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Date : 20150618


Dossier : T-1548-06

Référence : 2015 CF 721

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 juin 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ADIR

et

SERVIER CANADA INC.

demanderesses

et

APOTEX INC.

et

APOTEX PHARMACHEM INC.

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 8 juin 2015)

I.                   Aperçu

[1]               Le 2 juillet 2008, à l’issue de l’étape du procès devant la Cour consacrée à l’analyse de la responsabilité, ma collègue, la juge Snider, a fait droit à la demande des demanderesses contre les défenderesses; elle a conclu que ces dernières avaient contrefait les revendications 1, 2, 3 et 5 du brevet canadien no 1341196 d’ADIR [le brevet 196] par la fabrication, la vente et l’offre de vente ainsi que par le commerce au Canada de produits contenant du périndopril. Elle a également conclu que les demanderesses avaient le droit de choisir soit la restitution des bénéfices des défenderesses, soit les dommages subis en raison des activités constituant une contrefaçon (Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2008 CF 825 [le jugement relatif à la responsabilité]). Le jugement relatif à la responsabilité a été confirmé par la Cour d’appel fédérale (2009 CAF 222) et l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée.

[2]               Les demanderesses ont opté pour la restitution des bénéfices des défenderesses; une audience supplémentaire d’une durée de dix-sept jours a donc eu lieu devant moi, au cours de laquelle j’ai entendu seize témoins ordinaires et six témoins experts. Les présents motifs du jugement portent sur les éléments de preuve produits ainsi que sur les arguments des parties qui se rapportent à l’étape du procès consacrée à l’analyse de la réparation.

[3]               Pour la recherche de la part des bénéfices des contrefacteurs qui sont directement attribuables à l’invention (Monsanto Canada Inc. c Schmeiser, 2004 CSC 34 [Schmeiser], au paragraphe 101), il incombe aux demanderesses d’établir les revenus que les défenderesses ont tirés de la vente des produits contrefaisants, tandis que ces dernières sont tenues d’établir les coûts qui ont été engagés pour produire et vendre ces produits, de même que toute répartition nécessaire dans les circonstances. Les bénéfices à restituer seront la différence entre les revenus bruts des défenderesses et leurs dépenses courantes et en capital qui sont directement attribuables à la contrefaçon (Monsanto Canada Inc. c Rivett, 2009 CF 317 [Rivett CF], conf. par 2010 CAF 207 [Rivett CAF].

[4]               Les présents motifs traiteront en détail du concept de la causalité, car il fait ressortir deux des arguments que les défenderesses invoquent. Celles-ci soutiennent que : (i) il y a lieu de séparer une part de leurs revenus, car une partie du prix de vente a été payé au titre d’une indemnité pour non-contrefaçon de brevet et de services juridiques offerts à des sociétés affiliées au Royaume-Uni [R.-U.] et en Australie, et (ii) elles disposaient de solutions de substitution non contrefaisantes [SSNC], justifiant ainsi l’application de la méthode du « profit différentiel » que la Cour suprême, dans l’arrêt Schmeiser, a considérée comme le meilleur moyen de restituer des bénéfices – les défenderesses sont donc d’avis que les bénéfices à restituer sont nettement réduits, même à zéro.

[5]               Comme les parties ne s’entendent pas sur l’interprétation et l’application de l’arrêt Schmeiser en l’espèce, un examen de la jurisprudence antérieure et postérieure à cet arrêt s’impose.

II.                Les faits et les instances applicables

Remarques générales

[6]               Pour connaître les parties et les antécédents factuels complets de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ECA), des inhibiteurs de l’ECA en général et du périndopril en particulier, le lecteur est prié de consulter la section III du jugement relatif à la responsabilité de la juge Snider.

[7]               Il a aussi été conclu dans le jugement relatif à la responsabilité et analysé en détail devant moi qu’Apotex Pharmachem Inc. [Pharmachem] a fabriqué une grande quantité d’un ingrédient pharmaceutique actif [IPA] appelé périndopril, en vrac, qu’elle a vendu à Apotex Inc. [Apotex] dès le mois d’avril 2004 et à Apotex Netherland B.V. vers le 27 juin 2008. En tant que formulatrice, Apotex s’est servie de l’IPA – le périndopril – pour fabriquer et vendre des comprimés de périndopril erbumine en doses de 8 mg destinés au marché canadien et, pour les ventes à l’exportation, à ses sociétés affiliées présentes au R.‑U., en Australie et aux Pays‑Bas, elle a fabriqué des comprimés de périndopril erbumine en doses de 2 mg, de 4 mg et de 8 mg, ainsi que des comprimés contenant une combinaison de périndopril erbumine et d’indapamide [le produit mixte].

[8]               Apotex et Pharmachem sont des sociétés privées membres du groupe de sociétés Apotex. Elles sont détenues par Apotex Pharmachem Holdings Inc. [APHI], elle-même détenue par Apotex Holdings Inc. [AHI]. AHI détient également Apotex International Inc. – la société mère des entités de vente à l’étranger du groupe. Srini Pharmaceuticals Ltd [Srini], Apotex Pharmachem India Pvt. Ltd. [APIPL] et Apotex Research Pvt Ltd (India) [ARPL], des entités de fabrication, sont détenues, en totalité ou en partie, par APHI. AHI est à son tour détenue par Sherfam Inc., qui détient également Signa S.A. de C.V. [Signa]. [Expurgé]. À l’exception de Srini, dans laquelle APHI n’a qu’une participation [expurgé], M. Sherman contrôle, directement ou indirectement, la totalité des entités du groupe.

Le groupe de sociétés Apotex

[9]               Le groupe de sociétés Apotex a connu une croissance marquée, qui a commencé au début des années 2000. Voici une liste des ajouts qui sont pertinents pour les présents motifs :

                     en 2002, APHI a formé une coentreprise ([expurgé] avec M. T.C. Reddy) qui détient Srini, une société indienne qui s’occupe principalement de la production, du contrôle de la qualité, de l’empaquetage et de la distribution d’IPA et de molécules intermédiaires (pièce P‑24);

                     ARPL et APIPL ont été constituées en société par APHI en juin 2003. Il s’agit dans les deux cas de sociétés indiennes. ARPL s’occupe principalement de formuler, de distribuer et de vendre des produits médicamenteux finis. Ses installations ont été construites en 2004 et mises en service en décembre 2004. APIPL fabrique et vend des IPA pour les marchés d’exportation. Ses installations ont été construites entre 2003 et 2005, et mises en service en mars 2005;

                     en 2004, Apotex International Inc. a fait l’acquisition de Katwijk Farma B.V., une société établie aux Pays-Bas qui s’occupait de la formulation, de la distribution et de la vente de produits médicamenteux finis en Europe. Elle a changé de nom pour celui d’Apotex Nederland B.V. [Katwijk] en 2008;

                     en 2004 aussi, Apotex International Inc. a fait l’acquisition de GenRx Pty Ltd., une société établie en Australie qui s’occupait de la distribution et de la vente de produits médicamenteux sur le marché australien. Elle a par la suite changé de nom pour celui d’Apotex Pty. Ltd. [GenRx];

                     en 2006, Apotex International Inc. a constitué en société Apotex U.K. Ltd. [Apotex UK] en vue de la distribution et de la vente de produits médicamenteux sur le marché du R.-U.;

                     Apotex Europe B.V. est également détenue indirectement par Apotex International Inc. et agit comme centre de réglementation des activités du groupe de sociétés Apotex en Europe. Elle détient les autorisations de commercialisation européennes concernant la mise en marché et la distribution des produits d’Apotex au sein de l’Union européenne;

                     Enfin, en septembre 2011, APHI a fait l’acquisition de Signa, une société mexicaine qui, depuis 1965, s’occupe de la production, du contrôle de la qualité, de l’empaquetage et de la distribution d’IPA et de molécules intermédiaires.

La production et la vente du périndopril par Apotex et Pharmachem

[10]           Monsieur Sherman a déclaré que sa stratégie de développement commercial repose sur l’identification de nouveaux produits ayant un fort potentiel de rentabilité et sur le fait d’être le premier fabricant de produits génériques sur le marché de ces produits. Il a indiqué que le périndopril était une cible rentable à la fin des années 1990 et, entre l’année 1999 et le mois de décembre 2003, des chimistes de Pharmachem ont mené des travaux complets de recherche et de développement [R‑D] et de synthèse concernant cet IPA. Le premier lot commercial de périndopril de Pharmachem a été prêt en mars 2004; il a été vendu à Apotex en avril 2004 et livré en juin 2004.

[11]           Entre 2004 et 2008, Pharmachem a produit 16,9 kilogrammes de périndopril arginine, qu’elle a vendus en août 2009 à ARPL. Toujours entre 2004 et 2008, Pharmachem a produit 1 877,1 kilogrammes de périndopril erbumine, dont :

a)                  1 007,4 kilogrammes ont été vendus et expédiés à Apotex;

b)                  869,4 kilogrammes ont été vendus à Katwijk et expédiés aux Pays-Bas le 27 juin et le 7 juillet 2008;

c)                  0,1 kilogramme a été vendu à des tiers.

[12]           Avec le périndopril (IPA) acheté de Pharmachem, Apotex a d’abord procédé à ses essais et à ses études et a fabriqué, à des fins de présentation et de réglementation, son lot de formes posologiques ou de comprimés finis de périndopril (appelé ultérieurement « Apo-périndopril »), au cours du mois de juin 2004. Elle a entrepris ses études de stabilité le 18 juin 2004 et a procédé à des études de bioéquivalence pour le marché britannique entre les mois de juillet et de novembre 2004, de même que pour le marché australien entre les mois d’avril et de juillet 2005.

[13]           Le 1er février 2007, Apotex a obtenu un avis de conformité de Santé Canada pour ses comprimés de périndopril en doses de 8 mg et elle a commencé à les vendre sur le marché canadien le 6 mars 2007. Avant que la juge Snider rende en juillet 2008 son injonction permanente dans le cadre du jugement relatif à la responsabilité, Apotex avait vendu 10,1 millions de comprimés de périndopril au Canada.

[14]           De plus, Apotex a réalisé les ventes à l’exportation qui suivent :

a)                  de juillet 2006 à juillet 2007, 125,5 millions de comprimés de périndopril en doses de 2 mg, de 4 mg et de 8 mg ont été vendus à Apotex UK (comme nous le verrons plus loin, une injonction prononcée par la Haute Cour de justice du R.-U. a été en vigueur d’août 2006 à juillet 2007, interdisant à Apotex et à Apotex UK de vendre du périndopril sur le marché britannique);

b)                  de mars 2007 à juillet 2008, 40,7 millions de comprimés en doses de 2 mg, de 4 mg et de 8 mg de périndopril et du produit mixte ont été vendus à GenRx;

c)                  du 26 février 2008 à juillet 2008, 19,7 millions de comprimés de périndopril ont été vendus à Katwijk;

d)                 de petites quantités de comprimés de périndopril ont été vendues à la société affiliée d’Apotex en République tchèque, ainsi qu’à un tiers au Danemark, connu sous le nom d’Orifarm Supply A/S.

III.             Les questions en litige

[15]           Les parties ont fait plusieurs admissions et remis à la Cour des tableaux contenant des montants déterminés, au sujet des ventes au Canada et à l’exportation d’Apotex [tableau 3] et au sujet des ventes au Canada et à l’exportation de Pharmachem [tableau 4], respectivement. En prenant en considération ces chiffres, les questions et sous-questions qui se posent sont les suivantes :

a)                  Quels revenus les défenderesses ont-elles tirés des ventes de produits de périndopril?

-                      Les défenderesses peuvent-elles séparer leurs revenus?

-                      Dans l’affirmative, ont-elles produit une preuve suffisante du montant des revenus qu’il faudrait ainsi séparer?

b)                  Quels sont les coûts qu’il est possible de soustraire des revenus des défenderesses? (La méthode du coût de revient par opposition à la méthode des coûts supplémentaires)

c)                  Quels bénéfices les défenderesses ont-elles tirés des ventes de produits de périndopril?

-                      La méthode du profit différentiel s’applique-t-elle en l’espèce?

-                      Les défenderesses disposaient-elles de SSNC?

d)                 Quel est le produit que les défenderesses ont tiré des bénéfices?

IV.             L’analyse

Les revenus des défenderesses tirés des ventes de produits de périndopril

[16]           Les parties ont précisé que les revenus qu’Apotex a tirés des ventes effectuées au Canada s’élèvent à [expurgé] et que les revenus qu’elle a tirés de ses ventes à l’exportation s’élèvent à [expurgé], soit un montant total de 68 375 000 $. Elles conviennent que [expurgé] doit être soustrait des ventes au Canada d’Apotex afin de prendre en compte les ristournes et les escomptes et que [expurgé] doit être soustrait de ses ventes à l’exportation afin de prendre en compte le prix de transfert de ses ventes à Apotex UK et à GenRx (conformément aux ententes de prix de transfert dont il sera question plus loin). Cependant, les demanderesses contestent le droit des défenderesses de séparer et de soustraire du montant convenu de 43 326 000 $ (59 714 000 $ moins 16 388 000 $) une somme supplémentaire de 22 024 374 $ qu’Apotex UK (19 916 211 $) et GenRx (2 108 163 $) auraient payée à l’égard des services d’indemnisation et des services juridiques pour non-contrefaçon de brevet qui étaient prévus dans leur entente de prix de transfert respective conclue avec Apotex (pièce D‑50, figure 1 de l’addenda au rapport d’expert de Howard N. Rosen, daté du 12 septembre 2014).

[17]           Par conséquent, les demanderesses soutiennent que le montant total des revenus nets qu’Apotex a tirés de la vente de l’Apo-périndopril s’élève à 51 379 000 $, tandis que les défenderesses estiment que le total est de 29 354 626 $.

