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Date : 20150702


Dossier : IMM-5766-14

Référence : 2015 CF 814

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

KHALID PARVEZ ALI

AROOSA KHALID ALI

FALAH KHALID ALI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandes d’asile de Khalid Parvez Ali et de ses deux enfants mineurs, Aroosa Khalid Ali et Falah Khalid Ali, ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés [SPR]; de plus, la commissaire a estimé que M. Ali « […] manqu[ait] entièrement de crédibilité et qu’il a inventé l’histoire […] afin d’établir le bien-fondé de sa demande d’asile ». Elle a conclu en outre qu’il « a fait de nombreuses déclarations fausses ou trompeuses au tribunal et a fourni des documents frauduleux à l’appui de sa demande d’asile ». Pour ces motifs, la commissaire a jugé que la demande de protection était manifestement infondée aux termes de l’article 107.1 de la Loi sur l’Immigration et la Protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Du fait de cette conclusion, les demandeurs n’ont pas pu porter la décision en appel devant la Section d’appel des réfugiés : alinéa 110(2)c) de la LIPR.

Contexte et fondement de la demande d’asile

[2]               Les demandeurs sont des citoyens pakistanais. Monsieur Ali est allé vivre au Koweït en 1994 à l’âge de 15 ans. Sa sœur Naila est restée au Pakistan et a épousé Ameen Merchant, qui était violent envers elle. Naila a donc fini par rejoindre sa famille au Koweït. Monsieur Merchant a commencé à harceler et à menacer les membres de la famille restés au Pakistan. Les Ali sont des musulmans ismaéliens, alors que M. Merchant est sunnite.

[3]               Monsieur Ali n’est retourné que quatre fois au Pakistan depuis son départ. Il est revenu en 2003 pour se marier avec son épouse actuelle et la mère de ses enfants. Monsieur Ali et sa femme sont retournés au Pakistan en 2004 pour la naissance de leurs jumeaux, les deux demandeurs mineurs, puis de nouveau en 2005 pour la naissance d’une seconde paire de jumeaux, après quoi ils sont allés à Karachi pour rendre visite à la grand-mère de M. Ali. Son dernier séjour au Pakistan remonte à 2010, où il est resté neuf jours afin de se procurer un nouveau passeport.

[4]               En 2005, « quelques jours » après leur arrivée à Karachi, deux individus portant des vêtements traditionnels se sont introduits par effraction chez la grand-mère. Ils ont frappé l’épouse de M. Ali avec une batte de cricket et le coup a ricoché sur sa tête et lui a cassé l’épaule. Monsieur Ali a subi une coupure de l’arcade sourcilière gauche, et les agresseurs ont enlevé son fils de cinq jours.

[5]               Monsieur Ali et son épouse sont allés à l’hôpital pour se faire traiter. Après avoir reçu leur congé, en route vers le poste de police pour signaler l’enlèvement, M. Ali a reçu un appel de M. Merchant lui [traduction] « souhait[ant] la bienvenue » au Pakistan. Monsieur Ali pense que M. Merchant a peut‑être orchestré l’attaque et l’enlèvement.

[6]               Monsieur Ali prétend que la police l’a fait attendre au poste avant qu’il puisse signaler l’agression et l’enlèvement et qu’elle paraissait peu intéressée par son cas. Ils ont rédigé un rapport et lui ont dit qu’ils lui donneraient des nouvelles. Le lendemain, M. Ali a été convoqué au poste de police pour identifier le corps du bébé enlevé. La mort du bébé a été confirmée. La police a déclaré qu’elle effectuerait une enquête, qui n’a cependant rien donné. La famille est partie au Koweït le 10 octobre 2005.

