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Date : 20150717


Dossier : IMM-1144-14

Référence : 2015 CF 879

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2015

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

WILFRID NGUESSO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue le 20 décembre 2013 par Constance Terrier (l’agente), agente d’immigration au Service de l’immigration de l’ambassade du Canada à Paris (le Service de l’immigration). Dans sa décision, l’agente a déclaré le demandeur interdit de territoire pour criminalité organisée selon l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et elle a rejeté sa demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.                   Contexte

[2]               Le demandeur est citoyen de la République du Congo (le Congo), mais à l’époque pertinente, il résidait en France où il détient une carte de résidence qui est valide jusqu’au 31 décembre 2022. Le demandeur est le neveu et le fils adoptif de Denis Sassou-Nguesso (DSN) qui est le président du Congo. Il est marié à une citoyenne canadienne et le couple a six enfants qui sont tous citoyens canadiens.

[3]               En 2006, l’épouse du demandeur et quatre de leurs enfants se sont installés à Montréal. Le 27 décembre 2006, le demandeur a déposé auprès du Service de l’immigration une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial. C’est cette demande qui a été rejetée le 20 décembre 2013. Entre 2006 et le rejet de sa demande de résidence permanente, le demandeur a obtenu plusieurs visas de résident temporaire qui lui ont permis de visiter sa famille au Canada.

[4]               Le traitement de la demande de résidence du demandeur s’est étiré sur une période de sept ans et a été ponctué de divers événements. Il n’est pas nécessaire de dresser un portrait complet de chaque étape du processus, mais comme plusieurs violations à l’obligation d’équité procédurale sont invoquées, il est utile de présenter certaines étapes du processus de traitement de la demande. Il est également utile de souligner certains faits qui ressortent du dossier sans être litigieux et qui sont pertinents aux fins de comprendre la nature des questions en litige qui opposent les parties.

[5]               En 1989, l’État congolais a créé une compagnie nationale de transport maritime, la Société Congolaise de Transports Maritimes (la Socotram), avec deux partenaires privés, les sociétés SAGA et ELF Congo. L’État congolais détenait 45% des actions, SAGA 49% et ELF Congo 6%. La Socotram a comme objectif principal de développer une flotte maritime nationale. En mai 1990, le gouvernement congolais a reconnu à la Socotram « la qualité d’armement national congolais » et elle lui a concédé tous les droits de trafic revenant à l’État du Congo.

[6]               En 1998, après le retour de DSN au pouvoir, l’État congolais a attribué à la Socotram le droit de prélever au moins 40% des droits de trafic maritime générés par le commerce extérieur en provenance et à destination du Congo.

[7]               En 1998, la société W.G.N. Trading and Shipping Negoce International S.A. (la TS), qui a été créée en 1995 et dont le demandeur est l’unique actionnaire, a acheté toutes les actions que SAGA et ELF Congo détenaient dans la Socotram. Le demandeur est donc devenu, par le biais de la TS, l’actionnaire privé majoritaire de la Socotram. Il a également été nommé au poste de directeur des transports de la Socotram.

[8]               En 2004, la TS a vendu ses actions de la Socotram à la société Guinéa Gulf Shipping Company S.A. (GGSC), mais le demandeur est demeuré à l’emploi de la Socotram et, en juin 2005, il a été nommé au poste de président directeur général (PDG).

[9]               Outre la TS, le demandeur a détenu des intérêts dans d’autres sociétés, notamment S.C.I. St. Philibert (St. Philibert), Matsip Consulting S.A. (Matsip), Trading and Shipping S.A., International Shipping S.A. et S.C.I. Canaan Canada (Canaan).

[10]           Le dossier révèle également les faits suivants qui ont trait au traitement du dossier du demandeur par le Service de l’immigration, et plus particulièrement par l’agente qui a traité sa demande de résidence permanente.

[11]           En février 2008, la Section du filtrage sécuritaire de l’ambassade du Canada à Paris (la Section B) a demandé aux sections des crimes de guerre et du crime organisé de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) de vérifier si les activités ou associations du demandeur le rendaient inadmissible au Canada. La demande indiquait entre autres que le demandeur est le fils de DSN, qu’il est le PDG de la Socotram dont l’actionnaire principal serait la TS détenue par le demandeur et qu’il est président du Club 2002-Pur, qui est une association de soutien à DSN devenue un parti politique en janvier 2007. La demande précisait également que l’origine du patrimoine du président DSN, notamment les biens se trouvant en France, faisait l’objet d’une enquête policière en France, suite à une plainte déposée par des associations concernant des allégations de recel pour détournement d’argent public (cette enquête est connue en France sous le nom de l’enquête concernant « les biens mal acquis »). La demande précisait que le nom du demandeur était cité à plusieurs reprises dans cette plainte et que certains des biens qui auraient été acquis avec un financement douteux seraient à son nom. Enfin, la demande mentionnait aussi que des sources ouvertes parlaient d’une gestion « clanique et familiale » du pouvoir au Congo et présentaient le demandeur comme étant très proche du président DSN. Le demandeur n’a pas été informé des mandats transmis à l’ASFC.

[12]           Le 14 avril 2008, la Section des crimes de guerre de l’ASFC a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que le demandeur était inadmissible au Canada pour crime de guerre en vertu de l’article 35 de la LIPR. Elle a toutefois recommandé que le dossier soit référé pour filtrage sous l’angle de l’article 37 de la LIPR en raison du fonctionnement « opaque » de la Socotram et de la TS.

[13]           Le 24 avril 2008, un courriel envoyé par une agente de la Section du crime organisé de l’ASFC à une agente de la Section B faisait état d’inquiétudes significatives relativement à l’origine de sources financières et de biens immobiliers du demandeur et suggérait que des informations additionnelles soient obtenues auprès de ce dernier.

[14]           Le 13 mai 2008, l’agente d’immigration qui était responsable du dossier à cette époque a envoyé une lettre au demandeur dans laquelle elle lui a demandé de fournir plusieurs documents et renseignements. Le demandeur a envoyé certains des documents demandés au Service de l’immigration le 1er août 2008.

[15]           L’agente, Constance Terrier, a été assignée au dossier du demandeur en août 2008.

[16]           Le 14 janvier 2009, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (le CANAFE) a préparé un rapport et une divulgation concernant plusieurs transferts électroniques de fonds impliquant le demandeur. Le rapport indique que le CANAFE avait des motifs raisonnables de soupçonner que certains renseignements seraient pertinents dans le contexte d’une possible infraction relative au recyclage de produits de la criminalité. Le rapport mentionne également que le CANAFE estimait que certaines informations étaient pertinentes aux fins de déterminer si une personne est inadmissible en vertu des articles 34 à 42 de la LIPR. Ce rapport a été transmis à l’ASFC le 14 janvier 2009, qui l’a retransmis à la Section B le 4 mai 2009.

[17]           Le 27 juillet 2009, un représentant de la Section du crime organisé de l’ASFC a envoyé un courriel à Guy Langevin, agent de la Section B, dans lequel il a indiqué que bien qu’il subsistait des préoccupations concernant les liens entre le demandeur et DSN, il n’avait pas de preuve suffisante de la perpétration d’activités illégales. Il a conclu en indiquant que la Section du crime organisé allait fermer le dossier « pending further intelligence ».

[18]           Une note entrée dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), le 29 octobre 2009, par M. Langevin de la Section B mentionne que le dossier est encore à l’étude à la Section du crime organisé de l’ASFC.

[19]           Les notes entrées dans le SMGC ne démontrent aucune évolution dans le dossier entre octobre 2009 et le début de mars 2011.

[20]           Le 3 mars 2011, l’avocate qui représentait le demandeur à cette époque a annoncé son intention de déposer une demande en mandamus pour forcer le Service de l’immigration à rendre une décision concernant la demande de résidence permanente du demandeur.

[21]           Le 5 avril 2011, le CANAFE a préparé un deuxième rapport concernant des transferts électroniques de fonds impliquant le demandeur et y a indiqué qu’il était un « étranger politiquement vulnérable » au sens de l’article 9.3 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 [LRPC].

[22]           Le 12 août 2011, l’agente a communiqué avec le juge d’instruction responsable de l’enquête concernant « les biens mal acquis ». Ce dernier lui a indiqué qu’il était tenu par le secret de l’instruction, mais il l’a informée que l’enquête progressait et qu’il prévoyait qu’elle aboutirait au début de l’année 2012.

[23]           Le 22 mai 2012, l’avocate du demandeur a déposé une demande en mandamus devant cette Cour (Dossier IMM-4924-12), pour forcer le Service de l’immigration à rendre une décision concernant la demande de résidence permanente du demandeur. Ce litige a été réglé hors cour le 3 juillet 2012, sur la base d’un échéancier proposé par le défendeur pour terminer le traitement de la demande de résidence permanente du demandeur. Il y était notamment prévu que le demandeur serait convoqué à une entrevue.

[24]           Le 5 septembre 2012, le demandeur a reçu une lettre du Service de l’immigration l’avisant de préoccupations relatives à une possible interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. La lettre indiquait que le Service de l’immigration avait des préoccupations qui portaient sur le bagage d’expérience et de connaissances du demandeur et sur sa progression dans le monde professionnel. La lettre faisait aussi mention de préoccupations spécifiques liées à une possible appropriation des produits provenant de la vente des produits pétroliers. À cet égard, la lettre contient notamment l’extrait suivant :

Nous avons des motifs raisonnables de croire, étayés par une documentation ouverte, convergente et constante, que vous pourriez appartenir à un groupe de personnes qui détournerait une partie de la production pétrolière nationale du Congo, s’approprierait le produit d’opérations de revente de produits pétroliers, participerait au détournement de biens publics au préjudice de l’État congolais.

Nous avons de motifs raisonnables de croire que ces opérations sont issues d’une structure corporative regroupant un nombre restreint de personnes appartenant à un même clan et des entreprises étroitement liées détenues et dirigées par ce même nombre restreint de personnes.

Enfin, nous avons des interrogations sur un certain nombre de transferts électroniques de fonds opérés entre novembre 2005 et octobre 2008, jugés suspects par FINTRAC, le centre d’analyse des transactions financières et d’analyse du Canada.

Des documents additionnels vous seront demandés à l’issue de l’entrevue.

[25]           L’entrevue du demandeur avec l’agente a eu lieu le 25 septembre 2012 et a duré près de quatre heures, au cours de laquelle environ 170 questions lui ont été posées. Il appert du dossier que l’agente a préparé certaines des questions d’entrevue et que plusieurs autres questions ont été préparées par l’ASFC.

[26]           Le 28 septembre 2012, le Service de l’immigration a envoyé au demandeur une lettre dans laquelle il était indiqué que suite aux déclarations que le demandeur avait faites lors de l’entrevue du 25 septembre 2012, le Service de l’immigration avait des préoccupations concernant ses revenus, les sociétés dans lesquelles il avait eu ou avait encore des participations, la nature de son contrat de travail et la réussite de ses affaires. La lettre était accompagnée d’une liste s’étalant sur six pages lui demandant de fournir plusieurs documents et renseignements concernant les sujets abordés lors de l’entrevue, et ce, dans un délai de 90 jours.

[27]           Le 1er novembre 2012, l’ASFC a préparé un rapport et une recommandation concernant une possible interdiction de territoire du demandeur en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Le rapport fait notamment référence aux deux rapports du CANAFE et aux renseignements fournis par le demandeur lors de l’entrevue. L’ASFC a conclu, après avoir procédé à un examen exhaustif, que malgré les soupçons que le demandeur pourrait être engagé dans des activités de détournement de fonds et de blanchiment d’argent, il n’y avait pas suffisamment de preuve pour satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de croire » que le demandeur pourrait être interdit de territoire pour criminalité organisée.

[28]           Le 28 janvier 2013, le Service de l’immigration a été informé d’un changement de procureur et, à partir ce de moment, le demandeur a été représenté par Me Johanne Doyon.

[29]           Le 1er février 2013, Me Doyon, a demandé un délai additionnel pour répondre aux demandes formulées le 28 septembre 2012 par le Service de l’immigration. Elle a également demandé que la documentation à laquelle la lettre d’équité du 5 septembre 2012 renvoyait lui soit communiquée tout en indiquant qu’en vertu des règles d’équité, le demandeur aurait dû recevoir divulgation de cette documentation avant l’entrevue du 25 septembre 2012.

[30]           Le 27 février 2013, l’agente a répondu à la lettre du 1er février 2013, par lettre datée du 1er février 2013. Dans sa lettre, elle a accordé au demandeur un délai additionnel jusqu’au 30 avril 2013 pour soumettre les documents demandés. Elle a toutefois refusé de divulguer les documents et renseignements que Me Doyon avait demandés au motif « qu’à ce stade du processus, il n’est pas requis de fournir l’ensemble des sources ou copie de documents consultés dans la mesure où votre client a eu une occasion raisonnable de prendre connaissance des renseignements sur lesquels nous entendons nous fonder pour prendre notre décision ». L’agente a toutefois transmis à Me Doyon, en pièces jointes, ses notes de l’entrevue du 25 septembre 2012 de même que ses notes d’analyse de cette entrevue.

[31]           Le 30 avril 2013, le demandeur, par le biais de Me Doyon, a déposé une plainte au directeur du Service de l’immigration. Dans la plainte, elle a invoqué de nombreuses atteintes à l’équité procédurale dans le traitement de dossier du demandeur et plus particulièrement le refus de divulguer la documentation mentionnée dans la lettre du 5 septembre 2012. Me Doyon a aussi invoqué la mauvaise foi des agents d’immigration dans le traitement du dossier du demandeur et dans la conduite de l’entrevue du 25 septembre 2012. De façon plus précise, Me Doyon demandait que l’agente ne soit plus affectée au traitement du dossier du demandeur et que ses notes d’entrevues soient retirées du dossier. Dans le cadre de cette même correspondance, Me Doyon a fourni en pièces jointes certains des documents demandés dans la lettre du 28 septembre 2012.

[32]           Cette plainte a été rejetée par Rénald Gilbert, gestionnaire du programme de la Section de l’immigration dans une lettre datée du 6 décembre 2013. M. Gilbert y a indiqué que l’agente au dossier finaliserait le traitement de la demande de résidence permanente du demandeur et que ses notes d’entrevues ne seraient pas retirées du dossier. Il a aussi conclu à l’absence de violation des règles d’équité procédurale.

[33]           Le 13 mai 2013, l’agente a de nouveau communiqué avec le bureau du juge d’instruction chargé de l’enquête concernant « les biens mal acquis », mais aucune information ne lui a été fournie en raison du secret de l’instruction.

[34]           Le 20 décembre 2013, l’agente a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur et l’a déclaré interdit de territoire pour criminalité organisée.

II.                La décision contestée

[35]           L’interdiction de territoire pour activités de criminalité organisée est prévue à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR :

Activités de criminalité organisée

Organized criminality

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; or

[36]           Dans sa décision, l’agente a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’un groupe criminel par le biais de ses liens familiaux qui lui avaient permis d’occuper des fonctions sans relation avec sa formation académique et de contribuer à un système de détournement de fonds, d’abus de biens sociaux, à du blanchiment d’argent et à des montages financiers opaques afin de s’enrichir personnellement au détriment de personnes morales. Elle a ajouté qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était impliqué dans des activités de criminalité organisée qui faisaient partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes qui agissaient de concert dans le but de perpétrer des infractions de détournement de fonds, d’abus de biens sociaux et de blanchiment d’argent qui, si elles avaient été commises au Canada, constitueraient de telles infractions.

