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Date : 20141205


Dossier : T-646-14

Référence : 2014 CF 1175

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MICHEL GIROUARD

demandeur

et

LE COMITÉ D'EXAMEN CONSTITUÉ EN VERTU DES PROCÉDURES RELATIVES À L'EXAMEN DES PLAINTES DÉPOSÉES AU CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE AU SUJET DE JUGES DE NOMINATION FÉDÉRALE

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Un Comité d’enquête a été constitué sous l’autorité présumée du paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges, LRC 1985, c J-1 [Loi] pour faire enquête sur la conduite du demandeur, le juge Michel Girouard, alors qu’il était avocat. Dans les présentes procédures en contrôle judiciaire, le demandeur recherche l’annulation de la décision rendue en ce sens le 11 février 2014 par le Comité d’examen du Conseil canadien de la magistrature [CCM]. Du même coup, le demandeur désire empêcher la continuation de l’enquête et il recherche subsidiairement des déclarations d’invalidité ou d’inapplicabilité visant le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes, DORS/2002-371 [Règlement] et les Procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, en vigueur depuis le 14 octobre 2010 [Procédures relatives aux plaintes].

[2]               À titre de codéfendeur, le Procureur général du Canada sollicite aujourd’hui la radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire déposé le 13 mars 2014 par le demandeur. Bien qu’une comparution ait été enregistrée au nom du CCM – le Comité d’examen qui a rendu la décision contestée est désigné à titre de codéfendeur – et qu’un procureur externe ait été mandaté à l’audience à titre d’observateur, le CCM n’a pas pris position. La présente requête a été entendue par la Cour concurremment avec la requête en radiation déposée par le Procureur général dans le dossier de révision judiciaire T-1557-14 (voir la décision : 2014 CF 1176).

[3]               Le Procureur général allègue qu’à sa face même la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée. Aux fins de l’adjudication de la présente requête en radiation, les faits allégués dans les procédures du demandeur doivent être tenus pour avérés. Les faits pertinents suivants ressortent des allégués et des documents mentionnés à l’avis de demande de contrôle judiciaire.

[4]               Au passage, le 20 novembre 2014, à l’ouverture de l’audience des requêtes en radiation, la Cour a rendu des ordonnances de non-divulgation et de non-publication du contenu des pièces D-3 à D-7 et de tout élément confidentiel du dossier certifié du Tribunal. Toutefois, les ordonnances de la Cour ne visent pas les allégations et les informations que les parties ou leurs procureurs ont volontairement publiées et diffusées dans les procédures et les documents ayant été produits à la Cour et qui ne sont pas visés par l’ordonnance de confidentialité déjà rendue le 1er mai 2014.

[5]               Le demandeur est un juge de nomination fédérale siégeant à la Cour supérieure du Québec depuis le 30 septembre 2010. Il a accédé à la fonction judiciaire après avoir connu une carrière exemplaire en Abitibi, où il a développé une clientèle variée et une expertise professionnelle polyvalente, oeuvrant notamment dans les domaines du droit civil, du droit criminel, du droit commercial et du droit administratif.

[6]               Or, le demandeur a fait l’objet d’une allégation par un témoin repenti qui aurait déclaré le 17 mai 2012, dans le cadre d’une enquête criminelle, qu’il avait vendu à Me Michel Girouard, alors avocat, de la cocaïne jusqu’à la fin 1991 ou jusqu’à la fin 1989, selon les différentes versions contradictoires données par cet individu aux autorités policières. D’autre part, un client du demandeur faisait l’objet d’une enquête policière alors qu’il a reçu la visite du demandeur (et ce, non longtemps avant sa nomination, selon la documentation au dossier). Mais le demandeur s’empresse de préciser qu’il s’agissait d’échanges documentaires dans le cadre d’une relation professionnelle avocat-client protégée par le droit au secret professionnel.

[7]               On l’aura compris, il y a bien eu une suite à ces événements. Le 30 octobre 2012, le Directeur des poursuites criminelles et pénales de la Province de Québec a transmis la déclaration du témoin repenti au juge en chef de la Cour supérieure du Québec, l’honorable François Rolland. Le 30 novembre 2012, ce dernier s’est adressé par écrit (pièce D-3) au CCM afin qu’il procède à un « examen de la conduite [du demandeur] alors qu’il était avocat » [la plainte]. C’est dans ce contexte factuel particulier que s’est engagée la procédure d’enquête prévue à la Loi.

[8]               Lorsqu’une plainte concernant la conduite d’un juge de nomination fédérale est déposée, un processus administratif pouvant comprendre six étapes est alors enclenché : (1) le directeur exécutif du CCM examine la plainte et décide si elle justifie l’ouverture d’un dossier; (2) si un dossier est ouvert, le président (ou le vice-président) du Comité sur la conduite des juges examine la plainte et peut fermer le dossier ou demander des renseignements supplémentaires; (3) si le dossier n’est pas fermé, un Comité d’examen examine la plainte et les observations écrites du juge et décide si la plainte peut être réglée à cette étape ou si elle est suffisamment grave pour qu’elle soit déférée à un Comité d’enquête; (4) si l’affaire est déférée, le Comité d’enquête tient une audience, entend la preuve concernant la plainte et remet au CCM un rapport dans lequel il consigne les résultats de l’enquête, incluant la conclusion à savoir si la révocation du juge devrait être recommandée; (5) le CCM examine la plainte et se prononce sur son bien-fondé; et (6) le CCM présente au ministre de la Justice un rapport sur ses conclusions, incluant la conclusion à savoir si la révocation du juge est recommandée, et lui communique le dossier.