[7]               Au Koweït, M. Ali a continué de se faire harceler au téléphone par M. Merchant. En 2011, Naila et sa famille ont présenté des demandes d’asile au Canada, qui ont été accueillies. Monsieur Merchant a continué d’harceler les autres membres de la famille. L’un des oncles de M. Ali, Rahim, s’est converti à l’islam sunnite et s’est mis lui aussi à harceler la famille du demandeur. Le 1er octobre 2013, le corps de la grand-mère de M. Ali a été retrouvé dans la rue. L’enquête policière est en cours.

[8]               Le 25 décembre 2013, l’employeur de M. Ali l’a informé qu’il était congédié. Sa famille et lui ont présenté des demandes de visa pour le Canada. Seule la demande de M. Ali a été acceptée. Il a présenté une demande d’asile le 28 janvier 2014. Les deux demandeurs mineurs avaient des visas américains et M. Ali leur a fait passer la frontière pour entrer au Canada.

L’instance devant la SPR

[9]               Les demandes d’asile de la sœur de M. Ali, Naila Sikandar Ismaili, de son frère, Waheed Parvez Ali, et de son beau-frère, Irfan Hameed Sheikh, ont toutes été accueillies par la SPR sur le fondement de leur crainte de persécution de la part de l’ex-mari de Naila, Ameen Merchant. La commissaire a indiqué que M. Ali alléguait essentiellement la même crainte, de même que la crainte des « fanatiques religieux » au Pakistan. Le ministre a été invité à intervenir aux fins de l’« intégrité » du processus.

[10]           Le ministre a noté lors de son intervention qu’il y avait un problème de crédibilité, car le formulaire de renseignements personnels [FRP] de Naila ne faisait aucune référence à Ameen, son ex‑mari.

[11]           Au début de l’audience du 3 juin 2014, l’avocate des demandeurs a informé la commissaire qu’elle avait également représenté Naila et les autres membres de la famille, que ses services avaient été retenus par Naila après le dépôt du FRP initial et qu’elle avait préparé un exposé circonstancié modifié fournissant « quantité d’[éléments de preuve] » concernant l’ex‑mari. Elle a fait remarquer que le ministre ne devait pas avoir eu connaissance de l’exposé circonstancié modifié. L’avocate a également indiqué à la commissaire qu’elle s’était entretenue avec le personnel de la SPR avant l’audience et qu’en sa qualité de représentante de Naila, elle avait autorisé la divulgation du document à la commissaire, mais non à M. Ali, puisque le document en question contenait des renseignements personnels sur Naila qui n’étaient pas pertinents au regard de sa demande d’asile à lui et que cette dernière ne voulait pas révéler à sa famille. Cela n’a pas été fait et la commissaire a dit craindre que son dossier ait été archivé et que le FRP ne soit pas facilement disponible.

[12]           Par conséquent, l’avocate a fait en sorte que son bureau transmette une copie du FRP de Naila par télécopieur à la commissaire durant l’audience. Cette dernière en a pris connaissance et l’a versée comme pièce 14 des documents à communiquer. L’avocate a fait part de ses préoccupations en matière de confidentialité et la commissaire lui a répondu qu’elle allait caviarder les renseignements personnels et que la pièce versée au dossier correspondrait à la version caviardée du FRP. Cela n’a pas été fait.

[13]           L’audience a été ajournée et devait reprendre le 2 juillet 2014. La commissaire a rendu à M. Ali ses documents originaux et a malheureusement inclus dans le paquet de documents la copie complète de l’exposé circonstancié non caviardée de Naila qu’elle avait obtenue de son avocate. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il était en possession de l’exposé circonstancié de sa sœur, M. Ali l’a remis à son avocate le lendemain.

[14]           L’avocate de M. Ali a informé la SPR par écrit que le document était en sa possession et qu’il avait été fourni à son client par la commissaire. Dans sa lettre datée du 4 juin 2014, elle déclare :

[traduction] Je suis maintenant extrêmement préoccupée par les actes de cette commissaire. Je suis atterrée par ce que l’on peut qualifier au mieux de négligence grossière de sa part. Sa conduite a totalement sapé la confiance que mon client ou moi-même avions en son jugement et en son verdict relativement à la demande d’asile de M. Ali.