[37]           L’agente a noté que ses conclusions étaient fondées sur la position que le demandeur occupait au sein de la Socotram et des avantages que la Socotram ou d’autres sociétés qui y sont liées lui octroyaient. L’agente a ensuite élaboré sur les éléments qui l’avaient amenée à tirer ces conclusions.

[38]           Elle a d’abord indiqué qu’elle avait des doutes sur l’honnêteté de la transaction au terme de laquelle le demandeur, par le biais de sa société TS, avait acquis les actions que SAGA et Elf-Congo détenaient dans la Socotram. Elle a noté avoir des motifs raisonnables de croire que cette transaction avait fait l’objet d’un arrangement ou avait été influencée par DSN après son retour au pouvoir au Congo et alors qu’il « plaçait » ses proches dans divers postes clés.

[39]           Elle a ensuite indiqué qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que la nomination du demandeur, à titre de directeur des transports de la Socotram, était liée à sa filiation avec DSN plutôt qu’à ses mérites personnels ou ses qualités à remplir cette fonction, que sa rémunération n’avait aucun lien avec la réalité de ses activités professionnelles et que les avantages qu’il recevait visaient son enrichissement personnel au détriment des activités de la Socotram. Elle a ajouté qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que son intégration au sein de la Socotram correspondait à une volonté de prendre le contrôle d’une structure financièrement riche et de la faire entrer dans la sphère d’influence de la famille Nguesso dans un but d’enrichissement personnel.

[40]           L’agente a également indiqué qu’elle ne croyait pas l’affirmation faite par le demandeur lors de l’entrevue selon laquelle il ne connaissait pas les personnes physiques qui étaient derrière la GGSC et à qui il avait vendu sa participation dans la Socotram par le biais de la cession des actions détenues par la TS à GGSC. Elle a noté que les documents fournis par le demandeur permettaient d’établir que GGSC et la TS avaient les mêmes personnes morales comme administrateurs ou actionnaires et qu’elles avaient leurs sièges sociaux dans le même immeuble. Elle a en outre indiqué que ces sociétés avaient des liens avec Alain Sereyjol-Garros (ASG) ou ses holdings fiduciaires et elle a mentionné qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait dissimulé des informations lors de l’entrevue en n’indiquant pas qu'il avait des liens avec les différentes sociétés privées actionnaires majoritaires de la Socotram. Elle a aussi noté que la structure corporative de ces sociétés était nébuleuse, qu’elle entretenait la confusion et qu’elle cherchait à cacher l’identité des véritables actionnaires. Elle en a inféré que le demandeur semblait être le seul actionnaire de contrôle de la Socotram et que les structures corporatives complexes étaient organisées par ASG qui agissait en son nom.

[41]           L’agente a aussi conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que les fonds de la Socotram avaient été utilisés à des activités ayant pour but d’enrichir le demandeur plutôt qu’à des activités visant la réalisation de son objet social, et ce, par le biais d’achats de biens et de transferts de fonds à son bénéfice et celui de sociétés dans lesquelles il détient des intérêts.

[42]           Elle a ensuite indiqué qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’un groupe criminel par le biais de son implication dans un montage de sociétés dont le caractère organisé et criminel était corroboré par la présence et l’implication d’ASG, qui était reconnu comme ayant été un fournisseur de services de dispersion d’actifs dans un enchevêtrement d’opérations financières et fiduciaires complexes qui avaient comme objet de faire écran sur l’origine des fonds placés et sur l’identité des leurs détenteurs réels. Elle a ajouté que le recours aux paradis fiscaux n’était pas en soi illégal, mais que le recours aux paradis fiscaux dans un but de blanchiment d’argent pouvait être assimilé à de la criminalité organisée. Elle a ajouté que ces montages financiers, via des sociétés fiduciaires, constituaient un système de dissimulation d’actifs visant la fraude fiscale et le blanchiment d’argent faisant partie d’un plan avec le soutien d’une organisation dans un but illégal.

[43]            Elle a conclu en indiquant qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait été impliqué dans des activités criminelles (détournement de fonds, abus de biens sociaux et blanchiment d’argent) qui étaient soutenues par un plan construit et réfléchi et qu’il avait participé directement, de façon consciente et répétée, à ces activités et montages financiers.

III.             Première question préliminaire – la radiation des affidavits supplémentaires du demandeur

[44]           Le défendeur avance que les affidavits supplémentaires déposés par le demandeur devraient être radiés. Il soutient que le droit de déposer un affidavit était limité par les paramètres que j’ai énoncés dans l’ordonnance du 26 janvier 2015, soit afin d’introduire en preuve des documents qui n’ont pas été inclus au dossier certifié du tribunal (DCT) et que le demandeur jugeait pertinents pour appuyer les moyens invoqués dans sa demande de contrôle judiciaire.

[45]           Le défendeur invoque que l’affidavit déposé par Amélie Charbonneau le 15 mai 2015 ne se limite pas à introduire des pièces et qu’il contient de nombreux arguments à l’appui de la demande de contrôle judiciaire, de même qu’une répétition tendancieuse des faits apparaissant déjà au dossier de la cour. Le défendeur appuie sa position sur l’arrêt Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 au para 18, [2010] ACF no 194 [Quadrini], dans lequel la Cour a énoncé que « l’affidavit a pour but de présenter les faits pertinents sans commentaires ni explications ». Il ajoute que certaines pièces déposées au soutien de cet affidavit ne devraient pas non plus être autorisées, notamment les pièces G, H, I et J, au motif qu’elles ne sont pas autorisées par l’ordonnance du 26 janvier 2015.

[46]           Le défendeur allègue également que l’affidavit supplémentaire du demandeur, déposé lui aussi le 15 mai 2015, n’a pas été autorisé par la Cour et devrait être radié.

[47]           Le demandeur soutient pour sa part que son affidavit supplémentaire est autorisé par l’ordonnance que j’ai émise le 20 mars 2015, dans laquelle j’ai fixé un nouvel échéancier et autorisé le dépôt d’un mémoire additionnel et d’un affidavit supplémentaire. Je partage ce point de vue et j’estime qu’il n’y a pas lieu de radier cet affidavit.

[48]           Quant à l’affidavit de Mme Charbonneau, le demandeur soutient qu’il avait pour objet de relater des faits et non d’émettre des opinions et Me Doyon a indiqué, lors de l’audience, qu’il ne s’opposait pas à ce que la Cour ignore ce qui pourrait être considéré comme étant des opinions.

[49]           Les principes énoncés dans Quadrini sont clairs : un affidavit doit se limiter à énoncer des faits et non les opinions de son auteur. J’estime qu’il n’est pas nécessaire d’analyser chacun des paragraphes de l’affidavit de Mme Charbonneau et qu’il est suffisant de préciser que j’entends ignorer tout énoncé contenu dans cet affidavit qui pourrait déborder du cadre d’un énoncé factuel neutre. Quant aux pièces G à J, je considère qu’il n’est pas nécessaire de les déclarer inadmissibles en preuve, quoiqu’elles n’ont pas été utiles dans mon analyse du dossier.

IV.             Deuxième question préliminaire : l’application de la théorie des mains propres

[50]           Dans son mémoire supplémentaire, le défendeur a soulevé que le demandeur ne s’adresse pas à la Cour avec les « mains propres »,  puisqu’il a fait de nombreuses fausses déclarations et offert des versions contradictoires à plusieurs égards, notamment entre son formulaire de demande de résidence permanente, les informations qu’il a données lors de son entrevue avec l’agente et les renseignements contenus dans des documents qu’il a soumis à l’agente. Le défendeur soumet entre autres que le demandeur a donné des versions différentes relativement à ses lieux de résidence, notamment concernant la période où il aurait résidé au Gabon, aux activités de la TS, aux intérêts qu’il détient ou qu’il a détenus dans diverses autres sociétés, aux biens achetés par la Socotram au Canada pour son bénéfice et aux subventions que la Socotram aurait reçues.

[51]           Le défendeur ajoute que le demandeur a refusé de remettre plusieurs documents qui lui ont été demandés et qui étaient pertinents pour analyser sa demande de résidence permanente, notamment ceux mentionnés dans la lettre du 28 septembre 2012.

[52]           Le défendeur allègue qu’une cour de révision judiciaire peut exercer sa discrétion pour ne pas entendre une demande de contrôle judiciaire sur le fond ou encore refuser d’accorder la réparation sollicitée lorsque le demandeur a agi de façon malhonnête, illégale ou de mauvaise foi. Le défendeur soutient que le demandeur a menti à plusieurs reprises aux autorités d’immigration canadienne et qu’il a volontairement caché plusieurs faits aux autorités qui portaient sur des éléments importants et qu’il aurait donc, à maints égards, délibérément trompé ou tenté de tromper les autorités de l’immigration. Le défendeur soutient que cette conduite porte atteinte à l’intégrité du système, et que la Cour devrait donc exercer sa discrétion pour rejeter la demande de contrôle judiciaire sans la traiter au mérite.

[53]           Le défendeur a appuyé sa position sur le paragraphe 16(1) de la LIPR et sur la jurisprudence, dont les affaires Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14, [2006] ACF no 20 [Thanabalasingham] et Dong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1108, [2011] ACF no 1370.

[54]           Le demandeur, pour sa part, soutient qu’il n’a pas fait de fausses déclarations et que la théorie des mains propres ne trouve pas application en l’espèce. Il ajoute que l’agente ne l’a pas déclaré interdit de territoire sur la base de prétendues fausses allégations. Il insiste sur le fait que le défendeur s’attarde à des erreurs mineures qui n’ont aucune incidence sur le débat.

[55]           Une demande de contrôle judiciaire est un recours qui implique une discrétion judiciaire. Lorsque le demandeur ne vient pas à la Cour avec les « mains propres », la Cour peut rejeter la demande sans la juger au fond, mais rien ne lui oblige de ce faire. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit plutôt chercher à mettre en balance l’atteinte à l’intégrité du processus occasionné par l’inconduite du demandeur et l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration (Thanabalasingham, aux para 9-10). En l’espèce, je considère que la demande soulève des questions sérieuses et a un impact important sur le demandeur et sa famille. J’estime que les intérêts de la justice seront mieux servis si je traite la demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre de la décision ayant rejeté la demande de résidence permanente du demandeur et l’ayant déclaré interdit de territoire sur le fond.

[56]           Par ailleurs, les contradictions et le comportement que le défendeur reproche au demandeur ont en partie été considérés par l’agente et sont pertinents aux fins d’examiner si les règles d’équité procédurale ont été violées et si la décision de l’agente est raisonnable. C’est dans ce contexte qu’il m’apparaît plus approprié d’en traiter.

V.                Questions en litige

[57]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions en litige suivantes :

1.                  Est-ce que le processus ayant mené à la décision a été entaché par des violations de l’équité procédurale?

2.                  L’agente a-t-elle commis des erreurs de droit qui justifient l’intervention de la Cour?

3.                  L’agente a-t-elle commis des erreurs dans l’appréciation de la demande de résidence permanente du demandeur qui justifient l’intervention de la Cour?

VI.             Normes de contrôle

[58]           La norme de révision applicable en matière d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43, [2009] 1 RCS 339 ; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502). La question qui se pose en la matière n’est pas tant celle de savoir si la décision est correcte, mais si le processus suivi par le décideur a été équitable (Majdalani v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2015 FC 294 au para 15 , [2015] FCJ No 459 ; Krishnamoorthy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1342 au para 13, [2011] ACF no 1643 [Krishnamoorthy] ; Pusat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 428 au para 14, [2011] ACF no 541 [Pusat]).

[59]           J’estime par ailleurs que la norme de la raisonnabilité devrait s’appliquer pour examiner les erreurs de droit alléguées par le demandeur. Les erreurs invoquées ont toutes trait à l’interprétation et à l’application que l’agente devait faire de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR et de l’article 33 qui établit la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire ».

[60]           Dans Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 49-50, [2013] 2 RCS 559 et Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40 aux para 55-62, [2014] 2 RCS 135, la Cour suprême a appliqué la présomption suivant laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions d’interprétation de la loi habilitante du décideur administratif ou de lois intimement liées à ses fonctions dans des contextes non juridictionnels. En l’espèce, rien ne m’amène à penser que cette présomption devrait être écartée.

[61]           Il est par ailleurs bien établi que l’application de la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » par un agent d’immigration aux circonstances d’un dossier impliquent des questions mixtes de fait et de droit révisables selon la norme de la décision raisonnable (Torre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 591 au para 15, [2015] ACF no 601; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 51, 53, [2008] 1 RCS 190 ; Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 122 aux para 32-33, [2005] ACF 587 [Thanaratnam]).

VII.          Analyse

A.                L’équité procédurale

[62]           Le demandeur soutient que des protections procédurales étendues s’imposent en l’espèce en raison de l’impact important que la décision le déclarant interdit de territoire a sur sa famille. Il invoque notamment l’échec à la réunification familiale qui résulte de cette décision et les droits constitutionnels de ses enfants de demeurer au Canada qui sont compromis.

[63]           Le défendeur, pour sa part, rappelle que l’équité procédurale est une obligation à contenu variable qui vise à assurer à la personne en cause le droit d’être entendu et de bénéficier d’une audition impartiale. Il maintient que l’obligation d’équité procédurale à laquelle est assujetti un agent de visas se situe à l’extrémité inférieure du spectre, et ce, parce que les intérêts en jeu sont moins importants qu’en d’autres circonstances et que l’émission d’un visa de résident permanent est un privilège et non un droit.

[64]           Dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817 aux para 21, 33, [1999] ACS no 39 [Baker], la Cour suprême du Canada a rappelé que le contenu de l’équité procédurale est variable, flexible et qu’il doit être contextualisé. Au paragraphe 30, la Cour a noté « [qu’] au cœur de cette analyse, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances, les personnes dont les intérêts étaient en jeu ont eu une occasion valable de présenter leur position pleinement et équitablement ». La Cour n’a pas dicté le contenu de l’obligation d’équité, mais elle a identifié des facteurs qui servent de guide pour déterminer l’étendue de l’obligation dans un contexte donné. Ces facteurs ont été résumés dans Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48, [2004] 2 RCS 650 au para 5 :

Le contenu de l'obligation d'équité qui incombe à un organisme public varie en fonction de cinq facteurs : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l'organisme public pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l'organisme public; (3) l'importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et (5) la nature du respect dû à l'organisme : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. […]

[65]           La jurisprudence reconnaît généralement que l’étendue de l’obligation d’équité procédurale que doit respecter un agent des visas se situe généralement vers la limite inférieure du registre. Dans Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345, aux para 31-32, [2001] ACF no 1699 [Khan], la Cour d’appel fédérale a exprimé ce qui suit :

31        Les facteurs qui tendent à limiter le contenu du devoir d'équité en l'espèce sont les suivants: l'absence d'un droit reconnu par la loi d'obtenir un visa; l'obligation pour le demandeur de visa d'établir son admissibilité à un visa; les conséquences moins graves en général du refus d'un visa pour l'intéressé, contrairement à la suppression d'un avantage, par exemple la suppression du droit de résider au Canada, et le fait que la question en litige dans cette affaire (à savoir la nature des services dont Abdullah aura probablement besoin au Canada, et la question de savoir si tels services constitueraient un fardeau excessif) n'en est pas une à laquelle le demandeur est particulièrement à même de répondre.

