Pour déterminer l’analyse appropriée relativement à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR devait examiner et appliquer sa propre loi habilitante, ce qui appelle donc une plus grande déférence que celle qu’implique la norme de la décision correcte (Dunsmuir, aux paragraphes 47 à 49; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 45 et 46; Front des artistes canadiens c Musée des beaux‑arts du Canada, 2014 CSC, au paragraphe 13). La jurisprudence de la Cour concernant l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve devant la SAR a d’ailleurs confirmé que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, en ce qui a trait tant à l’interprétation du paragraphe 110(4) par la SAR qu’à son application aux faits (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022, aux paragraphes 36 à 42 [Singh]; Sow, au paragraphe 9; Ngandu, au paragraphe 13; Ching, au paragraphe 46).

[49]           L’analyse de la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la raisonnabilité tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Les conclusions touchant à des questions de fait ou de fait et de droit ne doivent pas être modifiées pour autant que la décision « appartien[ne] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59 [Khosa]). Lorsqu’elle applique la norme de la raisonnabilité, la cour de révision ne doit pas substituer l’issue qu’elle estime préférable tant que la procédure et l’issue respectent facilement les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité.

(2)               La SAR a déraisonnablement appliqué le paragraphe 110(4) de la LIPR

[50]           J’estime que le refus de la SAR d’admettre la nouvelle preuve de M. Ajaj n’était pas raisonnable compte tenu des exigences légales prévues au paragraphe 110(4) et du contexte particulier des appels interjetés devant la SAR.

[51]           Aux termes des paragraphes 110(3) et (4) de la LIPR, la SAR peut accepter des éléments de preuve documentaire en appel d’une décision de la SPR, mais l’appelant ne peut présenter que deux types de preuves additionnelles :

Les éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande;

Les éléments de preuve qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

[Evidence that arose after the rejection of his or her claim; or

Evidence that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.]

[52]           Le libellé de la version anglaise peut sans doute donner à penser que la disposition propose en fait trois options différentes, et que la seconde doit être divisée en deux possibilités indépendantes. Cependant, la version française du paragraphe 110(4) indique clairement que les deux possibilités évoquées à la fin de la disposition ne sont pas distinctes, mais en fait subsidiaires : « des éléments de preuve [...] qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet ».

[53]           Compte tenu de l’emploi du mot « ou », il ne fait aucun doute que le critère énoncé au paragraphe 110(4) est disjonctif et non conjonctif. Cela signifie que la nouvelle preuve susceptible d’être acceptée par la SAR soit est survenue depuis le rejet de la demande soit n’était pas normalement accessible ou, si elle l’était, la personne visée ne l’aurait pas normalement présentée au moment du rejet. Il suffit donc que la nouvelle preuve d’un appelant satisfasse à l’un des deux éléments pour que la SAR envisage de l’accepter. Inversement, pour que cette dernière conclue qu’un nouvel élément de preuve ne remplit pas les exigences légales du paragraphe 110(4), elle doit chercher à savoir si cet élément de preuve ne répond pas aux deux conditions énoncées dans la disposition.

[54]           Je note que même si la preuve d’un appelant correspond à l’une des deux catégories de preuve visées par le paragraphe 110(4), la SAR jouit encore du pouvoir discrétionnaire de l’accepter ou non.

[55]           La décision de la SAR est assez obscure pour ce qui est de la manière dont elle a effectivement appliqué le critère du paragraphe 110(4) de la SAR. La SAR indique tout d’abord que « ces documents déposés portent une date ultérieure au rejet de la demande d’asile de [M. Ajaj] » (paragraphe 8), renvoyant ainsi à la première option de la disposition. Elle conclut toutefois que « les lettres en soi ne fournissent aucune explication concernant la raison pour laquelle elles n’auraient pu être présentées avant le rejet de la demande d’asile » (paragraphe 10), apparemment sur le fondement du deuxième volet du critère. Il est difficile de déterminer si la SAR a véritablement considéré les deux options avant de refuser d’admettre la preuve.

