Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Dossier : T -1108-14

Référence : 2015 CF 934

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

HARIS NARAINE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et

LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL

 

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Naraine et le comité de détenus de l’Établissement Archambault demandent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 7 mars 2014, aux termes de laquelle la sous‑commissaire principale par intérim (la commissaire) du Service correctionnel du Canada (SCC) a rejeté le grief de M. Naraine concernant l’annulation de deux chaînes de télévision faisant partie du forfait auquel est abonné un groupe de détenus. Ces chaînes de télévision diffusaient du contenu sexuellement explicite et même si les détenus y avaient auparavant accès, la commissaire a conclu qu’en vertu de la loi et de la nouvelle politique, le droit d’accès au matériel et aux divertissements en direct n’était pas absolu; plus particulièrement, conformément aux responsabilités du SCC, les chaînes ont été interdites afin de maintenir un environnement sécuritaire et sain. On a constaté que le matériel sexuellement explicite portait atteinte à la dignité humaine et, en l’espèce, surtout à celle des agentes correctionnelles.

[2]               M. Naraine soutient que : i) la décision contestée ne respecte pas ses droits en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLC) et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 (le Règlement); ii) il y a eu manquement à l’équité procédurale, qui prévoit le droit de consultation des détenus; iii) la décision viole les droits à la liberté d’expression du demandeur garantis en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 (R-U), constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (la Charte).

[3]               À l’audience, les défendeurs ont convenu de renoncer à leur droit aux dépens dans le cas où cette demande serait rejetée.

[4]               Le rôle de la Cour ne consiste pas à établir si les détenus incarcérés dans les établissements du SCC doivent ou non avoir accès à des émissions de télévision de nature sexuellement explicite, mais plutôt à évaluer la légalité de la décision de la commissaire. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande de contrôle judiciaire sera accordée et le dossier sera renvoyé à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

La qualité pour agir du comité de détenus

[5]               À l’audience, j’ai soulevé la question de la qualité pour agir du comité de détenus puisque la décision contestée ne concerne qu’un grief au troisième palier déposé par M. Naraine.

[6]               L’avocat du demandeur ne m’a pas convaincue que le comité de détenus avait la qualité pour agir devant la Cour. Il est tout à fait possible que le comité ait a) un intérêt direct dans l’affaire en raison d’une conclusion selon laquelle la demande vise un acte portant atteinte aux droits de ses membres, ou b) la qualité pour agir dans l’intérêt public [CanWest MediaWorks Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 752, aux paragraphes 13 et 18]. Toutefois, aucune preuve en ce sens n’a été produite devant moi et le comité de détenus n’a pas demandé le statut d’intervenant. Par conséquent, le nom du comité en tant que demandeur sera rayé et l’intitulé sera modifié en conséquence.

II.                Les faits

[7]               M. Naraine est un détenu sous responsabilité fédérale âgé de 46 ans incarcéré dans un établissement à sécurité moyenne et minimale pour hommes, soit l’Établissement Archambault.

[8]               Il prétend que lui et ses codétenus à l’Établissement Archambault et au sein d’autres établissements du SCC avaient auparavant accès à des émissions sexuellement explicites dans le cadre d’un forfait de câblodistribution local auquel ils pouvaient s’abonner par l’intermédiaire du comité de détenus. On pouvait regarder ces émissions sur des chaînes en circuit fermé très tard le soir, habituellement après 23 h.

[9]               Dans son affidavit, M. Naraine affirme avoir regardé du contenu sexuellement explicite pendant son incarcération à l’Établissement Archambault et auparavant à deux autres établissements; à sa connaissance, pendant au moins sept ans (la période de son incarcération), il n’y a eu aucun incident ni aucune plainte de la part des agents correctionnels découlant de l’accès des détenus à cette catégorie d’émissions télévisées.

[10]           Le 29 janvier 2013, le Comité permanent de la condition féminine a tenu sa 55e réunion à la Chambre des communes au cours de laquelle deux témoins du Syndicat des agents correctionnels du Canada ont témoigné dans le cadre d’une étude continue sur le harcèlement sexuel dans les milieux de travail fédéraux. L’un de ces deux témoins a prétendu que le ministre de la Sécurité publique avait annoncé, en mai 2012, que l’accès à la pornographie à la télévision dans les établissements du SCC était une pratique inacceptable à laquelle il [traduction« mettrait fin ».