32        Finalement, lorsqu'elle fixe le contenu du devoir d'équité qui s'impose pour le traitement des demandes de visas, la Cour doit se garder d'imposer un niveau de formalité procédurale qui risque de nuire indûment à une bonne administration, étant donné le volume des demandes que les agents des visas doivent traiter. La nécessité pour l'État de maîtriser les coûts de l'administration et de ne pas freiner le bon déroulement du processus décisionnel doit être mise en parallèle avec les avantages d'une participation de l'intéressé au processus.

[Voir aussi Fouad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 460 au para 14, (sub nom Al-Ghazali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)) [2012] ACF no 768.]

[66]           Il faut par ailleurs conserver à l’esprit qu’une décision relative à une interdiction de territoire n’implique pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Cet élément milite en faveur d’une étendue plus importante de l’obligation d’équité. À cet égard, les commentaires de la juge Dawson dans Mekonen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133 au para 16-17, [2007] ACF no 1469 [Mekonen] m’apparaissent transposables au présent dossier :

16        La décision relative à l'interdiction de territoire n'est pas un exercice d'un pouvoir discrétionnaire. Les agents sont chargés d'obtenir des preuves pour rendre des décisions en vertu du paragraphe 34(1) en rassemblant des rapports de police ou des services de renseignements, des déclarations solennelles appuyées par des preuves d'affirmations faites à un agent et d'autres éléments de preuve documentaire, notamment des articles de journaux, des revues spécialisées et des rapports d'experts.

17        Le caractère objectif de la décision et l'absence de procédure d'appel jouent en faveur d'une définition plus large de l'obligation d'équité.

[67]           Il faut également considérer le contexte particulier du dossier et l’impact important que la décision déclarant le demandeur interdit de territoire et rejetant sa demande de résidence permanente a eu sur sa famille. Cette décision empêche la réunification permanente de la famille au Canada, alors que l’épouse du demandeur et leurs enfants sont des citoyens canadiens. Ce contexte particulier milite en faveur d’une obligation d’équité plus étendue que celle, par exemple, à laquelle a droit un demandeur de visa qui n’est pas dans cette situation (AB c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 134 au para 55, [2013] ACF no 166 [AB]). 

[68]           De façon spécifique, le demandeur prétend que son droit à l’équité procédurale a été violé pour deux principaux motifs : (1) sa demande de résidence permanente a été rejetée pour des motifs d’inadmissibilité autres que ceux qui lui ont été divulgués et l’agente a omis de lui communiquer des documents et/ou des renseignements qui étaient pertinents aux fins de la décision qu’elle devait rendre; et (2) son dossier a été traité de façon irrégulière et inéquitable dans son ensemble et la conduite de l’agente et d’autres employés du Service de l’immigration soulève une crainte raisonnable de partialité.

(1)               Défaut de divulguer les motifs d’interdiction de territoire envisagés de même que certains documents et renseignements

a)                  Arguments du demandeur

[69]           Le demandeur allègue que les motifs d’inadmissibilité qui ont été retenus par l’agente ne lui ont pas été divulgués avant qu’elle rende sa décision et que l’agente ne lui a jamais divulgué la véritable nature de l’interdiction de territoire alléguée.

[70]           Il avance à cet égard que la lettre d’équité du 5 septembre 2012, envoyée avant l’entrevue qui s’est tenue le 25 septembre 2012, soulevait une possible interdiction de territoire fondée sur des préoccupations suivant lesquelles il pourrait « appartenir à un groupe de personnes qui détournerait une partie de la production pétrolière nationale du Congo, s’approprierait le produit d’opérations de revente de produits pétroliers, [et] participerait au détournement de biens publics au préjudice de l’État congolais ».

[71]           Le demandeur soutient que les motifs d’interdiction de territoire retenus par l’agente et mentionnés dans sa décision sont complètement différents de ceux invoqués dans la lettre d’équité ; l’agente a déterminé qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’il serait impliqué dans un montage de sociétés organisé en lien avec ASG dans le but de dissimuler des actifs, de blanchir de l’argent, et de commettre de la fraude fiscale, des détournements de fonds et des abus de biens sociaux.

[72]           Le demandeur soumet également que la lettre qui lui a été envoyée le 28 septembre 2012, soit après l’entrevue, ne mentionnait pas de nouvelles préoccupations, mais se limitait à lui demander un complément d’information.

[73]           Le demandeur ajoute que le nom d’ASG ne lui a jamais été communiqué avant la réception de la décision et que l’agente ne l’a jamais informé qu’elle avait des préoccupations qui découlaient de ses liens présumés avec ASG. Il soumet que l’agente avait l’obligation de l’informer de ses préoccupations, et ce, même si elles découlaient des documents qu’il a lui-même soumis après l’entrevue.

[74]           Il avance donc qu’il n’a pas été confronté aux préoccupations et doutes qui ont fondé la décision de l’agente et qu’il n’a pas eu l’opportunité de les adresser et de les dissiper.

[75]           Le demandeur soumet que l’agente a elle-même admis qu’elle avait changé les motifs d’interdiction de territoire lorsqu’elle a indiqué que les documents qu’il a transmis à partir du 30 avril 2013 avaient « ouvert d’autres pistes ». L’agente a aussi reconnu qu’elle avait appris l’existence d’ASG en lisant les documents que le demandeur lui a transmis le 30 avril 2013.

[76]           Le demandeur ajoute que le traitement inéquitable s’est poursuivi dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, alors que le défendeur s’appuie sur des documents qui ne lui ont pas été divulgués pour justifier la décision de l’agente sur la base de motifs autres que ceux mentionnés dans la décision. Le demandeur allègue que le défendeur soutient maintenant que l’organisation criminelle dont on lui reproche de faire partie serait composée de lui-même et de ses sociétés, du président DSN, des administrateurs de la Socotram et d’ASG. Cette organisation a été précisée pour la première fois non pas dans la décision de l’agente, mais dans le mémoire du défendeur.

[77]           Le demandeur allègue qu’en plus de ne pas lui avoir divulgué la nature véritable des motifs d’interdiction de territoire envisagés, l’agente a omis de lui communiquer les documents et renseignements pertinents aux fins du traitement de sa demande. Ainsi, il a été privé de la possibilité de vérifier l’exactitude de l’information sur laquelle elle se basait, de présenter une défense pleine et entière à l’encontre des allégations et de participer de manière significative au processus de prise de décision.

[78]           Le demandeur reproche entre autres à l’agente d’avoir omis de lui communiquer plusieurs documents et renseignements utiles avant l’entrevue, notamment la « documentation ouverte, convergente et constante» à laquelle renvoie la lettre d’équité du 5 septembre 2012, et la nature des transferts électroniques de fonds que le CANAFE jugeait suspects. Le demandeur soutient que si les sources d’information de l’agente lui avaient été communiquées, il aurait pu vérifier la fiabilité et l’objectivité de ces sources et, le cas échéant, soumettre des observations et faire valoir des moyens à l’encontre de l’utilisation de certains renseignements provenant du domaine public. Le demandeur soutient que cette possibilité aurait été d’autant plus importante en raison de son lien familial avec une personnalité politique qui peut faire l’objet d’une couverture médiatique importante qui n’est pas toujours neutre.

[79]           Il maintient également qu’il aurait dû recevoir communication du rapport du CANAFE de janvier 2009 avant l’entrevue pour lui permettre de vérifier l’exactitude des renseignements qui y étaient contenus. Le demandeur soutient qu’il était insuffisant pour l’agente de mentionner dans la lettre d’équité que certains transferts de fonds étaient jugés suspects par le CANAFE, sans lui donner la liste des transactions.

[80]           Le demandeur prétend également que la lettre d’équité aurait dû préciser le groupe organisé en cause, la liste des questions que l’agente entendait lui poser, de même qu’une liste des documents qu’elle lui demanderait de soumettre. Il allègue également que lors de l’entrevue, l’agente a fait référence de manière répétée à des documents et des renseignements qui ne lui avaient pas été communiqués et dont aucune copie ne lui a été exhibée lors de l’entrevue, alors que l’agente s’y référait pour lui poser des questions.

[81]           Le demandeur reproche également à l’agente de ne pas lui avoir communiqué, avant l’entrevue, le rapport de l’ASFC (Section des crimes de guerre) d’avril 2008 de même que la conclusion de la Section du crime organisé de l’ASFC de juillet 2009. Le demandeur soutient que l’agente aurait aussi dû lui communiquer le rapport de l’ASFC du 1er novembre 2012 dans lequel elle a conclu, après avoir procédé à des vérifications et un examen exhaustif, qu’il n’y avait pas de preuve suffisante pour conclure à des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire en vertu des articles 34, 35 ou 37 de la LIPR.

[82]           Le demandeur insiste sur l’importance du rapport du 1er novembre 2012 d’autant plus que l’agente a admis que les inquiétudes importantes mentionnées au paragraphe 6 de son affidavit du 24 septembre 2014 provenaient de l’ASFC. C’est d’ailleurs l’ASFC qui a transmis à l’agente la majorité des questions qu’elle lui a posées lors de l’entrevue. Le demandeur invoque qu’en ne lui communiquant pas ce rapport, l’agente l’a privé d’un élément de preuve favorable à sa cause qui était basé sur les mêmes sources et/ou informations qu’elle a elle-même consultées avant de le déclarer interdit de territoire.

[83]           Le demandeur ajoute que le deuxième rapport du CANAFE d’avril 2011, auquel renvoie le rapport de l’ASFC du 1er novembre 2012, aurait également dû lui être communiqué. Le demandeur soutient que ce rapport était d’autant plus pertinent qu’il incluait sa désignation comme étranger politiquement vulnérable en vertu de la LRPC, ce qui était pertinent à sa défense.

b)                  Arguments du défendeur

[84]           Le défendeur soutient qu’en l’espèce, les préoccupations qui ont mené à la déclaration d’interdiction de territoire du demandeur lui ont été divulguées et qu’il a eu amplement l’occasion de soumettre ses observations afin de dissiper les doutes de l’agente. Le défendeur soutient que les deux principales catégories de préoccupations qu’avait l’agente avaient trait à son ascension au sein de la Socotram compte tenu de ses liens familiaux et de son profil professionnel et à la provenance de ses importantes ressources financières. Le défendeur soutient que ces préoccupations ont été soulevées à plusieurs reprises et que le demandeur a eu plusieurs occasions de les aborder et de soumettre les éléments qu’il désirait pour dissiper les doutes de l’agente.

[85]           Le défendeur soumet que l’équité procédurale ne requiert pas que tous les documents traités par un agent soient transmis au demandeur, mais plutôt qu’il ait une connaissance réelle ou présumée de l’essentiel de l’information contenue dans les documents pertinents pour qu’il puisse donner son point de vue sur cette information. Le défendeur soumet que le demandeur a eu accès à tous les renseignements et documents qui étaient pertinents pour lui permettre de participer au processus décisionnel.

[86]           Faisant référence à la lettre du 5 septembre 2012, le défendeur soumet que l’information comprise dans la « documentation ouverte, convergente et constante » mentionnée à la lettre (principalement des articles de journaux relatifs aux membres de la famille Nguesso, au patrimoine de certains chefs d’État africains et à l’industrie pétrolière congolaise et la Socotram) était publique, qu’elle ne pouvait pas être inconnue du demandeur, et qu’il a eu amplement l’occasion d’y répondre.

[87]           Le défendeur insiste en outre sur le fait que le demandeur était représenté par avocat et qu’à aucun moment avant ou durant l’entrevue il n’a demandé copie de la documentation à laquelle renvoie la lettre d’équité, laissant ainsi sous-entendre qu’il connaissait la teneur de l’information contenue dans cette documentation. La demande de divulgation n’est survenue que le 1er février 2013.

[88]           De plus, l’agente, lors de son contre-interrogatoire, a informé le demandeur que cette documentation était essentiellement composée d’articles de journaux concernant les membres de sa famille.

[89]           Le défendeur reconnaît que le rapport du CANAFE du 14 janvier 2009 n’a pas été transmis au demandeur, mais il soutient que ce rapport énumérait des transferts électroniques de fonds faits ou reçus par le demandeur, et donc qu’il ne pouvait les ignorer. Le défendeur soutient également que la question relative aux divers transferts de fonds a été soulevée à plusieurs reprises. Il allègue que la lettre d’équité du 5 septembre 2012 en fait mention, que plusieurs des questions posées lors de l’entrevue du 25 septembre 2012 portaient sur certaines transactions et que la lettre du 28 septembre 2012 requérait des informations à ce sujet. Le défendeur avance donc que le demandeur a été informé de l’essentiel des informations et allégations contenues dans le rapport du CANAFE et qu’il a eu l’occasion de soumettre les observations qu’il jugeait appropriées.

[90]           Quant au deuxième rapport du CANAFE du 5 avril 2011, le défendeur soutient que comme l’agente n’en a pas pris connaissance et qu’elle ne l’a pas utilisé dans son analyse de la demande de résidence permanente du demandeur, elle n’avait pas l’obligation de le transmettre au demandeur. Le défendeur soutient également qu’il appert de la recommandation de l’ASFC du 1er novembre 2012 que cette divulgation était similaire à la première.

[91]           Le défendeur a aussi traité des trois rapports préparés par l’ASFC.

[92]           Il soutient que l’évaluation faite par la Section des crimes de guerre de l’ASFC n’avait pas à être divulguée au demandeur puisque cette évaluation concernait la possibilité d’une interdiction de territoire liée à des crimes de guerre en vertu de l’article 35 de la LIPR, motif que l’agente n’a pas retenu.

[93]           Quant au courriel de juillet 2009 contenant l’avis de la Section du crime organisé de l’ASFC, le défendeur soutient qu’il ne révèle aucune préoccupation qui n’a pas été divulguée au demandeur. Il ajoute que l’avis de l’ASFC mentionnait clairement qu’il ne s’agissait pas d’un avis définitif. Le défendeur ajoute que le caractère préliminaire de cet avis explique sans doute pourquoi le destinataire du courriel, M. Guy Langevin, a inscrit aux notes du SMGC, le 29 octobre 2009, que le dossier était « toujours à l’étude à la section du crime organisé ».

[94]           Quant à l’évaluation de l’ASFC datée du 1er novembre 2012, le défendeur soumet qu’elle est essentiellement fondée sur les réponses données par le demandeur lors de l’entrevue, les divulgations du CANAFE et sur de la documentation publique. Le rapport de l’ASFC ne révèle donc aucune préoccupation nouvelle qui n’aurait pas été abordée avec le demandeur et sur laquelle l’agente a fondé sa décision.

[95]           Le défendeur souligne que l’agente a indiqué, en contre-interrogatoire, qu’elle avait pris en considération l’évaluation de l’ASFC, et qu’aucune inférence ne peut être tirée du fait qu’il n’y a pas de notes ou d’échanges dans le DCT traitant de cette évaluation, ou encore du fait que ce rapport ne soit pas mentionné dans la décision de l’agente.

[96]           Le défendeur ajoute que ce rapport est uniquement fondé sur la preuve dont disposait l’ASFC au 1er novembre 2012. Or, il a été démontré que l’ASFC a seulement eu accès aux notes d’entrevue qui concernaient les questions qu’elle avait demandé à l’agente de poser au demandeur. De plus, cette recommandation ne tient pas compte des informations et documents transmis par le demandeur le 30 avril 2013. Enfin, il ressort clairement du rapport de l’ASFC que son rôle se limitait à offrir un soutien à l’agente qui conservait le pouvoir de rendre la décision qu’elle jugeait appropriée.

