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Date : 20150702


Dossiers : IMM-7139-13

IMM-3175-14

Référence : 2015 CF 815

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

Dossier : IMM-7139-13

ENTRE :

MOHAMMAD AHSAN ULLAH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM-3175-14

ENTRE :

MOHAMMAD AHSAN ULLAH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La situation personnelle du demandeur appelle à grands cris la compassion. Les agents qui ont les décisions visées par la demande de contrôle judiciaire semblent avoir été tellement influencés par le fait que le demandeur a été jugé inadmissible au Canada qu’ils ont omis de tenir compte convenablement et raisonnablement de la situation personnelle exceptionnelle et tragique du demandeur, qui est paraplégique.

Le contexte

[2]               Le demandeur, Mohammad Ahsan Ullah, est un citoyen du Pakistan. En juin 2001, des membres du Muttahida Qaumi Movement (le Mouvement national uni) ont pénétré dans la maison familiale et lui ont tiré deux balles dans le dos pendant qu’il tentait de s’échapper. À la suite de ses blessures, il est devenu paraplégique et il a perdu toute sensation et toute motricité dans les jambes et le tronc.

[3]               Sa famille, inquiète qu’il ne bénéficie pas de soins de santé adéquats au Pakistan, a rassemblé des fonds et l’a emmené au Canada pour qu’il y reçoive des soins médicaux. Il est entré au Canada le 11 octobre 2001 en vertu d’un permis de séjour temporaire qui lui a été accordé pour des motifs de santé.

[4]               Il a présenté une demande d’asile le 27 décembre 2001. Celle-ci a été rejetée, parce qu’il a été jugé inadmissible au Canada aux termes de l’ancien alinéa 19(1)f) de la précédente Loi sur l’immigration, et interdit de territoire aux termes de l’actuel alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[5]               Après son audience en interdiction de territoire, une mesure d’expulsion a été prise contre lui le 29 novembre 2006. Le 15 novembre 2006, il a demandé au ministre de prendre des mesures spéciales contre son interdiction de territoire en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi. Cette demande de mesures spéciales était toujours en suspens à la date de la plus récente décision qui fait l’objet du présent contrôle.

[6]               Le 18 février 2010, l’évaluation du risque avant le renvoi [ERAR] s’est soldée par une issue défavorable. On lui a accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, et cette dernière a été rejetée le 24 février 2011 : Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 221.

[7]               Une demande de résidence permanente faite à l’intérieur du Canada pour des motifs humanitaires a été reçue le 20 février 2013. Elle a été rejetée par une décision datée du 27 mars 2014; il s’agit de la décision qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans le dossier IMM-3175-14.

[8]               Le demandeur a présenté une demande de report de l’exécution de la mesure de renvoi le 31 octobre 2013, après qu’on lui eut délivré, le 25 octobre 2013, la directive de se présenter à un agent en vue de son renvoi le 17 novembre 2013. Au départ, l’agent d’exécution a refusé la demande de report, mais il a annulé le renvoi et a réexaminé la demande, à la lumière d’une nouvelle preuve médicale qui avait été reçue. Le 14 novembre 2013, on a refusé de reporter le renvoi du demandeur, et son renvoi a été fixé au 24 novembre 2013. C’est cette décision qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans le dossier IMM-7139-13.

[9]               Le 7 novembre 2013, le demandeur a sollicité une ordonnance sursoyant à son renvoi, et ce, [traduction] « jusqu’à ce que des décisions soient rendues quant à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et à sa demande de dispense ministérielle, toutes deux en suspens ». En vertu d’une ordonnance datée du 22 novembre 2013, le juge Mandamin a ordonné que [traduction] « la demande visant le sursis à son renvoi soit accueillie ».

[10]           L’autorisation de contrôle judiciaire a été accordée dans les deux demandes et celles-ci ont été instruites ensemble à Toronto le 12 mai 2015.

La situation personnelle du demandeur

[11]           À la suite des tirs d’arme à feu qui l’ont atteint au dos, le demandeur a été diagnostiqué de paraplégie intégrale. Il a absolument besoin d’un fauteuil roulant et il passe la plupart de son temps alité. Au Canada, le demandeur réside avec son frère Mohammad Amanullah, un citoyen canadien qui vit à Brampton, en Ontario, avec son épouse et leurs trois jeunes garçons.