[11]           Le 4 mars 2013, le commissaire adjoint, Opérations et programmes correctionnels (CAOPC), a tenu une vidéoconférence; à la suite de cette vidéoconférence, il a envoyé une note de service à tous les sous‑commissaires adjoints, Opérations en établissement (SCAOE), donnant la directive d’enlever tout matériel de nature sexuellement explicite sur les murs dans les cellules des détenus ou ailleurs dans l’établissement, et que chaque région confirme la mise en place de [traduction] « mécanismes de blocage appropriés » du contenu télévisuel [traduction] « pornographique ». Toutes les régions devaient confirmer que les mesures étaient en place au plus tard le 25 mars 2013.

[12]           Le 22 mars 2013, le comité de détenus a été informé que les deux chaînes de télévision diffusant du contenu explicite ne seraient plus accessibles à compter du 25 mars 2013, à 16 h.

[13]           Le 27 janvier 2014, le SCC a reçu le grief au troisième palier, signé et daté du 6 janvier 2014, présenté par M. Naraine. Dans son grief, M. Naraine a demandé au SCC de lever l’interdiction récente touchant les chaînes de télévision qui autrement diffusaient du contenu sexuellement explicite. Il soutenait que le SCC n’avait pas le droit de censurer les chaînes de télévision que payaient légalement les détenus. Il a cité Mercier c Canada (Procureur général), 2009 CF 1071, à l’appui de la proposition selon laquelle le délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf ceux dont la restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée. En limitant l’accès des détenus aux chaînes de télévision accessibles au public, le SCC a violé leurs droits prévus à l’article 2 de la Charte; l’incidence de la récente interdiction est également disproportionnée par rapport à l’objectif de la restriction.

[14]           De même, M. Naraine a demandé le remboursement des [traduction] « forfaits de chaînes » que les détenus continuaient de payer.

[15]           Son grief a été rejeté.

III.             La décision contestée

[16]           La commissaire a examiné les observations du demandeur, les politiques et les dispositions législatives pertinentes, ainsi que son dossier du Système de gestion des délinquant(e)s. Elle a également consulté l’administration centrale en plus du personnel de l’Établissement Archambault. La commissaire a conclu que [traduction« l’accès au matériel n’est pas absolu en vertu de la loi et des politiques » et que, en l’espèce, les agentes correctionnelles ont exprimé de sérieuses préoccupations relativement à leur sécurité et à leur dignité en ce qui touche le matériel sexuellement explicite. Le raisonnement adopté par la commissaire repose sur les dispositions suivantes :

-     L’alinéa 4d) de la LSCMLC confirme en effet que le délinquant « continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée »;

-     Sous réserve de certaines conditions, la Directive du commissaire 764 (DC 764) – Accès au matériel et aux divertissements en direct précise que les détenus « doivent […] avoir » accès au matériel et aux divertissements en direct; aux termes du paragraphe 4, ce matériel doit : a) être légalement en vente sur le marché libre; b) respecter la Loi sur le droit d’auteur; c) ne pas compromettre la sécurité de l’établissement ou des personnes;

-     Nonobstant ces conditions, aux termes de la directive en cause, le paragraphe 7 précise que le directeur de l’établissement ou son adjoint immédiat peut interdire du matériel s’il a des motifs raisonnables de croire que ce matériel pourrait être vu par d’autres personnes et qu’il porterait atteinte à la dignité d’une autre personne en la dégradant, en l’humiliant ou en l’embarrassant pour des motifs de sexe, de race, d’origine nationale ou ethnique, de couleur ou de religion; le paragraphe 96(2) du Règlement en va de même;

-     Enfin, l’article 70 de la LSCMLC précise que le SCC a l’obligation de prendre toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient « sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine ».

[17]           En appliquant les circonstances de fait à ces dispositions, la commissaire estimait que le SCC avait été informé des sérieuses préoccupations en ce qui touche les agentes correctionnelles qui, en raison de leur exposition à du matériel sexuellement explicite de façon régulière en milieu de travail, se sentaient dégradées et estimaient que cette exposition portait atteinte à leur sécurité.