[97]           Le défendeur réfute aussi l’allégation du demandeur suivant laquelle l’agente aurait dû le confronter à nouveau concernant les préoccupations qui ont émergé des documents qu’il a transmis en avril 2013. Le défendeur soutient, à cet égard, que l’agente a posé de nombreuses questions au demandeur concernant ses diverses sociétés et qu’il a délibérément choisi de ne pas y répondre et de ne pas fournir d’explications concernant les transferts de fonds entre la Socotram, plusieurs de ses sociétés et lui-même.

c)                  Analyse

[98]           La jurisprudence reconnaît qu’un demandeur de visa doit bénéficier d’une possibilité raisonnable de réagir aux préoccupations d’un agent d’immigration avant que sa demande ne soit rejetée et il va sans dire que pour ce faire, il doit être informé de ces préoccupations (Khan au para 18 ; AB au para 67; Pimentel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1149 au para 7, [2004] ACF no 1380 ; Ghofrani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 767 aux para 15-17, [2008] ACF no 1005).

[99]           La Cour a aussi été saisie, à plusieurs reprises, de dossiers dans lesquels la violation à l’équité procédurale alléguée concernait le défaut de divulguer des documents ou des renseignements avant la prise de décision, comme c’est le cas en l’espèce.

[100]       Dans Haghighi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 407 aux para 26-28, [2000] ACF no 854 (CA) [Haghighi], la Cour d’appel fédérale devait déterminer si un agent d’immigration qui traitait une demande de dispense pour motifs humanitaires fondée en partie sur une crainte de persécution, avait violé l’équité procédurale en omettant de divulguer un rapport concernant une évaluation des risques avant renvoi préparé par un autre agent. La Cour a établi que la question pertinente consistait à déterminer si la communication préalable du rapport était requise pour permettre au demandeur de participer d’une façon significative au processus décisionnel et elle a proposé des facteurs pour guider l’examen concernant l’étendue de l’obligation d’équité dans un tel contexte.

[101]       La Cour d’appel fédérale a été invitée à nouveau à se prononcer sur l’obligation de divulguer certains documents avant qu’une décision ne soit rendue dans Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49 au para 22, [2001] 3 CF 3 [Bhagwandass], mais cette fois, dans le contexte d’un avis de danger pour le public. La Cour a appliqué les facteurs énoncés dans Haghighi.

[102]       Dans Mekonen au para 12, la juge Dawson a résumé comme suit les facteurs identifiés par la Cour d’appel fédérale dans Haghighi et Bhagwandass :

12 […] Dans les deux cas, la Cour a appliqué cinq facteurs pour décider si la divulgation du rapport en cause était requise afin de donner à la personne concernée la possibilité raisonnable de participer d'une manière significative au processus de prise de décision. Ces facteurs sont les suivants :

(1) la nature et l'effet de la décision dans le cadre du régime législatif;

(2) la question de savoir si, en raison de l'expertise de l'auteur du rapport ou d'autres circonstances, le rapport aura probablement une influence telle sur le décideur que la communication à l'avance est requise pour "équilibrer les chances";

(3) le préjudice qui pourrait vraisemblablement découler d'une décision fondée sur une mauvaise compréhension ou sur un examen erroné des faits pertinents;

(4) la mesure dans laquelle la communication à l'avance du rapport permettrait d'éviter le risque qu'une décision mal fondée soit rendue;

(5) les coûts que la communication à l'avance pourrait entraîner, dont ceux liés aux retards dans le processus de prise de décision.

[103]       Toujours dans Mekonen au para 19, la juge Dawson a traité du facteur lié au degré d’influence que le rapport était susceptible d’avoir sur le décideur et utilisé l’expression de « l’outil d’assistance judiciaire », souvent reprise par la suite en jurisprudence. Elle a aussi insisté, au paragraphe 27 de son jugement, sur le fait que la question pertinente ne consistait pas à déterminer si le demandeur avait connaissance des éléments ou renseignements contenus au rapport non divulgué, mais plutôt « si la communication du rapport est requise pour que cette personne ait une possibilité raisonnable de participer d’une manière significative au processus de prise de décision ».

[104]       Ces mêmes critères ont été appliqués dans des circonstances similaires dans divers jugements de notre Cour et, dans la majorité des dossiers, la nature des renseignements contenus dans les documents non divulgués et l’influence qu’ils ont eue sur le décideur ont été des facteurs déterminants (Okomaniuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 473 aux para 33-34, [2013] ACF no 501 [Okomaniuk] ; Gebremedhin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 380 au para 9, [2013] ACF no 404 [Gebremedhin] ; Ulybin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 629 au para 23, [2013] ACF no 661 ; Krishnamoorthy au para 37 ; Pusat au para 30 ; Baybazarov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 665 aux para 13-15, [2010] ACF no 930 [Baybazarov]; Kablawi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 283 aux para 12-14, [2009] ACF no 348).

[105]       Dans Okomaniuk au para 33, la Cour a précisé qu’il n’est pas toujours nécessaire que le rapport soit communiqué si l’essentiel de son contenu ou des préoccupations qui y sont soulevées est communiqué (voir aussi Gebremedhin au para 9).

[106]       Tout comme le défendeur, je considère qu’en l’espèce, les règles d’équité procédurale n’ont pas été violées. J’estime que le demandeur a été valablement informé de la nature de l’interdiction de territoire envisagée et des préoccupations de l’agente, et qu’il a eu une opportunité raisonnable et significative de participer au processus décisionnel.

[107]       Dès le 13 mai 2008, le Service de l’immigration a demandé au demandeur de fournir des documents et renseignements supplémentaires. Cette demande laissait déjà entrevoir que le Service de l’immigration avait des préoccupations, ou à tout le moins, des interrogations concernant les actifs du demandeur et ses sources de revenus. Le Service de l’immigration demandait au demandeur de fournir ses relevés bancaires, les actes d’acquisition de ses propriétés et de ses voitures, de même que les détails concernant la provenance des fonds pour ces achats. On lui demandait également de fournir les états financiers de la Socotram et de la TS et les détails des emplois de ses frères et sœurs.

[108]       L’avocate qui représentait le demandeur à l’époque s’est enquise sur les raisons pour lesquelles les documents additionnels étaient requis du demandeur et, dans un courriel daté du 2 décembre 2008, elle a mis en doute la pertinence de plusieurs des renseignements demandés. Dans un courriel daté du 5 décembre 2008, le Service de l’immigration lui a répondu que dans le cadre d’une demande d’immigration, les agents d’immigration pouvaient demander tous les documents utiles aux fins d’établir la réalité personnelle, professionnelle et financière des candidats. La réponse précisait que les recherches entreprises avaient fait apparaître des préoccupations et des questions concernant certains des biens du demandeur et que des informations publiques obtenues, publiées sur des sites internet ou dans des journaux, justifiaient une enquête plus approfondie que le Service de l’immigration menait en collaboration avec des agences partenaires et le ministère de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Le Service de l’immigration a par ailleurs précisé qu’il s’agissait d’un contrôle de routine qui pouvait prendre du temps.

[109]       Le demandeur a ensuite reçu la lettre du 5 septembre 2012. Cette lettre énonçait les diverses préoccupations du Service de l’immigration de l’ambassade et mentionnait spécifiquement le motif d’interdiction de territoire prévu à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. La lettre indiquait que le Service de l’immigration avait des préoccupations portant sur le bagage d’expérience et de connaissances du demandeur et sur sa progression dans le monde professionnel. Elle mentionnait aussi des préoccupations spécifiques liées à une possible appropriation des produits provenant de la vente des produits pétroliers.

[110]       Le dossier a par la suite considérablement évolué et bien que la préoccupation relative au détournement possible des fruits de la production pétrolière n’a plus été évoquée, les autres préoccupations liées au cheminement professionnel, à la provenance et à la légitimité des  importantes ressources financières du demandeur, sont demeurées. Il en est de même des préoccupations découlant de certains transferts de fonds.

[111]       Le demandeur a participé à une entrevue le 25 septembre 2012 qui a duré près de 4 heures et au cours de laquelle 170 questions lui ont été posées. Le demandeur était accompagné de l’avocate qui le représentait à cette époque. Cette entrevue a permis d’obtenir du demandeur des informations additionnelles et de l’informer des préoccupations de l’agente. Les questions posées par l’agente révélaient clairement qu’elle avait des préoccupations concernant divers sujets, dont les sujets suivants :

                     Le parcours académique du demandeur;

                     La création de la TS, ses activités et ses ressources financières de même que les circonstances qui avaient permis au demandeur de passer d’un poste de pilote d’hélicoptère à celui d’administrateur de la TS;

                     Les avantages que le demandeur avait pu tirer de sa filiation avec DSN, notamment au niveau de son avancement professionnel;

                     La création de la Socotram, son mandat, ses activités, son mode de financement, ses partenaires, ses administrateurs et leur proximité avec DSN et les actionnaires privés qui se sont succédé au capital de la Socotram;

                     L’achat des actions que SAGA et ELF Congo détenaient dans la Socotram par la TS;

                     Le recrutement du demandeur au sein de la Socotram, l’absence de relation entre son parcours académique et professionnel et son ascension au sein de la Socotram dans des postes comportant d’importantes responsabilités;

                     Le salaire et les avantages que le demandeur reçoit de la Socotram;

                     La vente des actions de la TS à GGSC et les raisons pour lesquelles il a vendu ses actions;

                     L’historique de GGSC, de ses actionnaires, de ses activités et les liens entre le demandeur et la GGSC de même que l’ignorance que le demandeur prétendait avoir des activités et actionnaires et administrateurs de GGSC;

                     Les intérêts que le demandeur détiendrait dans plusieurs sociétés et plus particulièrement son rôle dans les sociétés St. Philibert, Matsip et Canaan;

                     Les biens immobiliers et mobiliers que le demandeur possède en France, au Congo et au Canada et la provenance des fonds ayant servi à l’achat de ces biens;

                     De nombreux transferts de fonds électroniques faits au bénéfice du demandeur provenant de la Socotram et de plusieurs autres sociétés, dont la TS, Matsip et Canaan;

                     L’appartement loué par la Socotram au bénéfice du demandeur, alors qu’il appartenait à St. Philibert, une société du demandeur;

                     Le transfert d’une importante somme d’argent de la Socotram à Canaan via une notaire de Montréal qui aurait servi à l’achat de la maison dans laquelle l’épouse et les enfants du demandeur résident;

                     Son implication dans l’enquête des autorités françaises concernant « les biens mal acquis ».

[112]       Suite à l’entrevue, l’agente a envoyé une lettre au demandeur en date du 28 septembre 2012. Dans la lettre, elle a indiqué que suite aux déclarations du demandeur lors de l’entrevue, le Service de l’immigration avait des préoccupations concernant ses revenus, les sociétés dans lesquelles il avait ou avait eu des participations, la nature de son contrat de travail et la réussite de ses affaires.

[113]       Le demandeur soutient que cette lettre ne fait pas état de nouvelles préoccupations de la part de l’agente et qu’elle se limitait à une demande de complément d’information. Cet argument ne peut être retenu. Il ressort clairement de cette correspondance et de la liste des documents que l’agente demandait au demandeur de lui fournir que ses préoccupations étaient nombreuses et plus larges que celles exposées dans la lettre du 5 septembre 2012. L’agente demandait que le demandeur fournisse de nombreux documents concernant divers éléments concernant ses revenus, les activités et les ressources de la TS, la transaction au terme de laquelle il a acquis, par le biais de la TS, les actions que SAGA et ELF Congo détenaient dans la Socotram, les activités de la Socotram, les administrateurs de la Socotram, son contrat de travail, le salaire et les avantages qu’il recevait de la Socotram, diverses sociétés dans lesquelles il avait des intérêts dont St. Philibert et Canaan de même que plusieurs transferts de fonds effectués par la Socotram au demandeur ou à certaines de ses sociétés ainsi que d’autres transferts de fonds faits aux sociétés du demandeur.

[114]       Le 27 février 2013, le Service de l’immigration a également envoyé à l’avocate du demandeur la liste des questions posées au demandeur lors de l’entrevue, les réponses qu’il a données et l’analyse que l’agente avait faite de l’entrevue. Les préoccupations de l’agente concernant le parcours du demandeur et l’influence de DSN, la création et le développement de la TS, le fonctionnement de la Socotram, les autres sociétés du demandeur de même que la légitimité de plusieurs transactions et transferts impliquant la Socotram et le demandeur ressortent clairement des notes d’entrevues.

[115]       Je considère donc que le demandeur a été valablement informé des préoccupations de l’agente, lesquelles n’ont pas été fixées de façon permanente lors de l’envoi de la lettre du 5 septembre 2012. Il est d’ailleurs utile de réitérer que la lettre d’équité du 5 septembre 2012 n’était pas limitée aux allégations concernant un possible détournement des fruits de la production pétrolière du Congo.

[116]       Les préoccupations de l’agente concernant la légitimité des affaires et des sources de revenus du demandeur,  les structures corporatives de ses sociétés, les liens entre ces sociétés et la Socotram, de même que les transferts de fonds entre la Socotram et ses sociétés, ont évolué en fonction des réponses que le demandeur a données aux questions qui lui ont été posées et des documents qu’il a fournis. Je suis d’avis que l’ensemble des lettres que le demandeur a reçues, les questions qui lui ont été posées lors de l’entrevue et les documents et renseignements qui lui ont été demandés après l’entrevue, de même que les notes d’entrevues consignées par l’agente, lui permettaient de comprendre l’essentiel et la nature des préoccupations de l’agente. Il avait aussi le loisir de demander des précisions au besoin, ce qu’il n’a pas fait. Le demandeur a plutôt choisi de ne répondre que partiellement aux questions posées par l’agente et de ne fournir que certains des documents demandés.

[117]       Je considère donc qu’il a été valablement informé des préoccupations de l’agente et qu’il a bénéficié d’une occasion raisonnable d’y répondre. Je rejette l’allégation du demandeur suivant laquelle il a été interdit de territoire pour des motifs autres que ceux allégués.

[118]       Je considère également que le demandeur a été informé des renseignements utiles pour lui permettre de participer de façon significative au processus décisionnel.

[119]       La lettre du 5 septembre 2012 indiquait clairement qu’une interdiction de territoire était envisagée en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR pour le motif de criminalité organisée.

[120]       Je conviens que l’agente n’a pas divulgué au demandeur les sources publiques sur lesquelles elle fondait les préoccupations énoncées dans la lettre du 5 septembre 2012 ni la liste des transferts électroniques de fonds en cause, et il aurait été préférable qu’elle communique ces informations au demandeur. Je considère toutefois que les préoccupations de l’agente ont été précisées lors de l’entrevue et qu’elles ressortaient clairement de ses notes d’entrevue qui ont été communiquées au demandeur. Je considère donc que cette omission n’a pas empêché le demandeur de participer significativement au processus décisionnel. L’agente a informé le demandeur que cette documentation était composée principalement d’articles de journaux. Cette information faisait partie du domaine public et était accessible. De plus, le demandeur ne pouvait pas ignorer la couverture médiatique dont faisait l’objet sa famille ni celle concernant l’enquête des autorités françaises concernant « les biens mal acquis ». De plus, la documentation publique à laquelle renvoie la lettre du 5 septembre était mentionnée en relation avec la préoccupation liée au détournement possible d’une partie des fruits de la production pétrolière, alors que cet élément n’a plus été évoqué par la suite.

