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Date : 20150730


Dossier : T-1353-13

Référence : 2015 CF 938

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2015

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

Dossier : T-1353-13

ENTRE :

ARCTIC CAT INC.

ET ARCTIC CAT SALES, INC.

demanderesses

et

BOMBARDIER RECREATIONAL PRODUCTS INC.

défenderesse

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Environ trois mois avant le début du procès, après qu’une conférence préparatoire à l’instruction a eu lieu et que les parties ont échangé leurs rapports d’expert principaux, Bombardier Recreational Products Inc. (BRP) dépose la présente requête afin d’être autorisée à modifier sa défense et sa demande reconventionnelle dans le but d’allonger de manière substantielle la liste des antériorités citées au soutien de ses allégations d’évidence et d’antériorité et d’ajouter un nouveau motif d’invalidité. Arctic Cat Inc. et Arctic Cat Sales, Inc. (Arctic Cat) s’opposent vigoureusement à ces modifications. L’acte de procédure modifié incluait également d’autres modifications, auxquelles Arctic Cat a consenti.

I.                   Le contexte et l’historique de l’instance

[2]               Dans une demande reconventionnelle, BRP demande à la Cour de déclarer que le brevet 738 d’Arctic Cat est invalide pour cause, notamment, d’évidence et d’antériorité. Déposée la première fois en 2013, la demande reconventionnelle a été modifiée sur consentement en juin 2014 afin d’y ajouter un grand nombre de nouveaux éléments d’antériorité aux allégations d’antériorité et d’évidence existantes. Ce n’est que le 15 juin 2015 que l’ambiguïté a été soulevée à titre de motif d’invalidité.

[3]               Les interrogatoires préalables étaient terminés en grande partie en 2014, et les parties ont convenu que la préparation et le dépôt de leurs rapports d’expert respectifs seraient reportés après le procès de six semaines tenu dans une autre action en contrefaçon de brevet les opposant (T‑2025‑11, instruite au printemps 2015).

[4]               Le procès en l’espèce doit commencer le 14 septembre 2015.

[5]               Les nouveaux éléments d’antériorité proposés étaient connus de BRP et de ses experts le 2 mars 2015 et ils ont été divulgués à titre de réalisations pertinentes dans le cadre d’une instance menée aux États‑Unis entre les mêmes parties au sujet d’une série de brevets correspondant au brevet 738 avant cette date. Ils n’ont cependant pas été divulgués, invoqués ou produits dans le cadre du présent litige jusqu’à ce que BRP transmette son rapport d’expert à Arctic Cat le 15 juin 2015. BRP a fait appel au même expert, Glenn Bower, dans le cadre des litiges américain et canadien. Monsieur Bower a signé un affidavit au soutien de la requête de BRP dans lequel il atteste que, bien que ses services aient été retenus dans les deux pays et qu’il ait examiné les antériorités en cause aux fins du litige américain bien avant mars 2015, la préparation de son rapport dans le cadre de la présente action s’est déroulée [traduction] « surtout » en mai et en juin 2015. C’est pendant cette période qu’il a attiré l’attention de l’avocat canadien de BRP sur ces éléments d’antériorité. Il affirme cependant qu’il a soulevé la question de l’ambiguïté du brevet 738 avec l’avocat de BRP seulement [traduction] « au cours de la première semaine de juin 2015 ». Le fait que M. Bower précise qu’il a soulevé la question de l’ambiguïté au cours de la première semaine de juin, mais qu’il est resté plus vague quant aux antériorités, m’amène à conclure que les antériorités auraient été et ont été abordées avec l’avocat plus tôt, depuis au moins mai 2015.

[6]               Je tiens donc pour avéré que l’avocat de BRP savait, en mai 2015, que M. Bower considérait les nouvelles antériorités comme pertinentes au regard des questions de l’évidence et de l’antériorité et qu’il savait, avant le 11 juin 2015, que M. Bower était d’avis que certaines revendications du brevet étaient ambiguës.

[7]               Une conférence préparatoire a eu lieu le 11 juin 2015. Les modifications des actes de procédure et la date de la remise des rapports d’expert ont alors fait l’objet de discussions. L’ordonnance rendue à la suite de cette conférence indique expressément que [traduction] « les deux parties envisagent de modifier leurs actes de procédures pour en limiter la portée conformément aux rapports d’expert et il est entendu que les modifications peuvent être apportées sur consentement » (non souligné dans l’original).