[18]           La commissaire s’est ensuite tournée vers les éléments de preuve relatifs à ces préoccupations, ce qui a, par la suite, donné lieu à la tenue d’une vidéoconférence de suivi à laquelle ont participé les SCAOE et le CAOPC. Elle a alors décidé d’apporter un changement aux politiques conformément au paragraphe 7 de la DC 764 (tel qu’il est mentionné précédemment), en publiant une note de service intitulée [traduction« Accès des détenus au matériel sexuellement explicite », interdisant le contenu sexuellement explicite en établissement et bloquant les chaînes de télévision de nature sexuellement explicite.

[19]           Dans son analyse de la preuve, la commissaire a cité les témoignages des deux agentes correctionnelles devant le Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes, dans le cadre desquels elles ont indiqué subir des dommages moraux et de l’insécurité attribuables « à des attentions inopportunes, à des commentaires gênants et à des manifestations intentionnelles de gratification sexuelle », y compris des incidents où des détenus se masturbent et s’exposent délibérément devant les agentes. Ces incidents seraient communs dans leur milieu de travail.

[20]           La commissaire a expliqué qu’il était impossible de limiter l’accès aux chaînes de télévision en fonction d’un examen au cas par cas des objectifs du Plan correctionnel et des infractions en raison des limites technologiques, des coûts importants en cause et des problèmes de gestion découlant la double occupation de cellules. Le fait de ne pas veiller à ce qu’une certaine catégorie de détenus ne regarde pas des émissions interdites nuirait à la réinsertion sociale de ces détenus :

[traduction]

[…] la population à l’Établissement Archambault comprend des détenus qui ont commis des infractions sexuelles. Conformément aux objectifs de leur Plan correctionnel, il est interdit à bon nombre de ces détenus d’avoir accès à du matériel sexuellement explicite. La diffusion de contenu sexuellement explicite sur les chaînes de télévision offertes dans l’Établissement peut exposer ces détenus à du matériel dont l’accès leur est interdit, nuisant ainsi au maintien d’un environnement où l’on incite et aide activement les délinquants à devenir des citoyens respectueux des lois.

[21]           Enfin, il a été conclu qu’il serait impossible de restreindre individuellement l’accès au contenu sans violer le droit d’un détenu à la vie privée.

IV.             Les questions en litige et la norme de contrôle

[22]           Les questions en litige soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

(1)               Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

(2)               La commissaire a‑t‑elle commis une erreur susceptible de révision dans son interprétation et dans l’application de la LSCMLC et des politiques?

(3)               La décision contestée viole‑t‑elle le droit à la liberté d’expression du demandeur garanti par l’alinéa 2b) de la Charte?

[23]           La troisième question en litige est une question de fait et de droit et la norme de la décision raisonnable s’applique, tandis que des questions d’équité procédurale doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte [McDougall c Canada (Procureur général), 2011 CAF 184, au paragraphe 24].

[24]           Sur la question de la violation de la Charte, les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable. Le défendeur soutient que le demandeur a tort de proposer la norme de la décision correcte selon l’arrêt Multani c Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys [2006] 1 RCS 256, au paragraphe 17, et affirme que l’arrêt Doré c Barreau du Québec, [2012] 1 RCS 395, aux paragraphes 33 et 34, et 52 à 58 (Doré), fait autorité.

[25]           La nouvelle norme de contrôle, établie dans l’arrêt Doré, qui s’applique à l’évaluation réalisée par les tribunaux administratifs relativement aux questions en litige touchant la Charte a également été appliquée à la décision discrétionnaire d’un ministre dans le tout récent arrêt de la Cour suprême du Canada École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12.

[26]           Dans l’arrêt Doré, le Conseil de discipline du Barreau du Québec a rejeté l’argument du demandeur selon lequel l’article 2.03 du Code de déontologie des avocats violait l’alinéa 2b) de la Charte, jugeant raisonnable dans les circonstances la restriction à la liberté d’expression. La juge Abella a conclu que le rôle d’un tribunal chargé d’examiner une décision administrative discrétionnaire était de veiller à ce que la décision administrative n’interfère avec la garantie visée par la Charte pas plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs de la loi. Si la décision a une incidence disproportionnée sur le droit garanti, elle est déraisonnable. Toutefois, si la décision administrative établit un juste équilibre entre ces objectifs et la protection conférée par la Charte, elle est raisonnable. La Cour doit déterminer si le décideur a mis en balance comme il se doit les valeurs pertinentes consacrées par la Charte et les objectifs de la loi, le cas échéant, sa décision sera jugée raisonnable.