[121]       L’agente n’a pas transmis au demandeur le rapport du CANAFE de janvier 2009 qui comprenait une liste des transferts de fonds jugés suspects, mais elle lui a posé plusieurs questions précises concernant les transactions et les transferts de fonds spécifiques qui la préoccupaient. De plus, dans la lettre du 28 septembre 2012, l’agente a clairement demandé au demandeur de fournir des renseignements concernant les transactions et transferts en cause. J’estime donc que l’essentiel des renseignements contenus au rapport du CANAFE de janvier 2009 qui ont utilisés par l’agente ont été communiqués au demandeur et qu’il a eu l’occasion de soumettre les observations qu’il souhaitait pour répondre aux questions et préoccupations de l’agente. Quant au deuxième rapport du CANAFE d’avril 2011, l’agente n’en a pas pris connaissance avant de rendre de sa décision. Il n’a donc pas pu être utilisé comme « outil d’assistance judiciaire » et il n’avait pas à être communiqué au demandeur.

[122]       Quant aux rapports de l’ASFC, j’estime que l’agente n’a pas violé l’équité procédurale en ne les communiquant pas au demandeur.

[123]       Le premier rapport de la Section des crimes de guerre de l’ASFC en avril 2008 concernait une possible interdiction de territoire pour crime de guerre. Ce motif n’a pas été retenu par l’agente et il n’était donc pas pertinent à la décision qu’elle a rendue.

[124]       Quant au courriel de l’ASFC de juillet 2009, il s’agissait d’un avis préliminaire fondé sur l’appréciation que l’ASFC a fait des renseignements qu’elle possédait à cette date. Ce rapport contient très peu d’informations et ne renvoie à aucune préoccupation qui n’aurait pas été divulguée au demandeur.

[125]       Quant au rapport de l’ASFC du 1er novembre 2012, il est clair que l’agente en a pris connaissance avant de rendre sa décision. L’application des critères énoncés dans Haghighi et Bhagwandass et repris dans Mekonen ne m’amène toutefois pas à conclure que sa divulgation était nécessaire parce que ce rapport n’a pas été retenu par l’agente et il n’est pas basé sur des renseignements qui n’étaient pas à la disposition du demandeur. Ce rapport constituait une analyse faite par une agence partenaire sur la base de la preuve au dossier au moment où il a été préparé. Il ressort également du dossier que l’agente ne s’est pas fondée sur ce rapport pour rendre sa décision; elle a plutôt tiré des conclusions contraires fondées sur sa propre analyse du dossier et de la preuve dont elle disposait. Le rapport de l’ASFC n’a donc pas constitué un « outil d’assistance judiciaire » ayant eu une influence telle sur la décision que devait prendre l’agente que sa communication à l’avance était requise pour équilibrer les chances.

[126]       Il ne s’agissait pas d’un rapport défavorable au demandeur sur lequel l’agente s’est fondée pour rendre sa décision comme c’était le cas dans toutes les autorités déposées par les parties. Au contraire, ce rapport indiquait que l’ASFC était d’avis qu’il n’existait pas suffisamment de preuve pour conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur devait être déclaré interdit de territoire pour criminalité organisée. La question de savoir si l’agente aurait dû retenir les conclusions de l’ASFC est davantage pertinente pour trancher la question relative à la raisonnabilité de la décision de l’agente.

[127]       Dans le fond, le demandeur soutient que s’il avait eu en sa possession le rapport de l’ASFC, il aurait pu s’en servir pour tenter de convaincre l’agente qu’il n’y avait pas de preuve suffisante pour le déclarer interdit de territoire. Cet argument n’est pas suffisant pour créer une obligation de communiquer le rapport au demandeur, d’autant plus que l’ASFC n’agissait pas à titre de décideur et que la décision rendue par l’agente était fondée sur beaucoup plus de renseignements que ceux dont disposait l’ASFC lorsqu’elle a émis son avis. En effet, en plus des informations dont disposait l’ASFC, l’agente a fondé son analyse sur les réponses que le demandeur a fournies aux questions qu’elle avait elle-même formulées et sur les documents que le demandeur a fournis le 30 avril 2013. L’influence que le rapport de l’ASFC du 1er novembre 2012 a pu avoir sur la décision de l’agente était donc limitée et insuffisante pour exiger qu’il soit communiqué au demandeur.

[128]       Le demandeur soutient que l’agente devait lui communiquer les « nouvelles » préoccupations qui sont ressorties suite à son analyse des documents qu’il a soumis le 30 avril 2013. Je ne partage pas ce point de vue. L’agente avait demandé au demandeur de lui fournir un nombre important de documents. Il avait alors tout le loisir de soumettre les observations qu’il jugeait pertinentes pour expliquer ou mettre en contexte les documents qu’il a choisi d’envoyer à l’agente. Il ressort aussi du dossier que le demandeur a choisi de ne répondre que partiellement aux questions de l’agente et de ne fournir qu’une partie des documents qui lui ont été demandés. Le demandeur avait la possibilité de fournir des explications pour dissiper les doutes de l’agente concernant les transactions entre la Socotram, TS et GGSC, ses conditions de travail, la structure corporative de ses sociétés et plusieurs transferts de fonds, mais il a choisi de le faire partiellement. L’agente n’avait pas l’obligation d’informer le demandeur du résultat de l’analyse qu’elle faisait des documents soumis par le demandeur.

[129]       Exiger une autre « ronde » d’équité aurait été l’équivalent d’exiger que l’agente fournisse au demandeur un résultat intermédiaire de son analyse des documents qu’il a soumis. L’obligation d’équité peut requérir qu’un demandeur ait l’occasion de répondre à des doutes soulevés par des documents qu’il a lui-même déposés si l’agent a des doutes quant à la crédibilité, à l’exactitude ou à l’authenticité des renseignements fournis (Baybazarov au para 12; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 678 au para 17, [2014] ACF no 745 [Kaur]; Chawla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 434 au para 14, [2014] ACF no 451 ; Hussaini c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 289 au para 10 ; [2013] ACF no 318). Cette obligation ne va toutefois pas jusqu’à exiger qu’un agent  informe un demandeur de son analyse préliminaire de la preuve qu’il a soumise (Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284 aux para 22-23, [2004] ACF no 317 ; Baybazarov au para 11; Kaur au para 17). En l’espèce, l’agente n’a pas eu des doutes concernant l’authenticité ou la véracité des documents que le demandeur a fournis, elle a plutôt tiré des inférences et des conclusions à partir de ces documents.

[130]       Je considère donc que le demandeur a bénéficié de l’information qui était nécessaire pour lui permettre de participer de manière significative au processus décisionnel et que l’omission de lui fournir les rapports du CANAFE, les rapports de l’ASFC et de le questionner à nouveau concernant les documents qu’il a soumis le 30 avril 2013 n’a pas constitué une violation des règles d’équité procédurale.

(2)               Traitement inéquitable et crainte raisonnable de partialité

a)                  Arguments du demandeur

[131]       Le demandeur soutient que plusieurs éléments au dossier démontrent qu’il a reçu un traitement inéquitable, et ce, à toutes les étapes du traitement de sa demande de résidence permanente. Il avance aussi que ce traitement inéquitable s’est perpétué dans le cadre du présent dossier de contrôle judiciaire et que le traitement de son dossier est tel qu’il équivaut à un abus de procédure.

[132]       Le demandeur allègue entre autres que malgré le fait que le Service de l’immigration ait mandaté l’ASFC, à trois reprises, pour examiner l’existence d’une interdiction de territoire et que l’ASFC ait conclu, à trois reprises, qu’il n’y avait pas de preuve qui permettait de l’interdire de territoire, son dossier a été bloqué de façon indue en raison de l’enquête en cours en France sur « les biens mal acquis ».

[133]       Le demandeur relève que l’inscription faite le 29 octobre 2009 dans le SGMC indiquait que son dossier était « toujours à l’étude à la Section du crime organisé », et ce alors qu’en juillet 2009, l’ASFC avait conclu à une absence d’interdiction du territoire. Le demandeur invoque que l’agente n’a d’ailleurs pas été en mesure d’expliquer cette note.

[134]       Le demandeur invoque aussi qu’aucune évolution n’a eu lieu au dossier entre octobre 2009 et mars 2011 et qu’il a dû faire une demande en mandamus pour que son dossier avance. Il souligne de plus que le règlement hors cour prévoyait un échéancier pour finaliser le traitement de sa demande sans qu’aucune question de possible interdiction de territoire ne soit soulevée par le défendeur.

[135]       Le demandeur reproche aussi au défendeur d’avoir déposé un DCT incomplet, et il invoque qu’il a dû déposer plusieurs requêtes pour faire compléter le DCT qui est, par ailleurs, demeuré incomplet.

[136]       Le demandeur reproche à l’agente certaines de ses déclarations relativement à la confection du DCT. L’agente a indiqué que les documents inclus dans les volumes supplémentaires 8 et 9 du DCT n’avaient pas été inclus dans le DCT original soit parce qu’ils n’étaient pas en sa possession ou sous sa garde, soit qu’elle n’en avait pas eu connaissance ou parce qu’ils avaient été détruits selon la politique du dossier mince.

[137]       Or, le demandeur soumet qu’il est ressorti des réponses aux engagements souscrits lors du contre-interrogatoire de l’agente et de son contre-interrogatoire que la majorité des documents qui n’étaient pas dans le DCT original étaient effectivement en sa possession. Ces documents se retrouvaient notamment dans ses boîtes de courriels ou dans son ordinateur. Il allègue qu’il est aussi ressorti pour la première fois lors du contre-interrogatoire de l’agente et des réponses à ses engagements, qu’elle avait décidé d’écarter certains documents du DCT au motif qu’ils étaient protégés par des privilèges.

[138]       Le demandeur allègue que l’agente a aussi admis que son affidavit du 19 septembre 2014 contenait des erreurs, notamment concernant son affirmation relative à l’état complet du dossier, et qu’elle aurait dû préciser, aux paragraphes 6 et 7 de cet affidavit « tous mes échanges de communication au dossier encore physiquement présent à Paris ». Le demandeur avance que l’agente a aussi admis qu’elle n’avait pas mentionné, dans son affidavit du 19 septembre 2014, qu’il existait d’autres échanges avec l’ASFC et CIC qui n’avaient pas été inclus dans les volumes 1 à 7 du DCT, et ce, au motif qu’ils n’avaient pas été pertinents dans sa prise de décision.

[139]       Le demandeur invoque donc que l’agente n’a pas confectionné le DCT de façon rigoureuse en plus d’avoir fait des déclarations inexactes.

[140]       Le demandeur reproche également à l’agente d’avoir fait de fausses déclarations, notamment lorsqu’elle a prétendu ne pas avoir eu de contacts directs avec les partenaires comme l’ASFC parce que les contacts étaient faits par l’entremise des agents de la Section B. Le demandeur reproche aussi à l’agente d’avoir fait des déclarations contradictoires relativement au nombre de contacts qu’elle a eus avec les juges d’instruction chargés de l’enquête concernant « les biens mal acquis » en France.

[141]       Le demandeur relève également que les notes d’entrevue de l’agente sont incomplètes et, à certains égards, inexactes, et qu’il existe des différences et des contradictions entre la version des notes acheminée à l’ASFC et celle qui lui a été acheminée. Le demandeur allègue également que les notes d’entrevue de l’agente sont truffées de commentaires personnels et qu’elles ne sont pas fiables.

[142]       Le demandeur soutient enfin que l’affidavit que l’agente a souscrit le 24 septembre 2014 et qui traite de l’équité procédurale était incomplet, entre autres, par ce qu’elle n’y a pas mentionné la plainte qu’il a déposée le 30 avril 2013, ni le traitement de cette plainte. Le demandeur reproche à l’agente d’avoir tenté d’expliquer cette omission en alléguant que ce n’est pas elle qui a traité cette plainte, alors que le dossier révèle qu’elle a été impliquée dans son traitement.

[143]       Le demandeur estime également que la conduite de l’agente a suscité une crainte raisonnable de partialité. Il lui reproche notamment ses communications avec le juge d’instruction en France, alors qu’elle savait qu’il était lié par le secret de l’instruction. Du point de vue du demandeur, ces communications soulèvent des inquiétudes relativement à une possible ingérence et/ou tentative de faire connaître au juge d’instruction l’intérêt du Canada dans cette instruction. Le demandeur soutient que la conduite de l’agente était irrégulière et soulève une crainte raisonnable de partialité.

[144]       Le demandeur soutient de plus que les annotations manuscrites que l’agente a faites sur la plainte du 30 avril 2013 démontrent qu’elle estimait qu’il était accusé d’infractions dans le cadre de la plainte sur les « biens mal acquis » en France, alors que l’instruction n’était même pas terminée. Le demandeur avance que cette confusion soulève, elle aussi, une crainte raisonnable de partialité.

[145]       Le demandeur allègue également que le DCT (page 2040 du volume 8) révèle que le 22 juin 2012, soit bien avant l’entrevue du 25 septembre 2012, l’agente envisageait déjà une interdiction de territoire. Dans un courriel que l’agente a envoyé à un autre agent, elle a indiqué « à part les motifs sécuritaires, il n’y a pas vraiment d’autres bases de refus ».

[146]       Le demandeur reproche également à l’agente la façon dont elle a conduit l’entrevue, et plus particulièrement le caractère déraisonnable de plusieurs des questions qu’elle lui a posées. Il ajoute que les notes d’entrevue de l’agente, de même que les notes résumant son analyse, démontrent également la présence de préjugés, d’insinuations et de commentaires arbitraires qui ne sont aucunement fondés sur la preuve.

[147]       Le demandeur ajoute qu’il a soumis, le 30 avril 2013, l’ensemble de la documentation qui était pertinente aux fins du traitement de sa demande de résidence permanente et de la décision concernant l’interdiction de territoire soulevée. Le demandeur soutient qu’il était abusif de lui demander de soumettre tous les documents identifiés dans la lettre du 28 septembre 2012 et que seuls les documents concernant la légalité de ses activités commerciales et de ses sources de revenus étaient pertinents. Le demandeur soutient que plusieurs des documents demandés débordaient de ce qui était pertinent et constituaient une intrusion dans sa vie privée et une partie de pêche.

b)                  Arguments du défendeur

[148]       Le défendeur réfute toute allégation que le dossier du demandeur aurait été traité de façon irrégulière.

[149]       Il soutient que la LIPR n’impose pas de délais de traitement des demandes de résidence permanente. Les enquêtes étaient requises et peuvent prendre un certain temps. Le défendeur insiste sur le fait que le système d’immigration repose sur la fourniture de renseignements véridiques et complets et il soutient que l’agente était en droit de demander au demandeur de lui fournir des renseignements et documents additionnels. Il ajoute que le délai dans le traitement d’un dossier complexe n’indique pas la partialité, mais plutôt la prudence.

[150]       Le défendeur soutient que l’entrevue du 25 septembre 2012 s’est déroulée selon les règles de l’art et que l’agente n’avait aucune obligation de divulguer à l’avance au demandeur les questions qu’elle entendait lui poser.

[151]       Le défendeur réfute que le traitement du dossier du demandeur soulève une crainte raisonnable de partialité et il souligne qu’il appartient au demandeur de renverser la présomption d’impartialité en démontrant la crainte raisonnable de partialité, ce qu’il n’a pas fait.

[152]       Le défendeur soutient également que le rôle de l’agente dans le traitement de la plainte du 30 avril 2013 n’était pas inapproprié, puisque c’est souvent le décideur qui traite d’abord d’une allégation de partialité à son endroit, et que de toute façon, la décision finale à l’égard de cette plainte a été prise par le superviseur de l’agente. Le défendeur allègue que le fait que l’agente n’ait pas mentionné cette plainte à son affidavit ne peut fonder une crainte raisonnable de partialité puisque cette plainte ne faisait pas partie de l’étude du fond du dossier.