[18]           Les revenus de Pharmachem ne suscitent aucun différend de cette nature, car ses ventes à l’exportation n’étaient pas régies par une entente de prix de transfert. Les revenus que Pharmachem a tirés de ses ventes au Canada ont totalisé [expurgé], tandis que ses ventes à l’exportation se sont élevées à [expurgé], ce qui donne un montant total de 13 080 000 $.

1)                  La séparation des revenus d’Apotex

[19]           Ce premier point de litige entre les parties a pris naissance au moment où les défenderesses ont présenté une requête en vue de déposer deux addendas au rapport d’expert de M. Howard N. Rosen produit dans le cadre de la preuve principale, requête à laquelle j’ai fait droit moins d’un mois avant le début de l’audience.

[20]           Monsieur Rosen a été entendu au procès à titre de témoin expert. Ce comptable agréé a une expertise particulière notamment dans l’évaluation d’éléments de propriété intellectuelle et dans la quantification des pertes et la comptabilisation des bénéfices dans les différends en matière de propriété intellectuelle et les litiges de nature commerciale.

[21]           Dans son rapport déposé dans le cadre de la preuve principale, M. Rosen, après avoir reconnu le principe fondamental selon lequel seuls les bénéfices dont on peut établir qu’ils sont directement attribuables à la contrefaçon doivent être restitués, calcule les bénéfices découlant des revenus qu’Apotex a tirés des ventes du périndopril en [traduction« examinant et résumant un compte rendu détaillé des documents de facturation d’Apotex, obtenus du système SAP de la société ». Il évalue donc que les revenus bruts qu’Apotex a tirés de la vente du périndopril totalisent 68 375 205 $ (d’où le montant déterminé de 68 375 000 $), montant dont il ne soustrait que le redressement du prix de transfert ainsi que les ristournes et les escomptes pour arriver à des revenus de ventes nets de 51 379 000 $ (pièce D‑49, rapport d’expert de Howard N. Rosen – Périndopril, daté du 30 mai 2014, sections 4.2 et 4.18 et annexe 4; pièce P‑4, Sommaire des ventes du périndopril, et pages 635 et 636 de la transcription de l’audience).

[22]           Dans un premier addenda daté du 12 septembre 2014 (pièce D‑50), M. Rosen explique qu’en examinant le rapport daté du 15 août 2014 de M. Ross Hamilton (pièce P‑110), il est tombé sur quelques clauses des ententes de prix de transfert qu’Apotex avait conclues avec Apotex UK et GenRx qui font une distinction entre le prix d’un [traduction] « produit visé par une contestation relative au brevet » et le prix d’un [traduction] « produit non visé par une contestation relative au brevet ». Étant donné que son interprétation de ces clauses a une incidence importante sur la manière dont il calcule les revenus bruts d’Apotex qui entrent dans le calcul de ses bénéfices, et comme il estimait qu’une partie des revenus bruts analysés dans son rapport du 30 mai 2014 s’appliquait à quelque chose d’autre que le produit contrefaisant lui‑même, il a jugé qu’il était de son devoir d’en aviser les avocats des défenderesses et de déposer ce premier addenda.

[23]           Son second addenda, daté du 23 septembre 2014 (pièce D‑51), répartit également la partie des revenus bruts d’Apotex qu’il attribue à des services non liés à une contrefaçon de brevet, mais dans le contexte des différents scénarios de SSNC que nous verrons plus loin. Il n’en sera donc pas expressément question dans la présente section.

[24]           En résumé, M. Rosen suggère que l’on soustraie une somme additionnelle de 22 024 374 $ des revenus bruts qu’Apotex a tirés de ses ventes à l’exportation à Apotex UK (19 916 211 $) et à GenRx (2 108 163 $), car cette somme a été payée au titre d’une indemnité offerte par Apotex à ses sociétés affiliées, et de son engagement à payer et à diriger la défense ou la demande, dans le cas d’une contestation relative à un brevet, engagée par Apotex ou à l’encontre de ses sociétés affiliées, sur les territoires respectifs de ces dernières.

[25]           En réponse, les demanderesses ont déposé le rapport de M. Ross Hamilton, daté du 11 novembre 2014 (pièce P‑112); ce document porte en particulier sur la séparation ou la répartition que M. Rosen avait suggérée. Monsieur Hamilton est lui aussi un comptable agréé qualifié ayant une expertise dans la quantification des pertes et la comptabilisation des bénéfices dans les différends en matière de propriété intellectuelle et les litiges de nature commerciale, y compris, plus précisément, au sein du marché pharmaceutique.

[26]           Les défenderesses soutiennent qu’il est bien établi en droit qu’une restitution de bénéfices par suite de la contrefaçon d’un brevet se limite aux revenus générés par la vente du bien contrefaisant. À ce titre, elles font valoir qu’une interprétation appropriée des ententes de prix de transfert devrait amener la Cour à conclure qu’une part importante du prix qu’ont payé Apotex UK et GenRx n’était pas liée au périndopril contrefaisant. Le prix a plutôt été payé en raison du risque accru de litiges au Royaume-Uni et en Australie qui accompagne la vente du produit. C’est donc dire, selon les observations des défenderesses, que ces ententes délimitent la relation entre les parties, qui déborde le cadre de la simple vente du périndopril. Il ressort des ententes qu’une contrepartie supérieure était à payer dans certaines circonstances à Apotex, en raison du risque important que celle-ci soit appelée à verser son indemnité et que les paiements correspondants soient élevés si elle était contrainte de fournir des services juridiques.

[27]           Apotex croyait qu’il y avait un risque que les sociétés mères des demanderesses au Royaume-Uni et en Australie intentent une action en contrefaçon; dans ces pays, Apotex a demandé un prix plus élevé pour la vente du périndopril en échange de l’acceptation d’indemniser ses propres sociétés affiliées visées par les procès en plus de contrôler et de payer l’ensemble des litiges connexes.

[28]           Les demanderesses soutiennent qu’une répartition ne s’applique pas en l’espèce, car la totalité du périndopril qu’Apotex a vendu contrefait le brevet 196; n’eût été de la contrefaçon de ce dernier, Apotex n’aurait reçu aucun revenu. Citant les décisions et les arrêts suivants de la Cour : Beloit Canada Ltd c Valmet Oy, [1994] ACF 733, au paragraphe 77 [Beloit CF], inf. pour d’autres motifs; [1995] ACF 733 [Beloit CAF]; Lubrizol Corp. c Imperial Oil Ltd, [1994] ACF 1441 [Lubrizol CF]; [1996] 3 CF 40 [Lubrizol CAF], aux paragraphes 9, 10 et 15, et Varco Canada Limited c Pason Systems Corp., 2013 CF 750 [Varco], au paragraphe 422, les demanderesses soutiennent qu’il n’y a lieu d’ordonner une répartition que dans les cas où une partie des bénéfices est attribuable à des caractéristiques non contrefaisantes du produit vendu par le contrefacteur.

[29]           Comme nous le verrons plus en détail dans la section suivante, qui porte sur les présumées SSNC des défenderesses, la nécessité de répartir les revenus ou les bénéfices du contrefacteur ou d’appliquer la méthode du « profit différentiel » dépend des faits qui sont propres à chaque affaire et oblige à analyser la totalité des éléments de preuve. Selon moi, le concept de la répartition n’est guère plus qu’une reformulation du principe selon lequel seuls doivent être restitués les bénéfices qui sont directement attribuables à l’invention. Comme il s’agit là d’une question de fait, il est possible d’imaginer des situations dans lesquelles une part des bénéfices n’est pas forcément attribuable à des caractéristiques non contrefaisantes du produit vendu, mais à des services non contrefaisants vendus avec le produit ou fournis au moment de la vente de celui-ci.

[30]           En l’espèce, je conviens avec les défenderesses, par principe, que la fourniture de services juridiques étrangers et d’une indemnité pour responsabilité en vertu de brevets étrangers ne constitue pas une contrefaçon du brevet 196. Par conséquent, j’estime que s’il est prouvé qu’une partie du prix qu’Apotex UK et GenRx ont payé se rapporte à ces services, il s’ensuit que les revenus doivent être répartis ou séparés d’une manière conséquente, de façon à respecter la simple « conception normale du lien de causalité » ou la méthode du « profit différentiel » (en l’occurrence, les revenus bruts) (Schmeiser, aux paragraphes 101 et 102). La question consiste donc à savoir si les défenderesses ont fourni des éléments suffisants pour prouver qu’une partie du prix payé s’appliquait bel et bien à des services non contrefaisants et à une indemnité.

2)                  La preuve présentée par les défenderesses

[31]           Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’interpréter les ententes de prix de transfert conclues entre Apotex et Apotex UK et GenRx, respectivement. Les deux experts ont fait part de leur propre interprétation de ces ententes, mais c’est plutôt à la Cour que revient cette tâche. Par conséquent, elle n’a pris en considération les rapports et les témoignages des deux experts sur la  question que dans la mesure où ils se rapportent à leur champ d’expertise.

[32]           Un sommaire des ententes de prix de transfert a été déposé en tant que pièce D‑1. De plus, la Cour a entendu le témoignage de M. Jeffrey Adams, qui occupait le poste de directeur, Finances internationales et Développement de l’entreprise chez Apotex à l’époque de la rédaction des ententes. Ce dernier a également signé les ententes de prix de transfert conclues avec les sociétés affiliées.

[33]           Monsieur Adam a déclaré qu’étant donné que ces ventes à l’exportation étaient faites à des entités liées, les ententes de prix de transfert ont été conclues dans le but de se conformer aux exigences des autorités fiscales canadiennes et étrangères, aux exigences des vérificateurs des parties ainsi qu’à celles des Principes applicables en matière de prix de transfert de l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE]. Pour répondre aux exigences des Principes de l’OCDE, les opérations doivent satisfaire au critère de l’absence de lien de dépendance.

[34]           Dans le mémoire sur les ententes de prix de transfert figurent les documents suivants :

a)                  onglet A : une entente conclue entre Apotex et Apotex UK Limited, datée du 1er mai 2006 [EPT R.-U.-Périndopril];

b)                  onglet B : une entente conclue entre Apotex Inc. et GenRx Pty. Limited, datée du 1er mai 2006 [EPT GenRx-Périndopril];

c)                  onglet C : une entente conclue entre Apotex Inc. et GenRx Pty Limited, datée du 1er janvier 2007 [EPT GenRx-Produit mixte];

d)                 onglet D : une entente conclue entre Apotex Inc. et GenRx Pty Ltd., datée du 10 juillet 2007 [EPT GenRx-Générale];

e)                  onglet E : une entente conclue entre Apotex Inc. et Katwijk Pharma B.V., datée du 22 août 2007 [EPT Katwijk-Générale].

[35]           Monsieur Adams a reconnu que ces ententes ont toutes été signées au cours du mois de juillet 2007, même si certaines portent une date antérieure.

[36]           L’EPT R.-U.-Périndopril (pièce D‑1, onglet A) est une entente de prix de transfert portant sur un produit précis. Dans un préambule, les parties reconnaissent que le périndopril est une version générique d’un produit que les demanderesses ont mis au point et que, dans ce contexte, il est envisagé que ces dernières peuvent contester leur droit de fabriquer, de commercialiser ou de vendre le périndopril au R.-U.

[37]           L’article premier de l’EPT R.-U.-Périndopril est intitulé [traduction] « Indemnisation »; il dispose qu’Apotex s’engage à indemniser Apotex UK et à l’exonérer de toute responsabilité contre toute action que les demanderesses ou un tiers quelconque peuvent engager, dans la mesure où cette action est fondée sur la présumée contrefaçon du brevet des demanderesses ou de n’importe quelle autre tierce partie. L’article 2 est intitulé [traduction] « Présumée contrefaçon »; il prévoit qu’Apotex et Apotex UK doivent, sans délai, se donner avis de toute action que l’on engage ou menace d’engager contre elles. Il précise qu’Apotex paiera la totalité des frais juridiques et dirigera la défense à opposer à l’action et il prévoit aussi que tout montant de règlement ou tout montant de dommages-intérêts en leur faveur sera partagé dans une proportion de 90 % pour Apotex et de 10 % pour Apotex UK, peu importe celle des deux qui sera désignée pour recevoir ce paiement. L’article 3 est intitulé [traduction] « Contestation du brevet »; il ajoute qu’Apotex a le droit exclusif de déposer une contestation de brevet sur le territoire et, là aussi, si la contestation est accueillie, tout montant adjugé sera partagé dans une proportion de 90 % pour Apotex et de 10 % pour Apotex UK. L’article 4 est intitulé [traduction] « Procédure »; il précise qu’en cas de besoin, Apotex UK peut être autorisée à faire des commentaires sur l’instance; c’est toutefois Apotex qui dirige le litige et elle peut conclure un compromis ou un règlement sans le consentement d’Apotex UK.

[38]           L’article 5 de l’EPT R.-U.-Périndopril est intitulé [traduction] « Prix de transfert ». Le paragraphe 5.1 énumère plusieurs définitions qui s’appliquent à cet article 5, et les plus pertinentes sont les suivantes :

[traduction
c) « produit visé par une contestation du brevet » Un produit pharmaceutique générique fabriqué par Apotex et fourni à Apotex UK en vue d’être distribué et vendu sur le territoire pendant la même période où :

(i)         un concurrent commercialise et vend une version de marque concurrente du même produit pharmaceutique à l’égard duquel ce concurrent détient sur le territoire un brevet non expiré et reconnu;

(ii)        aucune autre version générique concurrente du même produit pharmaceutique n’est commercialisée ni vendue sur le territoire.

[…]

e) « prix de transfert » Relativement au produit, le prix à payer par Apotex UK à Apotex pour la fourniture du produit.