[27]           La question touchant la Charte soulevée dans la demande de contrôle judiciaire en l’espèce sera donc examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[28]           Enfin, je rejette également l’affirmation du demandeur selon laquelle, compte tenu du déséquilibre des pouvoirs au sein de la structure du SCC, à l’instar de l’Établissement et de ses détenus, la question en litige revêt une importance fondamentale pour le système judiciaire dans son ensemble et ne relève pas de la compétence de la commissaire. Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 (Alberta Teachers), le juge Binnie a déclaré qu’une question de droit générale s’entend d’une question « dont le règlement n’importe pas seulement pour le régime législatif considéré. » Depuis l’arrêt Alberta Teachers, la Cour suprême du Canada a réitéré ses limites strictes relativement à l’utilisation des exceptions à la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, l’arrêt McLean c Colombie‑Britannique [Securities Commission], 2013 CSC 67). À mon avis, l’interprétation de la commissaire relativement aux dispositions de la LSCMLC relève de sa compétence et ne vise pas une question d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble; elle ne revêt pas d’importance à l’extérieur du système du service correctionnel canadien ni ne comporte de circonstance spéciale qui exigerait un examen selon la norme de la décision correcte.

V.                Analyse

Équité procédurale

[29]           Le demandeur fait valoir qu’il s’est vu refuser [traduction] « l’équité administrative » puisque les détenus n’ont été ni informés ni consultés avant que le CAOPC publie sa note de service interdisant le matériel sexuellement explicite. Conformément aux articles 27 et 74 de la LSCMLC, et à la jurisprudence (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817; Nicholson c Haldimand‑Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311), le demandeur soutient qu’il avait le droit à l’information sur laquelle le SCC fonderait sa décision et le droit de présenter des observations. Il fait valoir qu’une obligation de consultation lui était due puisque les questions en cause ne portaient sur la sécurité que [traduction] « de façon accessoire »; en s’appuyant sur la décision William Head Institution c Canada (Service Correctionnel), [1993] ACF no 821, il soutient que la décision devrait être annulée.

[30]           Les défendeurs soutiennent qu’il est interdit au demandeur de soulever la question d’équité procédurale puisqu’elle a été soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire et non pas à la première occasion qui lui a été donnée. En bref, le demandeur a renoncé à son droit de contester les manquements à l’équité procédurale (Maritime Broadcasting System Limited c La guilde canadienne des médias), 2014 CAF 59, aux paragraphes 67 et 68; Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, au paragraphe 220, conf. par 2007 CAF 199).

[31]           À titre subsidiaire, les défendeurs soutiennent qu’il n’y avait aucune obligation de consultation en vertu de la LSCMLC puisque l’article 74 exclut explicitement les décisions relatives aux questions de sécurité. L’interdiction relative aux chaînes de télévision diffusant du contenu sexuellement explicite se rattache à la sécurité du personnel et des détenus. La distinction soulevée entre les « questions de sécurité » primaires et secondaires a déjà été rejetée par la Cour [McDougall c Canada (Procureur général), 2010 CF 747, au paragraphe 23].

[32]           À l’audience, l’avocat du demandeur a ajouté que la population carcérale est vulnérable, les détenus sont parfois atteints de troubles mentaux et certains ont un faible niveau de scolarité; en conséquence, il indique qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que les détenus soulèvent la question de l’équité procédurale qui est par ailleurs une question complexe. Toutefois, les défendeurs ont souligné que ces vulnérabilités n’avaient pas empêché le demandeur de bien comprendre ses droits garantis par la Charte, tel qu’il les a soulevés dans son grief.

[33]           À mon avis, il n’est pas nécessaire d’approfondir la question de l’équité procédurale étant donné que le demandeur a renoncé à son droit de soulever les manquements à l’équité procédurale; de telles allégations ne figurent pas dans les observations qu’il a présentées devant la commissaire au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. La question en litige aurait pu faire l’objet d’un grief dans le formulaire Présentation d’un grief par un délinquant, ce qui constituait la première occasion pratique. Le demandeur avait pleinement connaissance de l’interdiction télévisuelle le 22 mars 2013, à la réception de l’avis. Cette date précédait la date de la présentation de sa demande, signée et datée du 6 janvier 2014. Je suis d’accord avec les défendeurs en ce qui touche cette question.