[8]               La date d’échéance de l’échange, par les parties, de leurs rapports d’expert principaux respectifs traitant de la contrefaçon et de l’invalidité avait été fixée, à l’époque de la conférence préparatoire, au lendemain de celle‑ci, soit le vendredi 12 juin 2015. Comme il a été mentionné, l’avocat de BRP savait très bien à cette époque que le rapport d’expert de celle‑ci allait probablement introduire de nouvelles antériorités sur lesquelles l’évidence et l’antériorité pouvaient se fonder, ainsi qu’une nouvelle allégation d’ambiguïté. Personne ne pourrait éventuellement considérer qu’il s’agissait d’une façon de limiter les questions en litige, ni même faire croire à tort que ces modifications étaient un simple changement ou un simple réajustement. Dans ses observations écrites relatives à la présente requête, BRP admet et soutient expressément que les ajouts ne sont pas négligeables ou formalistes. Le rapport d’expert de BRP exige clairement que des ajouts soient faits aux actes de procédure relativement aux éléments d’antériorité sur lesquelles les allégations d’évidence et d’antériorité sont fondées et que ceux‑ci incluent dorénavant une nouvelle allégation d’ambiguïté. Inexplicablement, l’avocat de BRP a omis de porter ce fait essentiel à l’attention d’Arctic Cat et de la Cour. En effet, en déclarant que ses modifications limiteraient les questions en litige sans également préciser qu’elles pourraient aussi élargir d’autres points, BRP a induit Arctic Cat et la Cour en erreur. BRP n’a pas justifié sa conduite, et je ne vois aucune explication possible à cette conduite.

[9]               Comme il le sera démontré plus loin, les modifications demandées pourraient avoir des conséquences très importantes qui auraient bien pu être atténuées ou totalement évitées si BRP avait dit la vérité au sujet de ses intentions avant la conférence préparatoire ou au cours de celle‑ci. Compte tenu de l’importance de la conférence préparatoire et des remarques formulées par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 28 dans l’arrêt Bristol‑Myers Squibb Company et al c Apotex Inc, 2011 CAF 34, la conduite de BRP ne saurait être encouragée. En fait, elle doit être dénoncée sans équivoque et il faut en décourager la répétition. Il convient de reproduire au long les remarques exprimées par la Cour d’appel fédérale dans cet arrêt :

28        Cet échange de mémoires relatifs à la conférence préparatoire est important. Bien que les parties devraient, à toute étape de la procédure, être claires et franches au sujet des véritables questions en litige, cela s’impose particulièrement au moment de la conférence préparatoire. Les mémoires relatifs à la conférence préparatoire devraient contenir un examen franc et complet de toutes les questions en litige afin que [traduction] « la Cour puisse voir si les questions qui vont devoir être tranchées au procès […] ont été correctement cernées et examinées » : Wenzel Downhole Tools Ltd. c. National‑Oilwell Canada Ltd., 2010 CF 669, au paragraphe 19 (Proth.). Cela permet d’éviter les surprises ou les pièges au procès. Cela permet également à la Cour de ne pas gaspiller ses ressources restreintes en inscrivant au rôle des dossiers qui ne sont pas prêts à être instruits. Étant donné le sérieux des observations formulées dans les mémoires relatifs à la conférence préparatoire et l’importance des objectifs de la conférence préparatoire, les parties peuvent ultérieurement être tenues à s’en tenir à ce qu’elles ont dit ou ce qu’elles ont omis de dire lors de la conférence préparatoire : Wenzel, précité, au paragraphe 20. Dans les mémoires relatifs à la conférence préparatoire et les discussions qui ont lieu lors de cette conférence, la non-divulgation stratégique ou la non-clarification délibérée n’ont pas leur place. Dans la mesure où une question n’est pas clairement présentée à cette étape de la procédure, on est en droit de supposer qu’elle ne se pose pas.

II.                Les facteurs à prendre en compte et leur application à la présente affaire

[10]           La toute première question à se poser relativement à une requête en modification est celle de savoir si les modifications proposées révèlent une cause d’action valable. Arctic Cat reconnaît que les modifications que BRP veut apporter à la liste des antériorités révèlent une cause qui serait raisonnablement défendable. Elle soutient cependant que les modifications proposées dans le but d’ajouter l’ambiguïté à titre de motif d’invalidité des revendications 11 et 16 ne divulguent pas une cause d’action valable.