[…]

Mon client a le sentiment que la commissaire a complètement ignoré ses préoccupations légitimes et, en plus de l’incompétence inacceptable dont elle a fait preuve hier, je réclame une nouvelle audience avec un autre commissaire. J’aimerais que cette audience soit accélérée et instruite par un commissaire à l’esprit ouvert, puisque mon client ne mérite rien de moins. Je demande également à ce que des mesures disciplinaires soient prises contre cette commissaire par la CISR, qui par sa conduite m’a directement exposée à une poursuite pour violation de la confidentialité de la part de mon ancienne cliente, Nailia (qui n’en est pas encore informée). Je crois sincèrement que les actes irréfléchis et extrêmement négligents de cette commissaire ont déconsidéré la CISR en l’exposant à des allégations d’incompétence et en engageant sa responsabilité juridique, une commissaire pour qui des questions comme la confidentialité semblent être insignifiantes.

[caractères gras dans l’original]

[15]           Dans une lettre datée du 13 juin 2014, l’avocate a formellement intenté une requête pour que la commissaire se récuse de l’audience et pour qu’une nouvelle audience soit fixée sans délai. Voici ce qu’elle a écrit :

[traduction] Comme je l’ai déjà indiqué, mon client a perdu toute confiance en cette commissaire, à cause de sa conduite. De plus, comme la présidente de l’audience a été informée que mon client et moi-même nous sommes plaints d’elle, l’idée de comparaître à nouveau devant la commissaire visée par ma plainte le rend extrêmement nerveux. Il est très nerveux et stressé.

[…]

Il est raisonnable de présumer que la commissaire reprendra l’audition de l’affaire avec mon client, en sachant très bien que lui et son avocate se sont plaints formellement à son sujet et que son avocate demande à ce que sa conduite fasse l’objet d’une enquête et que des mesures soient prises. Il existe une crainte de partialité et je demande pour cette raison à ce que la commissaire se récuse de la reprise et qu’une nouvelle audience soit fixée avec un autre commissaire.

[16]           Dans une décision datée du 23 juin 2014, la présidente de l’audience a rejeté la requête en récusation du demandeur. Elle a écrit :

[traduction] La divulgation de documents, commise tout à fait par inadvertance, n’a aucune incidence sur l’opinion du tribunal concernant la demande d’asile ou le demandeur d’asile. Pour cette raison, la demande est refusée.

Quant à l’observation selon laquelle le fait que la commissaire sait qu’une plainte a été déposée contre elle et que l’avocate demande que sa conduite fasse l’objet d’une enquête et que des mesures soient prises soulève une crainte de partialité, cet argument doit également être écarté. Si l’avocate parvenait à établir une partialité sur ce fondement, elle pourrait « créer » une crainte raisonnable de partialité en remplissant simplement un formulaire de plainte contre n’importe quel commissaire dans n’importe quelle audience. Pour ce motif, la demande est également refusée.

[17]           La commissaire a publié ses motifs et la décision cinq jours après le deuxième jour d’audience. Comme je l’ai déjà noté, la demande d’asile a été refusée en raison de la crédibilité du demandeur. Plus précisément, la commissaire a tiré les conclusions suivantes :