[39]           Les paragraphes 5.2 et 5.3 valent aussi la peine d’être reproduits intégralement :

[traduction
5.2
 Prix de transfert – Produit visé par une contestation du brevet. Pendant toute période où le produit est visé par une contestation du brevet, Apotex UK est tenue de payer à Apotex, pour chaque expédition du produit fabriqué par Apotex et fourni à Apotex UK en vue d’être vendu commercialement dans le territoire, un prix de transfert égal au coût de fabrication du produit plus quatre‑vingt‑dix pourcent (90 %) du bénéfice du produit.

5.3 Prix de transfert – Produit non visé par une contestation du brevet. Pendant toute période où le produit n’est pas visé par une contestation du brevet, Apotex UK est tenue de payer à Apotex un prix de transfert pour chaque expédition du produit fabriqué par Apotex et fourni à Apotex UK en vue d’être vendu commercialement dans le territoire, et ce, à des conditions équivalant aux normes applicables à une tierce partie.

[40]           Enfin, un autre élément important est l’article 8, lequel contient une clause de [traduction] « Divisibilité » qui prévoit que toute disposition jugée invalide ou inapplicable peut être retranchée des autres dispositions de l’entente qui conserveront leur plein effet.

[41]           L’EPT GenRx-Périndopril (pièce D‑1, onglet B) est elle aussi une entente particulière à un produit et est fort semblable à l’EPT R.-U.-Périndopril. Les seules différences figurent aux articles 2 et 3 (la répartition du montant adjugé est [expurgé], au lieu de 90 %-10 %) et à l’article 5. Le paragraphe 5.1 contient la définition du [traduction] « Prix de gestion », qui n’apparaît pas dans l’EPT R.-U.-Périndopril et qui doit être considéré comme le coût de fabrication plus le coût réel, pour Apotex, de l’expédition du produit. Ce prix a donc une incidence sur la détermination des bénéfices générés par les ventes. On trouve une autre différence dans la définition du « Produit visé par une contestation du brevet », dont le texte est le suivant :

[traduction
d) « produit visé par une contestation du brevet » Un produit pharmaceutique générique fabriqué par Apotex et fourni à GenRx en vue d’être distribué et vendu sur le territoire pendant la même période où :

(i) un concurrent commercialise et vend une version de marque concurrente du même produit pharmaceutique à l’égard duquel ce concurrent détient sur le territoire un brevet non expiré et reconnu;

(ii) aucune autre version générique concurrente (à l’exclusion des versions génériques autorisées et des versions génériques de remplacement qui viennent d’Apotex/GenRx) du même produit pharmaceutique n’est commercialisée ni vendue sur le territoire.

[Non souligné dans l’original.]

[42]           Enfin, le paragraphe 5.3 ne comporte pas de disposition concernant un « Prix de transfert – Produit non visé par une contestation du brevet » mais il fait renvoi, à cette fin, à l’EPT GenRx-Générale, dont nous analyserons la teneur plus loin.

[43]           L’EPT GenRx-Produit mixte (pièce D‑1, onglet C) est inspirée de l’EPT GenRx-Périndopril mais elle s’applique précisément au produit mixte.

[44]           L’EPT GenRx-Générale (pièce D‑1, onglet D) n’est pas une entente qui vise un produit particulier. Pour ce qui est du « Prix de transfert-Produit visé par la contestation du brevet », elle renvoie à l’entente de prix de transfert concernant l’indemnité qui, pour les besoins de l’espèce, a été démontré comme étant soit l’EPT GenRx-Périndopril, soit l’EPT GenRx-Produit mixte. Cependant, elle comporte une définition du produit visé par une contestation du brevet qui n’exclut pas les [traduction« versions génériques autorisées et les versions génériques de remplacement qui viennent d’Apotex/GenRx », comme le font l’EPT GenRx-Périndopril et l’EPT GenRx-Produit mixte. Par ailleurs, elle comporte la formule suivante pour le calcul du « Prix de transfert – Produit non visé par une contestation du brevet » :

[traduction]

Pendant toute période où un produit n’est pas visé par une contestation du brevet, GenRx est tenue de payer à Apotex un prix de transfert pour chaque expédition du produit fabriqué et fourni par Apotex à GenRx en vue d’être vendu commercialement sur le territoire, et ce, au moindre des deux prix suivants :

Prix de gestion + [expurgé] ou

Prix de gestion + [expurgé] du bénéfice du produit consolidé

Une évaluation supplémentaire d’autres stratégies de prix, comme la détermination du coût marginal, qui sont en vigueur avec les autorisations appropriées, aura lieu advenant que les options a) ou b) ci‑dessus ne soient pas viables en raison de prix concurrentiels sur le marché local.

[45]           L’EPT Katwijk-Générale (pièce D‑1, onglet E) est inspirée de l’EPT GenRx-Générale mais, au lieu de faire renvoi à l’entente de prix de transfert concernant l’indemnité en vue d’indiquer le « Prix de transfert – Produit visé par une contestation du brevet », elle fait référence à l’entente de prix de transfert réservé qui, a-t-il été démontré, n’existe pas.

[46]           Il a été dit au procès qu’il est possible d’utiliser de manière interchangeable les expressions suivantes : produit visé par une contestation du brevet, produit visé par une indemnité ou produit réservé.

[47]           Pendant tout le processus d’interrogatoire préalable, les avocats des demanderesses ont demandé à plusieurs reprises qu’on leur remette des documents qui leur permettraient de savoir le prix que Katwijk avait payé pour l’Apo-périndopril, mais sans succès. Ce n’est qu’à la suite du contre-interrogatoire de M. Gordon Fahner, dans le cadre du procès, que les avocats des défenderesses ont communiqué une autre entente conclue entre Apotex et Katwijk, datée du 28 novembre 2007 (D‑86, onglet 5) [Entente d’indemnisation-Katwijk] qui, à l’exception de l’article 5 (Prix de transfert), est identique à l’EPT GenRx-Périndopril et à l’EPT GenRx-Produit mixte. Il s’agit donc seulement d’une entente d’indemnisation qui prévoit une répartition [expurgé] de tout montant adjugé ou montant de règlement, mais il n’y est pas question de prix de transfert.

[48]           Monsieur Adams a déclaré au procès que même si ce n’était prévu dans aucune entente écrite, les ventes d’Apo-périndopril à Katwijk étaient faites en consignation. Une facture commerciale, établie au prix coûtant majoré de [expurgé], accompagnait le produit au moment où il franchissait la douane et, une fois que Katwijk avait vendu le produit à un client sans lien de dépendance, une facture comptable était établie, au prix coûtant majoré d’une part des bénéfices [expurgé].

[49]           Les défenderesses soutiennent que l’existence de deux prix de transfert pour un même produit oblige la Cour à répondre à la question de savoir ce que représente le prix supérieur. Selon elles, il faudrait interpréter les ententes en fonction du contexte dans lequel elles ont été conclues; il est nécessaire de prendre en compte la totalité des ententes ainsi que l’intention véritable des parties. Sur ce fondement, elles font valoir que la différence entre ce qui est censément le prix supérieur et ce qui est censément le prix inférieur est liée à l’indemnité et aux services juridiques pertinents.

[50]           Les demanderesses font valoir que les ententes ne prévoient pas explicitement que le prix est payé à l’égard de produits et de services (d’après M. Rosen) mais plutôt qu’elles définissent explicitement que le « prix de transfert » est le prix à payer pour la fourniture du produit.

[51]           Je conviens avec les défenderesses que la réponse à cette question ne se trouve pas dans l’unique définition du prix de transfert, que les ententes de prix de transfert doivent être interprétées à la lumière de l’entente complète et que la logique commerciale qui sous-tend la formule des deux prix doit tenir compte du risque supérieur que présente la vente d’un produit visé par une contestation du brevet. Cependant, je ne conviens pas que l’interprétation appropriée de ces ententes étaye la théorie de M. Rosen selon laquelle la différence entre le prix supérieur et le prix inférieur, dans le contexte des ventes à l’exportation de l’Apo-périndopril à Apotex UK et à GenRx, a été payée uniquement à l’égard de la disposition relative à l’indemnité et des services juridiques connexes, et non à l’égard de la vente du produit. De plus, je suis d’avis qu’il ne serait pas équitable en l’espèce de séparer ou de répartir ces revenus.

[52]           Premièrement, les dispositions des ententes de prix de transfert qui portent sur le prix de transfert sont distinctes de celles qui prévoient le versement d’une indemnité et la fourniture de services connexes, et elles peuvent être retranchées. On ne pourrait guère faire valoir que le prix supérieur est, en tout ou en partie, une contrepartie versée pour l’indemnité si, au cas où l’on jugerait les dispositions relatives au prix de transfert non valides ou inapplicables, les dispositions en matière d’indemnité demeuraient en vigueur. De plus, l’indemnité et les services connexes sont offerts même s’il n’y a aucun litige ou risque de litige ou, du moins dans le cas de l’EPT R.-U.-Périndopril, même si le prix inférieur s’applique. Il n’y a qu’une seule entente entre Apotex et Apotex UK qui englobe les deux situations. Si le produit n’est pas visé par une contestation du brevet, le prix, selon l’EPT R.-U.-Périndopril, serait celui que prévoient les normes relatives à une tierce partie, mais l’indemnité resterait disponible. On pourrait également faire valoir que, en ce qui concerne l’Australie, l’EPT GenRx-Périndopril et l’EPT GenRx-Produit mixte – deux ententes qui visent un produit particulier – demeureraient en vigueur si le produit devenait un produit non visé par une contestation du brevet, mais que le prix serait fixé par l’EPT GenRx-Générale dont les dispositions en matière de prix sont intégrées par renvoi aux deux ententes précédentes. Là encore, les parties demeureraient liées par les dispositions en matière d’indemnité.

[53]           Comme il a été indiqué plus tôt, l’entente d’indemnisation Katwijk est modelée, à l’exception des dispositions en matière de prix de transfert, sur les trois ententes de prix de transfert concernant un produit particulier. On ne pourrait certes pas dire que le prix de vente, élevé ou bas, constitue, en tout ou en partie, une contrepartie pour l’indemnité et les services connexes fournis, car l’entente ne traite même pas de prix de transfert. Monsieur Adams a déclaré qu’il s’agissait probablement d’un oubli de sa part ou de M. Ben Haneveld, qui a signé l’entente au nom de Katwijk. Cependant, confronté à une entente d’indemnisation semblable, conclue entre Apotex et GenRx au sujet de la vente de Carvedilol en Australie (P‑90), il a dû reconnaître qu’il ne pouvait pas expliquer pourquoi les ententes d’indemnisation étaient distinctes d’une entente de prix de transfert quelconque.

[54]           Deuxièmement, même si les défenderesses font valoir avec vigueur que le seul facteur qui déclenche le prix supérieur est le risque accru d’un litige, M. Adams a reconnu que la présence d’un ou de plusieurs fabricants de produits génériques concurrents, sur un marché donné, a une incidence sur la rentabilité d’un produit. Comme l’a expliqué M. Sherman, c’est,  après tout, ce qui sous-tend la stratégie commerciale du groupe de sociétés Apotex : trouver un produit rentable et être le premier fabricant de médicaments génériques sur le marché.

[55]           Monsieur Hamish Salmond, d’Apotex UK, a qualifié l’établissement des prix de transfert de [traduction] « champ de mines ». Dans son courriel daté du 15 mars 2008 (P‑88), il le dit carrément : [traduction« vous pouvez facturer à une société affiliée le prix que vous voulez, mais cela pourrait causer un problème fiscal ». Il explique de plus que l’éventuelle double taxation sur la majoration pourrait être annihilée si le Canada et le Royaume-Uni concluent une convention fiscale ou si une dérogation fondée sur la taille d’une société s’applique. Il conclut son courriel du 15 mars en disant qu’il a besoin de réponses sur ces questions, mais dans son courriel du 19 mars 2007 (D‑86, onglet 3), il dit simplement que la répartition des bénéfices dans une proportion de 90 %-10 % est une option acceptable, dans la mesure où c’est Apotex qui supporte le risque. Monsieur Salmond n’a pas témoigné au procès et je ferai donc abstraction des éléments qu’Apotex UK a pris en compte lorsqu’elle a accepté le prix. Monsieur Adams a admis que l’établissement du prix de transfert est une tâche difficile et, comme on peut le voir dans la Politique en matière de prix de transfert qu’Apotex a adoptée par la suite (D‑86, onglet 6), il y a de nombreux facteurs dont il faut tenir compte, dont les bénéfices des sociétés affiliées.

[56]           La preuve dont je dispose présente une autre difficulté : on me demande de comparer un prix coûtant majoré (le prix inférieur) à un prix fondé sur une part des bénéfices (le prix supérieur). Le premier n’est calculé que sur la base du coût de fabrication d’Apotex majoré de 30 %, tandis que le second est fondé sur le prix de vente que les sociétés affiliées facturent à des tierces parties, donc aux conditions du marché sur le territoire de ces sociétés. On comprend facilement que plus les conditions du marché sont favorables, ou moins elles sont concurrentielles, plus il y aura une différence entre le prix supérieur et le prix inférieur et, d’après les défenderesses, plus on attribuera de la valeur à l’indemnité et aux services juridiques connexes. Les coûts de fabrication seraient les mêmes, quelles que soient les conditions du marché. Par conséquent, à mesure que le prix de vente des sociétés affiliées augmente, les bénéfices de ces dernières, s’ils étaient calculés en fonction d’un prix de transfert constitué du prix coûtant majoré de 30 %, augmenteraient de façon exponentielle. Cependant, s’ils étaient calculés au moyen d’une formule de participation aux bénéfices, ils augmenteraient de façon linéaire. Il est vraisemblable que le choix d’un prix supérieur dans ce contexte est, en partie du moins, déclenché par le fait qu’Apotex veut tirer profit de ces conditions favorables du marché.