[12]           C’est son frère et la famille de celui-ci qui prennent soin du demandeur. La maison de son frère a été modifiée de manière à l’adapter à la mobilité du demandeur. Le demandeur utilise un cathéter et il a contracté des plaies de lit, qui exigent des soins quotidiens. Le demandeur emploie un matelas pneumatique spécialisé et il consomme des médicaments contre la douleur.

[13]           Le demandeur peut se déplacer de son lit à son fauteuil pour se rendre à la salle de bains, mais il a besoin de son frère pour prendre une douche ou pour changer les pansements de ses plaies de lit. Le demandeur a reçu un diagnostic de trouble dépressif grave, de trouble d’anxiété généralisée et de trouble de stress post-traumatique.

[14]           Le demandeur a des oncles et des cousins qui résident au Canada et qu’il voit régulièrement. Les autres membres de sa famille immédiate résident à Karachi, au Pakistan.

[15]           Sa mère habite avec son frère cadet dans un appartement situé au quatrième étage qui est accessible seulement par les escaliers, car il n’y a pas d’ascenseur. Elle prend soin de son frère cadet qui a fait l’objet d’un diagnostic de schizophrénie. Elle est maintenant âgée de 63 ans et elle souffre d’hypertension et de diabète. Elle dépend de la pension de son défunt mari et de l’aide de ses frères au Canada et au Royaume-Uni pour payer son loyer et subvenir à ses besoins.

[16]           Sa sœur, son mari et leurs quatre enfants vivent dans un appartement de deux chambres à coucher avec sa belle-mère. Même s’il est situé au rez-de-chaussée, et qu’il peut donc y accéder, le demandeur assure qu’il n’y a pas suffisamment d’espace pour qu’il vive avec eux.

[17]           En plus de ses inquiétudes raisonnables ses arrangements de vie au Pakistan, il a dit craindre de subir un préjudice s’il s’y rendait. Il a produit un affidavit dans lequel il confirme qu’il a subi un caillot sanguin à la jambe gauche quand il est arrivé au Canada, ce qui lui a occasionné une grave enflure et l’a obligé à retarder jusqu’à son rétablissement un traitement qu’il devait recevoir ici.

[18]           Outre l’aide qu’il reçoit de son frère et sa famille à Brampton, il affirme que son oncle de Mississauga et d’autres personnes lui offrent de l’assistance en le conduisant à ses rendez-vous, médicaux ou autres.

Les décisions visées par les demandes de contrôle judiciaire

A.                Le refus de reporter le renvoi

[19]           L’agent d’exécution a reconnu dans la décision que M. Ullah dépend au Canada de son frère et de sa famille élargie, mais il a ajouté qu’il [traduction] « avait vécu la plus grande partie de sa vie au Pakistan ». Cela est juste, mais il est aussi vrai qu’il était non handicapé et autonome lorsqu’il vivait au Pakistan.

[20]           L’agent a également admis la proposition selon laquelle les membres de la famille de M. Ullah au Pakistan ne seraient pas en mesure de l’aider à répondre à [traduction] « ses besoins immédiats ainsi qu’à ses besoins vitaux quotidiens sur le plan physique, médical et personnels essentiels ». Toutefois, l’agent n’a pas retenu cette préoccupation en faisant remarquer qu’ils [traduction] « pourraient être capables d’atténuer la période d’ajustement » [non souligné dans l’original]. L’agent ajoute qu’aucune preuve n’a été produite pour laisser entendre que sa [traduction] « famille élargie ne serait pas capable de l’aider après son retour au Pakistan ».

[21]           À mon avis, les affirmations de l’agent tiennent de la pensée magique. Aucun égard n’a été accordé au fait que M. Ullah a besoin d’aide dès le départ dans sa vie de tous les jours et qu’il n’a, au Pakistan, aucune famille, élargie ou autre, susceptible de lui offrir ces services. L’agent indique qu’il comprend les besoins exceptionnels du demandeur, compte tenu de sa paralysie, et qu’il comprend que ces besoins sont mieux comblés au Canada, mais il omet simplement de prendre en considération comment ces besoins personnels importants peuvent ou pourraient être pris en charge au Pakistan, compte tenu de la preuve dont il avait pris connaissance au sujet de sa situation familiale au Pakistan.

