Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150806

Dossier : IMM-8012-14

Référence : 2015 CF 945

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 août 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

OKSANA SYDORUK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Oksana Sydoruk a présenté une demande de contrôle judiciaire au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle conteste la décision d’un agent des visas (l’agent) qui a refusé sa demande de visa de résident permanent dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), laquelle fait partie de la catégorie « immigration économique » prévue au paragraphe 12(2) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs énoncés ci-après, j’estime que l’appréciation par l’agent de l’authenticité de l’offre d’emploi de Mme Sydoruk n’a pas été effectuée conformément au régime réglementaire prescrit et qu’elle est donc déraisonnable. J’ai également conclu que Mme Sydoruk n’a pas été informée des motifs sous-tendant les soupçons qu’entretenait l’agent et qu’elle n’a donc pas eu une possibilité raisonnable de les dissiper. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.                Contexte

[3]               Madame Sydoruk est citoyenne de l’Ukraine. En septembre 2010, elle est venue au Canada pour rendre visite à sa sœur. La sœur de Mme Sydoruk travaille pour l’entreprise Koss Aerospace, une compagnie canadienne établie à Mississauga, en Ontario.

[4]               En mai 2011, Mme Sydoruk a été présentée à Drago Kajic, président de Koss Aerospace, qui l’a reçue en entrevue en vue de pourvoir un poste de commis-comptable au sein de l’entreprise. Mme Sydoruk a fait bonne impression, mais M. Kajic lui a dit qu’elle avait besoin d’acquérir davantage d’expérience de travail avant qu’il puisse lui offrir un poste. Il a été entendu que toute décision concernant son engagement serait reportée de plusieurs mois.

[5]               Mme Sydoruk a quitté le Canada en juillet 2011 et elle est rentrée en Ukraine. Elle a trouvé du travail comme commis-comptable dans une compagnie nommée Plastics Ukraine. Environ un an plus tard, Mme Sydoruk a obtenu une deuxième entrevue au téléphone avec M. Kajic.

[6]               Monsieur Kajic a décidé d’engager Mme Sydoruk. Il a obtenu un avis relatif à un emploi réservé (AER) favorable de Service Canada en octobre 2012 et il a fait une offre d’emploi en bonne et due forme à Mme Sydoruk en décembre 2012. En février 2013, Mme Sydoruk a demandé un visa de résident permanent en qualité de membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral).

[7]               En septembre 2014, Mme Sydoruk a été invitée à se présenter à une entrevue à l’ambassade du Canada à Kiev, en Ukraine. Pendant cette entrevue, l’agent a remis en question l’authenticité de l’offre d’emploi de Koss Aerospace. Mme Sydoruk n’a pas été en mesure de dissiper les préoccupations de l’agent. Dans une décision datée du 29 septembre 2014, l’agent a  informé Mme Sydoruk qu’elle ne remplissait pas les conditions de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) et qu’il avait refusé sa demande.

IV.             Questions en litige

[8]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.          La décision de l’agent était-elle raisonnable?

B.           La décision de l’agent était-elle équitable au plan de la procédure?

V.                Analyse

[9]               L’examen par un agent des visas d’une demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) entraîne des conclusions de fait et de droit et est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 571 [Patel], au paragraphe 18).

[10]           Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision correcte (Patel, au paragraphe 18; Khosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43).

A.                 La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[11]           L’article 75 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) précise que la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) englobe des personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité de réussir leur établissement économique au Canada. Les agents des visas accordent des points aux demandeurs en tenant compte des facteurs énumérés à l’alinéa 76(1)a) du Règlement. Ceux‑ci comprennent les études, la compétence en anglais et en français, l’expérience, l’âge, l’exercice d’un emploi réservé et la capacité d’adaptation. Pour être admissibles à un visa de travailleur qualifié (fédéral), les demandeurs doivent obtenir au moins 67 points.

[12]           En vertu de l’alinéa 82(2)c) du Règlement, les demandeurs qui se trouvent à l’extérieur du Canada reçoivent dix points pour un emploi réservé, dans la mesure où l’agent des visas approuve l’offre d’emploi en tenant compte d’un avis formulé par le ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences (RHDCC). L’agent des visas n’est pas tenu de suivre l’avis de RHDCC. Il revient à l’agent de décider si l’offre d’emploi remplit les conditions du paragraphe 203(1) du Règlement, y compris si elle est authentique.