[57]           Nous ne connaissons la différence de prix que dans le contexte particulier des ventes faites à Apotex UK et à GenRx – et donc la valeur censément attribuable à l’indemnité et aux services juridiques –, car elles ont été déterminées par M. Rosen, qui disposait des revenus réels tirés de la vente du périndopril à ces sociétés affiliées (faites au prix supérieur) et d’où il a soustrait les chiffres représentant le prix coûtant majoré de 30 %. La différence à laquelle il est arrivé est considérable. Comme il a été mentionné plus tôt, il soustrait 19 916 211 $ d’un montant total de revenus de 49 282 144 $ (soit environ 40 %) pour le Royaume-Uni et 2 108 163 $ de 5 977 317 $ (environ 35 %) pour l’Australie. Cela donne à penser que les deux marchés étaient très favorables. Comme nous le savons, ils étaient exempts de toute concurrence de la part d’un fabricant de médicaments génériques.

[58]           Je conviens avec les demanderesses qu’il ressort de la preuve présentée au procès que la rentabilité d’Apotex est une priorité pour M. Sherman, comme l’illustre notamment l’important prêt sans intérêt entre APHI et Apotex, que nous analyserons plus loin, à la section portant sur les retours de bénéfices. Il est normal, dans ce contexte, qu’Apotex veuille tirer profit du fait qu’elle est le premier fabricant de médicaments génériques sur le marché. Quant à l’argument des défenderesses selon lequel, dans le cas de l’Australie, le prix supérieur s’appliquerait toujours dans des circonstances ou un fabricant de médicaments génériques autorisé entrerait sur le marché et créerait une concurrence, je signale que peu de commentaires ont été faits au procès sur ce que vise exactement cette exception : ([traduction« à l’exclusion des versions génériques autorisées et des versions génériques de remplacement qui viennent d’Apotex/GenRx »). Personne n’a expliqué ce que veulent dire les mots « qui viennent d’Apotex/GenRx », ou la probabilité qu’une telle situation survienne.

[59]           À mon avis, la différence entre le prix supérieur et le prix inférieur dépend dans une large mesure du souhait d’Apotex d’engranger une part supérieure des bénéfices de la société affiliée dans les cas où cette dernière est le seul fabricant de médicaments génériques présent sur le marché.

[60]           Troisièmement, l’interprétation que suggèrent les défenderesses ne tient pas compte du fait que des dispositions précises prévoient une contrepartie importante pour l’indemnité et les services connexes; tout montant de règlement ou de compensation doit être partagé à l’avantage d’Apotex.

[61]           Il faut que je traite ici de l’instance parallèle qui a été engagée et qui est toujours en instance au R.‑U., entre Servier Laboratories Limited [Servier], une société affiliée des demanderesses, et la défenderesse Apotex. Cette instance est actuellement en suspens en attendant l’issue de la présente affaire devant les tribunaux canadiens. Voici un résumé des principales étapes de cette instance :

               le brevet français concernant le périndopril, détenu par Servier, avait expiré en 2006. Cependant, en juillet 2000, cette dernière avait présenté une demande de brevet distinct, couvrant une forme cristalline particulière du périndopril erbumine, qui a été enregistrée par l’Office européen des brevets (le brevet 947);

               la défenderesse Apotex a considéré que le brevet 947 était invalide; elle a obtenu l’autorisation de commercialiser son produit en juillet 2006 et, comme il a été démontré au procès tenu devant notre Cour, elle a immédiatement lancé son Apo‑périndopril au R.‑U., c’est-à-dire la forme posologique finie fabriquée au Canada;

               en août 2006, Servier a intenté une action en contrefaçon de brevet contre les défenderesses Apotex et Apotex UK et elle a obtenu une injonction leur interdisant de vendre le périndopril au R.‑U. jusqu’au procès. Dans le cadre de l’injonction accordée, Servier s’est engagé à dédommager les défenderesses advenant que le brevet 047 soit déclaré invalide ou qu’elles soient réputées ne pas l’avoir contrefait (l’engagement réciproque);

               le 11 juillet 2007, le juge Pumfrey, de la Haute Cour de justice, a conclu que le brevet 947 était invalide et a refusé de maintenir l’injonction en attendant l’appel. Un appel a été interjeté et rejeté;

               pendant que le juge Norris, de la Haute Cour de justice, rédigeait sa décision sur les dommages‑intérêts liés à l’engagement réciproque, Servier a présenté une demande en vue de modifier ses actes de procédure et de déposer le jugement sur la responsabilité que venait tout juste de rendre la juge Snider de notre Cour. Servier a fait valoir qu’il fallait rejeter la demande des défenderesses, car le périndopril qu’Apotex UK aurait vendu, n’eût été l’injonction, aurait été fabriqué au Canada et aurait contrefait le brevet 196 des demanderesses. Elles ont plaidé le principe ex turpit causa, aussi appelé le « moyen de défense fondé sur l’illégalité »;

               le juge Norris a refusé de faire droit à la modification demandée et, le 9 octobre 2008, il a rendu jugement en faveur des défenderesses, au montant de 17,5 millions de livres ([2008] EWHC 2347 (ch));

               le 12 février 2010, la Cour d’appel du R.‑U. a accueilli l’appel de Servier et a fait droit à la modification demandée. L’affaire a été renvoyée à la Haute Cour de justice pour qu’elle examine le moyen de défense fondé sur l’illégalité que Servier avait plaidé ([2010] EWCA Civ 279);

               le 29 mars 2011, le juge Arnold, de la Haute Cour de justice, a conclu que la demande des défenderesses était prescrite par le principe ex turpi causa et il l’a rejetée ([2011] All ER (D) 318 (Mar); [2011] EWHC 730 (Pat)); la somme de 17,5 millions de livres a été remboursée à Servier;

               la décision du juge Arnold a été portée en appel. Juste après l’audition de l’appel, Apotex a souscrit en principe à la proposition de Servier, à savoir qu’un montant égal à ce que la présente Cour ordonnerait à Apotex de payer aux demanderesses au Canada pour avoir contrefait le brevet 196 en fabriquant et en exportant des produits destinés à la vente au marché du R.‑U., n’eût été une injonction interlocutoire interdisant ces ventes, devrait être soustrait des dommages‑intérêts accordés par le juge Norris [la concession du paragraphe 26];

               le 3 mai 2012, la Cour d’appel du R.‑U. a fait droit à l’appel des défenderesses et a décrété qu’au vu de la série précise de faits dont il disposait, notamment la concession du paragraphe 26, le moyen de défense fondé sur l’illégalité ne faisait pas obstacle à la demande des défenderesses à l’égard de l’engagement réciproque pris dans le cadre de l’injonction ([2012] EWCA Civ 593);

               le 29 octobre 2014, quelques semaines avant le début du procès devant notre Cour, à l’étape de l’analyse de la réparation, la Cour suprême du R.‑U. a statué qu’il n’y avait aucune raison d’intérêt public valable pour appliquer le moyen de défense fondé sur l’illégalité dans les circonstances, et elle a rejeté l’appel.

[62]           Dans l’état actuel des choses, Servier, qui n’est pas partie à la présente instance, est tenue de payer à la défenderesse Apotex et Apotex UK un montant de 17,5 millions de livres, moins les bénéfices réalisés par Apotex sur ses ventes d’Apo‑périndopril à Apotex UK. Conformément à la concession du paragraphe 26, ce dernier montant sera déterminé par la Haute Cour de justice du R.‑U., qui appliquera la solution que notre Cour retiendra.

[63]           Quant à l’effet de l’instance tenue au R.‑U. sur l’affaire dont je suis saisie, il me suffit de considérer que, conformément à l’ETP RU‑Périndopril, 90 % du montant de 17,5 millions de livres est à payer à Apotex. Il s’agit là d’une contrepartie considérable pour l’indemnité et les services juridiques qu’Apotex a fournis à Apotex UK.

[64]           Il est question de la concession du paragraphe 26 dans une lettre de l’avocat représentant les défenderesses au R.‑U. à l’avocat représentant Servier au R.‑U., laquelle est datée du 6 mars 2012 (P‑40) et est rédigée en partie comme suit :

[traduction] Dans l’intervalle, en présument que Servier ne cherchera pas à obtenir réparation au Canada à l’égard du montant accordé au R.‑U. à Apotex, nous avons pour instruction de confirmer qu’Apotex accepte en principe (nonobstant les paragraphes 24 à 28 de la version modifiée une nouvelle fois des éléments de réponse confidentiels) qu’il faudrait soustraire un montant des dommages‑intérêts adjugés par le juge Norris dans le cadre de l’instance du R.‑U., en se fondant sur une évaluation, dans la recherche des dommages au R.‑U., de ce que le tribunal canadien aurait ordonné aux entités d’Apotex de payer au Canada si les ventes avaient bel et bien eu lieu.

[65]           Cela m’indique clairement pourquoi les demanderesses n’ont pas cherché à inclure la part du montant adjugé par le juge Norris qui revenait aux défenderesses dans les revenus bruts qu’elles avaient des ventes de périndopril à Apotex UK. À défaut d’une stipulation de la part de Servier, les demanderesses auraient pu demander que cette part soit ajoutée aux revenus bruts des défenderesses pour déterminer les bénéfices que celles-ci auraient à restituer.

[66]           Suivant la même logique, il me faut convenir avec les demanderesses qu’au lieu de soustraire la somme de 22 millions de dollars des revenus supérieurs découlant des ventes de comprimés de périndopril, les défenderesses auraient dû demander que l’on soustraie de ces revenus les coûts engagés dans le cadre de son différend avec Servier au R.‑U. Cette demande n’a pas été présentée et aucune preuve concernant ces coûts n’a été produite, probablement parce que le montant adjugé les couvrait amplement.

[67]           Pour ces raisons, je suis d’avis que les défenderesses n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour me convaincre que la différence entre le prix coûtant majoré et le prix fondé sur une part des bénéfices, dans le contexte particulier des ventes conclues entre, d’une part, Apotex et, d’autre part, Apotex UK et GenRx, a été payée au titre de l’indemnité et des services juridiques prévus dans les trois ententes de prix de transfert propres à un produit particulier.

Les dépenses qui peuvent être soustraites des revenus des défenderesses (la méthode du coût de revient complet par opposition à la méthode des coûts supplémentaires)

[68]           Les experts des parties, MM. Rosen et Hamilton, conviennent que les coûts suivants doivent être soustraits des revenus bruts que les défenderesses ont tirés des ventes du périndopril :

i)                    les coûts ordinaires engagés à l’égard de la fabrication de l’Apo‑périndopril : les matières premières, le matériel d’emballage, la main‑d’œuvre directe, l’installation et le nettoyage, les frais généraux directs et les frais d’assurance de la qualité directs;

ii)                  les coûts ordinaires engagés pour la vente de l’Apo‑périndopril : les dépenses d’approvisionnement, de transport, de distribution et de commission.

[69]           Cependant, ils ne s’entendent pas sur d’autres coûts que les défenderesses ont engagés, mais qui ne sont pas directement attribuables au périndopril. Ces coûts sont les suivants : les frais généraux indirects, les frais d’assurance qualité indirects, les frais généraux fixes, l’amortissement, le loyer, ainsi que les salaires et les avantages liés au transport [les coûts contestés].

[70]           Les coûts contestés sont de nature fixe, en ce sens qu’ils ne varient pas en fonction du degré d’activité ou de production.

[71]           Les défenderesses soutiennent qu’il y a lieu d’utiliser la méthode de la comptabilisation du coût de revient complet, qui inclut une partie des coûts fixes, parce qu’elle reflète bien l’entreprise commerciale des défenderesses dans son ensemble, y compris leurs installations de fabrication, leur personnel et leurs frais généraux, qui contribuent à leurs activités productrices de revenus.

[72]           En revanche, les demanderesses estiment que c’est la méthode de la comptabilisation des coûts variables, également appelée la méthode des « coûts supplémentaires » ou des « coûts marginaux », qui devrait s’appliquer. Cette méthode « requiert de la Cour qu’elle déduise du revenu brut obtenu par le contrefacteur les frais variables ou fixes ainsi que les dépenses courantes, supplémentaires et en immobilisations qui sont directement attribuables à la contrefaçon » (Rivett CF, au paragraphe 30).

[73]           Il arrive parfois, et à titre exceptionnel, que l’on puisse soustraire une partie des coûts fixes, par exemple lorsqu’il peut être montré qu’ils contribuent directement à la production du produit contrefaisant, ou qu’une série précise de faits pourrait, un jour, justifier le recours à la méthode de la comptabilisation du coût de revient complet dans le cadre d’une restitution de bénéfices. Cependant, les faits de l’espèce ne justifient pas que la Cour déroge à sa jurisprudence (Rivett CF, au paragraphe 30; Teledyne Industries, Inc. c Lido Industrial Products Ltd, [1982] ACF No 1024 [Teledyne], au paragraphe 23; Apotex Inc. c Lundbeck A/S, 2013 CF 192 [Lundbeck], au paragraphe 300; Varco, au paragraphe 417).

[74]           Monsieur Rosen a admis en toute franchise qu’il était au courant de la tendance créée par la jurisprudence de la Cour – il a témoigné pour le compte d’Apotex dans l’affaire Lundbeck et n’est pas parvenu à convaincre mon collègue, le juge Harrington – mais il demeure convaincu que la méthode du coût de revient complet est la seule qu’il convient d’appliquer lorsque, comme c’est le cas des défenderesses, le contrefacteur a pour entreprise de contester des brevets. S’il fallait que les défenderesses perdent la totalité de leurs actions, dit M. Rosen, jamais il ne leur serait permis de soustraire leurs coûts fixes des revenus bruts à restituer en faveur des brevetées. Cet argument, selon moi, est un peu faible. De plus, il a été démontré en l’espèce que la production de comprimés de périndopril ne représentait qu’environ 1 % de la production totale d’Apotex au cours de la période de 2004 à 2008 (D‑2, onglet‑7). C’est donc dire que les défenderesses tiraient de la vente d’autres produits des revenus suffisants pour absorber leurs coûts fixes et leurs frais généraux indirects.