[9]               En l’espèce, conformément à l’article 5 des Procédures relatives aux plaintes, le vice-président du Comité sur la conduite des juges du CCM, feu l’honorable Edmond Blanchard, a procédé à l’examen du dossier. Il a décidé, le 22 octobre 2013, de constituer un Comité d’examen composé de trois juges, dont deux juges en chef, pour se pencher sur l’affaire (pièce D-6), et ce, après qu’il ait préalablement demandé à un avocat externe de procéder à une enquête supplémentaire (pièces D-4 et D-5). Puis, le 11 février 2014, le Comité d’examen a décidé de constituer un Comité d’enquête en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi, et ce, « au motif que l’affaire en cause pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier [la] révocation [du demandeur] à titre de juge » (pièce D-7).

[10]           Au risque de me répéter, par la présente demande de contrôle judiciaire, déposée le 13 mars 2014, le demandeur recherche l’annulation de la décision qui a été rendue le 11 février 2014 par le Comité d’examen [la décision contestée]. Il cherche également à faire invalider ou faire autrement déclarer inapplicables le Règlement et les Procédures relatives aux plaintes, et ce, dans la mesure où ces instruments autorisent le CCM ou l’un de ses comités à examiner ou enquêter au sujet de la plainte visant présentement le demandeur.

[11]           En substance, le demandeur formule trois types de reproche à l’endroit de la décision contestée et des procédures d’enquête :

a)      Les questions de compétence. Le Comité d’enquête n’a pas compétence pour enquêter sur une plainte relative à la conduite du demandeur « alors qu’il était avocat », ni sur des allégations nouvelles qui ne sont pas dans la plainte originale du 30 novembre 2012 (pièce D-3). Le paragraphe 1.1(2) du Règlement est inconstitutionnel dans la mesure où il permet un substitut d’enquête criminelle et une enquête portant sur des matières qui relèvent de la compétence exclusive des provinces en vertu de l’article 92.13 de la Loi constitutionnelle de 1867;

b)      Les questions d’invalidité d’ordre administratif. Les Procédures relatives aux plaintes n’ont pas été publiées selon les exigences de la Loi sur les textes règlementaires, LRC 1985, c S-22. En outre, les pouvoirs délégués au Comité d’examen vont directement à l’encontre de la Loi, laquelle prévoit que c’est le CCM (et non le Comité d’examen) qui constitue un Comité d’enquête (paragraphe 63(3) de la Loi). Les Procédures relatives aux plaintes et le Règlement – notamment en ce qui concerne la portée de l’enquête et le fardeau de la preuve – sont attributifs de purs pouvoirs discrétionnaires, ce qui est contraire aux principes de droit administratif (ou encore de droit constitutionnel); et

c)      Les questions d’équité procédurale. Lors des deuxième et troisième étapes, l’avocat externe, le vice-président et le Comité d’examen ont systématiquement écarté la version des faits donnée par le demandeur et les témoins pour ne retenir que les éléments les plus défavorables à celui-ci, et ce, sans lui donner une occasion réelle de vérifier par un contre-interrogatoire ou autre moyen légal, la validité de ces allégations. De plus, le vice-président a violé l’article 9.2 des Procédures relatives aux plaintes en s’immisçant dans les travaux du Comité d’examen, puisque le renvoi (pièce D-6) comporte une évaluation de la preuve.

[12]           De son côté, le Procureur général demande à la Cour de radier dans sa totalité la demande de contrôle judiciaire puisqu’elle est prématurée. En effet, la décision attaquée est de nature interlocutoire. Or, le demandeur est tenu d’exercer tous les recours efficaces qui lui sont ouverts dans le cadre du processus administratif d’enquête du CCM avant de s’adresser à la Cour pour demander un contrôle judiciaire. À ce chapitre, le Comité d’enquête a pleins pouvoirs pour trancher les questions de droit et de compétence soulevées par le demandeur.

[13]           Le demandeur réplique que le Comité d’examen a complété sa tâche et est maintenant functus officio. Cela est suffisant pour permettre à une cour supérieure – ici la Cour fédérale – d’examiner la légalité de la décision « finale » ainsi rendue à cette étape. En effet, chaque nouvelle étape franchie par le CCM porte atteinte à la réputation du demandeur et lui cause un préjudice incommensurable. Il est donc justifié de demander derechef le contrôle judiciaire de la décision du Comité d’examen, d’autant plus que le CCM n’a pas compétence en l’espèce.

[14]           Sans me prononcer de façon finale sur le mérite des arguments soulevés par le demandeur dans son avis de demande de contrôle judiciaire, la requête en radiation du Procureur général m’apparaît bien fondée en l’espèce.

[15]           Commençons par rappeler qu’en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [LCF], quiconque est « directement touché par l’objet de la demande » peut déposer une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’un acte, d’une décision, d’une ordonnance ou d’une procédure d’un office fédéral, tandis que la Cour a le pouvoir de casser toute décision ainsi prise, d’annuler toute loi ou tout règlement inconstitutionnel, ultra vires ou autrement invalide, et de prohiber la continuation de toute procédure illégalement instituée par l’office général visé.