[153]       Quant aux contacts que l’agente a eus avec le juge d’instruction en France, le défendeur soutient que l’agente avait le devoir de s’informer concernant le progrès de l’enquête concernant « les biens mal acquis » puisque d’éventuelles accusations à l’issue de l’instruction auraient été pertinentes dans le cadre du traitement de la demande de résidence permanente du demandeur.

[154]       Discutant des annotations de l’agente sur la copie de la plainte déposée par le demandeur le 30 avril 2013, le défendeur soumet que l’agente a admis qu’à ce moment, elle avait confondu l’instruction à des accusations, mais qu’elle a clairement indiqué qu’au moment de sa prise de décision, elle savait que le demandeur ne faisait pas l’objet d’accusations.

[155]       Quant aux notes d’entrevue de l’agente, le défendeur souligne que l’agente a reconnu que des erreurs de traduction avaient pu se glisser au document envoyé à l’ASFC et qu’elle avait traduit en anglais, mais que cela n’avait eu aucune incidence sur sa décision et n’indiquait aucunement une crainte raisonnable de partialité ou de préjugé institutionnel.

c)                  Analyse

[156]       Il n’y a aucun doute que l’équité procédurale requiert que les décisions soient rendues par un décideur qui est impartial (Baker au para 45). Le critère pour établir la crainte raisonnable de partialité a été exposée par le juge de Grandpré, dissident dans l’arrêt Committee for Justice & Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369 à la p 394, 68 DLR (3d) 716:

40        […] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander "à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?"

[157]        L’impartialité d’un décideur se présume et la crainte de partialité doit être fondée sur des éléments tangibles. J’endosse à cet égard les propos de la juge Layden-Stevenson dans Ayyalasomayajula c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 248 aux para 14-15, [2007] ACF no 320:

14        En bref, affirmer que l'attitude d'un décideur suscite une crainte raisonnable de partialité requiert davantage qu'une allégation en ce sens. La preuve que j'ai devant moi ne justifie pas une crainte raisonnable de partialité.

15        En l'absence d'une preuve contraire, il faut présumer qu'un décideur agira d'une manière impartiale : arrêt Zündel c. Citron, [2000] 4 C.F. 225 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [2000] C.S.C.R. no 322. Même dans le contexte d'audiences de nature judiciaire, la crainte de partialité doit être raisonnable et doit être ressentie par des personnes raisonnables et sensées qui ont réfléchi à la question et obtenu les renseignements nécessaires. La question est la suivante : à quelle conclusion arriverait une personne informée, après avoir considéré l'affaire d'une manière réaliste et pragmatique, et après l'avoir examinée dans tous ses détails? Les motifs de crainte doivent être substantiels, et le critère ne devrait pas dépendre d'une conscience par trop susceptible ou scrupuleuse. Une réelle probabilité de partialité doit être démontrée, et un simple soupçon ne suffira pas : Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l'énergie), [1978] 1 R.C.S. 369.

[158]       Il est également important que le demandeur soit traité de façon équitable durant le processus de traitement de sa demande.

[159]       Contrairement aux prétentions du demandeur, je ne suis pas en mesure de conclure que le dossier du demandeur a été traité de façon inéquitable ni que le comportement de l’agente, ou de toute autre personne, a suscité une crainte raisonnable de partialité.

[160]       Il est vrai que le traitement du dossier du demandeur s’est étiré sur une période très longue, probablement trop longue, et qu’il a finalement débouché après que le demandeur ait entrepris des procédures en mandamus, mais je ne suis pas prête à en inférer une conclusion de traitement inéquitable.

[161]       Le dossier était complexe et le Service de l’immigration a attendu les résultats des analyses de l’ASFC. Il ressort également du dossier que le Service de l’immigration espérait connaître l’issue de l’enquête des autorités françaises concernant « les biens mal acquis » avant de rendre une décision. Ceci ne veut pas dire qu’il était approprié que le dossier soit mis en attente pendant une aussi longue période, mais rien ne permet d’inférer une quelconque mauvaise foi ou des préjugés à l’endroit du demandeur. Dans le courriel de juillet 2009, l’ASFC a indiqué qu’elle suspendait le dossier « pending further intelligence ». C’est à mon avis ce qui explique la note que M. Langevin a inscrit au SMGC en octobre 2009 dans laquelle il mentionnait que le dossier était toujours à l’étude à la Section du crime organisé de l’ASFC. Je n’y vois pas une décision de « bloquer » le dossier comme le prétend le demandeur. Le demandeur a entrepris le recours judiciaire qui était à sa disposition, soit une demande de mandamus, et le règlement hors cour intervenu dans ce dossier a permis de faire avancer le dossier.

[162]       Les délais qui sont par la suite survenus ont été principalement occasionnés par les demandes formulées par les avocats successifs du demandeur pour obtenir un délai additionnel pour fournir les renseignements demandés dans la lettre du 28 septembre 2012. Des délais ont aussi été occasionnés par la plainte déposée par le demandeur le 30 avril 2013.

[163]       Quant au DCT, j’ai énoncé dans mon ordonnance et motifs amendés du 2 février 2015 (Nguesso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 102 aux para 79-99, 120-122) qu’il avait possiblement été confectionné selon des paramètres erronés. J’ai indiqué au paragraphe 122 de cette ordonnance et motifs amendés que tous les documents qui avaient été à la disposition de l’agente, durant le traitement du dossier, étaient présumés pertinents et auraient dû se retrouver au DCT. Or, il est ressorti des interrogatoires sur affidavit de l’agente qui ont eu lieu après mon ordonnance et motifs amendés que le DCT a effectivement été confectionné en n’y incluant que les documents qui étaient encore en possession de l’agente et qu’elle jugeait pertinents aux fins de la décision qu’elle devait rendre. Le DCT original n’a donc pas été confectionné selon les paramètres que j’ai énoncés dans mon ordonnance et motifs amendés.

[164]       Toutefois, rien ne permet de penser que l’agente a agi sciemment et de mauvaise foi dans le but de cacher des informations au demandeur. Elle a confectionné le dossier selon les paramètres que le défendeur estimait appropriés. Elle a reconnu avoir commis certaines erreurs et retrouvé certains documents dans son ordinateur. Je conviens aussi qu’elle a fait des déclarations inexactes en affirmant qu’elle n’avait pas eu de contacts directs avec des agents de l’ASFC, alors qu’il ressort du DCT qu’elle a eu certains échanges avec des agents de l’ASFC qui n’ont pas transité par la Section B. Je considère toutefois que ces erreurs et contradictions ne permettent pas de penser que l’agente a agi de mauvaise foi ou qu’elle souhaitait cacher des informations. Le traitement du dossier s’est étiré sur une longue période et il a impliqué un nombre très important d’échanges et le traitement de nombreux documents, ce qui peut expliquer certaines contradictions et omissions qui, à mon avis, n’ont pas porté sur des éléments essentiels du dossier.

[165]       Quant aux divergences entre les notes d’entrevue que l’agente a envoyées à l’ASFC et la version acheminée au demandeur, il s’agit d’erreurs liées à la traduction des notes qui n’ont pas eu de conséquences dans le traitement du dossier. L’agente a reconnu que certaines erreurs avaient pu se glisser notamment parce qu’elle a traduit les réponses du demandeur en anglais pour les transmettre à l’ASFC. Toutefois, comme l’agente a fondé son analyse sur ses propres notes d’entrevues, aucun préjudice n’a pu découler des erreurs qui ont pu se glisser dans le compte-rendu envoyé à l’ASFC.

[166]       Je rejette également la prétention du demandeur suivant laquelle les notes de l’agente sont truffées de commentaires et d’insinuations qui démontrent un préjugé défavorable à l’endroit du demandeur. L’agente a décrit certaines des réactions que le demandeur a eues lors de l’entrevue et elle a commenté certaines de ses réponses, mais aucun commentaire ne laisse entrevoir de préjugés et rien ne permet de conclure que les notes prises par l’agente ne reflètent pas fidèlement le déroulement de l’entrevue. De plus, rien dans les notes de l’agente ne permet de conclure qu’elle a conduit l’entrevue d’une façon irrégulière, inéquitable ou déraisonnable. Elle a posé de nombreuses questions au demandeur qui étaient toutes, à mon avis, pertinentes et objectives.

[167]       Je considère également qu’aucune inférence de mauvaise foi ou encore une crainte raisonnable de partialité ne peuvent être tirées des notes que l’agente a consignées sur la plainte déposée par le demandeur le 30 avril 2013. L’agente a admis qu’au moment où elle a pris connaissance de la plainte, elle s’est méprise en pensant que l’instruction en France concernant « les biens mal acquis » équivalait à des accusations, mais elle a clairement indiqué qu’elle savait, au moment de rendre sa décision, que le demandeur ne faisait pas l’objet d’accusations.

[168]       Le demandeur soulève également que le courriel envoyé par l’agente le 5 juin 2012, dans lequel elle a indiqué qu’à part des motifs sécuritaires, il n’y avait pas d’autres bases de refus, démontre un préjugé. Je ne suis pas de cet avis. Il s’agit seulement d’une indication que les seuls éléments pouvant soulever des préoccupations concernant la demande de résidence permanente du demandeur concernaient une possible interdiction de territoire fondée sur des motifs sécuritaires.

[169]       Quant aux communications que l’agente a eues avec le juge d’instruction responsable de l’enquête concernant « les biens mal acquis », j’estime qu’elles étaient inappropriées, mais que cet élément n’est pas suffisant en soi pour soulever une crainte raisonnable de partialité ou un traitement inéquitable. Je comprends du dossier que l’agente cherchait à savoir quand l’enquête aboutirait parce que d’éventuelles accusations auraient été pertinentes aux fins de la décision qu’elle devait rendre. D’ailleurs, l’ASFC, dans son avis du 1er novembre 2012, suggérait que le Service de l’immigration vérifie avec les autorités françaises pour s’assurer que le demandeur n’avait pas été accusé suite à l’enquête. Aucune information n’a été transmise à l’agente par le juge d’instruction ou son bureau en raison du secret de l’instruction et les démarches de l’agente n’ont pas abouti. Je considère donc qu’il était inutile et inapproprié pour l’agente de communiquer avec le bureau du juge de l’instruction, mais je suis d’avis que ces communications n’ont pas suscité une crainte raisonnable de partialité parce qu’elles avaient comme objectif de vérifier si l’enquête était sur le point d’aboutir. D’éventuelles accusations ou l’absence d’accusations à l’issue de l’instruction auraient effectivement constitué un élément pertinent aux fins de la décision que devait rendre l’agente.

[170]       Quant au nombre de contacts que l’agente a eus avec le bureau du juge d’instruction, il y a bien un peu de confusion, mais il ne s’agit pas de fausses déclarations.

[171]       Je ne tire pas non plus d’inférence d’inéquité ou de partialité dans le traitement de la plainte déposée par le demandeur le 30 avril 2013. Il ressort du dossier que l’agente a bien pris connaissance de cette plainte, qu’elle en a probablement discuté avec son supérieur, mais ce n’est clairement pas elle qui l’a traitée. La plainte a été traitée et rejetée par M. Gilbert. Dans ce contexte,  je considère que l’agente n’avait pas l’obligation de traiter de cette plainte dans son affidavit du 24 septembre 2014, parce que cette plainte n’a pas eu d’incidence sur le traitement qu’elle a fait de la demande de résidence du demandeur.

[172]       Enfin, contrairement aux allégations du demandeur, je considère que les documents que l’agente a demandé au demandeur de fournir dans la lettre du 28 septembre 2012 étaient tous pertinents.

B.                 Les erreurs de droit

[173]       Aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, une personne peut être déclarée interdite de territoire soit en raison de son appartenance à une organisation criminelle, soit en raison de sa participation à des activités de l’organisation criminelle (Thanaratnam au para 30 ; Mendoza c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 934 au para 27, [2007] ACF no 1204 [Mendoza]). En l’espèce, l’agente a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’une organisation criminelle et qu’il avait participé aux activités de cette organisation.

[174]       Le demandeur soutient que l’agente a commis trois erreurs de droit qui justifient l’intervention de la Cour : (1) elle aurait appliqué la mauvaise norme de preuve ; (2) elle aurait omis d’identifier l’organisation criminelle en cause ; et (3) elle a omis d’identifier les infractions en droit étranger reprochées et leur équivalent en droit canadien.

a)                  La norme de preuve

[175]       La norme de preuve relative à l’interdiction de territoire pour criminalité organisée est celle des motifs raisonnables de croire prévue à l’article 33 de la LIPR :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[176]       Dans sa décision, l’agente a mentionné cette norme de preuve à plusieurs reprises au soutien de ses conclusions.

[177]       Le demandeur soutient que l’agente a appliqué la mauvaise norme. S’appuyant sur R c MacDonald, 2014 CSC 3 aux para 41, 69, [2014] 1 RCS 37 [MacDonald], notamment sur les motifs concurrents des juges Moldaver et Wagner auxquels le juge Rothstein a souscrit, il allègue que la norme des « motifs raisonnables de croire », renvoie à la norme de « motifs raisonnables et probables » et que cette norme doit pouvoir être objectivement vérifiable.

[178]       Le défendeur soutient que la Cour suprême du Canada a traité de la norme de preuve applicable dans Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114, [2005] 2 RCS 100 [Mugesera] et il réfute la position défendue par le demandeur. Il soutient que les autorités invoquées par le demandeur ont été rendues dans un contexte différent de droit pénal, et que rien ne justifie de s’écarter de la norme reconnue dans Mugesera.

[179]       Dans Mugesera, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la norme de preuve requise par l’alinéa 19(1)j) de l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, qui prévoyait qu’appartenaient à une catégorie de personnes non admissibles celles dont on pouvait penser qu’elles avaient commis à l’étranger un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité qui aurait constitué au Canada une infraction au droit canadien. La Cour a confirmé, au paragraphe 114, que la norme « exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » tout en précisant que la croyance devait « essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi ». La Cour suprême a par ailleurs précisé, au paragraphe 116, que cette norme ne s’appliquait qu’aux questions de fait et que la question subséquente de savoir si les faits en cause satisfaisaient aux exigences de l’infraction en cause, en l’espèce le crime contre l’humanité, constituait une question de droit.

[180]       Les principes élaborés par la Cour suprême dans Mugesera s’appliquent pour définir la norme applicable en l’espèce. En effet, l’article 33 de la LIPR impose la même norme en matière d’interdiction pour crimes contre l’humanité qu’en matière de criminalité organisée, et la jurisprudence de cette Cour en matière d’interdiction de territoire pour criminalité organisée applique les principes de l’arrêt Mugesera (Castelly c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 788 au para 13, [2008] ACF no 999 ; Lai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 258 au para 11, [2014] ACF no 282 [Lai CF], confirmé au motif qu’une question générale avait été incorrectement certifiée par 2015 FCA 21, [2015] FCJ No 125 [Lai CAF]).