[75]           Les défenderesses n’ont pas eu besoin d’agrandir leurs installations pour fabriquer le périndopril, pas plus qu’elles n’ont dû acheter de nouvelles machines, engager de nouveaux employés ou confier en sous‑traitance une part quelconque de la production du périndopril.

[76]           Le 16 novembre 2014, les défenderesses ont fourni aux demanderesses un document faisant état des frais de surtemps engagés par Apotex en rapport avec la [traduction] « Distribution » et les « Opérations ». Malgré l’opposition des demanderesses, il a été permis de produire ce document le lendemain, au cours du témoignage de M. Dahner (D‑2, onglet 6). Comme l’a concédé M. Fahner, ces montants de surtemps sont déjà inclus dans les frais standards d’Apotex au titre des « Opérations » que les deux experts ont utilisés, de sorte que seul le montant de 4 millions de dollars au chapitre de la « Distribution » pour l’ensemble de la production devrait être pris en considération. Comme la production du périndopril représente environ 1 % de la production totale d’Apotex, nous parlons ici d’une soustraction d’environ 40 000 $. Quoi qu’il en soit, je conviens avec les demanderesses qu’étant donné que les parties ont précisé le coût marginal des ventes liées au périndopril, les défenderesses ne peuvent le changer de quelque façon. On pourrait en dire autant des frais de services publics.

[77]           Dans ces circonstances, je suis d’accord avec le juge Harrington, qui, dans la décision Lundbeck, a conclu que les frais généraux indirects, les frais d’assurance de la qualité indirects, les frais généraux fixes, l’amortissement et le loyer sont trop éloignés pour être liés à la production du périndopril (Lundbeck, aux paragraphes 300 et 301). Ces frais auraient été engagés, que les défenderesses aient fabriqué du périndopril ou non.

[78]           Les parties ont précisé que : i) pour Apotex, le coût marginal des ventes s’élève à 12 919 000 $, plus 216 000 $ en frais de transport marginaux et 26 000 $ en frais de commissions de vente, soit un montant total de 13 161 000 $; ii) pour Pharmachem, le coût marginal des ventes est de 9 322 000 $ en tout, plus 7 000 $ en frais de transport marginaux, soit un montant total de 9 329 000 $.

Les bénéfices que les défenderesses ont tirés de la vente du périndopril

3)                  La méthode du profit différentiel s’applique-t-elle en l’espèce?

La thèse des défenderesses

[79]           Au cours du procès, les défenderesses ont tenté de démontrer à partir des faits divers scénarios dans lesquels elles auraient pu fabriquer du périndopril (IPA) et des formes posologiques finies à partir de pays autres que le Canada. Comme elles l’affirment, la production envisagée dans ces scénarios de rechange met en cause divers fabricants, dont des sociétés affiliées liées et des tierces parties. L’idée est que ces activités de rechange n’auraient pas contrefait le brevet 196.

[80]           Ces scénarios ont une incidence sur la restitution des bénéfices, car ils ont trait aux ventes à l’exportation, par les défenderesses, de comprimés de périndopril. C’est donc dire que s’il y avait un certain nombre de sources de substitution non contrefaisantes et viables d’IPA en vrac et de comprimés de périndopril, cela aurait amené Apotex et Pharmachem à gagner soit moins, soit plus de bénéfices qu’ils n’en ont tirés de la fabrication et de la vente de ces comprimés à partir du Canada. Du point de vue des défenderesses, cet argument repose sur la prémisse que les ventes auraient été faites aux mêmes clients, à des prix de gros identiques, conformément aux ententes de prix de transfert dont il a été question plus tôt.

[81]           Les défenderesses fondent également leurs arguments sur le jugement sur la responsabilité, ainsi que sur la conclusion que la juge Snider a tirée, au paragraphe 509 : « Apotex aurait pu éviter entièrement la contrefaçon par fabrication en fabriquant les produits contenant du périndopril à l’extérieur du Canada. Il ne s’agit pas d’une simple hypothèse. »

[82]           Pour ce qui est de la jurisprudence, les défenderesses soutiennent que la Cour suprême du Canada a clairement indiqué dans l’arrêt Schmeiser qu’un aspect crucial de l’exercice de restitution est un examen des SSNC. Aux yeux des défenderesses, l’arrêt Schmeiser ne suggérait pas simplement que la Cour prenne en considération les bénéfices qu’il aurait été possible d’obtenir en recourant à la meilleure solution de substitution non contrefaisante. Il incombe à la Cour de prendre en considération toutes les possibilités raisonnables de SSNC et de soupeser la totalité des éléments de preuve disponibles, y compris, s’il y a lieu, le fait de tirer des inférences raisonnables.

[83]           De l’avis des défenderesses, le simple fait que l’exercice des SSNC soit hypothétique ne devrait pas dissuader la Cour de tirer des conclusions de fait. À l’appui de leur position, elles soutiennent que la nature hypothétique d’un exercice de SSNC n’est pas différente de la nature intrinsèquement hypothétique de toute détermination de dommages‑intérêts. Elles ajoutent que même s’il est une tâche difficile en soi d’évaluer des situations hypothétiques, comme dans les circonstances d’un contrat et de dommages‑intérêts en responsabilité délictuelle, les difficultés ne devraient pas empêcher la Cour d’accorder une réparation. Elles citent des extraits de décisions portant sur les dommages‑intérêts et la responsabilité délictuelle pour souligner le rôle que joue le juge du procès face à des questions de nature hypothétique. Elles affirment essentiellement qu’il n’y a pas véritablement de différend sur ce qu’Apotex et Pharmachem faisaient dans le monde réel. Cependant, ce qui importe, ce sont les arrangements qu’Apotex et Pharmachem auraient pu conclure dans le monde hypothétique, et non les bénéfices non contrefaisants qu’ils auraient pu réaliser dans ce monde-là.

[84]           Pour ce qui est de la bonne méthode à appliquer, les défenderesses soutiennent que l’arrêt Schmeiser constitue un [traduction] « moment charnière » dans la jurisprudence relative à la restitution des bénéfices, car la Cour suprême du Canada, en recourant à la « méthode du profit différentiel », a remplacé la « méthode du coût différentiel » formaliste que l’on avait privilégiée dans les décisions antérieures. C’est aussi cette approche qu’il faut privilégier, disent les défenderesses, en citant les arrêts Schmeiser et Rivett, car elle « a pour effet de repérer et distinguer les profits générés par l’invention brevetée ».

La thèse des demanderesses

[85]           Pour leur part, les demanderesses soutiennent qu’il y a lieu d’utiliser la méthode du profit réel pour déterminer les bénéfices des défenderesses, car il y a un lien de causalité entre l’ensemble des bénéfices et la fabrication et la vente du périndopril contrefaisant. Selon elles, l’approche différentielle que préconisent les défenderesses ne s’applique que lorsqu’une option non contrefaisante est disponible, et pertinente; en l’espèce, aucune option de ce genre n’est disponible, car il n’y a pas d’élément de comparaison non contrefaisant qui soit convenable. Elles invoquent une série de raisons pour lesquelles il n’y aurait pas lieu d’appliquer la méthode différentielle : i) les considérations d’équité et les faits favorisent la méthode des bénéfices réels; ii) comme il a été mentionné, il n’existe pas de meilleur produit de comparaison non contrefaisant; iii) les scénarios hypothétiques mettant en cause d’autres fabricants envisagent la vente légale du produit breveté lui‑même; iv) les défenderesses n’auraient pas pu appliquer les scénarios susmentionnés dans des conditions semblables (nous analyserons ce dernier point à la section suivante).

[86]           Les demanderesses soutiennent que l’arrêt Schmeiser et les décisions qui l’ont suivies n’ont pas tout à fait écarté d’autres méthodes. Il est loisible au juge de première instance d’utiliser la méthode du profit réel en se fondant sur les circonstances et les considérations d’équité de l’affaire. Les demanderesses soutiennent qu’à ce jour, la méthode du profit différentiel n’a été appliquée que dans les affaires Schmeiser, Rivett et Jannssens (les décisions portant sur le soja/colza) tandis que dans les affaires Lundbeck et Varco, la Cour a pris en considération cette méthode, mais a appliqué la méthode du profit réel parce qu’il n’existait pas d’option non contrefaisante applicable à prendre en considération.

[87]           Les demanderesses affirment que l’approche différentielle n’est pas très différente de la répartition des profits lorsque le contrefacteur allègue que seuls certains éléments étaient contrefaisants et que seuls les profits ayant un lien de causalité avec eux devraient être restitués. Cependant, elles soutiennent que l’on procède habituellement à une répartition des bénéfices dans le cadre de la méthode du profit réel et qu’elle n’est justifiée que dans des cas restreints. Elles concluent que la répartition devient redondante lorsque le tribunal utilise la méthode du profit différentiel parce que l’utilisation d’un produit de comparaison non contrefaisant isole déjà la part des bénéfices du contrefacteur qui est véritablement attribuable à la contrefaçon de l’invention brevetée. La question n’est donc pas de savoir si une partie quelconque du produit du contrefacteur n’est pas contrefaisante, mais plutôt s’il existe un produit de comparaison non contrefaisant. S’il n’y en a pas, ce sont alors tous les bénéfices du contrefacteur qui doivent être restitués.

L’analyse

[88]           Les parties ont des points de vue différents à propos de l’importance et de l’incidence de l’arrêt Schmeiser sur la réparation en equity que constitue la restitution des bénéfices et, plus particulièrement, dans le cas présent. Une revue de la jurisprudence s’impose donc.

[89]           Dans l’arrêt Reading & Bates Construction Co. c Baker Energy Resources Corp, [1995] 1 CF 483 [Reading & Bates], la Section d’appel de la Cour fédérale a conclu qu’il y avait eu contrefaçon du « brevet de rappel » de la demanderesse quand la défenderesse avait mis en place un gazoduc sous le fleuve Saint‑Laurent. Le « brevet de rappel » décrit une méthode qui consiste à forer et à gainer un trou et à rappeler ensuite la gaine à l’aide d’un aléseur auquel est fixée la conduite de transport de gaz. Dans cette affaire, la Cour a analysé la manière de calculer le montant des bénéfices à restituer, car l’avocat avait fait valoir que le montant des bénéfices devait être calculé comme étant la différence entre les bénéfices réels réalisés et ceux qui l’auraient été au moyen de la méthode de substitution ne contrefaisant pas le brevet que le contrefacteur aurait été le plus susceptible d’utiliser à la place de la méthode contrefaisante.

[90]           La Cour ne s’est pas montrée disposée à appliquer la comparaison hypothétique et était d’avis « qu’il faut considérer les bénéfices que l’appelante a effectivement réalisés en contrefaisant le brevet, et non ceux qu’elle aurait retirés si elle avait employé une méthode n’entraînant pas de contrefaçon » (au paragraphe 22). Selon les faits de l’affaire, qui comportait un contrat important – un contrat du type « pas de forage, pas d’argent » – en cas d’échec de l’entreprise, aucun revenu n’aurait été versé. C’était la première fois que l’on effectuait une installation de cette nature sur la distance prescrite. La répartition des bénéfices a été rejetée parce qu’il a été conclu que la totalité du travail d’installation du gazoduc contrefaisait la méthode brevetée. Il était évident que d’autres méthodes, comparativement à la méthode brevetée, ne seraient pas fiables.

[91]           La décision Beloit portait sur des sections des presses de quatre machines à papier qui constituaient une contrefaçon. Il a été soutenu en appel que comme ces machines avaient été vendues dans le cadre d’une entente globale, la défenderesse n’aurait pu en vendre aucune si les sections des presses contrefaisantes n’étaient pas incluses. Confirmant la décision du juge de première instance, la Cour d’appel fédérale a conclu que les demanderesses n’avaient droit qu’aux bénéfices réalisés sur la vente des sections des presses qui contrefaisaient leur brevet. Les juges ont souligné qu’il s’agissait d’une question de fait. Il ressortait de la preuve que l’élément moteur de l’achat des machines n’était pas la section des presses, mais un autre composant. Le juge de première instance avait conclu que « [l]es faits montrent clairement qu'il existait maintes raisons pour lesquelles la soumission de la défenderesse en vue de la vente de ces machines avait été retenue. À mon avis, aucune de ces raisons ne se rapporte de quelque façon que ce soit à la presse de contrefaçon. » (au paragraphe 80) Cependant, comme il y avait toujours, jusqu’à un certain point, un lien suffisamment étroit entre les bénéfices gagnés et les sections des presses, la défenderesse a été tenue de restituer les profits qu’elle avait réalisés sur la vente des sections des presses qui contrefaisaient le brevet de la demanderesse.

[92]           Dans la décision Lubrizol, le brevet de la demanderesse visait un type d’additif ou de dispersant pour huile à moteur. Il avait été contrefait par la production et la vente, par Imperial, de diverses marques d’huile à moteur contenant l’additif breveté. En appel, Imperial avait allégué qu’elle était en droit de répartir ses bénéfices sur ses ventes entre ceux qui étaient attribuables à l’additif contrefaisant et ceux qui étaient attribuables à d’autres facteurs, comme des additifs différents ou l’achalandage. La Cour a conclu que les huiles à moteur pouvaient atteindre une part de marché et donner lieu à des bénéfices pour des raisons autres que la présence de l’additif breveté. Elle a aussi conclu qu’étant donné que Lubrizol n’avait pas inventé l’huile à moteur dans son intégralité, « [c]onclure que les huiles à moteur de l’Impérial ont contrefait le brevet de Lubrizol ne revenait pas forcément à conclure que tous les bénéfices réalisés par suite de la vente de ces huiles à moteur étaient des bénéfices que la contrefaçon a permis de réaliser » (paragraphe 10).