[16]           D’un autre côté, le paragraphe 18.4(1) de la LCF prescrit que la Cour « statue à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire. Règle générale, les requêtes en radiation n’ont pas lieu d’être en pareille matière. Il n’empêche, tel que l’a décidé la Cour d’appel fédérale dans l’affaire David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 RCF 588, 1994 CanLII 3529 (CAF), la radiation d’une demande de contrôle judiciaire peut être accordée lorsque l’acte de procédure est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli ».

[17]           En l’espèce, la décision contestée rendue par le Comité d’examen est une décision interlocutoire qui ne se prononce pas sur le mérite de l’affaire. Je suis satisfait en l’occurrence qu’il s’agit de l’un de ces cas exceptionnels, où dans l’exercice de sa discrétion judiciaire, le juge des requêtes peut radier sommairement une procédure judiciaire au motif que celle-ci est prématurée. D’ailleurs, le juge du fond possède la même discrétion pour accueillir une requête en irrecevabilité ou refuser d’entendre sur le fond une demande de contrôle judiciaire qu’il estime prématurée (Boulos c Canada (Procureur général), 2013 CF 1047 aux paras 26-31; Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, 1995 CanLII 145 (CSC) aux paras 30-37 [Canadien Pacifique Ltée]).

[18]           Le schéma classique, pièce maîtresse du raisonnement du Procureur général, est bien connu. Les ressources judiciaires sont limitées et elles doivent être économisées pour assurer un accès égal, rapide et équitable de tous aux cours de justice. Aussi, règle générale, un demandeur ne peut s’adresser à une cour de justice pour obtenir un redressement judiciaire avant que le processus administratif auquel il est assujetti ne soit terminé et que tous les recours efficaces qui lui sont ouverts soient épuisés (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 aux paras 30-33 [CB Powell]). Exceptionnellement toutefois, les tribunaux judiciaires peuvent intervenir à un stade préliminaire (CB Powell, précité au para 33; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 au para 35 [Halifax]; Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 299 au para 128 [Douglas] [jugement porté en appel].

[19]           Il n’y a pas lieu de s’écarter de ce modèle général. La gabegie est un désordre sévère guettant tout pouvoir exercé inconsidérément et à tout moment, mais une discipline stricte permet d’éviter le gaspillage des ressources judiciaires. Les cas d’intervention judiciaire à un stade préliminaire seront forcément l’exception. Il n’est pas sans importance de rappeler que la doctrine de l’épuisement des recours vise l’atteinte de plusieurs objectifs légitimes, dont ceux d’empêcher le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, d’éliminer les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux, alors que le demandeur est susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif contesté. Qui plus est, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience dans le domaine propre de la spécialisation du décideur administratif (CB Powell, précité au para 32).

[20]           Dans l’affaire Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 RCS 249, 2002 CSC 11 aux paras 50-51, la Cour suprême a indiqué ce qui suit au sujet de l’expertise unique dont se coiffe le Conseil de la magistrature du Nouveau-Brunswick, lequel exerce une fonction similaire au CCM en matière disciplinaire :

Il est évident que, dans la plupart des cas, il faut posséder une vaste formation juridique pour être membre de ce tribunal.  Il faut tenir pour acquis que le Conseil est au moins aussi qualifié, et probablement plus qualifié vu sa composition collégiale, qu’un juge de la Cour du Banc de la Reine siégeant seul pour tirer des conclusions relatives à des questions d’indépendance judiciaire, d’inamovibilité et de crainte de partialité.  Il serait absurde pour un juge siégeant seul et pour un tribunal d’appel de faire preuve de peu de retenue à l’égard des décisions du Conseil dans un domaine où ils n’ont aucune expertise additionnelle. [...] [L]e fait que le Conseil joue ce rôle spécial et unique lui confère un niveau de spécialisation que ne possèdent pas les cours de révision ordinaires, lesquelles n’ont traditionnellement jamais traité de telles affaires [soulignements ajoutés].

[21]           Or, l’expertise dont jouissent institutionnellement le CCM et le Comité d’enquête couvre des domaines pointus du droit. Pensons à l’éthique et la déontologie, à l’interprétation de la portée de la Loi et du Règlement, à l’indépendance judiciaire et l’inamovibilité, tous des aspects potentiellement touchés par la présente demande de contrôle judiciaire. D’un autre côté, il est vrai qu’à l’égard de la question de l’interprétation et de l’application de la Loi sur les textes règlementaires, cette Cour possède une expertise que le Comité d’enquête n’a pas (voir par exemple Société canadienne de consultants en immigration c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1435 aux paras 164-170; CJRT Developments Ltd c Canada, [1983] 2 CF 410, [1983] ACF no 56 aux paras 8-10; Canada (Procureur général) c Prism Helicopters Ltd, 2007 CF 1346 aux paras 32-38). Toutefois, cela n’empêche pas le Comité d’enquête d’examiner et de se prononcer sur la question, quitte à ce que sa décision soit ultérieurement révisée selon la norme de la décision correcte – comme toute autre question de compétence ou de nature constitutionnelle.