[56]           M. Ajaj fait valoir en outre que la SAR a commis une erreur en déclarant qu’il n’avait pas expliqué pourquoi les lettres n’auraient pas pu être produites avant le rejet de la demande d’asile. La lettre de la révérende Newland indiquait clairement qu’elle n’avait été nommée à la paroisse que depuis le 15 mars 2014, et qu’elle ne connaissait M. Ajaj que depuis un mois environ : il n’aurait donc pas pu produire cette lettre avant que la SPR ne rejette sa demande d’asile le 13 mars 2014. M. Ajaj souligne par ailleurs, concernant sa fréquentation de l’église depuis le refus de la SPR, que les renseignements contenus dans les lettres de la révérende Newland et du révérend Barker n’étaient pas accessibles avant l’audience.

[57]           Dans ses observations, le ministre soutient que la substance de la nouvelle preuve de M. Ajaj aurait dû être accessible en vue de l’audience devant la SPR, et que M. Ajaj n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas présenté cette preuve à la SPR. La SAR a noté que les nouveaux éléments preuve concernaient des événements survenus avant que la SPR ne tranche la demande d’asile, et elle a rejeté l’explication de M. Ajaj, car il s’agissait d’un enjeu déterminant pour sa demande et que son conseil savait quelles questions seraient soulevées.

[58]           Conformément au libellé du paragraphe 110(4) de la Loi, la SAR devait non seulement chercher à savoir si la preuve additionnelle présentée par M. Ajaj n’était pas normalement accessible, ou s’il ne pouvait pas normalement la présenter au moment du rejet, mais également si les trois nouveaux éléments de preuve étaient « survenus depuis le rejet de la demande ». Il ne lui suffisait pas de conclure que cette preuve ne respectait pas les exigences légales et qu’elle ne pouvait être admise en ne soupesant que l’une des deux options. Puisqu’à première vue, la date figurant sur les trois lettres indiquait que leur création était postérieure au rejet de la demande d’asile, la SAR était certainement tenue de se prononcer à ce sujet. Comme il n’est pas certain qu’elle l’ait fait, je ne puis conclure qu’elle a raisonnablement appliqué les exigences légales prévues dans la disposition.

[59]           De plus, la SAR semble avoir fait abstraction du contexte particulier des appels interjetés devant elle en décidant de ne pas admettre la nouvelle preuve de M. Ajaj. Dans ses observations, le ministre a établi des parallèles avec les exigences liées à l’admission de nouveaux éléments de preuve dans le contexte d’une évaluation des risques avant renvoi [ERAR], et avec les facteurs élaborés dans l’arrêt Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’en plus de toute disposition légale expresse, la nouvelle preuve devait être considérée du point de vue de sa nouveauté, de sa crédibilité, de sa pertinence et de son importance. Le ministre a cité des décisions dans lesquelles la Cour a décidé que des éléments de création récente attestant des faits normalement accessibles au moment de l’audience de la SPR avaient été à bon droit rejetés comme nouvelle preuve dans le cadre d’un ERAR (Ghargi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1014; Ghannadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 879, aux paragraphes 17 à 19). Il en a conclu qu’il était donc raisonnable de la part de la SAR d’agir ainsi en l’espèce.

[60]           Même si l’avocat du ministre a renvoyé aux critères de l’arrêt Raza dans ses observations, je reconnais que la SAR n’a pas expressément mentionné ces facteurs dans sa décision. Cependant, rien n’indique non plus qu’elle a évalué la nouvelle preuve produite par M. Ajaj suivant l’approche souple et généreuse préconisée par la Cour depuis la décision Singh, qui devrait s’appliquer, à mon avis, dans le contexte d’un appel porté devant la SAR. Dans les circonstances, je conclus qu’il était déraisonnable que la SAR interprète et applique le paragraphe 110(4) de la LIPR à la nouvelle preuve de M. Ajaj avec la rigueur qu’elle semble avoir adopté.