[93]           Dans la décision Wellcome Foundation Ltd c Apotex Inc., [1998] ACF no 1205 [Wellcome], la défenderesse Apotex fabriquait et vendait un médicament combiné avec deux ingrédients actifs, la TMP et la  SMX, dans un ratio de 1:5. Il a été conclu que la TMP contenait du TAA, qui était produit par le procédé breveté de la demanderesse. Cela voulait dire que la TMP fabriquée au moyen du TAA en tant qu’agent intermédiaire était l’activité contrefaisante. L’une des questions clés dans cette affaire avait trait à l’ampleur de la contrefaçon et aux revenus que la défenderesse avait tirés de l’utilisation de la TMP contrefaisante – si certaines parties du produit d’Apotex, qui contenaient une proportion du TAA, devaient être traitées, en totalité, comme contenant un produit contrefaisant.

[94]           Au vu des faits particuliers de cette affaire, tant la méthode du « profit différentiel » (qui obligeait à analyser la meilleure SSNC) que la répartition ont été examinées.

[95]           Apotex avait fait valoir que la méthode la plus appropriée consistait à comparer les bénéfices réels à ceux qui auraient été gagnés si Apotex avait utilisé un produit non contrefaisant dont elle disposait : de la TMP non contrefaisante, disponible à l’époque, au même coût que celui qui avait été engagé dans le cadre de l’utilisation de la PMP contrefaisante qu’Apotex avait acquise. Le juge Mackay a rejeté l’argument, qu’il a décrit comme étant la « méthode comparative ». On ne pouvait pas établir qu’Apotex savait, ou même qu’elle aurait pu savoir, que les fournisseurs étrangers pouvaient avoir utilisé le procédé breveté de la demanderesse (c’est‑à‑dire, le TAA en tant qu’agent intermédiaire) pour produire la TMP, et non d’autres. Rien de démontrait qu’Apotex savait à l’époque que l’on fabriquait de la TMP sans contrefaire le brevet, pas plus qu’elle n’avait une connaissance détaillée des méthodes de production de fabricants étrangers ou de ses fournisseurs étrangers auprès desquels elle avait acheté la TMP.

[96]           Apotex a aussi fait valoir qu’à l’époque où elle avait acheté la TMP, elle aurait pu demander et obtenir une licence obligatoire comme d’autres l’avaient fait, en versant une redevance aux demanderesses, en vue de la production de TMP. Le juge Mackay a exprimé l’avis qu’il ne s’agissait là de rien de plus qu’une évaluation hypothétique (au paragraphe 35) :

Selon moi, l’intention sous‑jacente à ces ententes hypothétiques de versement d’une redevance n'était pas la réalisation d’un bénéfice. De plus, Apotex ne s’est pas engagée dans cette voie. À mon avis, la redevance qu’Apotex aurait pu verser aux demanderesses en vertu d’une concession de licence ne saurait permettre de calculer les bénéfices issus de la contrefaçon.

[97]           Cependant, revenant à l’autre scénario qu’Apotex avait plaidé de façon plus générale, le juge Mackay a déclaré que les bases de comparaison possibles étaient « toutes conjecturales et fondées sur des démarches hypothétiques qui auraient pu être celles d’Apotex, mais qui ne l’ont pas été. Toutes font fi des bénéfices réels réalisés par Apotex et dont le redressement de la comptabilisation des bénéfices vise à établir le montant afin d’indemniser les demanderesses de l’atteinte injustifiée et illégitime aux droits que leur confère leur brevet. » (au paragraphe 37)  Le juge Mackay a également conclu, en citant la décision Reading & Bates, que le fait d’accepter ces arguments minerait la Loi sur les brevets, LRC, 1985, c P-4.

[98]           Quant à la question de la répartition, le juge Mackay a déclaré ce qui suit au paragraphe 57 : « [o]n n’a cité aucune jurisprudence concernant la comptabilisation des bénéfices découlant de l’utilisation d’un principe actif contrefait de pair avec un autre principe actif pour fabriquer un produit pharmaceutique en association ». Il était toutefois d’avis que la répartition était une méthode appropriée et il a entrepris de l’appliquer dans une proportion de 60 % à 40 %, car la TMP était le principe actif le plus important du médicament en association et les bénéfices tirés de la SMX résultaient également des efforts fructueux de la défenderesse pour lancer sur le marché la version générique de ce produit.

[99]           Dans la décision Bayer Aktiengesellschaft and Miles Canada Inc c Apotex Inc, [2001] OSJ 4 [Bayer], la demanderesse était une société allemande qui détenait un brevet visant une formulation en capsule d’un composé appelé Nifédipine. Comme l’a déclaré la Cour d’appel de l’Ontario à l’étape de l’examen de la responsabilité : [traduction] « Le brevet vise une nouvelle forme posologique unitaire pour le dilatateur coronaire, la Nifédipine, un composé à libération orale instantanée, et une méthode de production de celui-ci. » (au paragraphe 5)

[100]       Apotex avait obtenu une licence pour importer, fabriquer et vendre la Nifédipine et sa capsule en échange d’une redevance. À la suite d’un désaccord entre les parties, la licence avait été résiliée. La Cour était d’avis qu’Apotex avait commis une contrefaçon après l’expiration de la licence.

[101]       À l’étape de la réparation, Apotex avait fait valoir que dans le contexte de la restitution de bénéfices, les ventes de sa capsule n’avaient rien à voir avec l’utilité de l’invention brevetée, soit la fonction de libération orale instantanée, car, quand elle avait obtenu son autorisation  règlementaire, ce n’était que pour l’administration de la Nifédipine [traduction] « avalée intacte ». Apotex a fait valoir qu’une faible proportion de ses bénéfices résultait de la contrefaçon du brevet, car seul un petit nombre des capsules d’Apo‑Nifed vendues était réellement utilisé d’une manière qui tirait avantage du brevet. Dans les circonstances, Apotex a demandé à la Cour d’appliquer le principe de la répartition.

[102]       Après avoir examiné la jurisprudence portant sur la répartition et le lien de causalité (Beloit, Lubrizol, Wellcome, Teledyne Industries, Reading & Bates), la Cour a conclu que la défenderesse devait relever les éléments non contrefaisants qui avaient une incidence sur le caractère commercialisable du produit. Ce qui paraissait en fait important est exposé dans les motifs, au paragraphe 25 [non souligné dans l’original] :

[traduction] Si le brevet vise le produit en association tout entier, la possibilité que la capsule de la défenderesse puisse être mâchée était peut‑être pertinente pour la question de la contrefaçon, mais elle ne l’est pas pour la question de la répartition. Comme il a été déterminé que le produit de la défenderesse contrefait le brevet de la demanderesse, il n’est pas loisible à la défenderesse de faire valoir qu’un aspect unique du produit contrefaisant n’entrait pas en ligne de compte dans le caractère commercialisable de ce produit. Peut-être bien que la défenderesse aurait pu commercialiser avec succès un produit présentant des caractéristiques différentes de celui de la demanderesse. Le fait est qu’elle ne l’a pas fait. Comme le brevet des demanderesses s’applique à l’ensemble de leur produit, il en est de même de la contrefaçon de la défenderesse. Tous les bénéfices que cette dernière a réalisés sur la vente de son produit contrefaisant sont donc considérés à juste titre comme étant la propriété des demanderesses. Cela concorde avec la jurisprudence, qui donne à penser que l’appropriation et la vente du produit tout entier des demanderesses ne se prêtent pas à une répartition des bénéfices : Teledyne Industries Inc. c Lido Industrial Products Ltd., précité; Westinghouse Electric Manufacturing Co. c Wagner Electric Manufacturing Co., précité.

[103]       Dans l’arrêt Schmeiser, la Cour suprême du Canada a conclu que la « méthode privilégiée » de calcul d’une restitution des bénéfices est une méthode « différentielle ». Les principes applicables sont énoncés dans les deux paragraphes suivants [non souligné dans l’original] :

101      Il est bien établi que l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention : Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, [1997] 2 C.F. 3 (C.A.); Celanese International Corp. c. BP Chemicals Ltd., [1999] R.P.C. 203 (Pat. Ct.), par. 37.  Cela est conforme à la règle générale qui s’applique en matière de réparation non punitive : « il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement » (Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534, p. 556, la juge McLachlin (plus tard Juge en chef), cité et approuvé, au nom de la Cour, par le juge Binnie dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142, par. 93).

102      La méthode privilégiée de calcul des profits devant être remis est appelée méthode fondée sur la valeur ou méthode du « profit différentiel », qui consiste à calculer les profits en fonction de la valeur que le brevet a permis aux marchandises du défendeur d’acquérir : N. Siebrasse, « A Remedial Benefit-Based Approach to the Innocent-User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 C.I.P.R. 79.  Il faut comparer le profit que l’invention a permis au défendeur de réaliser à celui que lui aurait permis de réaliser la meilleure solution non contrefaisante (Collette c. Lasnier (1886), 13 R.C.S. 563, p. 576, aussi mentionné avec approbation dans l’arrêt Colonial Fastener Co. c. Lightning Fastener Co., [1937] R.C.S. 36).

[104]       Dans cette affaire, il a été conclu que la défenderesse avait contrefait les cellules et les gènes brevetés de Monsanto. Le canola cultivé à partir d’une semence contenant le gène et les cellules de Monsanto survit si l’on pulvérise de l’herbicide Roundup sur les cultures. L’idée est que le Roundup peut être pulvérisé après que les plants de canola sont sortis de terre, tuant toutes les mauvaises herbes sauf le canola – ce qui évite d’avoir à retarder l’ensemencement pour effectuer une pulvérisation précoce et utiliser d’autres types d’herbicides.

[105]       Au procès, il a été conclu que M. Schmeiser avait conservé, planté, récolté et vendu les plantes contenant le gène et la cellule végétale brevetés par Monsanto. La Cour a conclu qu’au vu des faits dont elle disposait, on ne pouvait trouver aucun lien de causalité entre les bénéfices réalisés par M. Schmeiser et le canola « Roundup Ready » cultivé, car il n’avait pas été conclu au procès qu’il avait pulvérisé l’herbicide Roundup pour éliminer les mauvaises herbes. Par conséquent, M. Schmeiser n’avait réalisé aucun bénéfice dû à l’invention.

[106]       Dans la décision Rivett, tout comme dans l’arrêt Schmeiser, il a été conclu que le défendeur avait contrefait le brevet visant une invention de Monsanto appelée « Plants résistants au glyphosate ». Monsieur Rivett avait fait pousser, récolté et vendu des fèves de soja dont il savait qu’elles contenaient des gènes et des cellules revendiqués par le brevet. La décision du juge Zinn a été infirmée pour une question différente, mais la Cour d’appel fédérale était d’avis que ce dernier n’avait pas commis d’erreur en optant pour la méthode différentielle.

[107]       Plusieurs remarques importantes s’imposent. La Cour d’appel fédérale était d’avis que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Schmeiser (Teledyne, Reading & Bates, Wellcome et Bayer) était inutile pour trancher la question. Selon elle, un exercice de répartition n’était ni nécessaire ni possible, car « la contrefaçon n’avait donné lieu à aucun profit qui aurait pu être opposé à ceux sans lien de causalité avec la contrefaçon » (au paragraphe 36). Comme Monsanto n’avait pas inventé les fèves de soja, il fallait qu’une méthode axée sur le profit différentiel tienne dûment compte de ce fait, et accorde à Monsanto la part des bénéfices qui équivalait au « différentiel de profit escompté » des fèves de soja contenant le gène breveté, comparativement aux fèves de soja conventionnelles. Au paragraphe 37, la Cour d’appel fédérale a souscrit aux motifs du juge Zinn [non souligné dans l’original] :

[…] la méthode du profit différentiel […] a pour effet de repérer et distinguer les profits générés par l’invention brevetée. En y recourant, en bref, on retient les profits qui résultent de l’invention protégée et on élimine ceux qui ont pu être gagnés, mais qui n’ont pas de lien de causalité avec l’invention. Les profits réalisés, mais non attribuables à l’invention peuvent être conservés par le transgresseur. 

[108]       Aux paragraphes 39 à 41, la Cour d’appel fédérale a ajouté qu’elle ne considérait pas que l’arrêt Schmeiser fermait « définitivement » la porte à d’autres méthodes d’évaluation plus appropriées à un ensemble de faits différents pour le juge du procès. Et, au paragraphe 31, elle a implicitement suggéré qu’à moins de soumettre au tribunal une affaire comportant une matrice factuelle substantiellement différente de celle de l’affaire en question, le juge du procès n’était pas lié par une méthode particulière.

[109]       Dans l’affaire Lundbeck, le brevet en litige était un composé appelé « (+)-Citalopram », utilisé pour le traitement de la dépression clinique. Le brevet revendiquait le composé lui‑même, ainsi que les méthodes de fabrication du composé et de ses sels non toxiques. Le juge Harrington a conclu que le brevet était valide, et Apotex a admis que même s’il était conclu que le brevet était valide, il avait été, à tous égards, contrefait. Le juge Harrington a fait droit au choix de Lunbeck à une restitution des bénéfices d’Apotex et il a traité de la question de la réparation dans les mêmes motifs. La décision ne reproduit pas textuellement les observations des parties, mais, au vu de la méthode qu’a adoptée le juge Harrington dans ses motifs, y compris son analyse des témoignages d’expert et de la jurisprudence, on peut dire que les arguments invoqués en l’espèce font écho à ceux qui ont été avancés dans la décision Lundbeck.