  • Le demandeur n’a pas indiqué la date exacte à laquelle l’enlèvement de son fils a eu lieu;
  • Le récit du demandeur concernant la raison pour laquelle il est allé à l’hôpital et non à la police tout de suite après l’enlèvement n’était pas crédible;
  • Il est facile de se procurer des documents frauduleux au Pakistan;
  • Monsieur Merchant n’était pas nommé dans le rapport de police;
  • Il y avait des contradictions entre le rapport de police et le témoignage du demandeur;
  • Le rapport ne mentionne pas le décès du fils;
  • Un acte de naissance a été obtenu après le premier jour d’audience, mais le document comportait des erreurs et des irrégularités;
  • Le dossier d’hôpital de l’épouse du demandeur comportait des irrégularités. Par exemple, le mot « clavicle » [clavicule] était orthographié « calvicle », et des parties du rapport contredisaient le témoignage du demandeur;
  • Le certificat de décès du fils ne correspondait pas à d’autres certificats de décès versés en preuve et comportait aussi des erreurs orthographiques et typographiques;
  • Le demandeur a prétendu ignorer où était enterré son fils, alors que ce renseignement était indiqué dans le certificat de décès;
  • La SPR a pris acte du rapport psychiatrique du demandeur, mais a estimé qu’il ne dissipait pas les préoccupations en matière de crédibilité.

Questions en litige

[18]           Deux questions doivent être examinées : existait-il une crainte raisonnable de partialité qui obligeait la commissaire à se récuser? Et la décision était-elle déraisonnable sur le fond?

Analyse

A.                Crainte raisonnable de partialité

[19]           La question de savoir s’il existait une crainte raisonnable de partialité est une question de droit soumise à la norme de la décision correcte : Kanto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1049.

[20]           Le droit concernant la crainte raisonnable de partialité a récemment été examiné par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25. La Cour suprême du Canada a ainsi réitéré aux paragraphes 20 et 24 le critère qu’elle avait déjà établi :

[...] à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? [Renvoi omis; Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394, le juge de Grandpré (dissident)]

[…]

Pour que la décision soit acceptée, les parties doivent avoir la certitude que le juge n’est pas incité par des considérations non pertinentes à favoriser une partie plutôt que l’autre » : « The Limits to Judges’ Free Speech: A Comment on the Report of the Committee of Investigation into the Conduct of the Hon. Mr Justice Berger » (1984), 29 McGill L. J. 369, p. 389.

[21]           Il existe une forte présomption en faveur de l’impartialité judiciaire, qui est difficile à réfuter; par conséquent, le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité exige « une réelle probabilité de partialité » : voir Arsenault-Cameron c Île-du-Prince-Édouard, [1999] 3 RCS 851, au paragraphe 2.

[22]           En l’espèce, en plus des événements relatés entourant la divulgation du document et du dépôt d’une plainte contre la commissaire, le demandeur affirme que la conduite de cette dernière durant l’audience, son usage sélectif de la preuve documentaire, son examen microscopique des incohérences et sa conclusion selon laquelle la demande d’asile était manifestement infondée étayent tous l’argument selon lequel il existe une crainte raisonnable de partialité de la part de la commissaire.

[23]           La jurisprudence indique clairement que pour déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité, il faut analyser attentivement et rigoureusement le déroulement de toute l’instance. Le dossier doit être examiné dans son intégralité pour déterminer si l’effet cumulatif des écarts et des irrégularités fait naître une crainte de partialité.

[24]           Dans ses observations, l’avocate a soutenu qu’une lecture de la transcription et de la décision porte à croire que la commissaire était partiale et qu’elle n’a pas apprécié la preuve dont elle disposait avec un esprit ouvert.

[25]           J’ai attentivement lu la transcription de l’audience et je ne saurais conclure qu’elle suscite, de même que la décision qu’elle a rendue, une crainte raisonnable de partialité de la part de la commissaire. Durant le premier jour d’audience, et avant la divulgation de l’exposé circonstancié de la sœur du demandeur, la commissaire a diligemment questionné M. Ali sur divers sujets dont il se sert à présent pour étayer son argument. Ces sujets étaient notamment les suivants :

         L’absence de l’acte de naissance du fils décédé;

         La différence entre le fait de rapporter que l’attaque est survenue le lendemain et « quelques jours » après dans le fondement de la demande d’asile [FDA];

         Le fait que d’autres paragraphes du FDA ont été modifiés, mais non cette mention des « quelques jours »;

         La raison pour laquelle il n’est pas allé voir immédiatement la police pour signaler l’enlèvement;

         Le fait qu’il a témoigné que les intrus avaient une arme de poing alors que d’après le rapport de police, il s’agissait d’une arme automatique;

         Les disparités entre son témoignage et le rapport de police quant à la date à laquelle il a signalé l’agression et l’enlèvement;

         Le rapport de police ne nomme pas M. Merchant comme l’instigateur soupçonné de l’enlèvement et de l’agression;

         Les disparités de dates dans les documents traduits.