[61]           La SAR ne peut se contenter d’importer et de greffer automatiquement les critères de l’arrêt Raza à une décision qui se rapporte au paragraphe 110(4) de la LIPR, puisque ces facteurs ont été établis relativement à l’ERAR et ne s’appliquent pas nécessairement à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve dans le contexte d’un appel devant la SAR. Une telle instance suppose un appel et un réexamen des décisions de la SPR, alors que l’agent d’ERAR n’est pas censé réexaminer les conclusions factuelles de la SPR. Comme le rôle de la SAR en appel diffère substantiellement de celui d’un agent d’ERAR, je souscris au raisonnement de la juge Gagné, qui explique dans la décision Singh, aux paragraphes 49 à 58, pourquoi les facteurs énoncés dans l’arrêt Raza, élaborés dans le contexte des demandes d’ERAR ne peuvent pas simplement être transposés au cadre de la SAR. Contrairement aux agents d’ERAR, la SAR est un tribunal administratif quasi judiciaire, à qui il appartient d’agir comme instance d’appel des décisions de la SPR concernant les demandes d’asile, et qui jouit du pouvoir – expressément conféré par l’alinéa 111b) de la LIPR – d’infirmer la décision de la SPR et de lui substituer celle qui, selon elle, aurait dû être rendue. Bien que les termes de l’alinéa 113a) ressemblent à ceux du paragraphe 110(4), la SAR « considère toutefois cet élément de preuve sous un tout autre angle que l’agent d’ERAR » (Singh, paragraphe 51). La différence de contexte est un facteur distinctif important.

[62]           Il a d’ailleurs été reconnu dans la décision Singh, et dans les nombreuses autres qui l’ont suivie, que la SAR a été créée pour permettre un « véritable appel fondé sur les faits » et pour réexaminer les décisions de la SPR (Singh, aux paragraphes 56 et 57; Khachatourian, au paragraphe 37; Ngandu, au paragraphe 20; Ching, aux paragraphes 55 à 58; Sow, aux paragraphes 14 et 15; Geldon, au paragraphe 18). Pour qu’un véritable appel fondé sur les faits soit possible, les critères d’admissibilité des nouveaux éléments de preuve doivent être « assez souples » pour permettre un appel en bonne et due forme et offrir une certaine latitude afin que le demandeur d’asile puisse répondre aux lacunes soulevées par la SPR. Les critères élaborés dans l’arrêt Raza ne peuvent pas simplement s’appliquer au contexte d’un appel devant la SAR, parce que cela pourrait priver l’appelant de l’appel à part entière auquel il a droit au titre du paragraphe 110(4).

[63]           Comme les facteurs énoncés dans l’arrêt Raza pourraient ne pas offrir la souplesse nécessaire pour admettre des éléments de preuve dans le contexte d’un appel, la Cour a jugé qu’il est déraisonnable de la part de la SAR de présumer simplement que ces facteurs s’appliquent dans le cadre d’un appel interjeté devant la SAR (Singh, aux paragraphes 56 et 57; Ching, aux paragraphes 55 à 58).

[64]           Le ministre réplique que l’affaire Singh sera tranchée en appel et qu’elle concernait une situation factuelle différente. Il fait valoir qu’en l’espèce, M. Ajaj aurait pu divulguer les trois lettres plus tôt, alors que le demandeur d’asile dans l’affaire Singh n’aurait pas pu raisonnablement obtenir et divulguer la preuve parce qu’il n’en disposait pas. Je ne pense pas que ce soit une différence importante et que les principes élaborés dans cette décision soient de ce fait inapplicables à la présente affaire. Les critères d’admissibilité des nouveaux éléments de preuve en appel devant la SAR doivent être assez souples, et une approche plus ouverte et plus indulgente aurait pu autoriser l’admission des lettres, étant donné qu’il était essentiel qu’elles soient admises pour que M. Ajaj bénéficie d’un véritable appel fondé sur les faits.

[65]           Je suis d’accord avec l’avocat du ministre pour dire que les appels devant la SAR ne sont peut‑être pas de véritables procédures de novo en raison des diverses restrictions législatives dont les pouvoirs de la SAR font l’objet, et qu’il est acceptable que la SAR vérifie si la preuve est crédible ou digne de foi dans les circonstances. Toutefois, en ne voyant pas que son rôle diffère de celui d’un agent d’ERAR, et en n’envisageant pas plus généreusement l’admission d’éléments de preuve additionnels, la SAR n’a pas accordé à M. Ajaj l’appel auquel il avait droit (Awet, au paragraphe 10).