[110]       Pour ce qui est de l’application de la méthode du « profit différentiel », le juge Harrington a analysé l’effet de l’arrêt Schmeiser de la Cour suprême, particulièrement sur l’affaire dont il était saisi, et ce, en quelques phrases seulement, qui figurent dans trois paragraphes :

[281]       Dans l’arrêt Monsanto Canada c Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 RCS 902, [2004] ACS no 29 (QL), la juge en chef McLachlin et le juge Fish, s’exprimant au nom de la majorité, indiquent aux paragraphes 100 et suivants que le calcul des profits à restituer repose sur la méthode du « profit différentiel »; ils renvoient à un article du professeur Norman Siebrasse intitulé « A Remedial Benefit‑Based Approach to the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 C.I.P.R. 79. Le professeur Siebrasse y présente la jurisprudence canadienne comme assez incohérente, et estime que la Cour suprême des États‑Unis a bien expliqué l’approche du « profit différentiel » dans l’arrêt Mowry c Whitney, 81 U.S. 620 (1871), à la page 651 :

[traduction] La question à trancher en l’espèce est de savoir quel avantage le défendeur a tiré de l’utilisation de l’invention de la plaignante par rapport aux autres procédés alors disponibles qui lui auraient permis d’obtenir un résultat tout aussi bénéfique.

[282]       Dans l’arrêt Monsanto, la Cour a estimé que la demanderesse ne pouvait pas solliciter des dommages‑intérêts si elle avait déjà demandé une remise des profits. M. Schmeiser n’avait tiré aucun bénéfice de son usage du brevet relatif au canola, car il pouvait parvenir au même résultat sans s’en servir

[283]       Le cas d’espèce est bien différent. Le seul ingrédient actif dans le médicament d’Apotex est le (+)‑citalopram. Par conséquent, Apotex doit remettre tous les profits réalisés moins les dépenses légitimes.

[111]       Dans la décision Merck & Co., Inc. c Apotex Inc., 2013 CF 751 [Merck], une affaire relative à des dommages‑intérêts pour contrefaçon de brevet, les défenderesses avaient interprété une certaine version d’un moyen de défense fondé sur l’existence d’une SSNC. La juge Snider a conclu que la question déterminante était la disponibilité du moyen de défense dans une affaire de dommages‑intérêts. Elle a traité du concept et des principes généraux, non seulement ceux qui se rapportaient aux dommages‑intérêts, mais aussi ceux qui se rapportaient à la restitution des bénéfices.

[112]        Le brevet en litige concernait la fabrication, selon un procédé particulier, de la lovastatine, un médicament contre le cholestérol. Le brevet vise le médicament surtout lorsqu’il est fabriqué au moyen d’un micro‑organisme appelé Aspergillus terreus [procédé AFI‑1]. À l’étape de l’analyse de la responsabilité, la juge Snider a conclu qu’une partie de la lovastine (IPA) fabriquée par les défenderesses, mais pas toute, avait été produite au moyen du procédé AFI‑1 et constituait donc une contrefaçon.

[113]       À la deuxième étape du procès, les défenderesses ont affirmé qu’elles étaient en mesure de fabriquer la lovastatine (IPA) au moyen d’un processus non contrefaisant; c’est‑à‑dire, en utilisant un autre micro‑organisme appelé Coniothyrium fuckelii [procédé AFI‑4].

[114]       Un aspect pertinent pour les besoins de la présente affaire était la demande de la demanderesse concernant la perte de profits sur chaque comprimé qu’elle aurait vendu sur le marché intérieur en remplacement de chaque comprimé contrefaisant vendu par les défenderesses au cours de la période pertinente. En réponse, les défenderesses ont affirmé que la demanderesse n’avait droit qu’à une redevance raisonnable pour plusieurs lots contrefaisants, au motif qu’Apotex disposait d’une solution de rechange non contrefaisante. Apotex a tenté de prouver qu’après une période donnée elle aurait pu utiliser le procédé AFI ‑4 pour fabriquer des quantités suffisantes du médicament en vue d’approvisionner le marché intérieur.

[115]       La preuve a montré qu’Apotex avait utilisé le procédé AFI‑4 pour environ 40 % de ses ventes sur le marché intérieur au cours de la période de contrefaçon. Cependant, au procès, Apotex a tenté de montrer qu’à compter de la date où elle avait reçu son avis de conformité [AC], l’entreprise avait les autorisations règlementaires, les connaissances et les moyens techniques nécessaires pour produire, au moyen du procédé non contrefaisant AFI‑4, tous les comprimés qu’elle avait vendus au Canada. Toujours selon l’argument invoqué, la demanderesse n’avait droit qu’à une redevance correspondant à la moitié de la différence entre le coût de production des comprimés au moyen du procédé contrefaisant AFI‑1 et le coût de production au moyen du procédé non contrefaisant AFI‑4.

[116]       À part le fait qu’elle considérait que la méthode du profit différentiel ne s’appliquait pas dans une affaire de dommages‑intérêts, la juge Snider s’est vue contrainte par des considérations de politique générale de rejeter le moyen de défense qu’Apotex fondait sur la SSNC. Elle a conclu que cela « entraînerait en l’espèce une indemnisation insuffisante des demanderesses lésées en permettant au contrefacteur de se soustraire aux conséquences de sa contrefaçon. » À son avis, l’argument avancé revenait tout simplement à dire : « Je vous aurais causé un préjudice tout aussi grave, sans même commettre de contrefaçon! » (au paragraphe 113) Premièrement, elle n’a pas jugé qu’il était punitif d’indemniser la demanderesse de sa perte de profits, sachant que les défenderesses avaient utilisé la solution non contrefaisante. Deuxièmement, elle a convenu avec la demanderesse que, s’il avait été adopté, le moyen de défense fondé sur la SSNC aurait été incompatible avec l’intention de la Loi sur les brevets, et aurait eu pour effet d’encourager la contrefaçon; si le moyen de défense était admis, un concurrent opterait invariablement pour la contrefaçon, plutôt que de recourir à une solution non contrefaisante, mais plus coûteuse et moins efficace.

[117]       Enfin, dans la décision Varco, le brevet en litige portait sur la fonction de freinage de systèmes de forage automatique. Les défenderesses avaient mis au point un système de forage appelé « AutoDriller », qui adoptait les mêmes paramètres de pression. Elles ont reconnu que sans ces caractéristiques de son AutoDriller, elles n’auraient pas réalisé autant de ventes. Le juge Phelan a adopté intégralement les mêmes principes et la même méthode que le juge Zinn avait énoncés dans la décision Rivett. À mon avis, indépendamment du lien de causalité que l’on aurait pu prévoir, la question a été en grande partie réglée par le fait que les défenderesses avaient admis que si elles n’avaient pas contrefait le brevet, elles n’auraient fort probablement vendu aucun AutoDriller. La Cour a conclu qu’elle ne pouvait se fonder sur aucune solution non contrefaisante pour effectuer une comparaison.

***

[118]       À mon humble avis, la Cour suprême n’a pas créé de nouvelles règles de droit dans l’arrêt Schmeiser, pas plus qu’elle n’a laissé entendre que dans le cas d’une restitution des bénéfices, les tribunaux sont tenus de prendre systématiquement en compte les produits, les options ou les scénarios de substitution non contrefaisants, aussi fantaisistes qu’ils puissent être. À mon avis, la Cour a simplement réitéré que « l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » (Schmeiser, au paragraphe 101). Autrement dit, la méthode du « profit préférentiel » est préférable à celle du profit réel si cette dernière amènerait les tribunaux à ordonner au contrefacteur de restituer les bénéfices réalisés sur ses ventes, indépendamment de la question de savoir si l’invention ne représentait qu’une partie ou un élément du bien vendu ou utilisé ou si les bénéfices du contrefacteur n’étaient attribuables qu’en partie à la contrefaçon.

[119]       Dans la recherche du lien de causalité, les tribunaux ont conçu diverses formules différentes ou ont employé des termes différents, selon les faits de chaque affaire, afin de déchiffrer simplement l’utilisation que le contrefacteur faisait de l’invention et la mesure dans laquelle cette utilisation avait contribué aux bénéfices ou aux revenus bruts du contrefacteur. La [traduction] « séparation » (le terme employé par les défenderesses en l’espèce pour traiter de l’indemnité et des services juridiques prévus dans les ententes de prix de transfert), la « répartition » et la « méthode du profit différentiel » sont toutes des reformulations de cette même idée, et il s’agit de concepts qui tentent d’englober le lien de causalité. Trouver ce lien est une tâche factuelle. Dans certains cas, cette tâche peut être aussi complexe que l’invention, et elle nécessitera des preuves de fait ou d’expert. Dans d’autres, comme l’affaire dont je suis saisie, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse très complexe du lien de causalité qui existe entre la contrefaçon et les bénéfices que le contrefacteur a réalisés, car les défenderesses ont simplement vendu du périndopril, le composé que vise le brevet 196.

[120]       Je souscris aux propos du juge Zinn, dans la décision Rivett CF, à propos de l’affaire Wellcome, relativement au concept d’une SSNC [non souligné dans l’original] :

[55]           La décision Wellcome Foundation fait ressortir certaines limites en matière de solution de substitution non contrefaisante. La défenderesse Apotex soutenait qu’elle aurait pu obtenir de la demanderesse une licence obligatoire en vue de l’exploitation du brevet, et que la différence entre les bénéfices véritablement réalisés et ceux qu’elle aurait réalisés si elle avait disposé d’une telle licence était le simple coût de la redevance pour celle‑ci. La défenderesse a laissé entendre que la meilleure solution de substitution non contrefaisante était le produit qu’elle avait vendu, en supposant qu’il ait été vendu licitement sous licence. Le Pr Siebrasse se demande s’il s’agit bien là d’une solution de substitution valable […]

[56]           J’interprète la décision quelque peu différemment. Il n’importe aucunement, à mon avis, qu’on ait établi une comparaison dans cette affaire avec une licence obligatoire. Il faudrait plutôt dire que, si la Cour avait adopté la position proposée pour Apotex, il en serait résulté un scénario déjà mentionné de [traduction] « Essayez toujours de m’attraper pour voir ». Si pour bien calculer les bénéfices à restituer il faut établir une comparaison avec le même produit, mais cette fois fabriqué et vendu licitement, c.‑à‑d. sous licence, alors ni l’un ni l’autre objectifs visés par la restitution des bénéfices ne serait atteint. Selon moi, ce qu’il ressort de Wellcome Foundation et des autres décisions, c’est que la meilleure solution de substitution licite à prendre en considération lorsqu’on recourt à la méthode du profit différentiel ne peut être ce que l’intéressé aurait fait s’il avait respecté la loi, c.‑à‑d. obtenu une licence d’exploitation du brevet. Alors, il importe peu que la licence ait pu être obtenue dans le cadre d’un régime obligatoire ou sur le marché libre. La comparaison est à établir avec les profits qu’on aurait réalisés en exploitant le meilleur produit possible après le produit breveté même, ce dernier devant servir de référence pour le calcul de la valeur ajoutée. Il en résulte une image fidèle des profits tirés de l’invention — le lien de causalité nécessaire.

[121]       Les défenderesses m’ont demandé de soustraire des bénéfices qu’elles doivent restituer ceux qu’elles auraient réalisés si elles avaient fabriqué la totalité du périndopril (IPA) ainsi que les comprimés finis qu’elles ont exportés au cours de la période pertinente depuis l’étranger. Souscrire à la thèse des défenderesses serait leur offrir un bouclier parfait contre les conséquences de n’importe quelle contrefaçon de brevet ultérieure au Canada. Maintenant que le groupe de sociétés Apotex possède d’importantes installations de fabrication en Inde et aux Pays‑Bas, de même qu’une participation [expurgée] dans des installations de fabrication situées au Mexique, jamais elles n’auraient à restituer des bénéfices tirés de la contrefaçon d’un brevet canadien, car il leur suffirait de prouver que leurs sociétés affiliées avaient la capacité de fabriquer le produit à l’étranger et qu’elles auraient été disposées à le faire, dans une tentative pour invoquer un moyen de défense fondé sur une SSNC. Nous savons que les coûts de fabrication sont inférieurs en Inde, au Mexique et, chose surprenante, aux Pays‑Bas (selon M. Ben Haneveld). Par conséquent, dans n’importe quel scénario donné, les bénéfices tirés d’opérations de fabrication à l’étranger seraient fort probablement supérieurs à ceux que l’on tirerait d’opérations de fabrication au Canada. Ces scénarios correspondent exactement à la situation de « [e]ssayez toujours de m’attraper pour voir » que le juge Zinn avait envisagée dans la décision Rivett CF.

[122]       Le moyen de défense fondé sur une SSNC qu’invoquent les défenderesses en l’espèce s’apparente à la thèse qu’elles ont tenté de faire valoir dans l’affaire Wellcome : elles auraient pu obtenir de la brevetée une licence obligatoire et fabriquer le produit en toute légalité. Aucune de ces thèses ne trouve appui dans la jurisprudence.

[123]       Enfin, les défenderesses citent la conclusion qu’a tirée la juge Snider au paragraphe 509 du jugement sur la responsabilité, à savoir qu’« Apotex aurait pu éviter entièrement la contrefaçon par fabrication en fabriquant les produits contenant du périndopril à l’extérieur du Canada. Il ne s’agit pas d’une simple hypothèse. »

[124]       Premièrement, la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué dans l’arrêt Lubrizol que le lien de causalité est une question de fait qui n’est pas tranchée au préalable à l’étape de l’examen de la responsabilité.

[125]       Deuxièmement, l’observation de la juge Snider n’étaye pas le moyen de défense fondé sur une SSNC des défenderesses. Elle ne faisait que blâmer ces dernières – à l’étape de l’examen de la responsabilité et à cette fin-là seulement – pour le choix qu’elles avaient fait quand elles avaient décidé de fabriquer et de vendre du périndopril à partir du Canada, en sachant que les demanderesses détenaient un brevet canadien non expiré. Vu la façon dont elle a interprété la méthode du profit différentiel, telle qu’elle est exprimée dans la décision Merck, précitée, on ne peut imaginer que la juge Snider a voulu dire, au paragraphe 509 de ses motifs, que les défenderesses avaient donc en l’espèce un moyen de défense fondé sur une SSNC valide.