[11]           Arctic Cat prétend qu’une revendication ne peut être invalide en droit pour cause d’ambiguïté que si elle établit qu’il est impossible d’interpréter l’un des termes de la revendication ou du mémoire descriptif. Si un terme peut être interprété à l’aide des règles de grammaire et de la logique, il n’est pas ambigu et, lorsque plus d’une interprétation peut raisonnablement être donnée, la Cour doit favoriser celle qui permet de confirmer la validité du brevet (Mobil Oil Corp c Hercules Canada Inc (1995), 63 CPR (3d) 473; Letourneau c Clearbrook Iron Works Ltd (2005), 44 CPR (4th) 345, et Uview Ultraviolet Systems Inc c Brasscorp Ltd, 2009 CF 58). Étant donné qu’il ressort du dossier dont je dispose que l’expert de BRP est clairement en mesure d’interpréter les termes présumés ambigus avec apparemment peu de difficulté, la modification n’aurait aucune chance raisonnable de succès et devrait être refusée. Je suis aussi de cet avis. Même si j’ai tort, je suis convaincue que les chances de succès de cette modification sont si minces que sa valeur discutable devrait être prise en compte pour déterminer si les modifications devraient être permises.

[12]           La liste non exhaustive des autres facteurs qui sont mentionnés dans les références et qui devraient être pris en compte et soupesés est décrite ci‑dessous, de même que mon évaluation de l’applicabilité de chaque facteur aux faits de la présente affaire.

A.                Les modifications en cause visent-elles la rétractation d’aveux et auraient-elles pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige?

[13]           L’ajout de l’ambiguïté à titre de motif d’invalidité, bien qu’il s’agisse d’un élément tout à fait nouveau, ne contredit pas un acte de procédure antérieur. À mon avis, il ne s’agit pas d’un changement radical.

[14]           En ce qui concerne les antériorités, BRP a proposé, à l’appui de son allégation d’antériorité, deux exemples d’antériorité qui avaient auparavant été cités pour démontrer l’évidence et, à l’appui de ses allégations d’évidence, deux exemples d’antériorité qui avaient précédemment été cités pour démontrer l’antériorité. Il ne s’agit pas d’un changement radical, ce qu’Arctic Cat reconnaît. Par ailleurs, les modifications proposées par BRP ont pour but de supprimer complètement deux éléments d’antériorité et de les remplacer par un élément tout à fait nouveau. Dans le cas de l’évidence, les modifications ont pour but de supprimer 14 antériorités de la liste précédente de 24 et d’en ajouter six nouvelles. Ainsi, les modifications ont pour effet de remplacer par de nouvelles réalisations de 30 à 50 % des allégations de BRP sur l’évidence et l’antériorité. BRP elle-même ne considère pas ses modifications comme étant négligeables ou formalistes et soutient qu’elles touchent un aspect fondamental des deux principaux motifs d’invalidité revendiqués. Aucun des nouveaux éléments d’antériorité n’a été divulgué dans les affidavits de documents ou discuté lors des interrogatoires préalables. Le fait qu’ils auraient pu être mentionnés dans le cadre de l’instance intentée aux États-Unis n’a aucune importance : ils n’ont jamais été envisagés aux fins du présent litige. J’estime que ces modifications constituent un changement radical de la nature des questions en litige.

B.                 Les modifications ont‑elles été examinées au cours d’une conférence préparatoire?

[15]           Comme il a été mentionné précédemment, elles ne l’ont pas été, malgré le fait que BRP était en mesure de faire en sorte qu’elles soient examinées.

C.                 La thèse adoptée par une partie a-t-elle amené l’autre partie à suivre une ligne de conduite qu’il pourrait être difficile de modifier?

[16]           J’ai déjà déterminé que la modification de la liste des antériorités constitue un changement radical. J’ai aussi pris note des remarques formulées par la Cour fédérale aux paragraphes 5 et 9 de la décision AbbVie Corporation et al c Janssen Inc, 2013 CF 1148 (infirmée en appel, mais sans désaccord sur cette question, dans l’arrêt Janssen Inc c AbbVie Corporation, 2014 CAF 242). Selon ces remarques, un changement touchant les antériorités modifie le paysage complet dans lequel une personne versée dans l’art se trouve et est essentiel à la façon dont une partie a conçu ses arguments. Je suis convaincue que la nature des modifications soulève la crainte que la thèse de BRP ait amené Arctic Cat à adopter une ligne de conduite qu’il pourrait être difficile de modifier. Il appartenait à BRP de démontrer, eu égard à toutes les circonstances pertinentes, notamment celle‑là, que ses modifications devaient être permises. Or, elle n’a pas réussi à me convaincre que le fait qu’elle n’a pas invoqué les nouvelles antériorités jusqu’à une date aussi tardive n’a pas amené Arctic Cat à adopter une ligne de conduite qu’il pourrait être difficile de modifier.