[181]       Dans MacDonald, la Cour suprême était appelée à se prononcer sur la légalité d’une fouille de sécurité effectuée sans mandat par un policier. La majorité a jugé qu’une telle fouille pouvait être autorisée si le policier avait des motifs raisonnables de croire que sa sécurité ou celle d’autrui était menacée, alors que les juges concordants, soit les juges Moldaver et Wagner, avec l’accord du juge Rothstein, étaient d’avis que le critère des motifs raisonnables de soupçonner était suffisant. Traitant du critère des « motifs raisonnables de croire » que le policier devait avoir dans un tel contexte, le juge Lebel, qui écrivait pour la majorité, s’est exprimé comme suit :

41        Bien que je reconnaisse l'importance des fouilles de sécurité, je tiens toutefois à répéter que le pouvoir d'effectuer ces fouilles n'est pas absolu. A mon avis, suivant les principes établis dans Mann et confirmés dans Clayton, les circonstances doivent établir qu'une telle fouille est raisonnablement et objectivement nécessaire pour écarter une menace imminente à la sécurité du public ou des policiers. En raison de l'importance des droits au respect de la vie privée qui sont en jeu, pour être légalement autorisés à effectuer une fouille de sécurité, les policiers doivent croire pour des motifs raisonnables que leur sécurité est menacée et qu'il est donc nécessaire de procéder à une fouille (Mann, par. 40, voir aussi par. 45). Pour déterminer si une fouille est légale, il faut donc se demander si elle est raisonnablement nécessaire et si cette nécessité est objectivement vérifiable dans les circonstances (voir : R. c. Tse, 2012 CSC 16, [2012] 1 R.C.S. 531, par. 33). Comme la Cour l'a affirmé dans Mann, de vagues inquiétudes en matière de sécurité ne sauraient justifier une fouille. Pour effectuer une fouille de sécurité légale, le policier doit plutôt agir à partir "d'inférences raisonnables et précises fondées sur les faits connus se rapportant à la situation" (Mann, par. 41).

[Je souligne]

[182]       Le demandeur s’appuie sur le passage suivant des motifs écrits par les juges Moldaver et Wagner :

[69]      Considérés isolément, les termes "motifs raisonnables de croire" renvoient à la norme des "motifs raisonnables et probables". Voir Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, p. 447. La lecture ne doit toutefois pas s'arrêter là, parce que le terme "menacée" évoque intrinsèquement la notion de possibilité. Voir, p. ex., le dictionnaire Oxford English Dictionary (en ligne), sub verbo "risk" ([TRADUCTION] "risque" : "... la possibilité d'une perte, d'un préjudice ou de toute autre circonstance défavorable ou fâcheuse; chance ou situation comportant une telle possibilité" (nous soulignons)).

[70]      Le libellé de l'arrêt Mann semble donc accoler une probabilité à une possibilité : une chance à une chance. Autrement dit, selon l'arrêt Mann, une fouille de sécurité est justifiée s'il est probable que quelque chose puisse se produire, et non s'il est probable que quelque chose se produise. Comme la Cour l'a tout récemment expliqué, la première éventualité évoque des "soupçons raisonnables" (R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 74). La seconde renvoie quant à elle à des "motifs raisonnables et probables".

[183]       Je ne crois pas que les propos de la Cour dans MacDonald aient eu pour effet de modifier la définition que la Cour a donnée à la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » dans le contexte de la LIPR. Premièrement, MacDonald a été rendu dans un contexte criminel et non dans le contexte de l’application de la LIPR. Deuxièmement, l’arrêt MacDonald a été rendu plusieurs années après Mugesera et la Cour n’a pas écarté, ni même traité, de la définition adoptée dans Mugesera. Enfin, je ne comprends pas les propos du juge Lebel dans MacDonald comme exigeant que la norme des motifs raisonnables de croire corresponde à une norme de « motifs raisonnables et probables », et les propos des juges Moldaver et Wagner doivent être lus dans leur contexte.

[184]       Je considère donc que l’agente a énoncé la bonne norme de preuve.

b)                  Omission de préciser l’organisation criminelle

[185]       Le demandeur soulève que l’agente a commis une erreur de droit en n’identifiant pas, ni dans la lettre d’équité, ni dans ses motifs, l’organisation criminelle à laquelle il appartiendrait. Le demandeur soutient que l’existence préalable d’une organisation criminelle, qui doit être précisée, est requise pour conclure à une interdiction de territoire pour criminalité organisée, et ce, tant à l’égard du premier volet de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR (l’appartenance) que son deuxième volet (s’être livré à des activités de criminalité organisée). Le demandeur soutient qu’il était nettement insuffisant pour l’agente de mentionner qu’il serait membre d’un groupe criminel par le biais de ses liens familiaux et/ou de son implication dans un montage de sociétés dont le caractère organisé et criminel serait corroboré par la présence et l’implication d’ASG, sans identifier précisément le groupe organisé en cause. Il appuie sa position entre autres sur Thanaratnam aux para 23, 30-31, Mendoza au para 27 et Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2006] ACF no 1512 [Sittampalam].

[186]       Le défendeur, pour sa part, soumet que le terme « organisation » employé à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR doit être interprété d’une façon libérale et non restrictive et que la jurisprudence préconise une approche souple et contextuelle pour assurer que cette disposition soit appliquée de façon conforme aux objectifs prévus aux alinéas 3(1)h) et i) de la LIPR, soit assurer la sécurité des Canadiens, promouvoir la justice et la sécurité et interdire le territoire aux personnes qui sont des criminels ou qui constituent un danger pour la société (Sittampalam aux para 36-39 et R c Venneri, 2012 CSC 33 aux para 28-29, [2012] 2 RCS 211 [Venneri])

[187]       Le défendeur soutient tout de même que l’organisation en cause est composée entre autres du demandeur, du président DSN, des administrateurs de la Socotram, d’ASG et des sociétés qu’il a mises en place au nom du demandeur, dont Matsip, TS, International Shipping S.A., St-Philibert et Canaan, et il soutient c’est le demandeur qui est le bénéficiaire de cette organisation. Le défendeur avance que la composition de l’organisation criminelle ressort de la décision même si l’agente n’a pas expressément énoncé sa composition.

[188]       Dans Sittampalam, la Cour d’appel fédérale a effectivement adopté une approche souple relativement à l’interprétation à donner à l’expression « organisation criminelle » qui n’est pas définie dans la LIPR :

37        L'alinéa 37(1)a) semble être une tentative pour lutter contre la criminalité organisée, eu égard au fait que les non-citoyens membres d'organisations criminelles constituent une menace aussi grande que les personnes qui sont déclarées coupables d'infractions criminelles graves. Il permet l'expulsion de membres d'organisations criminelles qui ne sont pas déclarés coupables en tant qu'individus, mais qui représentent néanmoins un danger.

38        Des décisions récentes appuient cette interprétation. Dans Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 3 R.C.F. 301 (C.F.), décision infirmée pour d'autres motifs, [2006] 1 R.C.F. 474 (C.A.), le juge O'Reilly a tenu compte de divers facteurs lorsqu'il a conclu que deux bandes tamoules (dont la bande A.K. Kannan en cause en l'espèce) étaient des "organisations" au sens de l'alinéa 37(1)a) de la LIPR. À son avis, les deux groupes tamouls avaient "certaines caractéristiques d'une organisation", à savoir "l'identité, le leadership, des liens hiérarchiques lâches et une structure organisationnelle de base" (au paragraphe 31). Les facteurs énumérés dans Thanaratnam, précitée, ainsi que d'autres facteurs comme l'occupation d'un territoire ou la tenue de réunions régulières dans un endroit donné -- deux facteurs pris en considération par la Commission -- sont utiles lorsqu'il faut rendre une décision fondée sur l'alinéa 37(1)a), mais aucun d'eux n'est essentiel.

39        Ces organisations criminelles n'ont généralement pas une structure formelle comme une société commerciale ou une association qui est dotée d'une charte, de règlements ou d'un acte constitutif. Elles sont habituellement peu structurées et leur organisation varie énormément. L'absence de structure et le caractère informel d'un groupe ne devraient pas cependant contrecarrer l'objet de la LIPR. C'est pour cette raison qu'il faut faire preuve de souplesse lorsqu'on détermine si les caractéristiques d'un groupe particulier satisfont aux exigences de la LIPR étant donné que pareil groupe peut prendre différentes formes et qu'il mène ses activités dans la clandestinité. Il est donc important d'évaluer les différents facteurs utilisés par le juge O'Reilly ainsi que d'autres facteurs semblables qui peuvent aider à déterminer si les caractéristiques essentielles d'une organisation existent dans les circonstances. Une telle interprétation du terme "organisation" laisse une certaine latitude à la Commission lorsqu'elle doit déterminer si, à la lumière de la preuve et des faits dont elle dispose, un groupe peut être considéré comme étant une organisation au sens de l'alinéa 37(1)a).

[189]       Dans Venneri, aux para 28-29, la Cour suprême a aussi confirmé la nécessité de faire preuve de souplesse dans la définition légale d’une organisation criminelle au sens du Code criminel.

[190]       Je conviens donc sans difficulté qu’il faut adopter une interprétation libérale de l’expression « organisation criminelle » pour favoriser l’atteinte des objectifs des dispositions qui permettent de déclarer certaines catégories de personnes interdites de territoire.

[191]       Je considère toutefois qu’il faut au minimum que l’organisation en cause soit identifiée dans la décision qui déclare une personne interdite de territoire pour criminalité organisée. L’existence d’une organisation criminelle constitue un élément essentiel d’une interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Dans tous les exemples soumis par les parties, l’organisation en cause était identifiée.

[192]       Je suis d’avis que la difficulté à identifier de façon précise une organisation qui ne porte pas en soi un nom ne dispense pas l’agente qui traite le dossier et qui déclare une personne interdite de territoire d’identifier l’organisation criminelle en cause.

[193]       En l’espèce, l’agente s’est limitée à indiquer qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’un groupe criminel « de par [ses] liens familiaux ». Elle traite bien dans sa décision du président DSN et de l’influence qu’il aurait eue sur la transaction entre la TS et la GGSC, tout comme elle mentionne la sphère d’influence de la famille Nguesso, mais sans préciser qui compose l’organisation criminelle en cause. L’agente renvoie aussi à ASG, mais il n’est pas clair si elle considère qu’il fait partie de l’organisation criminelle en cause ou si son implication dans le montage de sociétés est plutôt la démonstration du caractère criminel et organisé des activités reprochées au demandeur.

[194]       J’estime donc qu’il était insuffisant d’énoncer que le demandeur est membre d’un groupe criminel par le biais de ses liens familiaux sans davantage identifier ou décrire la composition de ce groupe. Est-ce que le groupe se limite à DSN et au demandeur, inclut-il les administrateurs de la Socotram, ASG, et certaines sociétés dans lesquelles le demandeur détient des intérêts? Je ne suis pas en mesure, à la lecture de la décision de l’agente, de répondre à cette question.

[195]       Le défendeur soutient que l’organisation en cause était difficilement identifiable, mais il en propose par ailleurs la composition de façon assez précise. Le problème avec la proposition du défendeur c’est qu’elle constitue un ajout non négligeable à ce que l’on retrouve dans la décision de l’agente.

[196]       Dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 15, [2011] 3 RCS 708, la Cour suprême a reconnu qu’une cour de révision peut examiner le dossier dont disposait le tribunal administratif pour apprécier le caractère raisonnable du résultat, tout en précisant que la Cour ne pouvait toutefois pas substituer ses motifs à ceux du décideur (voir aussi Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 54, [2011] 3 RCS 654). Je considère que c’est ce que le défendeur demande à la Cour de faire. Les propos du juge Rennie dans Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431 au para 11, [2013] ACF no 449, m’apparaissent aussi s’appliquer en l’espèce :

11        L'arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n'ont pas été donnés ni ne l'autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C'est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l'arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n'ont pas été tirées. C'est appliquer la jurisprudence à l'envers. L'arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu'elles prennent peuvent être facilement discernées. Ici, il n'y a même pas de points sur la page.

[197]       Je considère donc qu’en ne précisant pas l’organisation criminelle en cause et en n’offrant pas suffisamment d’indications sur sa composition, l’agente a commis une erreur de droit qui rend sa décision déraisonnable, parce qu’il y manque un élément essentiel à l’application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Je suis d’avis qu’entériner une telle omission donnerait au concept d’organisation criminelle une interprétation beaucoup trop floue qui permettrait que des personnes soit déclarées interdites de territoire sans avoir de certitude quant à l’organisation criminelle à laquelle on leur reproche d’appartenir ou aux activités auxquelles on leur reproche de participer.

c)                  Omission d’identifier des infractions criminelles canadiennes reprochées

[198]       Le demandeur allègue que l’agente a commis une autre erreur de droit en omettant d’associer les activités alléguées à des infractions criminelles canadiennes. Il soumet que l’agente devait faire un exercice d’équivalence entre les infractions qui lui sont reprochées en vertu de droit congolais et leur pendant en droit canadien. Le demandeur allègue que dans le cadre d’un tel exercice, l’agente devait identifier la législation ou les dispositions pénales pertinentes correspondant aux infractions qu’elle lui reprochait et identifier les infractions correspondantes en droit canadien.

[199]       Au surplus, le demandeur avance que les infractions d’abus de biens sociaux en droit français n’existent pas au Canada et ne sont pas équivalentes à l’infraction de fraude. Il ajoute également que si la fraude peut être une infraction malum in se (une infraction qui de par sa nature même, peut être considérée comme une infraction dans toute nation civilisée), elle n’a pas été invoquée par l’agente. De plus, l’alinéa 37(1)a) de la LIPR et la jurisprudence requièrent la démonstration des éléments essentiels de l’infraction en cause. Le demandeur s’appuie sur les arrêts Lai CF et Lai CAF.

[200]       Le défendeur reconnaît que l’agente n’a pas clairement identifié les équivalences en droit canadien des infractions alléguées. Il soutient par ailleurs que bien qu’il n’y ait pas d’équivalent particulier au Canada pour le détournement de fonds et l’abus de biens sociaux, ces infractions sont couvertes par l’infraction de fraude énoncée au paragraphe 380(1) du Code criminel. Il ajoute qu’il n’était pas nécessaire que l’agente traite davantage de ces crimes puisque ces infractions sont des mala in se.

[201]       Quant au blanchiment d’argent, le défendeur allègue qu’il constitue du recyclage de produits de la criminalité au sens de l’article 462.31 du Code criminel en plus d’être interdit par le droit international à l’article 23 de la Convention des Nations unies contre la corruption, Doc NU A/RES/58/4.

[202]       Le défendeur soumet enfin que la fraude fiscale est également visée par le paragraphe 380(1) du Code criminel en plus d’être sanctionnée par plusieurs dispositions dont le paragraphe 239(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1(5e suppl). De plus, lorsque le crime de fraude implique un objet d’une valeur qui dépasse 5 000$, l’infraction est punissable par mise en accusation, ce qui est exigé aux fins d’application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[203]       Je considère, pour ma part, qu’il n’était pas nécessaire dans le cas présent d’identifier et analyser les infractions équivalentes en droit étranger. Cependant, l’agente a commis une erreur de droit qui justifie l’intervention de la Cour en omettant d’identifier les infractions pertinentes en droit canadien, d’identifier les éléments essentiels de ces infractions et d’expliquer en quoi la preuve donnait lieu à des motifs raisonnables de croire que les éléments essentiels de ces infractions avaient été commis.

[204]       La notion d’équivalence des infractions a été développée principalement dans le contexte de l’inadmissibilité pour criminalité sous l’article 36 de la LIPR, lorsqu’une personne a été déclarée coupable d’une infraction par une juridiction étrangère. Dans ce contexte, le décideur doit s’assurer que l’infraction à laquelle la personne a été déclarée coupable est équivalente à une infraction à une loi fédérale canadienne, soit en comparant le texte même des lois étrangères au droit canadien, ou en examinant la preuve qui était devant la juridiction étrangère pour vérifier si elle correspond aux éléments essentiels de l’infraction correspondante en droit canadien (Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 73 NR 315 à la p 350, [1987] FCJ No 47, Brannson c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] 2 CF 141 aux para 4-6, 1980 CarswellNat 161F).