[22]           Je suis également en accord avec les savants procureurs du demandeur lorsqu’ils affirment que la question constitutionnelle soulevée dans l’avis de demande contrôle judiciaire met en jeu une véritable question de compétence. Comme l’indique la Cour suprême dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 59 [Dunsmuir] :

La « compétence » s’entend au sens strict de la faculté du tribunal administratif de connaître de la question. Autrement dit, une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question. L’interprétation de ces pouvoirs doit être juste, sinon les actes seront tenus pour ultra vires ou assimilés à un refus injustifié d’exercer sa compétence.

S’il est vrai qu’aucune déférence n’est due au tribunal administratif en cette matière, il n’empêche, il est par ailleurs bien établi que les cours de révision ne décident pas des questions constitutionnelles dans un vide factuel (Beattie v Canada, 2006 FC 24 au para 18; Bande Kitkatla c Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), [2002] 2 RCS 146, 2002 CSC 31 au para 46; Colombie-Britannique (Procureur général) c Christie, [2007] 1 RCS 873, 2007 CSC 21 au para 28).

[23]           Au demeurant, cohérence argumentaire oblige, lors de l’audition des requêtes en radiation du Procureur général, j’ai demandé aux procureurs si, à leur avis, le Comité d’enquête était un « tribunal » aux fins de l’adjudication de toute question constitutionnelle, incluant celle de la violation du principe constitutionnel de l’inamovibilité des juges qu’allègue expressément le demandeur dans l’avis de demande de contrôle judiciaire. Il me faut répondre affirmativement à cette question.

[24]           Selon les affaires Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c Martin, 2003 CSC 54 [Martin] et Paul c Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55 [Paul], certains critères doivent être satisfaits pour qu’un tribunal administratif ait le pouvoir d’appliquer la Constitution. Il convient tout d’abord de souligner que dans l’affaire Martin, précitée, la Cour suprême a insisté sur le fait que les individus devaient pouvoir faire valoir les droits garantis par la Constitution devant le tribunal le plus accessible sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles (au para 29). Bien évidemment, ce n’est pas n’importe quel tribunal administratif qui aura cependant le pouvoir d’appliquer la Constitution. Comme l’indique la Cour suprême, seuls les tribunaux administratifs dont la loi habilitante leur accorde, expressément ou implicitement, le pouvoir d’examiner et de trancher toute question de droit auront le pouvoir d’appliquer la Constitution (Martin, précité aux paras 34-36; Paul, précité au para 8). Dans chaque cas, il faut donc se poser la question si « l’attribution expresse de compétence confère au tribunal administratif le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée, auquel cas le tribunal sera présumé avoir compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition » (Martin, précité au para 39).

[25]           Dans l’affaire Martin, précitée, la Cour indique un certain nombre de facteurs à prendre en compte en l’absence d’une attribution expresse de pouvoir :

41 En l’absence d’une attribution expresse de pouvoir, il faut se demander si le législateur a voulu conférer au tribunal administratif le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. Pour déterminer s’il y a attribution implicite de pouvoir, il est nécessaire d’examiner la loi dans son ensemble.  Parmi les facteurs à prendre en considération, il y a la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour l’accomplir efficacement, l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif, la question de savoir si ce tribunal est une instance juridictionnelle, ainsi que des considérations pratiques comme la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit.  Les considérations pratiques ne peuvent cependant pas l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle-même, surtout lorsque priver le tribunal du pouvoir de trancher des questions de droit nuirait à sa capacité d’accomplir la mission qui lui a été confiée. Comme dans le cas de la compétence conférée expressément, si on conclut que le tribunal administratif a le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé englober celui de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition.

[26]           Ayant considéré la Loi dans son ensemble et les facteurs mentionnés dans Martin, précité, je suis d’avis que le Comité d’enquête – contrairement au Comité d’examen – possède le pouvoir implicite de trancher toutes les questions de droit découlant des dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement. Cela inclut, en premier lieu, la question de la portée de son enquête, mais également toute question litigieuse touchant aux aspects essentiels à l’exercice de sa compétence plénière en matière d’allégations visant un magistrat toujours en fonction. Pensons à la détermination du fardeau de preuve et à la disposition de toute objection à la preuve découlant du caractère protégé d’actes visés par le secret professionnel (avocat-client), ce que soulève incidemment le demandeur dans son avis de demande.

[27]           En outre, je note que le paragraphe 63(4) de la Loi précise que dans l’exercice de ses pouvoirs d’enquête, le Comité et le CCM, sont réputés constituer une « juridiction supérieure » (« superior court » dans la version anglaise du texte). Mais que l’on considère le CCM comme une véritable « cour supérieure » - une prétention écartée dans Douglas, précité au para 102 (d’ailleurs, le Comité d’enquête a conclu dans l’affaire Gratton, puis dans l’affaire Flahiff, qu’il n’était pas une juridiction supérieure) – ou tout simplement comme un office fédéral lorsqu’il fait enquête sur la conduite d’un juge en vertu de la Loi, il faut ici présumer que le Comité d’enquête possède également le pouvoir de se prononcer sur tout argument constitutionnel que le demandeur veut faire valoir (voir Décision du Comité d'enquête sur les questions préliminaires concernant le juge Robert Flahiff de la Cour supérieure du Québec, Montréal, le 9 avril 1999).

[28]           Cette présomption de compétence que l’on peut attribuer au Comité d’enquête est d’ailleurs appuyée par le texte même du paragraphe 57(1) de la LCF, qui prescrit qu’un avis de question constitutionnelle doit être adressé au Procureur général et ceux des provinces lorsqu’une partie entend contester devant la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale ou un office fédéral, la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, des lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d’application. Cela dit, rien n’empêche l’office fédéral de renvoyer de son propre chef la question constitutionnelle à la Cour fédérale – comme d’ailleurs toute question de droit, de compétence, de pratique et procédure – ou encore, de le faire à la demande du Procureur général (paragraphe 18.3(1) et (2) de la LCF; Canadien Pacifique Ltée, précité au para 58; Northern Telecom c Travailleurs en communication, [1983] 1 RCS 733).

[29]           Tant s'en faut, mais dans l’arrêt CB Powell, précité, la Cour d’appel fédérale a indiqué que les questions d’équité procédurale, de parti pris, de l’expertise d’une question juridique importante ne constituent pas des « circonstances exceptionnelles » autorisant un recours anticipé aux cours de justice, dès lors que le processus administratif en place permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (au para 33). Même la question de la crainte raisonnable de l’absence institutionnelle d’impartialité n’en est pas une qui peut être décidée de manière sommaire et en se fondant uniquement sur le libellé des dispositions réglementaires, et ce, sans savoir comment le tribunal administratif applique ces dernières en pratique (Canadien Pacifique Ltée au para 111).

[30]           Dans le cas présent, le Comité d’examen chargé d’examiner la plainte visant la conduite du demandeur a décidé de référer l’affaire à un Comité d’enquête. Il me semble qu’on peut faire un certain parallèle avec l’affaire Halifax, précité. Rappelons que la municipalité de Halifax avait demandé la révision judiciaire de la décision de la Commission des droits de la personne de Nouvelle-Écosse de renvoyer à une commission d’enquête une plainte déposée contre elle. La Cour suprême a été très claire concernant les risques d’une intervention prématurée des cours de justice :

[36] Même si une telle intervention peut parfois être indiquée, la retenue se justifie sur les plans pratique et théorique [...].  Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu [...]. Les tribunaux de révision manifestent donc de nos jours une retenue accrue lorsqu’il s’agit de court-circuiter le rôle décisionnel du tribunal administratif, spécialement lorsqu’on leur demande de réviser une décision rendue à l’issue d’un examen préalable comme celle en cause dans l’affaire Bell (1971).

[37] Qui plus est, le droit administratif contemporain reconnaît une valeur accrue à l’opinion réfléchie d’un tribunal administratif sur une question de droit, et ce, que la décision de ce dernier soit ultimement susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable [...] (Halifax, précité aux paras 36-37; références omises)

[31]           L’analyse du juge Evans, alors de cette Cour, dans Air Canada c Lorenz, [2000] 1 RCF 494, 1999 CanLII 9373 (CF) [Lorenz] est également très utile. Cette affaire concernait une demande de contrôle judiciaire du refus d’un arbitre de se récuser pour cause de partialité. Le juge Evans a alors fait les commentaires suivants :

[9] J'ai invité les avocats à présenter leurs observations sur la question de savoir si la présente demande de contrôle judiciaire devait être rejetée en raison de son caractère prématuré dans le cadre de leurs arguments au fond, et non dans le cadre d'une opposition préliminaire. Le fait d'entendre l'affaire en entier m'a fourni un contexte utile, dans lequel je peux décider si j'exerce mon pouvoir discrétionnaire en matière de redressement.

[10] Cela ne signifie toutefois pas nécessairement que l'allégation de partialité doive faire l'objet d'une décision avant que la Cour ne se prononce sur l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de redressement. Comme le juge Vertes l'a souligné dans la décision Woloshyn v. Yukon Teachers Assn., [1999] Y.J. no 69 (C.S.) (QL), il semblerait vraiment inapproprié d'obliger un demandeur à terminer une instruction administrative devant un tribunal qu'une cour de révision a jugé inhabile à siéger pour cause de partialité.

[11] Mais il ne s'ensuit pas non plus qu'un demandeur a le droit de faire trancher une question de partialité à n'importe quel moment de son choix, sur simple demande. Le temps et les ressources consacrés à la préparation des observations écrites et à la présentation des arguments oraux ne sont pas nécessairement perdus si cette question n'est pas tranchée. Si l'affaire devait être déférée de nouveau à la Cour sur la question de la partialité après la décision finale du tribunal, l'avocat aura déjà effectué la majeure partie du travail nécessaire.

[32]           Le juge Evans a par la suite identifié divers facteurs pertinents concernant l’exercice de la discrétion judiciaire : (1) le préjudice subi par le demandeur si le processus administratif suivait son cours sans intervention de la Cour (aux paras 19-21); (2) le gaspillage si le demandeur devait suivre le processus administratif jusqu’au bout et qu’ensuite, uniquement si une décision négative à son égard était rendue, il devait redemander le contrôle judiciaire à l’égard de la même question (aux paras 22-23); (3) le retard au processus administratif causé par l’intervention de la Cour et l’impact possible dans d’autres instances si les parties recouraient à ce processus pour retarder les procédures ou forcer les parties plus vulnérables à abandonner leur cause (aux paras 24-25); (4) la division des questions pouvant mener à une multiplication des procédures puisqu’une intervention immédiate n’empêcherait pas une ou l’autre des parties de demander le contrôle judiciaire de la décision finale de l’organisme administratif (au para 26); et (5) le bien-fondé des prétentions du demandeur (aux paras 27 et s). Comme l’indique le juge Evans, ces facteurs doivent être évalués à la lumière des faits en l’espèce, mais également du contexte législatif applicable (aux paras 33-35). Dans Lorenz, précité, le juge Evans a conclu que la demande de contrôle judiciaire était prématurée après avoir fait l’évaluation de tous les facteurs pertinents.

[33]           On conviendra qu’après tous ces avertissements généraux dans la jurisprudence, ce serait faire preuve de laxisme judiciaire que de ne pas tenir compte des longs retards et des coûts énormes qui seraient entraînés s’il me fallait accepter la prétention du demandeur voulant qu’il puisse, à chaque étape du processus d’examen et d’enquête, faire examiner la légalité de toute décision interlocutoire. D’un autre côté, toute règle comporte son exception. C’est pourquoi j’ai également examiné diverses décisions ayant trait à la conduite des juges, et plus particulièrement, les instances où la question de l’épuisement des recours a pu être soulevée. Force m’est de conclure que la présente demande ne tombe pas dans la catégorie de ces cas rares et exceptionnels justifiant une intervention anticipée de la Cour.

[34]           Dans la décision Gratton c Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 RCF 769, 1994 CanLII 3495 (CF) [Gratton], le juge Strayer, alors de cette Cour, a rendu jugement sur une demande de contrôle judiciaire contestant la décision préliminaire rendue par le Comité d’enquête sur des questions constitutionnelles. La Cour a alors permis que l’enquête se poursuive, mais a modifié en partie la décision du Comité pour qu’elle soit conforme à sa conclusion « [...] qu'un juge ne peut être révoqué que pour manquement à la bonne conduite et que l'inexécution des fonctions de juge pour cause d'invalidité permanente constituerait un tel manquement » (Gratton, précité).

[35]           Il n’est pas sans importance de souligner que dans l’affaire Gratton, le Comité d’enquête s’était préalablement prononcé sur des questions constitutionnelles, et ce, après la signification d’un avis de question constitutionnelle aux procureurs généraux et la participation du Procureur général. Le Comité d’enquête avait alors décidé qu’il avait la compétence de poursuivre l’enquête (Rapport du comité d’enquête sur sa compétence de mener une enquête concernant le juge Gratton de la Cour de justice de l’Ontario, Ottawa, le 26 janvier 1994). En l’espèce, le Comité d’enquête n’a pas encore commencé son enquête et on ne lui a pas offert l’occasion de se prononcer sur la question de compétence ou d’invalidité sur le plan du droit constitutionnel ou du droit administratif du Règlement et des Procédures relatives aux plaintes.

[36]           Dans l’affaire Cosgrove c Canada (Procureur général), 2008 CF 941, mon ancien collègue le juge Lemieux a rejeté pour cause de prématurité une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision du Comité d’enquête d’entendre une requête de type Boilard au moment de l’audience sur le fond.

[37]           Plus récemment, dans l’affaire Douglas, précitée, la Cour est intervenue de façon préliminaire dans le cadre d’une enquête concernant la conduite d’un juge de nomination fédérale, qui n’était pas terminée. Le CCM faisait alors valoir devant la Cour trois motifs pour démontrer le caractère prématuré de la demande, soit :

(1) le fait que la demanderesse n’a pas épuisé les autres voies de recours ouvertes dans le cadre du processus mené par le Conseil, (2) les contestations de la demanderesse portant sur les décisions interlocutoires du comité d’enquête ont été présentées avant la conclusion de la procédure, et (3) la demanderesse a soulevé pour la première fois des questions dans le cadre du contrôle judiciaire avant de les présenter d’abord au décideur et d’obtenir des motifs à cet égard. (au para 131)

[38]           En l’espèce, mon collègue le juge Mosley a indiqué que dans des circonstances ordinaires, la demande de contrôle judiciaire des décisions interlocutoires du Comité d’enquête n’aurait pas été sujette au contrôle judiciaire :

[142] Si la controverse au sujet de la démission de Me Pratte n’avait pas éclatée, j’aurais [conclu], suite à l’application des critères Lorenz, précité, que la demande telle que présentée au départ était prématurée. Il me semble que le préjudice supposément causé à la demanderesse en raison des instructions données à l’avocat du comité ainsi que son contre-interrogatoire vigoureux des deux témoins clés n’auraient pas justifié l’ingérence de la Cour avant que le comité d’enquête et le Conseil ne s’acquittent au complet de leur tâche. Si le comité d’enquête avait ultérieurement rendu une décision favorable à la demanderesse, aucun contrôle judiciaire n’aurait été nécessaire. Je ne suis pas convaincu que le risque d’une aggravation du préjudice aux intérêts de la demanderesse causé par la poursuite de l’enquête aurait été irréparable, ou que les actions du comité jusqu’au moment de la requête en récusation constituaient un manquement à son obligation d’agir équitablement et donc viciait la compétence du comité.

[143] Cependant, étant donné la démission de Me Pratte peu après qu’il eut déposé une demande distincte de contrôle judiciaire, la demanderesse avait raison de poursuivre ses démarches afin de déterminer ce qui c’était produit. Ce faisant, je suis convaincu que la demanderesse avait épuisé toutes les voies de recours administratives qui lui étaient ouvertes avant de saisir la Cour de la question de la crainte de partialité institutionnelle.