[17]           Je remarque en particulier que, selon le calendrier établi dans la présente affaire, Arctic Cat et BRP ont signifié à l’autre partie leurs affidavits d’expert principaux respectifs concernant la contrefaçon et l’invalidité en même temps. À l’insu d’Arctic Cat, l’expert de BRP travaillait dans un cadre qui incluait de nouveaux éléments importants d’antériorité, alors que l’expert d’Arctic Cat se trouvait dans une situation complètement différente où huit éléments d’antériorité qui auraient pu être pertinents ou même essentiels n’existaient peut‑être pas. En fait, Arctic Cat et son expert rédigeaient et produisaient leur rapport d’expert sans connaître les arguments qu’ils devaient réfuter.

[18]           BRP prétend que le rapport de l’expert d’Arctic Cat traitait seulement de la contrefaçon et que les allégations d’invalidité de BRP n’auraient aucune incidence sur ce rapport. Elle ajoute qu’Arctic Cat a aussi eu la possibilité de répondre aux nouvelles antériorités dans le rapport produit en réponse au rapport d’expert de BRP sur l’invalidité. M’appuyant encore une fois sur les remarques formulées par le juge du procès dans la décision Janssen, précitée, je ne suis pas de cet avis. En fait, la Cour d’appel fédérale a confirmé dans cette affaire que les notions de contrefaçon et d’évidence ne sont pas totalement indépendantes :

25        Bien qu’il s’agisse de notions indépendantes qui apportent chacune leur éclairage sur des questions différentes, on pourrait raisonnablement avancer que cette indépendance est quelque peu limitée, étant donné que l’absence de contrefaçon et la validité d’un brevet sont fonction de la portée de l’invention brevetée et, par conséquent, de l’interprétation donnée aux revendications. Ainsi, la réponse à la question de savoir si le STELARA® « s’inscri[t] dans les paramètres des revendications 143 et 222 » dépend de l’interprétation faite de ces revendications. De même, les motifs d’invalidité sont également fonction de l’interprétation des revendications, quoiqu’à des degrés différents. Par exemple, lorsqu’une partie fait valoir l’évidence comme moyen de défense, il est nécessaire de comparer les revendications interprétées et les antériorités. Encore une fois, l’exercice de comparaison met en évidence l’idée originale de la revendication en cause (Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au paragraphe 67, citant Windsurfing International Inc. v. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.)). Pour déterminer si les antériorités révèlent les limites d’une revendication précise, il faut examiner quelles sont ces limites et ce qu’elles signifient. En fin de compte, la conclusion sur la contrefaçon et la manière dont le juge est arrivé à cette conclusion peuvent avoir une incidence sur le reste de l’analyse.

[19]           En outre, Arctic Cat a abandonné dans son rapport d’expert certaines des revendications qu’elle avait initialement formulées dans son action en contrefaçon, en s’appuyant sur sa compréhension et son évaluation de l’affaire telle qu’elle était à l’époque. Si Arctic Cat avait été au courant des nouvelles allégations, elle aurait pu faire des choix différents.

[20]           Je conclus que le fait que BRP n’a pas produit, cité ou invoqué les nouvelles antériorités ou n’a pas soulevé la question de l’ambiguïté jusqu’à la signification de son rapport d’expert et de la présente requête a amené Arctic Cat à adopter une ligne de conduite qu’il pourrait être difficile de modifier.

D.                Comment se sont comportées les parties, plus particulièrement la partie qui propose les modifications?

[21]           Comme il a été mentionné ci‑dessus, le fait que BRP n’a pas divulgué les nouvelles antériorités et l’intention de son expert de soulever la question de l’ambiguïté dès que leur pertinence au regard de l’affaire canadienne serait portée à son attention, ou au plus tard au cours de la conférence préparatoire, est inexcusable et injustifiable. La conduite d’Arctic Cat n’est pas en cause ici.