[13]           L’authenticité d’une offre d’emploi est établie conformément au paragraphe 200(5) du Règlement, qui était ainsi libellé au moment de la décision de l’agent :

200. (5) L’évaluation de l’authenticité de l’offre d’emploi est fondée sur les facteurs suivants :

a) l’offre est présentée par un employeur véritablement actif dans l’entreprise à l’égard de laquelle elle est faite, sauf si elle vise un emploi d’aide familial;

b) l’offre correspond aux besoins légitimes en main-d’œuvre de l’employeur;

c) l’employeur peut raisonnablement respecter les conditions de l’offre;

d) l’employeur – ou la personne qui recrute des travailleurs étrangers en son nom – s’est conformé aux lois et aux règlements fédéraux et provinciaux régissant le travail ou le recrutement de main-d’œuvre dans la province où il est prévu que l’étranger travaillera.

[14]           En l’espèce, l’agent a conclu que l’offre d’emploi de Mme Sydoruk n’était pas authentique. Il ne lui a donc accordé aucun point pour son offre d’emploi réservé de la part de Koss Aerospace :

[traduction] À la suite de votre entrevue à l’ambassade et de l’examen attentif de tous les documents qui concernent votre demande, je ne puis conclure que cette offre a été faite de bonne foi et est authentique, conformément au règlement 82 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés. Vous avez eu la possibilité de dissiper mes réserves à l’égard de votre offre d’emploi au cours de l’entrevue à l’ambassade, mais vous n’avez pas réussi à le faire.

Aucun point ne peut donc vous être accordé pour votre offre d’emploi réservé.

Vous n’avez pas obtenu le nombre minimum de points (67 à l’heure actuelle) exigé pour l’octroi d’un visa de résident permanent. Vous ne m’avez donc pas convaincu que vous seriez en mesure de réussir votre établissement économique au Canada.

[15]           L’agent a expliqué davantage ses préoccupations dans les notes qu’il a prises dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) à la suite de son entrevue avec Mme Sydoruk et qui font partie de sa décision :

[traductionJ’ai expliqué à la DP que j’avais de grandes réserves au sujet de l’authenticité de l’offre d’emploi au CDA de la DP. La façon dont la DP a été choisie pour occuper un poste de commis-comptable et les critères de sélection ne sont pas clairs, étant donné que la DP n’avait aucune expérience de travail et ne parlait pas couramment l’anglais au moment de son entrevue avec le président de la compagnie. La DP m’a indiqué qu’on lui avait offert un emploi en raison du fait que l’employeur prétendu de la DP prévoyait prendre de l’expansion en Europe de l’Est et avait besoin de recruter des employés pour son nouveau bureau. La DP ne savait pas quand ni où son employeur prévoyait développer son entreprise et elle n’a pas pu expliquer pourquoi il ne l’avait pas encore fait. La DP m’a indiqué que son employeur avait été content de l’entrevue d’emploi de la DP en mai 2011, mais la DP n’a pas visité son lieu de travail potentiel, elle ne s’est pas renseignée sur la nature de l’entreprise, elle n’a pas rencontré ses futurs collègues de travail, etc. Je soupçonne que la sœur de la DP, qui travaille pour le même employeur au Cda, a pu s’entendre avec MR Cajic [sic] pour organiser l’offre d’emploi afin de faciliter l’entrée de sa sœur (la DP) au Cda. La DP n’a pu fournir aucune explication crédible et elle n’a pas pu dissiper les réserves dont je lui avais parlé pendant l’entrevue. Je ne suis donc pas convaincu que l’offre d’emploi de la DP est authentique et je ne peux lui créditer aucun point pour celle‑ci. La DP n’a pas obtenu suffisamment de points pour être admissible à l’immigration au Canada, la note minimale exigée étant de 67 points. La demande a été refusée.

[Non souligné dans l’original.]

[16]           Les notes entrées par l’agent dans le SMGC trahissent une méprise fondamentale. Mme Sydoruk n’a pas reçu d’offre d’emploi en mai 2011, et il n’est donc pas étonnant qu’elle n’ait pas immédiatement visité le lieu de travail pour se renseigner sur l’entreprise ou rencontrer ses futurs collègues de travail. L’offre d’emploi lui a été faite par écrit plusieurs mois plus tard pendant que Mme Sydoruk se trouvait en Ukraine en train d’acquérir de l’expérience de travail chez Plastics Ukraine.