Le caractère raisonnable de la décision

[34]           Le demandeur soutient que la décision contestée n’est pas conforme à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition parce qu’elle fait référence seulement à des impressions et à des hypothèses non prouvées, qu’elle ne repose pas sur des preuves concluantes et qu’elle est donc fondée sur des suppositions. À titre d’exemple, le demandeur indique que le dossier certifié du tribunal ne contient pas de preuve du lien de cause à effet entre l’accès à du matériel sexuellement explicite et un risque pour la sécurité ou une entrave au progrès des détenus.

[35]           De leur côté, les défendeurs soutiennent que la décision est raisonnable et réitèrent que les témoignages des deux agentes correctionnelles, déposés au dossier certifié du tribunal, ont tenu lieu d’éléments de preuve non contredits devant la commissaire, qui les a utilisés pour justifier ses conclusions.

[36]           Il ressort clairement du dossier que certaines lacunes importantes dans le dossier certifié du tribunal font en sorte qu’il est difficile de soutenir l’analyse ayant mené à la décision contestée, en particulier la partie qui porte sur la proportionnalité, qui dans une certaine mesure a été intégrée au cadre d’analyse de la Charte. Aucun élément de preuve précis ne porte sur les conditions ou les circonstances de l’établissement de M. Naraine, et aucun élément ne porte sur les problèmes de gestion dont il est question dans la décision contestée.

[37]           La seule preuve dont je dispose est la transcription de la séance du 29 janvier 2013 du Comité permanent de la condition féminine, qui contient les deux témoignages des agentes correctionnelles. Cette réunion a porté principalement sur les échecs du processus de recours et sur le fait que les employées, de façon générale dans tous les organismes fédéraux, étaient insatisfaites des mécanismes de recours (dossier certifié du tribunal, pages 41 à 66) et étaient, en raison de leur sexe, dissuadées de porter plainte pour harcèlement sexuel en milieu de travail.

[38]           En ce qui concerne la situation dans les établissements du SCC, deux agentes correctionnelles membres du Syndicat des agents correctionnels du Canada ont témoigné. Le premier témoin avait 12 ans d’expérience et travaillait à l’époque au Pénitencier de Kingston, un établissement à sécurité maximale pour hommes. Le deuxième témoin comptait 26 ans d’expérience à titre d’agente correctionnelle et, au moment de son témoignage, travaillait à l’Établissement de Cowansville, un établissement fédéral à sécurité moyenne. Ces deux témoignages ne portaient pas sur les problèmes de sécurité et les troubles émotionnels découlant de l’accès par les détenus à du matériel explicite sexuellement, mais sur le manque de sensibilisation, de soutien et de mesures de la part de l’employeur pour empêcher les détenus de se livrer à du harcèlement sexuel à l’endroit des agentes.

[39]           Tel que mentionné précédemment, le premier témoin a commencé son témoignage en citant le ministre de la Sécurité publique, qui a déclaré avoir appris que les détenus sous responsabilité fédérale avaient accès à de la pornographie à la télévision et qu’il mettrait fin à cette pratique qu’il jugeait inacceptable. Le témoin a ajouté que rien n’a été fait jusqu’à maintenant. Elle établit un lien entre le fait que les détenus sont « autorisés à garder des magazines et des photographies sexuellement suggestives et explicites et [le fait qu’ils] continuent de soumettre les agentes à des attentions inopportunes, à des commentaires gênants et à des manifestations intentionnelles de gratification sexuelle » (dossier certifié du tribunal, page 44).

[40]           Bien qu’elle déclare que les incidents de cette nature soient courants, elle ne donne qu’un exemple de situation dans laquelle une de ses collègues a déclaré qu’un détenu se masturbait de façon répétée devant elle alors qu’elle faisait sa ronde de routine pendant le quart de nuit. La direction n’a pas pris de mesure immédiate, et elle a dû utiliser 200 heures de congé de maladie en raison de l’inaction de l’employeur, jusqu’à ce que le détenu soit réévalué et soit déclaré déviant sexuel. Le témoignage ne précise pas dans quel établissement cet incident s’est produit et, plus important encore, ne précise pas si ce détenu avait accès à des émissions de télévision sexuellement explicites. Pendant le reste de son témoignage, l’agente déplore le fait que ces événements semblaient n’avoir aucune conséquence et que « la masturbation intentionnelle devant une agente correctionnelle n’est pas clairement mentionnée [dans les politiques du SCC], et cela doit changer. Les agentes doivent pouvoir disposer d’une option viable prévoyant l’application uniforme de mesures correctives ».