E.                 Les modifications proposées retarderaient-elles l’instruction expéditive de l’affaire?

[22]           BRP n’a produit aucun argument convaincant ou élément de preuve pour éliminer toute possibilité de retard, malgré le fardeau qui lui incombait et le changement radical que les modifications qu’elle proposait allaient causer. Arctic Cat n’a cependant pas produit d’éléments de preuve démontrant qu’il serait nécessaire de reporter la date du début du procès, ou même qu’il y aurait une probabilité de retard. Je suis consciente du fait qu’Arctic Cat n’avait pas le fardeau de la preuve en l’espèce et qu’elle disposait de peu de temps pour examiner toutes les ramifications et les conséquences des modifications proposées. Toutefois, s’il avait été relativement évident ou clair aux yeux d’Arctic Cat que le fait d’aborder les nouvelles allégations proposées pourrait exiger que le début du procès soit ajourné ou retardé, il aurait été de son devoir d’informer sans délai la Cour des motifs de cette conclusion. Au lieu de cela, Arctic Cat n’a même pas fait allusion à la possibilité que le procès soit retardé. En conséquence, je ne peux conclure, compte tenu du dossier dont je dispose, que le procès sera nécessairement ou même probablement retardé si les modifications sont permises.

F.                  La requête en modification a-t-elle été présentée en temps opportun?

[23]           Même si elle a été déposée presque immédiatement après la production du rapport d’expert qui a rendu les modifications nécessaires, j’estime que la requête n’a pas été présentée en temps opportun. Comme il a été mentionné précédemment, l’avocat de BRP savait, en mai 2005, que l’expert de celle‑ci avait cerné ce qu’il considérait être des antériorités essentielles qui n’avaient jamais été divulguées ou invoquées, malgré le fait qu’elles étaient pertinentes dans le cadre de la présente action. BRP savait aussi très bien qu’Arctic Cat et son expert préparaient leur propre rapport d’expert principal. Il aurait fallu porter les nouvelles antériorités à l’attention d’Arctic Cat et informer celle‑ci de la nécessité de modifier ses allégations, si ce n’est la requête elle‑même, dès que l’expert aurait établi les nouvelles antériorités ou au plus tard à la conférence préparatoire. Arctic Cat soutient – et je suis d’accord avec elle – que, si elle avait été informée de l’intention de BRP d’introduire de nouvelles antériorités à la conférence préparatoire, elle aurait demandé – et je lui aurais accordé – un délai additionnel pour signifier son rapport d’expert sur la contrefaçon. De cette façon, elle et son expert auraient pu avoir la possibilité de tenir compte des nouvelles antériorités avant de déterminer finalement la forme du rapport d’expert sur la contrefaçon, ou même de choisir l’expert.

[24]           En ce qui concerne la modification concernant l’ambiguïté, la preuve relative à la requête dont je dispose montre que l’expert de BRP a retardé l’instruction de l’affaire en en discutant avec l’avocat de BRP. Il reste cependant que, compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, l’avocat de BRP était au courant de l’opinion de l’expert de celle‑ci à cet égard au moment de la conférence préparatoire, de sorte que la requête n’a pas non plus été déposée en temps opportun pour ce qui est de la modification.

G.                Existe-t-il un préjudice qui ne peut être indemnisé par des dépens ou autrement?

[25]           Comme il a été mentionné précédemment, l’introduction d’une si grande quantité de nouvelles antériorités destinées à remplacer de 30 à 50 % des antériorités citées auparavant en raison de leur pertinence change de manière radicale les questions en litige et est susceptible de modifier la position que l’expert d’Arctic Cat aurait pu prendre, voire même l’identité de cet expert. Il est donc clair, à mon avis, que les modifications et le moment où elles ont été apportées sont susceptibles de causer un préjudice qui ne peut être indemnisé par des dépens, et les documents relatifs à la requête de BRP ne traitent pas de cette question. Par ailleurs, alors qu’elle soutenait qu’elle subirait un tel préjudice, Arctic Cat n’a pas produit une preuve établissant que son rapport d’expert aurait été différent au point qu’elle aurait dû donner des instructions à un expert différent de celui envisagé initialement ou décrire un autre type de préjudice qui lui aurait été causé ou l’ampleur de celui‑ci. Encore une fois, Arctic Cat n’avait pas le fardeau de la preuve en l’espèce. De plus, je me rends compte qu’il pourrait être injuste de demander à Arctic Cat de décrire de manière détaillée les façons dont les modifications proposées pourraient affaiblir la position stratégique qu’elle avait choisi d’adopter ou faire en sorte que son expert doive changer la thèse qu’il avait défendue dans le rapport signifié à BRP, car cela signifierait qu’elle devrait donner accès à BRP à son dossier relatif au litige avant le procès. Cependant, compte tenu de l’ensemble des circonstances, notamment le défaut d’Arctic Cat de présenter une preuve démontrant que le préjudice ne peut pas être indemnisé par des dépens ou autrement, je ne suis pas convaincue qu’Arctic Cat subirait un préjudice important ne pouvant pas être indemnisé par des dépens si j’accordais les modifications proposées.