[17]           Indépendamment de cette erreur factuelle, il ne semble y avoir aucune corrélation entre l’appréciation par l’agent de l’offre d’emploi de Mme Sydoruk et les critères qu’il était tenu d’appliquer en vertu du paragraphe 200(5) du Règlement. Les facteurs énumérés au paragraphe 200(5) portent principalement sur l’intégrité de l’employeur éventuel. En l’espèce, l’agent s’est soucié de la crédibilité et des qualifications de Mme Sydoruk. Il n’est pas évident que le résultat aurait été le même si l’offre d’emploi avait été appréciée adéquatement, en conformité avec les dispositions du paragraphe 200(5). Ce qui est évident, c’est que la conclusion de l’agent selon laquelle l’offre d’emploi n’était pas authentique a été fatale pour la demande de Mme Sydoruk.

[18]           Il ne s’agit pas d’une cause dans laquelle des motifs déficients peuvent être préservés de la manière envisagée dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62. L’agent était tenu d’apprécier l’offre d’emploi de Mme Sydoruk en conformité avec le paragraphe 200(5) du Règlement. Les critères ne sont pas facultatifs, ils sont obligatoires. Comme l’a fait remarquer le juge Moldaver dans l’arrêt McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, au paragraphe 38, lorsque les méthodes habituelles d’interprétation législative mènent à une seule interprétation raisonnable et que le décideur administratif en retient une autre, celle‑ci est nécessairement déraisonnable; les « issues raisonnables possibles » se limitent nécessairement à une seule, que le décideur administratif doit adopter.

[19]           Étant donné que l’appréciation par l’agent de l’authenticité de l’offre d’emploi de Mme Sydoruk n’a pas été effectuée conformément au paragraphe 200(5) du Règlement, sa décision ne peut pas être considérée comme faisant partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

B.                 La décision de l’agent était-elle équitable au plan de la procédure?

[20]           L’obligation d’équité à laquelle est astreint un agent des visas qui doit traiter une demande de visa par un demandeur de la catégorie « autonome » se situe vers l’extrémité inférieure du registre (Patel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 55, au paragraphe 10). L’agent des visas n’est pas tenu de faire connaître au candidat les préoccupations que lui cause sa demande et qui résultent directement des exigences de lois ou de règlements (Kamchibekov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1411, au paragraphe 26).

[21]           Même si l’obligation d’équité se situe à l’extrémité inférieure du registre, elle suppose néanmoins que les agents des visas informent les demandeurs de leurs préoccupations de manière à ce que ceux-ci aient la possibilité de les dissiper, en particulier quand les préoccupations concernent l’authenticité ou la crédibilité de la preuve fournie par le demandeur (Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25, au paragraphe 21). En l’espèce, l’authenticité de l’offre d’emploi de Koss Aerospace était en doute. Même s’il appert, à la lecture de ses notes dans le SMGC, que l’agent a fait part de ses réserves à Mme Sydoruk pendant son entrevue, rien ne prouve qu’il lui ait parlé des motifs de ses soupçons. Comme nous l’avons vu plus haut, les notes entrées dans le SMGC contiennent le passage suivant :

Je soupçonne que la sœur de la DP, qui travaille pour le même employeur au Cda, a pu s’entendre avec MR Cajic [sic] pour organiser l’offre d’emploi afin de faciliter l’entrée de sa sœur (la DP) au Cda. La DP n’a pu fournir aucune explication crédible et elle n’a pas pu dissiper les réserves dont je lui avais parlé pendant l’entrevue. Je ne suis donc pas convaincu que l’offre d’emploi de la DP est authentique et je ne peux lui créditer aucun point pour celle‑ci.

[22]           Rien dans le dossier n’indique que Mme Sydoruk a été mise au courant du fait que l’agent soupçonnait que sa sœur avait comploté avec M. Kajic pour concocter une offre d’emploi frauduleuse, et les soupçons de l’agent ne semblent reposer sur aucun fondement objectif. Mme Sydoruk n’a jamais eu la possibilité de détromper l’agent à l’égard de ses spéculations injustifiées; par conséquent, la décision de l’agent était inéquitable sur le plan de la procédure (Keryakous c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 325, au paragraphe 20).

VI.             Conclusion

[23]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un agent des visas différent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un agent des visas différent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Pierre Ballard, LL.L., traducteur agréé


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-8012-14

INTITULÉ :

OKSANA SYDORUK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONtario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 juin 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 6 AOÛT 2015

COMPARUTIONS :

Inna Kogan

POUR LA DEMANDERESSE

Aleksandra Lipska

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Inna Kogan

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du

Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.