[41]           Le deuxième témoin, quant à elle, ne fait aucune référence à la disponibilité d’émissions de télévision sexuellement explicites ni d’autre matériel similaire. Son témoignage porte sur le fait que les agentes, contrairement à leurs homologues masculins, sont exposées au harcèlement sexuel de la part des détenus. Elle affirme que l’employeur applique une politique de tolérance zéro concernant le harcèlement entre collègues, mais que les ressources sont plus limitées lorsque ce sont des détenus qui se livrent au harcèlement sexuel. Pour plusieurs raisons qu’elle mentionne, les victimes ne se confient pas facilement à leurs collègues et à leurs supérieurs. Le harcèlement sexuel, en plus d’avoir des répercussions émotionnelles, peut miner la carrière de la victime, « la pénalisant alors doublement » (dossier certifié du tribunal, page 46).

[42]           Malgré le fait que la commissaire déclare dans sa décision qu’elle a également examiné, dans le cadre de son analyse, le dossier du demandeur du Système de gestion des délinquant(e)s et qu’elle a communiqué avec le personnel de l’Établissement Archambault, elle fait uniquement référence aux témoignages présentés devant le Comité permanent de la condition féminine pour justifier ses conclusions. Je dois conclure de son silence à ce sujet qu’aucun autre incident similaire n’est survenu à l’Établissement Archambault et, plus important encore, que le demandeur n’a été impliqué dans aucun incident similaire.

[43]           Par contre, le demandeur a déposé un affidavit dans lequel il déclare qu’il a été incarcéré dans trois pénitenciers fédéraux différents au cours des sept dernières années, où il a eu accès à des films pornographiques. Ces films étaient accessibles après 23 h, lorsque les détenus sont confinés aux cellules pour la nuit et que seuls les veilleurs de nuit peuvent regarder dans les cellules des détenus. Il ajoute qu’il est peu probable qu’un agent puisse voir les films puisque son téléviseur, comme presque tous les téléviseurs, est orienté vers l’arrière de sa cellule, de manière à ce que son visage soit tourné vers la porte, ce qui, soutient-il, est la politique de l’établissement. De plus, l’agent qui effectue les rondes la nuit allumerait une lumière bleue dans la cellule pour annoncer sa venue. Le demandeur s’assure alors de ne rien faire d’offensant. Il n’a jamais été impliqué dans un incident ou n’a jamais fait l’objet d’une plainte de la part d’un agent correctionnel et n’a jamais entendu parler d’un incident concernant un détenu qui aurait été réprimandé pour avoir posé un geste en lien avec la pornographie ni pour avoir posé un geste en regardant de la pornographie.

[44]           Je conviens avec les deux agentes correctionnelles qui ont témoigné devant le Comité permanent de la condition féminine qu’il ne faut aucunement tolérer que des détenus harcèlent sexuellement des agentes correctionnelles et qu’il doit y avoir « option viable prévoyant l’application uniforme de mesures correctives » (dossier certifié du tribunal, page 44). Je conviens également avec les défendeurs que si un lien de causalité était établi entre le fait que le demandeur ou tout autre détenu de l’Établissement Archambault a accès à des émissions explicites sexuellement à la télévision et le harcèlement sexuel d’agentes correctionnelles ou toute autre inconduite similaire de la part de détenus, l’interdiction de ce matériel serait justifiée. Toutefois, cette preuve n’a pas été présentée à la commissaire, et sa décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Le droit garanti par la Charte

[45]           Ici aussi, je conviens avec les défendeurs que la Cour devrait suivre la nouvelle démarche analytique établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doré, selon laquelle les cours doivent d’abord déterminer si une valeur consacrée par la Charte est en jeu; dans l’affirmative, « il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte » (paragraphe 57).

[46]           Toutefois, je ne partage pas l’avis des défendeurs selon lequel la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des objectifs de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, en particulier l’obligation du SCC, d’une part, de garantir un milieu de travail sécuritaire, sain et exempt de pratiques portant atteinte à la dignité humaine et, d’autre part, le droit des détenus d’avoir accès à du matériel explicite sexuellement à la télévision.