[26]           Je suis convaincue que la simple nécessité, pour Arctic Cat, d’examiner les ramifications du changement, encore plus de s’y adapter, est déstabilisant, dérangeant et préoccupant alors qu’Arctic Cat devrait se concentrer sur la préparation et la mise au point de son dossier en vue de l’instruction, celui‑ci devant être élaboré au moment de la conférence préparatoire. Ce manquement à l’équité procédurale est toutefois un préjudice qui peut être atténué par des dépens.

[27]           En raison du manque relatif de bien‑fondé des modifications proposées relativement à l’ambiguïté, je ne peux conclure que cet ajout causerait à Arctic Cat un préjudice qui dépasserait l’effet déstabilisant et préoccupant de l’ajout d’un nouveau motif d’invalidité, bien que faible, si peu de temps avant le procès.

H.                Les modifications faciliteront-elles l’examen par la Cour des véritables questions en litige?

[28]           En ce qui concerne la modification visant à ajouter l’ambiguïté à titre de motif d’invalidité, je ne suis pas convaincue que les modifications faciliteraient l’examen par la Cour des véritables questions en litige. L’ambiguïté soulevée par l’expert de BRP n’a jamais constitué une question en litige entre les parties. Comme il a été examiné précédemment, elle ne révèle pas une cause d’action raisonnablement défendable et, dans le cas contraire, sa valeur serait faible. Permettre que cette question soit soulevée si tard dans le processus tendrait à nuire à l’examen par la Cour des véritables questions en litige – qui se concentrent sur la contrefaçon du brevet et sur la question de savoir si celui‑ci a les caractères de l’antériorité ou de l’évidence – et non pas à le faciliter.

[29]           En ce qui concerne les nouvelles antériorités introduites au regard de l’évidence et de l’antériorité, deux des principales questions en litige dans la présente action, je dois nécessairement prendre en considération et appliquer l’arrêt Janssen rendu par la Cour d’appel fédérale, précité, étant donné que les faits de cet arrêt sont très semblables à ceux de l’affaire dont je suis saisie.

[30]           Dans la décision de première instance ayant donné lieu à l’arrêt rendu en appel dans l’affaire Janssen, le juge du procès Hughes a refusé d’accorder des modifications qui auraient ajouté des exemples à la liste des antériorités citées au soutien d’un plaidoyer sur l’évidence. Dans cette affaire, les nouvelles antériorités avaient été divulguées dans le rapport de l’expert de Janssen trois mois seulement avant le procès et la requête en modification avait été présentée quelque six semaines avant le début du procès. En appel, la Cour d’appel fédérale a infirmé la décision du juge du procès et permis les modifications malgré le fait que le juge du procès avait conclu que celles‑ci n’avaient pas été apportées au moment opportun, exigeraient que l’autre partie change sa thèse et retarderaient le procès. La Cour d’appel fédérale n’était pas expressément en désaccord avec les conclusions de fait du juge du procès ou avec le critère qu’il avait appliqué. Elle a plutôt estimé que le juge du procès n’avait pas accordé suffisamment de poids à tous les facteurs pertinents, notamment le fait qu’« il aurait été dans l’intérêt de la justice que le juge dispose de toutes les antériorités pertinentes pour pouvoir examiner en profondeur la question de l’évidence » (au paragraphe 17 des motifs). Je ne suis pas en mesure de déterminer de quelle façon les faits importants de l’affaire dont je suis saisie diffèrent des faits en cause dans l’affaire Janssen, et je suis en conséquence liée par la doctrine stare decisis qui m’oblige à appliquer l’arrêt de la Cour d’appel fédérale et à conclure que le fait de permettre la modification faciliterait l’examen, par la Cour, de la question de l’évidence, laquelle est l’une des questions en litige en l’espèce. Je ne vois pas comment la conclusion serait différente pour ce qui est de la question de l’antériorité, une autre des principales questions en litige.