[126]       En conséquence, à mon humble avis, les défenderesses déforment la théorie que la Cour suprême du Canada a énoncée dans l’arrêt Schmeiser, ainsi que la « conception normale du lien de causalité ». Leur moyen de défense fondé sur une SSNC sera rejeté.

4)                  Les défenderesses disposaient-elles de SSNC?

[127]       Compte tenu de ma conclusion précédente, il n’est pas nécessaire que j’évalue si une ou plusieurs des sociétés affiliées des défenderesses ou des fabricants tiers avec lesquels elles faisaient affaire auraient été capables et désireux de fabriquer à l’étranger les mêmes quantités de périndopril (IPA) et de comprimés finis que les défenderesses ont produits au cours de la période pertinente, ainsi que le prix auquel ils auraient été capables de le faire.

[128]       Cependant, étant donné que plus de la moitié de la durée du procès a été consacrée aux éléments de preuve relatifs à cette question, je ferai ici quelques commentaires.

[129]       La Cour a entendu les témoins experts qui suivent, précisément au sujet de la disponibilité de fabricants étrangers, de leur capacité à obtenir toutes les autorisations règlementaires requises pour les ventes à l’exportation au R.‑U. et en Australie, ainsi que du prix qui aurait été facturé aux défenderesses (sauf indication contraire, ces témoins ont tous été appelés par les défenderesses) :

         Ben Haneveld, administrateur délégué, Katwijk;

         Oscar Vivanco, directeur général, Signa;

         Suresh Babu, chef de production, APIPL;

         Rajesha B Chowdegowda, directeur général adjoint, ARPL;

         Rajesha Goel, contrôleur financier, APIPL et ARPL;

         T.C. Reddy, administrateur délégué, Srini;

         Murali Sarma, président, Médicaments génériques, Ipca Laboratories Ltd.[Ipca];

         Marc Comas, premier vice‑président, Licences mondiales et ventes, Intas Pharmaceuticals Ltd. [Intas];

         Darren Hall, vice‑président, Opérations d’approvisionnement mondiales, Pharmachem;

         Chetan Doshi, directeur, Mise au point des formulations, formes posologiques solides, Apotex;

         Renka Panchal, directeur, Affaires règlementaires internationales, Apotex;

         Philip Altman, expert en affaires règlementaires pharmaceutiques pour l’Australie;

         Penelope Field, experte en affaires règlementaires pharmaceutiques pour l’Australie (appelée par les demanderesses);

         Angus Cameron, expert en affaires règlementaires pharmaceutiques humaines pour l’Europe;

         Graham C. Higson, expert en affaires règlementaires pharmaceutiques humaines pour l’Europe (appelé par les demanderesses).

[130]       De plus, une partie des témoignages de M. Sherman, de M. Rosen (expert comptable des défenderesses) et de MM. Hamilton (expert comptable des demanderesses), Fahner (vice‑président principal, Opérations et finances d’Apotex) et Berhalter (vice‑président, Finances mondiales, de Pharmachem) ont également traité de la question des SSNC.

[131]       La tâche principale de ces témoins était de convaincre la Cour que les défenderesses auraient pu fabriquer à l’étranger la même quantité de périndopril (IPA) et de comprimés finis que celle qu’elles avaient vendue à leurs clients étrangers au cours de la période pertinente. Certaines auraient fourni l’IPA (APIPL, Srini et Signa) et d’autres les comprimés finis (ARPL, Katwijk, Intas et Ipca). Toutes ont indiqué le prix auquel elles auraient vendu leur produit aux défenderesses, ce qui a permis à M. Rosen de calculer les bénéfices que les défenderesses auraient gagnés dans chacun des scénarios. Ces derniers ont été comparés aux bénéfices réels tirés de la contrefaçon.

[132]       Pour ce qui est du périndopril (IPA), deux des cinq scénarios présentés auraient rapporté à Pharmachem des bénéfices supérieurs, soit la fourniture hypothétique de l’IPA par Srini (B‑1) ou par Signa (B‑2). Pour ce qui est des comprimés finis, quatre des huit scénarios auraient rapporté à Apotex plus de bénéfices qu’elle n’en avait réellement gagnés, c’est‑à‑dire si les comprimés auraient été fournis par Intas, en utilisant l’IPA de Srini (T‑3), par Intas en utilisant l’IPA de Signa (T‑4), par Intas en utilisant la pleine quantité d’IPA d’APIPL (T‑5), par Intas en utilisant la quantité restreinte d’IPA d’APIPL et, enfin, par Srini en fournissant le reste de la quantité (T‑7) (rapport d’expert de Howard N. Rosen, daté du 30 mai 2014, pièce D‑49 , pages 54 et 89). Selon ces scénarios, les défenderesses n’auraient pas eu de bénéfices à restituer aux demanderesses. Tous les autres scénarios auraient nettement réduit le montant des bénéfices à restituer.

[133]       Il y a dans la preuve quelques éléments qui, selon moi, revêtent une importance cruciale pour cette question.

[134]       Premièrement, je conviens avec le juge Strayer dans la décision Reading & Bates, au paragraphe 13, que « les bénéfices doivent être déterminés en comparant la méthode contrefaite qui a été effectivement employée à toute autre méthode qui aurait été très probablement utilisée. Présenté de cette façon, le critère subsume d’autres critères possibles, comme celui qui repose sur la méthode non contrefaite la plus lucrative qui aurait pu être utilisée. Selon moi, la Cour devrait examiner toutes les circonstances en cause et tâcher de déterminer quelle solution, tout bien considéré, aurait été employée très probablement. » [Non souligné dans l’original.]

[135]       Les défenderesses n’ont pas ménagé d’efforts pour me convaincre qu’à l’époque, le périndopril était facile à obtenir sur le marché international. En plus de Srini et de Signa (à l’époque, APIPL n’était pas encore prête à fabriquer le produit à une échelle commerciale), les défenderesses ont déposé un extrait du Directory of World Chemical Producers de 2006 (P‑91) et M. Sherman a expliqué que Calyx, Cipla, Glenmark, Hetero, Varda et Hritik étaient tous des fabricants indiens énumérés sous le produit [traduction] « périndopril erbumine » (IPA) (transcription, pages 1893 à 1904). De plus, Katwijk, Intas et Ipca (à l’époque, ARPL n’était pas encore prête à fabriquer le produit à une échelle commerciale) auraient pu formuler les comprimés de périndopril.

[136]       Il est à se demander pourquoi, dans ce cas, les défenderesses ont décidé d’entreprendre leurs activités de fabrication au Canada, où le brevet des demanderesses n’était pas expiré. C’était peut‑être parce que, comme il est ressorti du témoignage de M. Sherman, quand elles en ont le choix, les défenderesses préfèrent fabriquer le produit elles‑mêmes. À l’époque pertinente, hormis les installations de fabrication importantes qu’elles possédaient au Canada, les défenderesses avaient une participation [expurgée] dans Srini (2002) et elles avaient fait l’acquisition de Katwijk (2004). Soit dit en passant, un transfert de technologie pour le périndopril a été entrepris en 2004, entre les défenderesses et Signa (une tierce partie). Cependant, en juillet 2004, Signa a reçu instruction d’arrêter le projet. Aucune explication n’a été donnée quant aux motifs pour lesquels ce transfert de technologie n’a pas été conclu et pour lesquels Signa n’a pas fabriqué du périndopril (IPA) pour les défenderesses.

[137]       Quant à Srini, M. Reddy a dû faire plusieurs concessions durant son contre‑interrogatoire :

                     la plupart des chiffres relevés dans la lettre qu’il avait contresignée le 6 mai 2014 (D‑75, onglet 3) contenaient des informations récentes et ne reflétaient pas la situation de Srini en 2004‑2005;

                     l’immeuble de R‑D de Srini a été construit en 2007; avant cela, celui où elle se trouvait était vieux et petit;

                     en 2005‑2008, les ventes de Srini étaient sensiblement supérieures dans le cas des agents intermédiaires que dans celui de l’IPA;

                     Srini n’avait jamais fabriqué de périndopril auparavant; le seul inhibiteur de l’ECA qu’elle avait fabriqué était du ramipril;

                     Srini n’était pas conforme aux normes des bonnes pratiques de fabrication [BPF] au R.‑U. et n’avait reçu une approbation sur ce plan que pour l’Australie en novembre 2008;

                     Confronté à la chaine de courriels de M. Rajesh Goel, d’APIPL, il a concédé que le prix indiqué dans la lettre (D‑75, onglet 3) lui avait été communiqué par M. Goel et qu’il était basé sur les coûts réels qu’APIPL avait engagés, et non sur les coûts de fabrication de Srini.

[138]       Les défenderesses n’ont pas réussi à me convaincre que Srini aurait pu conclure le transfert de technologie concernant le périndopril, obtenir à la fois les autorisations relatives aux BPF et fabriquer la quantité requise de périndopril IPA à l’époque pertinente, ou au prix indiqué dans la lettre du 6 mai 2014.

[139]       Monsieur Haneveld a témoigné pour le compte de Katwijk et a fait part de ce qui suit à la Cour :

                     Katwijk n’a jamais fabriqué du périndopril;

                     elle n’avait jamais reçu l’approbation de commercialisation nécessaire pour fabriquer des comprimés de périndopril dans ses installations;

                     Katwijk avait reçu des défenderesses 866,65 kg de périndopril (IPA) en vrac le 28 juin et le 7 juillet 2008; elle les avait stockés pendant neuf mois avant de les expédier à APIPL et ne s’en était pas servi pour formuler des comprimés de périndopril (le témoignage de M. Haneveld a contredit celui de Suresh Babu quant au motif pour lequel il y avait eu neuf mois d’attente avant d’expédier l’IPA en vrac);

                     Katwijk n’avait pas de comprimés de périndopril disponibles pour étayer la présentation règlementaire destinée au R.‑U., déposée le 31 janvier 2005, et celle destinée à l’Australie, déposée le 30 juillet 2005.

[140]       Là encore, les défenderesses ne sont pas parvenues à me convaincre que Katwijk aurait pu conclure le transfert technologique concernant le périndopril, obtenir toutes les autorisations de commercialisation et fabriquer la quantité requise de comprimés de périndopril à l’époque pertinente.

[141]       Enfin, même si les sociétés affiliées des défenderesses avaient montré qu’elles auraient pu fabriquer la quantité requise de périndopril (IPA) et de comprimés, les défenderesses ne m’ont pas convaincue que cela leur aurait permis de toucher des bénéfices. La preuve est claire et non contredite : ni Katwijk ni APIPL/ARPL, qui avait commencé à fabriquer du périndopril (IPA) et des comprimés après que la juge Snider eut rendu son injonction permanente à l’encontre des défenderesses, n’avaient remis leurs bénéfices aux défenderesses. Autrement dit, si ces bénéfices s’étaient rendus jusqu’au Canada, cela aurait vraisemblablement été fait sous la forme de dividendes payés aux sociétés mères de Katwijk, APIPL et ARPL : Apotex International Inc. et APHI, et non aux défenderesses.

[142]       Dans l’ensemble, les défenderesses ne m’ont pas persuadée que l’un ou l’autre des scénarios mis de l’avant aurait vraisemblablement été retenu ni que, si l’un de ces scénarios l’avait été, il se serait soldé par la remise réelle de bénéfices aux défenderesses.

Le retour de bénéfices

[143]       La restitution des bénéfices a pour but de remettre le contrefacteur dans la situation où il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu de contrefaçon. La restitution doit donc inclure les bénéfices indirects ou le retour, par le contrefacteur, des bénéfices tirés de la vente du produit contrefaisant. Cette mesure a pour but d’éviter l’enrichissement injuste du contrefacteur, qui « retient des fonds et, par conséquent, est censé bénéficier des profits qu’il a réalisés par suite de son détournement » (décision Teledyne, précitée, à la page 226). La quantification de ce retour de bénéfices est la dernière question en litige entre les parties.

[144]       Pour quantifier ce retour de bénéfices, un demandeur « n’a droit qu’aux bénéfices réellement réalisés, et non à ceux qu’il aurait pu réaliser si le contrefacteur […] avait suivi une politique commerciale différente » (Beloit CF, précitée, au paragraphe 34).

[145]       La Cour a entendu le témoignage de MM. Sherman et Fahner et celui des deux experts comptables sur la question. Nul ne conteste que, en l’espèce, les défenderesses ne peuvent déterminer ce qu’elles ont fait avec les bénéfices réalisés sur les ventes de périndopril parce que la totalité de leurs bénéfices sont regroupés et utilisés dans les activités quotidiennes de leur entreprise.

[146]       Dans des circonstances semblables, les tribunaux ont considéré que le contrefacteur était réputé avoir réinvesti ces bénéfices : « L’intérêt, au taux en vigueur, est ensuite chargé sur le montant des bénéfices retenus. » (décision Teledyne, précitée, au paragraphe 22) Comme l’objectif visé est une question de justice et d’équité, il a été conclu que « l’octroi d’intérêts composés au titre de gains réputés tirés des bénéfices est la règle » (arrêt Reading & Bates, précité, au paragraphe 42) et qu’« il serait équitable de présumer qu’on s’attend à ce qu’un homme d’affaires ordinaire réalise comme bénéfice net, calculé selon la méthode différentielle ou des coûts proportionnels, un montant supérieur au taux d’intérêt préférentiel existant à l’époque » (décision Teledyne, précitée, au paragraphe 22). Vraisemblablement, le contrefacteur aurait fait le meilleur usage possible des bénéfices tirés de la contrefaçon (arrêt Reading & Bates, précité, au paragraphe 48).

[147]       À ce jour, les tribunaux canadiens ont appliqué le taux préférentiel majoré de 1 ou 2 % à la place d’un retour de bénéfices (Teledyne, au paragraphe 22; Ductmate Industries c Exanno Products Ltd (1987), 12 FTR 42; