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Date : 20150716


Dossier : T-2225-14

Référence : 2015 CF 870

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

STEPHEN WILLIAM JONES

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET LE SERVICE CORRECTIONNEL

DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Jones est détenu à l’Établissement de Springhill, en Nouvelle-Écosse (l’établissement). Il demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 3 octobre 2014 (la décision), selon laquelle il a commis l’infraction disciplinaire visée au sous-alinéa 40m)(ii) de la Loi sur système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLC); à savoir qu’il a créé une « situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier », ou y a participé.

[2]               Les règles spécifiques régissant l’imposition de mesures disciplinaires aux détenus sont contenues dans trois documents sources : la LSCMLC, aux articles 38 à 44; le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le RSCMLC], aux articles 24 à 34; la Directive du commissaire numéro 580, intitulée « Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus » (la Directive no 580).

[3]               M. Jones soutient qu’il a été privé de l’équité procédurale dans le cadre du processus disciplinaire prévu par ces documents sources. Il soutient en outre que la décision était déraisonnable. Plus précisément, il énonce dans sa demande que cette dernière est fondée sur les motifs suivants :

1.         Le demandeur a été privé du droit à une audience équitable et impartiale.

2.         L’audience a été menée de manière illicite.

3.         Le PI [président indépendant] n’en est pas arrivé à une conclusion raisonnable fondée sur les éléments de preuve.

4.         La norme de la raisonnabilité n’a pas été appliquée.

5.         Le PI agissait avec partialité à l’égard du demandeur.

[4]               La Couronne soutient que la décision rendue était raisonnable et que [traduction] « la notion d’équité procédurale est éminemment variable, et sa teneur doit être déterminée dans le contexte spécifique de chaque espèce ». La Couronne soutient que les documents sources susmentionnés permettent une [traduction] « souplesse considérable dans la conduite des audiences disciplinaires concernant des détenus ».

[5]               Bien que la souplesse soit évidente dans certaines des étapes imposées par les documents sources, il faut garder à l’esprit que la souplesse ne peut pas l’emporter sur une exigence énoncée dans une disposition contraire d’une loi, d’un règlement ou d’un autre texte ayant force de loi : voir Canada (Service correctionnel) c Plante, [1995] ACF no 1509 (CFPI), au paragraphe 6.

[6]               À mon avis, de graves lacunes ont vicié la procédure suivie dans le traitement et l’instruction de l’accusation portée contre M. Jones par rapport à ce que prévoyaient les documents sources. Il s’ensuit que M. Jones a été privé de l’équité procédurale. En outre, je suis d’avis que la décision rendue est déraisonnable eu égard aux éléments de preuve. Pour les motifs exposés ci-après, la présente demande sera accueillie et la décision sera annulée.

[7]               M. Jones est le représentant d’unité des détenus de l’Unité 51 de l’établissement. C’est à ce titre qu’il a déposé une plainte auprès de l’établissement contre le CX-II McEachern (la plainte). La conduite de cet agent dans l’unité avait apparemment soulevé d’autres préoccupations; toutefois, l’événement qui a précipité la plainte est survenu lorsque le CX‑II McEachern a fracassé l’horloge murale dans l’Unité 51 (qui avait été décrochée temporairement pour installer un climatiseur) après qu’un détenu lui eut demandé l’heure. L’agent a ensuite remplacé l’horloge par un dessin fait à la main d’une horloge indiquant qu’il était dix heures et dix, soit l’heure de confinement des détenus à leurs cellules.

[8]               M. Jones a rédigé la plainte sur un formulaire standard fourni par l’établissement, qui énonce qu’il est [traduction] « Protégé B une fois rempli ». Selon ce que la Cour croit comprendre, les renseignements Protégés B sont les « renseignements pour lesquels toute atteinte à l’intégrité risquerait vraisemblablement de causer un préjudice sérieux à des intérêts autres que national, par exemple, perte de réputation ou d’avantage compétitif ».

[9]               Sous la rubrique [traduction] « Détails de la plainte », M. Jones a écrit [traduction] « Veuillez voir le document ci-joint. » Le document joint au formulaire de plainte est une feuille de papier contenant une description en cinq paragraphes des détails de la plainte contre M. McEachern. C’est le premier paragraphe de cette pièce jointe, et en particulier les dix derniers mots de ce paragraphe, qui ont mené au dépôt de l’accusation contre M. Jones. Ce paragraphe est ainsi rédigé :

[traduction]
En tant que représentant d’unité, je dépose le présent grief au nom des détenus de l’Unité 51. Le présent grief concerne le CX-II M. Kevin McEachern. Nous ne pouvons plus et ne devrions plus tolérer la conduite de M. McEachern, son rendement et ses actes par lesquels il tente de provoquer les détenus de l’Unité 51. [Non souligné dans l’original.]

[10]           Après avoir déposé la plainte, M. Jones l’a affichée dans l’Unité 51 dans un endroit utilisé pour communiquer de l’information aux détenus. M. McEachern l’a su quelque temps après cela, et il a enlevé la plainte. Il a rédigé un rapport de l’infraction d’un détenu et avis de l’accusation (le formulaire d’accusation). Sur ce formulaire, sa [traduction] « description de l’incident » est ainsi rédigée :

[traduction]
Le détenu Jones a contrevenu à la loi sur la protection des renseignements personnels en affichant une lettre qu’il avait rédigée au sujet du CX McEachern. Il s’agit de renseignements protégés « B » qui ne sont pas censés être affichés dans l’unité. Le détenu Jones a formulé plusieurs allégations au sujet du CX McEachern qui sont fausses. « Veuillez voir la lettre ci‑jointe. »

La « lettre ci-jointe » à laquelle il renvoyait est la feuille susmentionnée qui était jointe au grief et en faisait partie.

[11]           Le formulaire d’accusation a ensuite été remis à un autre qui a apparemment décidé de déposer une accusation contre M. Jones le 12 août 2014. Le formulaire d’accusation indique, sous la rubrique [traduction] « Décision prise », que [traduction] « [j]’ai examiné le rapport et j’estime qu’une accusation est justifiée en vertu de l’alinéa 40Mii) [sic] de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (voir au verso). » Le verso du formulaire n’est pas contenu dans le dossier, mais les avocats ont confirmé que l’on n’y trouve pas le libellé du sous-alinéa 40m)(ii) de la LSCMLC. M. Jones était accusé d’avoir créé une situation « susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier », ou d’y avoir participé.

[12]           Le formulaire d’accusation indique que l’infraction relevait de la catégorie des infractions [traduction] « graves », et il proposait que l’audience soit tenue à 9 h 00 le 20 août 2014, dans le bâtiment no 2.

[13]           Le formulaire d’accusation indique que M. McEachern en a remis une copie à M. Jones le 12 août 2014, ce que M. Jones confirme.

[14]           Il est acquis aux débats que l’audience relative à l’accusation n’a pas été tenue le 20 août 2014, que M. Jones n’a pas été informé que l’audience ne serait pas tenue ce jour-là et que personne n’a jamais dit à M. Jones quand l’audience serait tenue. M. Jones a souscrit un affidavit dans lequel il atteste ce qui suit :

[traduction]
Ma date de cour a passé sans que je ne reçoive aucune notification quant à l’état de mon accusation. Je n’ai jamais été avisé d’une nouvelle date de cour quelle qu’elle soit.

Le 4 octobre 2014, j’ai été convoqué devant le tribunal disciplinaire pour infractions graves. Lorsque je suis arrivé à l’audience, il n’y avait aucune instruction quant à savoir qui était le PI (président indépendant) ni qui était l’adjoint du PI. Ils ont ensuite lu l’accusation et m’ont demandé quel était mon plaidoyer.

[15]           L’audience a commencé par la déclaration suivante du PI :

Le 3 octobre 2014, Établissement de Springhill, Tribunal disciplinaire pour infractions graves de l’établissement, sous la présidence du PI M. Jeff Earle; conseiller du Tribunal : le gestionnaire correctionnel Doug Mitten; soutien administratif : Michelle McEachern. [Non souligné dans l’original.]

Contrairement à ce que le président a affirmé, M. Earle n’est pas un PI. M. Earle est le directeur de l’établissement.

[16]           La compétence limitée du directeur du pénitencier pour présider une audience relative à une infraction grave est prévue au paragraphe 25 de la Directive no 580, qui est ainsi rédigé :

Un PI, conformément à l’article 24 du RSCMLC, procédera à l’audition des accusations d’infraction grave. Lorsqu’aucun PI n’est disponible dans un délai raisonnable, le directeur de l’établissement peut présider l’audience.

[17]           Il ressort clairement de la transcription de l’audience que M. Jones a appris que le décideur devant qui il comparaissait était le directeur seulement après qu’il eut été déclaré coupable de l’infraction dont il était accusé :

[traduction]
Je ne savais pas – je ne sais pas qui vous êtes. Vous ne m’avez jamais été présenté, est-ce que c’est une bonne chose ou une mauvaise chose, je ne sais pas. Mais je pensais que c’était censé être un président indépendant, quelqu’un de l’extérieur [...]

[18]           M. Mitton, l’assesseur des audiences disciplinaires pour infractions graves [l’assesseur] et le gestionnaire correctionnel de l’établissement, a répondu en disant : [traduction] « Et, et c’est exact, et c’est la compétence qui vous est conférée, monsieur, au paragraphe 28, pour l’entendre en l’absence du PI. » Le conseiller fait erreur. Le directeur de l’établissement est autorisé à instruire l’affaire et a donc compétence pour le faire, mais seulement si le PI n’est pas disponible dans un délai raisonnable pour l’instruire.

[19]           M. Jones a contesté la légalité de l’audience, notamment la compétence du directeur de l’établissement pour présider l’audience. Il incombe à la Couronne de présenter des éléments de preuve qui établissent que l’audience a été tenue licitement. La Couronne n’a présenté aucun élément de preuve.

[20]           Le dossier ne comporte aucun élément de preuve relatif à la disponibilité du PI, à ce moment-là ou à quelque moment que ce soit. À mon avis, lorsque le directeur de l’établissement exerce sa compétence pour instruire une accusation grave, il doit dire au détenu qui il est et lui expliquer pourquoi le PI ne préside pas l’audience. Cela n’a pas été fait. Je ne donne pas à entendre que le directeur tentait de cacher son identité lorsqu’il a dit qu’il était le PI, mais, comme il l’a fait lorsqu’il a présenté l’assesseur, il aurait dû déclarer son nom et son poste au sein de l’établissement. En outre, étant donné que le directeur de l’établissement est présumé ne pas avoir compétence pour présider une audience relative à une infraction grave, il devrait expliquer pourquoi il le fait, afin d’établir sa compétence pour les besoins du dossier. La Cour ne dispose d’aucun élément de preuve démontrant que M. Earle avait quelque compétence que ce soit pour instruire l’accusation portée contre M. Jones, puisqu’il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que le PI était absent et ne pouvait pas être présent ce jour-là ou que le PI était absent pendant une période déraisonnable. Il incombe à la Couronne de prouver que l’audience a été tenue licitement par la personne qui a présidé l’audience en l’absence du PI, et elle n’a pas réussi à s’acquitter de ce fardeau. Pour ce seul motif, la décision peut être annulée. Toutefois, la procédure et le processus qui ont été suivis posaient problème à d’autres égards.

[21]           Le paragraphe 7 de la Directive no 580 énonce que lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, aucun processus de règlement informel n’est utilisé, un membre du personnel « informera le détenu qu’un rapport d’infraction sera rédigé et pourrait donner lieu au dépôt d’une accusation ». Il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que cela a été fait.

[22]           L’alinéa 16a de la Directive n580 énonce que « [l]e gestionnaire correctionnel, ou la personne désignée, s’assurera […] que l’accusation et les peines possibles sont expliquées au détenu ». M. Jones atteste que cela n’a pas été fait. Cela explique probablement pourquoi il pensait qu’il avait été accusé d’avoir contrevenu à la Loi sur la protection des renseignements personnels et non d’une conduite susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier. Le défaut du gestionnaire correctionnel de fournir les renseignements requis a fait en sorte que M. Jones a mal compris l’accusation portée contre lui et a préparé une défense à la mauvaise accusation.

[23]           Le paragraphe 17 de la Directive no 580 énonce que, dans les deux jours suivant le dépôt de l’accusation, le détenu doit recevoir une copie du rapport d’infraction ainsi que « la documentation qui sera remise au PI de l’audience disciplinaire » et « un avis écrit du lieu, de la date et de l’heure de l’audience ». Ce n’est que « dans des circonstances exceptionnelles » qu’il n’est pas nécessaire de satisfaire à ces exigences, et la raison pour laquelle il est impossible d’y satisfaire doit alors être consignée. Je suis prêt à admettre qu’il a été satisfait à ces exigences au départ; toutefois, après que l’audience n’eut pas été tenue à la date fixée en premier lieu, le détenu devait recevoir un nouvel avis l’informant de la date, de l’heure et du lieu de la nouvelle audience. Cela est évident à la lecture de l’annexe C de la Directive no 580, intitulée « Fonctions de l’assesseur des audiences disciplinaires pour infractions graves », qui énonce que l’assesseur peut être chargé « d’aviser par écrit les détenus dont la date de comparution est modifiée ». Ni l’assesseur ni qui que ce soit de l’établissement n’a avisé M. Jones de la nouvelle date d’audience. En fait, comme M. Jones l’a affirmé dans son témoignage à l’audience, le supérieur de M. McEachern l’a amené à croire que l’accusation serait retirée. Ces renseignements et le défaut d’informer M. Jones de la nouvelle date d’audience expliquent évidemment sa surprise à l’audience en octobre 2014.

[24]           Il est troublant que le président ait rejeté aussi sommairement la demande d’ajournement de M. Jones. Après qu’il lui eut été demandé quel plaidoyer il inscrivait à l’égard de l’accusation, M. Jones a demandé un ajournement.

[traduction]
Eh bien, à ce stade-ci, j’aimerais aussi examiner la possibilité d’un ajournement, à cause du fait que ma date de cour était censée être le 20 août. L’incident s’est produit en juillet, alors j’étais prêt en août, mais soudainement aujourd’hui, sorti de nulle part, on m’a dit en fait lorsqu’ils ont retiré une autre accusation que la présente affaire ne procéderait probablement pas, et cela venait de Shaun MacLeod (Sp?).

[25]           Contrairement à ce qu’on a laissé entendre à l’audience, la première demande d’ajournement ne visait pas à permettre à M. Jones d’engager les services d’un avocat; c’était plutôt parce que M. Jones avait été pris par surprise en apprenant que l’audience avait lieu. Je conviens avec la Couronne que, plus tard, M. Jones a demandé un ajournement pour engager les services d’un avocat. Le formulaire d’accusation l’informait de ce droit, mais sa décision de renoncer à un avocat a été fondée sur sa compréhension erronée de l’accusation qui avait été portée contre lui. Regrettablement, le président n’a prêté aucune attention à tout cela.

[26]           Plutôt que de s’enquérir à savoir si M. Jones avait été avisé de cette nouvelle date, le président a simplement affirmé que M. MacLeod [traduction] « ne connaissait peut-être pas la date exacte », que normalement les audiences sont fixées dans les 90 jours, que cette date était à l’intérieur de ce délai, et [traduction] « [n]ous allons donc procéder ».

[27]           M. Jones soutient avec raison que l’assesseur a débordé le cadre du rôle que lui confèrent et décrivent les documents sources susmentionnés. Les fonctions principales de l’assesseur, aux termes de ces documents, consistent à : « [faciliter] le processus disciplinaire et assurera la sécurité du PI et des diverses personnes qui assistent à l’audience, [veiller] à la qualité et à la disponibilité de tout le matériel ainsi que de tous les documents et renseignements requis pour l’audience ou demandés par le PI; [aider] les témoins ou autres personnes présentes à l’audience en les renseignant sur les rôles et responsabilités de chacun dans le processus disciplinaire et aux audiences; [tenir] les membres du personnel de l’unité du détenu accusé au courant de l’évolution du cas, avant la tenue de l’audience; [examiner] le dossier du détenu et/ou en discutera avec les agents responsables de la gestion de son cas, pour fournir au PI des renseignements pertinents avant la détermination de la peine, dans l’éventualité d’un verdict de culpabilité; [et,] après la condamnation, mais avant l’imposition de la peine, [conseiller] le PI sur les facteurs et les recommandations susceptibles d’influer sur le choix de la peine ».

[28]           En l’espèce, l’assesseur a pris sur lui d’intervenir lorsque le président interrogeait M. Jones au sujet de la plainte, en lisant les mots supposément répréhensibles reproduits au paragraphe 9 qui précède, puis en donnant son avis personnel selon lequel les mots employés mettaient l’agent en danger. Il s’est chargé de contre-interroger M. Jones – une fonction qui déborde largement le cadre de ses fonctions énoncées dans les documents sources.

[traduction]
M. Mitton : Pouvez-vous comprendre comment afficher une telle chose ne pourrait pas miner ou tenter de miner l’autorité d’un agent ou sa situation et son emploi en général dans le cadre de cet emploi? Ne pouvez-vous pas – pouvez-vous voir cela?

M. Jones : Non

[…]

M. Mitton : […] comment vous disiez à des détenus que rien de cela ne peut être toléré? Ne voyez-vous pas comment cela pourrait, tout d’abord, compromettre la sécurité d’un agent?

[…]

M. Mitton : En disant seulement « [n]ous ne pouvons plus et ne devrions plus tolérer », vous appelez les autres détenus aux armes pour dire ---

M. Jones : Non, je ne fais pas cela.

M. Mitton : C’est mon interprétation.

M. Jones: Ah, c’est votre interprétation.

M. Mitton: Je, je pense que vous avez mis la sécurité d’un agent en péril de ce seul fait […]

[Non souligné dans l’original.]

[29]           Le président est alors intervenu, en expliquant à M. Jones qu’il a le droit de déposer la plainte et de la soumettre au processus de grief, mais :

[traduction]
En revanche, ceci n’est pas une façon appropriée d’y répondre, et cela le met effectivement en danger. Pour ce motif, je vous déclare coupable.

[30]           À mon avis, le fait que M. Jones ait été déclaré coupable sans que ne lui soit accordée aucune possibilité ni d’expliquer ce qu’il entendait par l’affirmation en cause, ni d’interroger des témoins (il convient de noter que, plus tard, lorsque M. Jones a tenté d’interroger M. McEachern, cette possibilité lui a été refusée, et l’assesseur a dit que c’était parce que [traduction] « le président a déjà tiré sa conclusion » et [traduction] « [i]l est trop tard pour retourner en arrière et recommencer l’audience »), ni de présenter des observations au sujet de sa culpabilité ou de son innocence, constitue un manquement à l’équité procédurale. Le paragraphe 34 de la Directive no 580 est ainsi rédigé :

Si le détenu plaide « non coupable », on lui accordera, dans des limites raisonnables, la possibilité pendant l’audience :

a.   d’interroger les témoins par l’intermédiaire du président;

b.  de présenter des éléments de preuve;

c.   d’appeler des témoins à décharge;

d.  à moins de contraintes sécuritaires, d’examiner les pièces à conviction et les documents qui seront pris en considération pour arriver à la décision;

e.  de faire des observations pertinentes au cours de toutes les étapes de l’audience, y compris quant à la peine jugée appropriée (paragraphe 31(1) du RSCMLC).

Aucune possibilité n’a été accordée à M. Jones de ne faire aucune des choses susmentionnées.

[31]           La Directive no 580 prévoit à l’annexe C qu’il est du devoir de l’assesseur « après la condamnation, mais avant l’imposition de la peine, [de conseiller] le PI sur les facteurs et les recommandations susceptibles d’influer sur le choix de la peine », et la suite de cette disposition est ainsi rédigée :

Voici des exemples de tels facteurs :

      les antécédents d’infractions disciplinaires du détenu;

      la situation et les besoins particuliers du détenu, y compris les facteurs culturels et historiques pertinents dans les antécédents d’un détenu autochtone (antécédents sociaux des Autochtones);

      l’état de santé mentale du détenu et ses besoins particuliers connexes;

      les privilèges de loisirs dont on pourrait priver le délinquant, en guise de sanction;

      la politique de l’établissement régissant la perte de privilèges;

      les conséquences administratives déjà imposées par suite de la même infraction;

      les conflits possibles avec le Plan correctionnel.

En l’espèce, l’assesseur n’a mentionné aucune de ces questions; il a plutôt recommandé la sanction la plus sévère possible parce que [traduction] « [M. Jones] a affiché des renseignements protégés B, ces renseignements qui ne devraient pas être partagés » et [traduction] « [qu’il] a essentiellement lancé un appel aux armes à tous les détenus dans cette unité ». Il ressort à l’évidence de la transcription de l’audience que l’assesseur n’avait aucune idée de la feuille de route de M. Jones (qui était excellente) ni des répercussions que la peine qu’il proposait aurait sur le plan correctionnel de M. Jones.

[32]           En fin de compte, le président a imposé une sanction moins sévère que celle qu’avait recommandée l’assesseur; à savoir une amende de 40 $, qui était assortie d’un sursis et qui n’aurait pas à être payée si M. Jones avait bonne conduite pendant 90 jours, et une perte de privilèges de loisirs pendant sept soirées. La suspension de privilèges faisait que M. Jones ne pourrait pas travailler à la cantine pendant sept jours, alors que ce travail faisait partie de son plan correctionnel.

[33]           En plus de violer l’équité procédurale, je suis d’avis que la décision à l’étude est déraisonnable. Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 99, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada explique, à l’intention des cours de révision, ce que signifie la raisonnabilité :

La cour de révision se demande […] si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[34]           Le président ne peut prononcer un verdict de culpabilité que s’il est « convaincu hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l’infraction reprochée » : paragraphe 41 de la Directive no 580.

[35]           L’infraction disciplinaire en question était que l’affichage du grief déposé contre M. McEachern était « susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier ». La seule conclusion tirée par le président (et ce, sans motifs énoncés à l’appui) était que l’affichage [traduction] « mettait M. McEachern à risque ». Même si cela était vrai, le président ne fournit aucune explication ni n’expose aucune analyse quant à savoir en quoi mettre M. McEachern à risque est « susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier ».

[36]           Il se peut que le président ait admis l’interprétation de l’assesseur selon laquelle l’affirmation reprochée était un [traduction] « appel aux armes », mais j’estime qu’il s’agit là d’une interprétation déraisonnable et qui ne peut trouver aucun fondement, compte tenu du document pris dans son ensemble. Cette interprétation aurait peut-être été raisonnable si M. Jones avait affiché une feuille de papier comportant seulement les mots « Nous ne pouvons plus et ne devrions plus tolérer la conduite de M. McEachern, son rendement et ses actes par lesquels il tente de provoquer les détenus de l’Unité 51 » – mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Il a déposé un grief dans lequel il se plaignait de la conduite et des actes de M. McEachern, et ce, comme il l’a affirmé expressément dans le grief, en qualité de représentant d’unité. L’affirmation sur laquelle le président s’appuie n’aurait pas dû être lue hors du contexte dans lequel elle avait été écrite. Lorsque cette affirmation est interprétée dans ce contexte, il est clair que M. Jones dépose le grief parce que la conduite et les actes de M. McEachern [traduction] « ne [peuvent] plus et ne [devraient] plus [être tolérés] ». Il ne s’agit pas d’un appel aux armes, comme l’a donné à entendre l’assesseur; il s’agit plutôt d’une explication au dépôt du grief – parce que nous ne pouvons plus tolérer ses actes.

[37]           Je suis porté à croire que même M. McEachern n’a pas vu l’affirmation comme un appel aux armes pour lui faire du mal, parce que seule plainte portait sur le fait que M. Jones avait affiché des renseignements Protégés B et que ceux-ci étaient inexacts. Il ne donne jamais à entendre qu’en les affichant, M. Jones tentait d’inciter les détenus à lui faire du mal.

[38]           Pour ces motifs, la décision doit être annulée. La décision et la sanction qu’elle impose doivent être retirées définitivement du dossier de M. Jones. En outre, toute perte financière subie par M. Jones comme conséquence de l’imposition de la sanction, y compris la paye perdue du fait de ne pas avoir pu travailler à la cantine, doit être versée dans son compte sur le champ.

[39]           Si l’accusation contre M. Jones est maintenue, elle devra être instruite par le PI, et non par le directeur, et le processus et la procédure précisés dans les documents sources devront être suivis. M. Mitton ne devra intervenir d’aucune façon dans le dossier, ni avant ni pendant une telle audience, étant donné sa participation antérieure. Si aucune suite n’est donnée à l’accusation dans les trente (30) jours du présent jugement, le formulaire d’accusation et toute mention de ce formulaire devront alors être retirés du dossier de M. Jones.

[40]           M. Jones a demandé les dépens : toutefois, je ne dispose d’aucun élément de preuve démontrant qu’il a engagé des frais d’avocat. J’ordonne que lui soient remboursées uniquement les dépenses qu’il a réellement engagées dans le contexte de la présente demande.

[41]           Comme je l’ai indiqué à la clôture de l’audience, il y a lieu de féliciter M. Jones pour la conduite respectueuse et méthodique qu’il a eue tout au long des procédures liées à la présente demande.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.               la demande est accueillie;

2.               la décision de M. Jeff Earle, directeur de l’Établissement de Springhill, datée du 3 octobre 2014, est annulée, et cette décision ainsi que toute mention de cette décision doivent être retirées du dossier de M. Jones;

3.               toute perte financière subie par M. Jones comme conséquence de la sanction qui lui a été imposée en vertu de la décision, y compris la paye perdue du fait de ne pas avoir pu travailler à la cantine, doit être versée dans son compte sur le champ;

4.               si d’autres suites sont données à l’accusation contre M. Jones, elles devront l’être en conformité avec les présents motifs;

5.               s’il n’est donné aucune suite à l’accusation contre M. Jones, le formulaire d’accusation et toutes les mentions de ce formulaire doivent être retirés du dossier de M. Jones;

6.               M. Jones a le droit d’obtenir des défendeurs le remboursement de tous les frais ou droits qu’il a réellement engagés pour déposer et présenter la présente demande.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2225-14

 

INTITULÉ :

STEPHEN WILLIAM JONES c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 14 JUILLET 2015 ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Stephen William Jones

 

LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Sarah Drodge

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aucun

 

demandeur se représentant lui-même

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ministère de Justice du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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