III.             La pondération des facteurs

[31]           La jurisprudence, en particulier la décision Continental Bank Leasing Corp c R, [1993] ACI no 18, nous apprend que les facteurs mentionnés ci‑dessus doivent être pris en compte et soupesés dans chaque cas et qu’« [i]l n’existe aucun facteur qui soit prédominant, ou dont la présence ou l’absence soit nécessairement déterminante. On doit accorder à chacun des facteurs le poids qui lui revient dans le contexte de l’espèce. Il s’agit, en fin de compte, de tenir compte de la simple équité, du sens commun et de l’intérêt qu’ont les tribunaux à ce que justice soit faite ».

[32]           Comme il a été mentionné précédemment, les faits en l’espèce ressemblent étroitement à ceux de l’affaire Janssen, et j’estime, conformément à l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, qu’il est dans l’intérêt de la justice que le juge du procès dispose de toutes les antériorités pertinentes pour pouvoir examiner en profondeur la question de l’évidence et de l’antériorité. L’arrêt de la Cour d’appel fédérale ne devrait cependant pas être considéré comme une affirmation générale selon laquelle ce facteur devrait nécessairement se voir accorder un poids plus grand que les autres considérations concernant l’intérêt de la justice, comme le gaspillage des ressources judiciaires causé par des modifications inopportunes en général et des ajournements inopportuns en particulier et la nécessité pour la Cour de contrôler sa procédure, de limiter les abus de procédure et d’assurer le respect de ses règles et de leurs objectifs. Dans l’arrêt Janssen, la Cour d’appel fédérale n’a pas manifesté son intention d’infirmer ses décisions précédentes ou de changer les règles de droit touchées par les modifications. Considérer que l’arrêt Janssen établit que des antériorités précédentes peuvent toujours être ajoutées, peu importe à quel moment, lorsque la question de l’évidence est en litige et sans tenir compte du fait que cela retarderait le procès ou entraînerait son ajournement pendant une période allant jusqu’à un an, équivaudrait à retourner à l’opinion qui était largement acceptée auparavant – elle a depuis été désavouée par la Cour d’appel fédérale – selon laquelle une modification qui révèle une cause d’action valable devrait être accordée, peu importe le moment où elle est présentée, dans la mesure où elle ne cause pas à l’autre partie un préjudice qui ne peut pas être indemnisé par des dépens. (Voir Bristol‑Myers Squibb, précité, et Merck & Co Inc et al. c Apotex Inc, 2003 CAF 488, au paragraphe 42).

[33]           Le poids accordé par la Cour d’appel fédérale à ce facteur doit être examiné en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire en cause. Je souligne que la Cour d’appel fédérale a été saisie de l’appel de la décision de refuser les modifications en même temps que de l’appel du jugement rendu au procès. Il semble également que la Cour disposait d’un dossier complet sur la façon dont les experts des parties avaient examiné les antériorités en cause. Par exemple, il semble que les experts s’entendaient sur le fait que l’un des principaux exemples d’antériorité faisait partie en fait des connaissances générales courantes. Bien que le dossier qui m’a été présenté soit beaucoup moins détaillé que celui dont la Cour disposait dans l’affaire Janssen, il renferme la preuve de l’expert de BRP qui n’avait pas été contestée jusque‑là et qui indiquait que les nouvelles antériorités ne sont pas seulement pertinentes, mais faisaient partie des connaissances générales courantes.

[34]           Par conséquent, bien que je n’accorde peut‑être pas autant de poids que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Janssen à l’intérêt que revêt pour la justice le fait que la Cour dispose de toutes les antériorités pertinentes, il ressort du dossier dont je dispose que ce facteur n’est pas contrebalancé par une conclusion selon laquelle la modification exigerait l’ajournement du procès, ou par une preuve positive, présentée par la partie qui s’oppose à la modification, du manquement à l’équité procédurale que les modifications seraient susceptibles de causer.