[66]           Dans les circonstances, on ne saurait soutenir que la conclusion de la SAR concernant l’admissibilité de la nouvelle preuve appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je conclus que la SAR a commis une erreur en interprétant de manière déraisonnable les exigences légales du paragraphe 110(4) de la LIPR et en refusant d’admettre, en raison de cette interprétation, la nouvelle preuve produite par M. Ajaj. Comme dans la décision Geldon, au paragraphe 21, cette preuve était essentielle pour contester les conclusions de la SPR relatives à sa foi et à sa conversion au christianisme, et concernait un élément crucial de la conclusion défavorable de la SPR en matière de crédibilité. Une telle demande devait être évaluée conformément à la décision Singh de la Cour.

[67]           Le ministre soutient en outre que même si elles avaient été admises comme nouveaux éléments de preuve, les lettres n’auraient pas été pertinentes ou importantes au regard de l’appel et n’auraient pas changé les insuffisances liées à la crédibilité de la demande d’asile de M. Ajaj. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR de ne pas les admettre. Je ne peux pas être de cet avis. Je ne sais pas si la nouvelle preuve aurait ou non sensiblement changé l’issue ou la décision de la SAR. Je note seulement que les nouveaux éléments soumis par M. Ajaj concernaient un aspect primordial de sa demande d’asile et qu’ils auraient pu être déterminants quant à sa crédibilité. Les trois nouveaux éléments de preuve peuvent être décisifs quant à la question de savoir si la SAR devrait accepter ou rejeter les conclusions de la SPR; la SAR pourrait par ailleurs conclure qu’ils ne suffisent pas à modifier son analyse. C’est à la SAR qu’il appartient de trancher cette question, et non à la Cour.

[68]           La SAR a commis une erreur en n’examinant pas l’admissibilité de la nouvelle preuve sous l’angle adéquat, et je ne suis pas en mesure de dire si une approche plus souple l’aurait amenée à accepter les lettres en preuve, ni si cela aurait permis à M. Ajaj de bénéficier d’une audience ou d’expliquer de manière satisfaisante les incohérences et les lacunes qui ont conduit le décideur à tirer des inférences défavorables au chapitre de la crédibilité. Comme je ne suis pas en mesure de savoir si la décision de la SAR aurait été différente si la nouvelle preuve avait été admise, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision, renvoyée pour réexamen.

IV.             Conclusion

[69]           Pour les motifs détaillés qui précèdent, je conclus que la SAR a commis une erreur en adoptant la norme de contrôle de la raisonnabilité pour examiner la décision de la SPR, et en n’évaluant pas elle‑même de manière indépendante la preuve intéressant les conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Par ailleurs, l’examen par la SAR des conditions d’admissibilité de nouveaux éléments de preuve dans le contexte d’un appel interjeté devant elle était erroné. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Ajaj et ordonner à un autre tribunal de la SAR de réexaminer la demande d’asile.

[70]           En l’espèce, l’issue serait la même que la Cour effectue le contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte ou celle de la raisonnabilité.

[71]           L’avocat de M. Ajaj a proposé que des questions soient certifiées si la demande était rejetée; certaines d’entre elles ressemblent aux questions déjà certifiées dans les affaires Huruglica ou Singh. Si j’avais tranché la demande en défaveur de M. Ajaj, j’aurais pu certifier des questions en vue de l’appel de manière à préserver ses droits procéduraux au cas où une décision d’appel modifie le droit à son avantage. Cependant, comme M. Ajaj a eu gain de cause dans la présente demande de contrôle judiciaire, et que les enjeux juridiques contestés seront tranchés par la Cour d’appel fédérale dans d’autres affaires, j’estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de certifier des questions aux fins d’appel.


JUGEMENT

LA COUR :

1.      ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire;

2.      ANNULE la décision de la SAR;

3.      RENVOIE l’affaire à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué réexamine l’admissibilité de la nouvelle preuve et se prononce à nouveau sur le bien‑fondé de la demande d’asile;

4.      NE CERTIFIE aucune question grave de portée générale aux fins d’appel.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5604‑14

INTITULÉ :

FIRAS SALEM MUNEF AJAJ c CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 juin 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 28 juillet 2015

COMPARUTIONS :

Anthony Prakash Navaneelan

POUR LE demandeur

Nicole Rahaman

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

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