[39]           Faut-il le rappeler, le dossier du demandeur n’est qu’au début de la quatrième étape, et la situation factuelle, telle qu’elle se présente aujourd’hui, m’apparaît fort différente de celle de l’affaire Douglas, précitée. Les renseignements qui ont été recueillis jusqu’ici par l’avocat externe ou le Comité d’examen ne constituent pas de la preuve. Le demandeur n’a pas été « jugé ». D’autre part, il n’y a aucune allégation de partialité ou d’atteinte à l’indépendance de l’avocate devant présenter l’affaire au Comité d’enquête. Et surtout, ne faisons pas de procès d’intention : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent à première vue. Aucun témoin n’a été entendu. La crédibilité des uns et des autres devra être exclusivement évaluée par le Comité d’enquête – si jamais il déclare avoir compétence. Il faut donc présumer à ce stade que les membres du Comité d’enquête n’ont aucun parti pris, ni idée préconçue, et qu’ils ne se formeront une opinion que lorsqu’ils auront entendu toute la preuve et considéré toute explication, le cas échéant, fournie par le demandeur.

[40]           Bien que le représentant du Procureur général semblait d’avis à l’audition que ce n’est qu’à la conclusion de la sixième étape qu’une demande de contrôle judiciaire pourrait être portée par le demandeur –une prétention qui n’a pas été retenue dans Douglas, précité et qu’il n’est pas nécessaire de trancher de façon finale aujourd’hui – il est suffisant de décider, qu’à ce stade du dossier, le demandeur doit à tout le moins attendre la conclusion de la quatrième étape. C’est que d’une part, ni le Comité d’enquête, ni l’avocat indépendant, ne sont liés par le rapport du Comité d’examen, et que d’autre part, le préavis qui doit être donné en vertu de la Loi et du Règlement, n’a pas encore été transmis au demandeur, ce qui rend pratiquement impossible à ce stade un examen éclairé des multiples arguments du demandeur.

[41]           Il n’est pas non plus évident, à ce stade, que la présente demande de contrôle judiciaire a de très fortes chances d’être accueillie au mérite. Au-delà de la question de la prématurité, bien qu’il reconnaisse que la présente demande n’est ni abusive, ni frivole, le Procureur général soumet également que la véritable question n’est pas de savoir si le Comité d’enquête a le pouvoir d’enquêter sur de présumés actes criminels, mais de déterminer si la conduite passée du demandeur pourrait le rendre inapte à remplir utilement ses fonctions parce que les faits reprochés au demandeur, s’ils sont prouvés, constituent soit un « manquement à l’honneur et à la dignité », un « manquement aux devoirs de sa charge », ou une « situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause » (alinéas 65(2) b), c) et d) de la Loi; par analogie, Re Therrien, [2001] 2 RCS 3, 2001 CSC 35). Encore une fois sans me prononcer sur le mérite, il m’apparaît plus prudent que la question de compétence soit tranchée par le Comité d’enquête une fois que le demandeur aura eu l’occasion de prendre connaissance du préavis et de formuler toute objection utile.

[42]           Loin de moi l’idée de banaliser cette affaire. Les allégations examinées par le Comité d’examen sont graves. La réputation du demandeur est véritablement en jeu. Sa vie personnelle et sa carrière professionnelle également. La nécessité faisant loi, il y a urgence à agir. Des délais considérables ont déjà été encourus. Le demandeur est toujours dans l’incertitude. De fait, bien qu’une avocate indépendante ait été nommée et que la composition du Comité d’enquête ait été publiquement annoncée le 18 juin 2014 (voir l’autre décision rendue ce jour dans le dossier T‑1557-14, 2014 CF 1176 aux paras 1 et 2), le demandeur n’a toujours pas été formellement avisé « des plaintes ou accusations » que le Comité d’enquête entend examiner en vertu de l’article 64 de la Loi et du paragraphe 5(1) du Règlement.

[43]           Du même souffle, malgré les délais encourus à ce jour, le préavis qui sera donné au demandeur devra être suffisamment précis et long pour lui permettre « d’offrir une réponse complète » (paragraphe 5(2) du Règlement). De surcroît, les garanties qu’offre la Loi et le Règlement au demandeur ne sont pas factices. Le Comité d’enquête doit conduire l’audience conformément au principe de l’équité et il doit s’assurer que le juge qui fait l’objet de l’enquête a la possibilité de se faire entendre, de contre-interroger les témoins et de présenter tous les éléments de preuve utiles à sa décharge (article 64 de la Loi et article 7 du Règlement). On peut donc imaginer qu’avant que le Comité d’enquête accepte en preuve la déclaration d’un témoin repenti, le demandeur aura eu l’opportunité de contre-interroger son auteur.

[44]           Voilà pourquoi je rejette la prétention du demandeur selon laquelle la décision du Comité d’examen soit déterminante en soi ou qu’une violation des règles d’équité procédurale ait pu vicier l’ensemble du processus d’enquête (McBride v Canada (National Defence), 2012 FCA 181 aux paras 41-45, confirmant 2011 CF 1019). Le Comité d’enquête ne siège pas en appel de la décision du Comité d’examen. On parle ici d’un processus de novo. Du point de vue de l’équité procédurale, peu importe les reproches antérieurs du demandeur, la Loi et le Règlement comportent, au niveau de l’enquête elle-même, des garanties procédurales très importantes. Celles-ci sont de nature à assurer une protection adéquate des droits du demandeur qui désire notamment pouvoir contre-interroger les auteurs des allégations formulées contre lui.

[45]           Il est par ailleurs impossible à ce stade de prévoir la tournure des évènements. Se pourrait-il que des allégations examinées antérieurement par le Comité d’examen ne fassent pas l’objet de l’enquête ou soient retirées? Je l’ignore totalement. Selon ce qu’a expliqué le représentant du Procureur général à l’audience, la Cour comprend qu’il incombera à l’avocate indépendante de réviser le dossier et de déterminer elle-même « avec impartialité et conformément à l’intérêt public » quels éléments de preuve précis seront présentés à l’enquête (paragraphes 3(3) et 5(2) du Règlement). La Cour doit également présumer à ce stade qu’aucun élément du dossier (pièces D-3 à D-7) n’a été communiqué ou transmis au Comité d’enquête. Dans cette logique, l’investigation conduite précédemment par le Comité d’examen, même si elle a pu avoir un caractère inquisitoire, n’a pas compromis le droit fondamental du demandeur de se défendre, à l’occasion d’un débat contradictoire devant le Comité d’enquête, des faits particuliers qui pourront lui être reprochés.

[46]           S’agissant par ailleurs du préjudice continu que peut subir le demandeur à cause de la poursuite de l’enquête, il s’agit essentiellement des préjudices moraux et pécuniaires pouvant résulter d’atteintes injustifiées à sa réputation dans le cas où la plainte ou les accusations portées contre lui pourraient s’avérer, en fin de compte, non fondées en l’espèce. Or, des mesures concrètes ont déjà été prises pour protéger la réputation du demandeur, et ce, tant au niveau du CCM que de la Cour. Jusqu’ici, tous les éléments du dossier du CCM (pièces D-3 à D-7) sont demeurés confidentiels. Bien que le Comité d’enquête tient l’audience en public, il peut néanmoins ordonner un huis clos total ou partiel et interdire la publication de tout renseignement ou document qui lui est présenté (paragraphes 63(5) et (6) de la Loi; article 6 du Règlement). Bien entendu, cela inclut tout élément du dossier du CCM (pièces D-3 à D-7), en supposant que l’avocate indépendante décide de déposer en preuve devant le Comité d’enquête tout tel élément du dossier, ce qui n’est pas évident à ce stade, car les pièces D-3 à D-7 contiennent des informations de nature à révéler des enquêtes pénales en cours ou passées, tandis que le rapport de l’avocat externe (pièce D-5) est protégé par le privilège du conseil juridique et/ou un privilège d’intérêt public (Slansky c Procureur général du Canada, 2013 CAF 199 au para 9).

[47]           En terminant, je dois également me rendre à une évidence : rien n’empêche le demandeur d’adresser au Comité d’enquête une requête en arrêt des procédures (voire en récusation s’il estime qu’il existe une crainte raisonnable de partialité) et de faire valoir les arguments de droit administratif et de droit constitutionnel qui sont notamment mentionnés dans son avis de demande de contrôle judiciaire. Le demandeur soulève plusieurs questions importantes, certaines d’intérêt public, qui devraient être préférablement décidées de façon préliminaire par le Comité d’enquête. D’ailleurs, par le passé, des Comités d’enquête ont déjà dû se prononcer sur diverses questions préliminaires de compétence, de preuve, et même, de droit constitutionnel. Même s’il n’est peut-être pas clair selon la jurisprudence que le Comité d’enquête a le pouvoir de rendre un jugement déclaratoire ayant force de chose jugée pour l’ensemble du Canada, il n’empêche, il peut toujours refuser d’appliquer un texte inconstitutionnel ou contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, s’il parvient à la conclusion que le Règlement, voire les Procédures relatives aux plaintes, ne respectent pas la Loi ou la Constitution. Cela suffit pour me convaincre, à ce stade, que des recours efficaces sont ouverts au demandeur et qu’il lui appartient d’épuiser ces recours avant de s’adresser à cette Cour.

[48]           Parce que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée, la requête en radiation du Procureur général sera accueillie par la Cour. Le tout sans frais.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE la radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire daté du 13 mars 2014. Le tout sans frais.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-646-14

 

INTITULÉ :

MICHEL GIROUARD c LE COMITÉ D'EXAMEN CONSTITUÉ EN VERTU DES PROCÉDURES RELATIVES À L'EXAMEN DES PLAINTES DÉPOSÉES AU CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE AU SUJET DE JUGES DE NOMINATION FÉDÉRALE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 novembre 2014

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 décembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Le bâtonnier Gérald R. Tremblay, Ad. E.

 

Pour le demandeur

 

Le bâtonnier Louis Masson, Ad. E.

 

Pour le demandeur

 

Me Robert De Blois, LL.L., CRHA

 

Pour le DÉFENDEUR

LE CONSEIL CANADIEN DE LA

MAGISTRATURE

 

Me Claude Joyal, Ad.E, c.r.

Me Sara Gauthier

Pour le DÉFENDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Joli-Coeur Lacasse

Avocats

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

 

DeBlois & Associés, S.E.N.C.R.L.

Québec (Québec)

Pour le DÉFENDEUR

LE CONSEIL CANADIEN DE LA

MAGISTRATURE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le DÉFENDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

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