[22]           De plus, l’agent a omis de tenir compte de la preuve relative au caillot sanguin que le demandeur avait subi pendant son voyage au Canada de nombreuses années auparavant. L’agent s’en est remis à l’avis du médecin-chef et il affirme qu’il a constaté que le médecin-chef n’avait pas dit que le demandeur [traduction] « n’était pas en état de voyager par avion ou qu’il n’aurait pas accès aux soins dont il a besoin » au Pakistan. La difficulté à cet égard, c’est que le médecin-chef parle de la condition générale au Pakistan et de la situation générale des paraplégiques. Il ne paraît pas parler du demandeur personnellement. Ce fait est illustré par l’affirmation du médecin-chef voulant que le demandeur [traduction] « a besoin d’aide à la maison », sans reconnaître qu’il n’existe aucune maison où il pourrait aller au Pakistan, sans parler d’un foyer où il pourrait recevoir de l’aide. De plus, même s’il dit avoir lu le dossier médical, il ne mentionne pas du tout la question du caillot sanguin qui s’était déclaré la dernière fois qu’il avait voyagé ni le risque possible pour sa santé si la situation devait se produire à nouveau pendant le vol de retour. Il a plutôt indiqué qu’il recommandait que le demandeur se déplace avec ses médicaments et qu’un [traduction] « mode de transport approprié soit organisé (fauteuil roulant) ».

[23]           Le fait que l’agent d’exécution n’a pas abordé directement le risque que présentait un déplacement par la voie des airs pour le demandeur rend à lui seul la décision déraisonnable. Ce fait, conjugué aux autres préoccupations énumérées ci-dessus, la décision dans son entier ne réussit pas à satisfaire au critère établi.

B.                 La décision défavorable quant à la demande fondée sur motifs humanitaires

[24]           Le critère qu’on doit employer pour rendre une décision sur une demande fondée sur des motifs humanitaires est celui de savoir si le demandeur subirait des difficultés indues ou démesurées s’il devait présenter sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[25]           Dans la décision Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212, au paragraphe 36, le juge Campbell, avec son doigté habituel, a abordé la question des difficultés excessives dans ce contexte en s’exprimant ainsi :

En ce qui concerne la difficulté ayant des répercussions disproportionnées, le décideur doit répondre à la question suivante : si j’étais à la place de cette personne, comment me sentirais-je au moment où s’ouvre la porte de l’avion qui me ramène dans le pays dont je me suis enfui? En l’espèce, la question devient celle-ci : à mon arrivée Éthiopie, comment me sentirais-je en tant que femme appauvrie d’âge moyen, mentalement instable, paralysée par une peur dévorante, qui rentre dans un pays où règne un contexte politique, social et économique punitif et où les soins de santé mentale sont à peu près inexistants, qui se retrouve sans le soutien de sa famille ou de son mari, sans travail, sans possibilité d’obtenir un emploi utile, sans foyer et, en définitive, sans avenir? Une compassion sincère pousserait le décideur à ne pas laisser la demanderesse faire le premier pas. Rien n’indique en l’espèce qu’une analyse crédible a été faite pour voir si les répercussions étaient démesurées.

[26]           Dans le contexte de l’espèce, l’agent aurait dû se demander comment il se serait senti s’il avait été un homme paraplégique en fauteuil roulant qui était atteint d’un état de stress post‑traumatique et qui arriverait au Pakistan sans endroit où vivre, sans famille pour subvenir à ses besoins quotidiens comme le bain et le traitement des plaies de lit, sans revenu, sans perspective d’emploi et dénué de la capacité de prendre soin de lui-même?

[27]           Dans la présente affaire, l’omission de l’agent de traiter des effets, sur le demandeur, de l’absence de soins et d’aide de sa famille au Pakistan, et du risque sur sa santé que pourrait entraîner l’obligation de voyager au Pakistan, sont suffisants à eux seuls pour conclure que la décision est déraisonnable et que la demande du demandeur doit être réexaminée par un autre agent.

[28]           Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que les deux demandes sont accueillies; la demande d’exemption pour permettre au demandeur de demander la résidence permanente et la demande de sursis administratif de la mesure de renvoi seront déterminées par des agents différents. Aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7139-13

 

INTITULÉ :

MOHAMMAD AHSAN ULLAH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

DOSSIER :

IMM-3175-14

INTITULÉ :

MOHAMMAD AHSAN ULLAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MAI 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR Le demandeur

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUr Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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