[35]           Par ailleurs, les faits dans l’affaire Janssen et les faits de l’affaire dont je suis saisie diffèrent également en ce qui a trait au moment de la conférence préparatoire, de la divulgation des nouvelles antériorités aux avocats par les experts et de l’échange des rapports d’expert. Je note que, dans l’affaire Janssen, le juge du procès n’a pas conclu que l’avocat de Janssen avait été informé de l’existence des antériorités au moment de la conférence de gestion de l’instruction, contrairement à la conclusion à laquelle je suis expressément parvenue en l’espèce. De plus, selon la chronologie décrite dans les motifs de l’ordonnance du juge du procès, il n’est pas évident que les rapports d’expert principaux d’AbbVie avaient été signifiés en même temps que les rapports de Janssen, comme ce fut le cas en l’espèce. Les circonstances de l’affaire dont je suis saisie pèsent très lourd contre la décision d’accorder les modifications, car la Cour tendrait alors à fermer les yeux sur la conduite de BRP et sur son manque de respect envers le processus et les objectifs de la conférence préparatoire.

[36]           Au bout du compte, la balance penche en faveur de la décision d’accorder les modifications visant à ajouter des éléments à la liste des antériorités, mais non à ajouter l’allégation d’ambiguïté. Cela dit, comme j’ai décidé que la conduite de BRP était inexcusable et que le manquement à l’équité procédurale causée à Arctic Cat aurait pu être entièrement évité ou, à tout le moins, considérablement atténué si BRP s’était conformé à ses obligations en matière de divulgation et avait informé Arctic Cat de ses intentions en temps opportun. Il s’ensuit que BRP doit indemniser Arctic Cat pour toutes les conséquences des modifications qui auraient pu être évitées si celles‑ci avaient été annoncées de manière opportune et au plus tard le 11 juin 2015. À moins que cette indemnisation ne soit faite selon la formule des dépens avocat‑client, payables quelle que soit l’issue de la cause, les frais engagés par Arctic Cat pour devoir tenir compte de l’ensemble des conséquences et des ramifications des modifications sur son rapport d’expert existant et sur les stratégies utilisées au procès et pour devoir prendre les mesures nécessaires pour adapter ses stratégies afin d’éviter un préjudice important constitueraient un préjudice ne pouvant pas être indemnisé par des dépens.

[37]           Pour souligner et sanctionner davantage la conduite de BRP qui a omis d’informer Arctic Cat et la Cour de son intention d’apporter des modifications lors de la conférence préparatoire, alors qu’elle savait que son rapport d’expert exigerait des modifications, et qui a induit en erreur la Cour en annonçant que les modifications limiteraient la portée des actes de procédure, les frais engagés par Arctic Cat pour s’opposer à la présente requête doivent être payables immédiatement par BRP et, quelle que soit l’issue de la cause, selon la formule des dépens avocat‑client.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La défenderesse/demanderesse reconventionnelle est autorisée à modifier sa défense et sa demande reconventionnelle dans la forme exposée dans son dossier de requête, à l’exception des modifications visant à ajouter les sous‑alinéas 42.2 et 42.3 ainsi que le sous‑titre les précédant immédiatement.

2.                  Les dépens de la présente requête sont payables par BRP à Arctic Cat immédiatement et quelle que soit l’issue de la cause, selon la formule des dépens avocat‑client.

3.                  BRP paie aussi à Arctic Cat tous les frais raisonnablement engagés par celle‑ci pour examiner les modifications et y réagir, selon la formule des dépens avocat‑client, quelle que soit l’issue de la cause. Arctic Cat prendra immédiatement les mesures nécessaires pour examiner les frais engagés à ces fins séparément des autres dépens liés au litige et pour y répondre.

4.                  Arctic Cat a aussi le droit de faire des observations au juge du procès en temps voulu, que ce soit au procès ou par la suite, afin de réclamer les dépens qui ne sont pas visés en vertu du paragraphe précédent et qui ont trait à toute démarche dont il peut être démontré qu’elle n’aurait pas été prise, ou à toute dépense qui n’aurait pas été engagée, si BRP avait annoncé son intention d’apporter des modifications en temps opportun. La question de savoir si Arctic Cat devrait se voir adjuger ces dépens et les motifs pour lesquels ils devraient être adjugés ou calculés relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A., Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1353-13

 

INTITULÉ :

ARCTIC CAT INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC. c BOMBARDIER RECREATIONAL PRODUCTS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JUILLET 2015

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JuILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Michael D. Crinson

 

POUR LES DEMANDERESSES

ARCTIC CAT INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC.

 

Joanie Lapalme

Kang Lee

 

POUR LA DÉFENDERESSE

BOMBARDIER RECREATIONAL PRODUCTS INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dimock Stratton LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

ARCTIC CAT INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC.

 

Fasken Martineau DuMoulin, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

BOMBARDIER RECREATIONAL PRODUCTS INC.

 

 

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