[47]           À l’audience, les défendeurs ont reconnu que la décision d’interdire le matériel explicite sexuellement constitue une entrave à la liberté d’expression. Il est bien connu que la liberté d’expression a une vaste portée qui comprend la diffusion et la réception de contenu explicite sexuellement. Par conséquent, la décision de la commissaire de maintenir l’interdiction de l’accès à du matériel explicite sexuellement pour les détenus constitue à première vue une violation de l’alinéa 2b) de la Charte (R. c Sharpe, 2001 CSC 2).

[48]           Toutefois, les défendeurs estiment que, dans la mesure où la décision limite la liberté d’expression du demandeur, elle est néanmoins raisonnable puisqu’elle met en balance proportionnée les objectifs de la loi et la valeur pertinente consacrée par la Charte.

[49]           La décision contestée précise que les principaux objectifs de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition consistent à fournir aux agents correctionnels un milieu de travail sain, sécuritaire et exempt de pratiques portant atteinte à la dignité humaine et que des préoccupations sérieuses ont été exprimées au sujet d’atteintes à la dignité personnelle et à la sécurité d’agentes correctionnelles qui auraient eu lieu à l’Établissement Archambault. Toutefois, la commissaire ne tient pas compte du contexte particulier des objectifs en cause, et rien ne prouve que la sécurité et le milieu de travail sain des agentes correctionnelles de l’Établissement Archambault soient compromis.

[50]           De plus, l’exercice de la commissaire consistant à établir l’équilibre entre les droits et les intérêts se trouve dans un seul paragraphe de la décision :

[traduction]

Il a été envisagé de limiter l’accès au contenu explicite sexuellement à la télévision en fonction d’un examen au cas par cas des objectifs du Plan correctionnel et du cycle de délinquance; toutefois, cette solution ne peut être mise en œuvre en raison des limites de la technologie et des coûts importants sont prohibitifs. De plus, les problèmes de gestion de la population entraînent parfois la double occupation des cellules. Dans ces cas, il n’y aurait aucun moyen de voir à ce que les détenus ne regardent pas d’émissions qui nuiraient à leur réintégration. En outre, il n’y aurait pas moyen de restreindre l’accès au contenu individuellement sans enfreindre le droit d’un détenu à la vie privée.

[51]           Premièrement, le dossier certifié du tribunal ne mentionne pas les limites de la technologie ni les coûts considérables qu’il faudrait engager pour limiter l’accès au cas par cas. Le dossier contient un certain nombre de courriels de l’analyste, Recours des délinquants qui a été appelée à enquêter sur le grief du demandeur, dans lesquels elle demande, sans succès, au directeur adjoint, Opérations, de l’information et de la documentation sur la raison pour laquelle l’interdiction a été mise en œuvre en mars 2013 (dossier certifié du tribunal, pages 67 à 71). La seule information substantielle au dossier est la transcription des témoignages devant le Comité permanent de la condition féminine dont il a été question précédemment.

[52]           Deuxièmement, selon moi, il est impossible que la Cour détermine si la décision a ou non des répercussions disproportionnées sur le droit garanti ou sur la valeur consacrée par la Charte puisque la commissaire n’a pas mené de véritable exercice de mise en balance; le dossier certifié du tribunal ne prouve pas qu’un effort ait été déployé pour équilibrer les objectifs de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et la restriction visant le droit garanti ou la valeur consacrée par la Charte.

VI.             Conclusion

[53]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et le dossier sera renvoyé à un autre commissaire en vue d’une nouvelle décision et d’une évaluation adéquate de la proportionnalité de la restriction imposée au droit du demandeur garanti par la Charte. Les dépens seront adjugés au demandeur.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                     la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie;

2.                     la décision de la sous-commissaire principale par intérim du Service correctionnel du Canada datée du 7 mars 2014 est annulée;

3.                     le dossier est renvoyé à un autre sous-commissaire principal du Service correctionnel du Canada en vue d’une nouvelle décision;

4.                     le comité des détenus de l’Établissement Archambault est rayé de l’intitulé de la cause;

5.                     les dépens sont adjugés en faveur du demandeur.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1108-14

 

INTITULÉ :

HARIS NARAINE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MAI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Todd Sloan

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Marie-Josée Bertrand

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Todd Sloan

Avocat

Kanata (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.