[205]       Dans Park c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 782 aux para 14-15, [2010] ACF no 958, le juge Mosley a résumé comme suit l’état du droit, toujours dans un contexte où la personne en cause avait été reconnue coupable d’infractions dans un pays autre que le Canada :

14        D'après Hill c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1987), 1 Imm. L.R. (2d) 1, [1987] A.C.F. no 47, afin de déterminer si une infraction en espèce commise à l'étranger est une infraction d'une loi fédérale canadienne, il est nécessaire d'établir si les éléments essentiels sont équivalents. L'équivalence peut être vérifiée de trois façons. L'une d'elles consiste à comparer le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s'il s'en trouve de disponibles, par le témoignage d'un expert ou d'experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions (Kharchi, précitée, au paragraphe 32).

15        Comme l'a conclu le juge de Montigny dans Qi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 195, [2009] A.C.F. No 264, au paragraphe 24, "il est bien établi maintenant que le droit pénal étranger peut être établi sans preuve d'expert lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a interdiction de territoire pour criminalité dans le contexte de l'immigration. Le décideur peut se fonder sur la preuve d'expert si elle est accessible, mais il peut aussi se fonder sur les dispositions légales étrangères et nationales et l'ensemble de la preuve, à la fois orale et documentaire : voir par exemple Hill c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1987), 73 N.R. 315, 1 Imm. L.R. (2d), 1 (C.A.F.); voir Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 1 C.F. 235 (C.A.F.)."

[206]       Cet exercice assure que les actes de la personne sont toujours évalués selon la norme canadienne de droit criminel, notamment afin de protéger la personne provenant d’un pays où le droit criminel est plus sévère :

35        En revanche, comme nous le savons bien, certains pays punissent sévèrement, voire même sauvagement, des infractions que nous considérons relativement mineures. Pourtant, le législateur fédéral a bien précisé que c'est la norme canadienne, et non la norme étrangère, de la gravité des crimes, mesurée en fonction de la durée possible de la peine, qui régit l'admissibilité au Canada. Le fondement logique de l'exclusion prévue à l'alinéa 19(1)c) doit certainement être la gravité relative - envisagée d'un point de vue canadien - de l'infraction dont la personne en cause a été déclarée coupable et non les conséquences réelles de cette conclusion en droit interne étranger. Si c'est le fondement logique, il me semble qu'il n'existe aucune raison de ne pas appliquer uniformément la norme canadienne à toutes les personnes qui sollicitent l'admission indépendamment de l'endroit où l'infraction a été commise.

[Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Burgon, [1991] 3 CF 44 à la p 50, [1991] ACF no 149 (CA) (J. Mahoney)]

[207]       Ainsi, lorsqu’une personne est déclarée coupable d’un crime à l’étranger dont la portée est plus large que celle sanctionnée par le droit canadien, le décideur doit examiner la preuve concernant les actes commis afin de vérifier que les éléments essentiels de l’infraction canadienne sont réellement présents. Par exemple, dans Steward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 3 CF 487 au para 9, [1988] FCJ No 321 (CA), le demandeur avait été déclaré coupable d’avoir causé un incendie criminel dans l’État du Oklahoma. Cependant, l’infraction américaine en cause incluait les incendies causés par la négligence, alors que l’infraction en droit canadien exigeait un certain élément intentionnel. La Cour a conclu que le décideur devait examiner la preuve des actes commis afin de s’assurer que l’élément intentionnel requis en droit canadien était présent. De cette façon, la norme canadienne demeure toujours la norme de référence pour l’inadmissibilité.

[208]       Cependant, dans un contexte où aucune déclaration de culpabilité n’a eu lieu à l’étranger et que l’inadmissibilité est fondée simplement sur les actes commis à l’étranger, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’identifier les infractions possibles en droit étranger et de comparer ces infractions au droit canadien. L’alinéa 37(1)a) de la LIPR prévoit simplement que les activités organisées doivent viser la perpétration « d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction ». À mon avis, il n’est pas nécessaire, selon cet alinéa, de déterminer si le droit étranger prohibe les actes en cause. L’important, c’est d’évaluer si les actes commis seraient punissables par mise en accusation selon le droit fédéral canadien. Le droit étranger est uniquement pertinent dans la mesure où il permet d’apprécier la valeur probante d’une condamnation par une juridiction étrangère comme preuve que les actes commis correspondent à une infraction au droit fédéral canadien. Autrement, il suffit d’évaluer directement si la preuve établit des motifs raisonnables de croire que la personne a commis des actes qui, s’ils avaient été commis au Canada, constitueraient des infractions à une loi fédérale punissable par mise en accusation. Cet exercice exige que les infractions en droit canadien soient identifiées et que les éléments essentiels de ces infractions soient également identifiés.

[209]       C’est d’ailleurs ce que la Cour suprême a fait dans Mugesera; elle a évalué de façon détaillée les éléments essentiels des infractions au droit canadien allégués et la preuve au soutien de ceux-ci, en présumant simplement que le droit rwandais conduirait au même résultat. De plus, la jurisprudence sous l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, qui couvre l’inadmissibilité pour grande criminalité dans des cas où aucune condamnation étrangère n’a eu lieu, ne se livre pas à un exercice d’équivalence. Elle exige toutefois que les actes commis soulèvent des motifs raisonnables de preuve qu’une infraction à une loi fédérale canadienne a été commise (voir par exemple Bankole c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 373, [2011] ACF no 481; Magtibay c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 397, [2005] ACF no 498).

[210]       Je conviens que dans Lai CF, le juge Hughes a estimé qu’un exercice d’équivalence était nécessaire, alors qu’il ne semble pas y avoir eu de déclarations de culpabilité à l’étranger dans ce cas. Cependant, le juge Hughes a conclu que, de toute façon, une preuve précise d’équivalence n’était pas nécessaire en l’espèce, car les crimes reprochés étaient des mala in se, c’est-à-dire des crimes condamnés à travers le monde. La Cour d’appel fédérale, dans Lai CAF, a confirmé cette conclusion et estimé que la question certifiée concernant la nécessité de faire un exercice d’équivalence n’était donc pas déterminante à l’issue de l’appel. Ainsi, je suis d’avis que les arrêts Lai n’ont pas réglé la question de la nécessité de faire un exercice d’équivalence lorsque l’inadmissibilité n’est pas fondée sur une déclaration de culpabilité par une juridiction étrangère.

[211]       En revanche, j’estime qu’il est primordial que l’agente identifie les infractions au droit fédéral canadien qui sont en cause ainsi que leurs éléments essentiels, et qu’elle apprécie la preuve dont elle dispose en regard des éléments essentiels de ces infractions. Selon l’article 33 et l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, l’agent qui prononce l’inadmissibilité doit avoir des motifs raisonnables de croire que l’organisation se livre ou s’est livrée à des activités visant la perpétration d’une infraction qui, si elle avait été commise au Canada, serait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation. En l’absence d’une indication de l’infraction en cause et ses éléments essentiels, la décision manque d’intelligibilité parce qu’elle passe sous silence un critère essentiel à l’inadmissibilité sous l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[212]       Si la jurisprudence en matière de criminalité organisée a traité principalement d’organisations dont l’aspect criminel n’était pas en doute, cette Cour a cassé des décisions dans des circonstances analogues où le tribunal n’avait pas identifié avec précision les infractions reprochées ni précisé en quoi les actes commis correspondaient aux éléments essentiels de ces infractions. Par exemple, dans Andeel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1085, [2003] ACF no 1399, le juge Noël a cassé une décision alors qu’un agent de visas avait omis de préciser quel crime de guerre la demanderesse aurait commis, de sorte que la décision manquait d’intelligibilité :

19        Pour répondre au deuxième point, celui de savoir si l'agent des visas a négligé de tenir compte des articles applicables de la Loi sur les crimes de guerre, le demandeur dit que, lorsqu'il a rendu sa décision, l'agent des visas n'a pas précisé quelle disposition particulière des articles 4 à 7 Mme Haddad est censée avoir transgressée. Je me range à l'avis du demandeur. La décision de l'agent des visas ne précise nulle part quelles dispositions sont applicables, et je suis d'avis que cette absence d'explication constitue une erreur de droit. L'intéressé doit pouvoir comprendre la décision de l'agent des visas et, ici, je ne comprends pas en quoi les articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes de guerre s'appliquent à l'aveu de Mme Haddad. Sinon pour des motifs de fond, alors pour le simple intérêt de la clarté, une explication et une référence précise à l'article applicable sont essentielles. Une référence générale à des articles qui sont mutuellement exclusifs ne donne pas à l'intéressé cette clarté ni ne permet une bonne compréhension de la décision.

[213]       De façon semblable, la Cour, dans Karakachian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 948 au para 39, [2009] ACF no 1463, a cassé une décision dans laquelle l’agent de visas a omis d’identifier les éléments essentiels de la notion de terrorisme et d’expliquer en quoi les actes commis par le demandeur correspondaient à sa définition du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR :

39        Une lecture attentive des motifs donnés par l'agente pour conclure que l'ARF est une organisation terroriste et que le demandeur en était membre révèle plusieurs failles. D'abord, elle ne précise nulle part dans sa décision ce qu'elle entend par le mot "terrorisme". Pourtant, il s'agit là d'un concept qui est au coeur même de l'alinéa 34(1)f), et dont on retrouve plusieurs définitions dans les instruments internationaux et dans la jurisprudence canadienne : voir notamment Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3. Bien que ce terme ne soit pas défini comme tel dans le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, on retrouve également une définition des expressions "activité terroriste" et "groupe terroriste" au sous-paragraphe 83.01(1). Cette Cour a eu plusieurs fois l'occasion de préciser qu'un agent d'immigration doit indiquer en termes clairs ce que constitue le terrorisme et comment ce concept trouve application dans le cas précis du demandeur auquel on refuse un visa : Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2006] 4 F.C.R. 471; Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 123; Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 1133; Beraki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 1360.

[214]       J’estime que ces principes sont transposables en matière de criminalité organisée, de sorte que l’agent qui déclare l’inadmissibilité pour ce motif doit indiquer les infractions à une loi fédérale canadienne reprochées à l’organisation ou au demandeur ainsi que leurs éléments essentiels, puis expliquer en quoi la preuve soutient des motifs raisonnables de croire que ces infractions ont été commises.

[215]       En l’espèce, l’agente a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait contribué à un système de détournement de fonds, à du blanchiment d’argent et à de l’abus de biens sociaux. Bien qu’à la dernière page de sa décision, l’agente ait aussi fait référence au fait que les montages financiers auxquels le demandeur aurait participé constituaient un système de dissimulation d’actifs visant la fraude fiscale, elle a réitéré au paragraphe suivant que les activités criminelles en cause étaient limitées au détournement de fonds, l’abus de biens sociaux et le blanchiment d’argent.

[216]       Toutefois, l’agente n’a pas identifié les infractions précises en droit canadien auxquelles les actes reprochés au demandeur correspondraient et, par le fait même, elle n’a pas identifié les éléments constitutifs des infractions en cause ni apprécié la preuve en regard des éléments essentiels des infractions. Les procureurs du défendeur ont bien tenté de faire cet exercice eux-mêmes en référant à des dispositions du Code criminel et à la jurisprudence en matière de fraude, mais tout comme pour la question relative à l’identité de l’organisation criminelle en cause, j’estime que la proposition ajoute nettement aux motifs de la décision et ne peut la « sauver ».

[217]       Je conclus donc que les erreurs de droit commises par l’agente sont déterminantes et portent atteinte à l’intelligibilité de la décision, de sorte qu’elle ne peut être considérée raisonnable.

[218]       Comme l’agente n’a pas identifié les infractions au droit canadien reprochées ni apprécié la preuve en fonction des éléments essentiels de ces infractions, j’estime qu’il m’est impossible de traiter du caractère raisonnable de l’appréciation de la preuve faite par l’agente.

[219]       J’estime également qu’il ne serait pas approprié, dans le contexte du présent dossier, que la Cour fasse droit à la demande de réparation du demandeur et qu’elle dicte le résultat du réexamen en ordonnant à l’agente d’accorder la demande de résidence permanente du demandeur (Kahlon c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 CF 386, [1986] ACF no 930).

VIII.       Certification

[220]       Le demandeur soutient qu’aucune question ne devrait être certifiée. Le défendeur, pour sa part, soutient lui aussi qu’aucune question ne devrait être certifiée, mais il a avancé que parce que le jugement rendu dans Lai CAF fait l’objet d’une demande d’autorisation devant la Cour suprême du Canada (Dossier #36361), je pourrais envisager la certification de la question que le juge Hughes avait certifiée dans Lai CF, soit :

À l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’expression « ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction » requiert-elle la preuve des éléments constitutifs d’une infraction commise à l’étranger, une analyse d’équivalence et une conclusion de double criminalité entre l’infraction à l’étranger et l’infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ?

[221]       L’alinéa 74(d) de la LIPR prescrit le critère pour qu’une question soit certifiée, soit que l’affaire soulève une question grave de portée générale. Il est bien établi qu’une question ne devrait être certifiée que s’il s’agit d’une question grave de portée générale qui transcende les intérêts des parties au litige et qui est déterminante quant à l’issue de l’appel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage (1994), 176 NR 4 au para 4 , [1994] ACF no 1637; Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89 au para 11, [2004] ACF no 368 ; Lai CAF, au para 4).

[222]       Je considère que la question, telle que proposée, ne serait pas nécessairement déterminante quant à l’issue de l’appel. Je considère toutefois que mes conclusions soulèvent des questions qui transcende les intérêts des parties et qui seraient déterminantes quant à l’issue de l’appel, notamment ma conclusion suivant laquelle l’agente a commis des erreurs de droit en omettant d’identifier l’organisation criminelle en cause et les infractions précises en droit canadien de même que leurs éléments essentiels. Je vais donc certifier les questions suivantes :

1.             Dans le cadre d’une déclaration d’inadmissibilité en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, est-il nécessaire d’identifier l’organisation criminelle en cause ?

2.             À l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’expression « ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction » exige-t-elle l’identification des dispositions d’une loi fédérale qui donnent lieu à une infraction punissable par mise en accusation, l’identification des éléments constitutifs de l’infraction en droit canadien et la preuve des éléments constitutifs de l’infraction ?

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.                   la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                   la décision rendue le 20 décembre 2013, rejetant la demande de résidence permanente du demandeur et le déclarant interdit de territoire, est annulée;

3.                   la demande est retournée à l’agente pour qu’elle refasse une analyse du dossier en identifiant les infractions canadiennes en cause de même que leurs éléments essentiels et qu’elle apprécie la preuve en fonction de ces éléments afin de déterminer si elle a des motifs raisonnables de croire que le demandeur devrait être interdit de territoire pour criminalité organisée.

4.                   Les questions suivantes sont certifiées :

a)             Dans le cadre d’une déclaration d’inadmissibilité en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, est-il nécessaire d’identifier l’organisation criminelle en cause ?

b)            À l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, l’expression « ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction » exige-t-elle l’identification des dispositions d’une loi fédérale qui donnent lieu à une infraction punissable par mise en accusation, l’identification des éléments constitutifs de l’infraction en droit canadien et la preuve des éléments constitutifs de l’infraction ?

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1144-14

 

INTITULÉ :

WILFRID NGUESSO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 11 ET 12 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Johanne Doyon

Patil Tutunjian

 

Pour le demandeur

 

Normand Lemyre

Lyne Prince

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon & Associées Inc.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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