[26]           Le fait que bon nombre de ces éléments ont servi à appuyer la conclusion portant que M. Ali n’était pas crédible et que certains des documents soumis étaient frauduleux ne peut étayer une allégation de partialité s’il n’est pas établi que les conclusions de la commissaire à cet égard étaient sans fondement. Bien que celles-ci puissent être déraisonnables, comme le fait valoir M. Ali, elles ne trahissent aucune partialité de la part de la commissaire, selon la Cour.

B.                 Caractère raisonnable de la décision

[27]           De l’avis de la Cour, la commissaire a analysé l’ensemble de la preuve d’une manière déraisonnable, et la décision doit être annulée pour cette raison. La commissaire a disséqué la preuve au microscope et semble l’avoir fait en supposant qu’elle était frauduleuse, plutôt qu’en gardant l’esprit ouvert quant à sa véracité. Elle n’a pas examiné la preuve à l’appui de la demande d’asile de M. Ali. Elle conclut à une invraisemblance en tenant compte de ce qu’elle aurait fait, mais n’envisage pas la situation du point de vue d’un ismaélien au Pakistan.

[28]           La commissaire n’a pas analysé raisonnablement les exposés circonstanciés fournis par les frères et sœurs de M. Ali et qui semblent concerner sur le fond la persécution dont il se dit victime. Elle déclare plutôt que, même si elle aurait pu effectuer un tel exercice, « [ces documents] ne sont pertinents que de manière accessoire par rapport aux allégations du demandeur d’asile et au risque auquel il est personnellement exposé ». Plus précisément, elle ne s’est pas demandé comment trois autres tribunaux avaient pu accepter les demandes d’asile de trois parents de M. Ali sur la base de leur persécution par M. Merchant, alors qu’elle refuse la sienne même s’il alléguait le même risque.

[29]           La commissaire critique les lacunes du rapport de police et les écarts mineurs par rapport au témoignage du demandeur, sans les considérer à la lumière de la preuve objective concernant la médiocrité du travail policier au Pakistan. Elle semble avoir abordé l’examen en estimant que le rapport de police devait être précis et exact, alors que la preuve documentaire concernant la situation au pays montre que c’est rarement le cas.

[30]           La commissaire tire des conclusions en matière de plausibilité dans des cas qui sont loin d’être évidents. Par exemple, elle juge invraisemblable que M. Ali soit d’abord allé à l’hôpital avec son épouse après l’attaque, au lieu de se rendre à la police pour signaler l’agression et l’enlèvement. Elle n’a pas dûment tenu compte du témoignage de M. Ali selon lequel il aurait eu à attendre des heures au poste de police parce qu’il était ismaélien (et c’est effectivement ce qui s’est passé lorsqu’il y est allé ensuite pour signaler l’enlèvement). Elle a également ignoré le fait que son épouse avait été si gravement blessée durant l’attaque qu’elle a été hospitalisée pendant trois jours. Je conviens avec M. Ali que la commissaire a examiné son exposé circonstancié et son explication des événements sans la moindre sensibilité culturelle. Elle a imposé à tort son point de vue occidental sur les faits. Quoi qu’il en soit, les gens réagissent différemment dans des situations stressantes, et je ne suis pas du tout sûr que dans les circonstances qui ont été décrites, il serait invraisemblable qu’un Canadien ne cherche pas d’abord à obtenir des soins médicaux.

[31]           La commissaire s’est attardée déraisonnablement sur des erreurs superficielles de grammaire et d’orthographe pour discréditer les documents. Par exemple, elle indique que le mot « clavicle » [clavicule] a été orthographié « calvicle », que celui de « stitches » [points de suture] a été écrit « stiches » et que le « demandeur d’asile ne pouvait expliquer ces erreurs [dans les documents] ». D’après elle, ces erreurs « réduis[aient] encore davantage le poids » à accorder aux documents parce que l’en-tête du document était en anglais et avait été rédigé en anglais par un médecin. De l’avis de la Cour, les erreurs typographiques mineures de cette nature, qu’elles figurent dans un rapport médical pakistanais, un jugement de la Cour fédérale, ou même dans les motifs d’un commissaire de la SPR, ne permettent pas raisonnablement de laisser entendre que le document est peut-être frauduleux, comme ç’a été le cas en l’espèce.

[32]           La commissaire a examiné minutieusement la manière dont M. Ali a obtenu l’acte de naissance de son fils, mais sans reconnaître ou se rappeler que la preuve objective montre qu’au Pakistan, de tels certificats sont volontaires et ne sont pas tenus de manière uniforme.

[33]           L’aspect le plus troublant de la décision faisant l’objet du contrôle est que la commissaire n’a pas examiné le risque auquel étaient exposés les ismaéliens au regard de celui auquel est exposée la secte plus importante à laquelle ils appartiennent, les musulmans chiites. Les ismaéliens sont une minorité au sein d’une plus vaste minorité, mais ils se heurtent au même risque en tant que membres d’une religion minoritaire. La commissaire déclare que la « persécution dont les chiites sont victimes diffère de celle à laquelle les ismaéliens sont exposés, bien que ces derniers constituent une sous-secte des chiites. Le tribunal a peu de difficulté à accepter que les chiites traditionnels sont persécutés ». Elle conclut que même si les chiites sont persécutés, les ismaéliens, qui en sont une sous-secte, ne le sont pas, puisqu’elle a conclu que le cartable national de documentation ne contient que deux références à la persécution des ismaéliens au Pakistan. Elle en conclut que « la communauté ismaélienne avait auparavant échappé à la violence fondée sur la religion au Pakistan ».

[34]           Je souscris aux observations du demandeur figurant aux paragraphes 12 à 22 et selon lesquelles les conclusions de la commissaire à cet égard sont déraisonnables parce qu’elles ignorent et n’abordent pas la preuve documentaire à l’effet contraire. Plus précisément, la commissaire ignore les déclarations comme celle-ci, qui figure dans l’article intitulé Pakistan’s Shia genocide 101 [Génocide des chiites au Pakistan - Introduction] : [traduction] « Les organisations militantes antichiites voient tous les chiites simplement comme des chiites et ne se préoccupent pas de savoir à quelle sous-secte ils appartiennent. C’est principalement la foi chiite qui motive leur violence meurtrière. Tous les chiites du Pakistan ont été victimes de persécution. »

[35]           Compte tenu de cette observation, la Cour souscrit à l’observation du demandeur selon laquelle [traduction] « bien que certaines minorités, comme les chiites, reçoivent beaucoup plus d’attention et de couverture médiatique, l’absence de référence spécifique aux ismaéliens n’appuie pas […] l’inférence voulant qu’ils soient épargnés par la persécution ».

[36]           Comme j’ai conclu que la décision était déraisonnable, elle sera annulée et la demande d’asile sera tranchée par un autre commissaire de la SPR. Aucune partie n’a proposé de questions à certifier, et les faits en l’espèce n’en soulèvent pas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision est annulée, que la demande d’asile ou de protection du demandeur sera tranchée par un tribunal différemment constitué et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5766-14

 

INTITULÉ :

KHALID PARVEZ ALI ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Theodora J. K. Oprea

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’Adela Crossley

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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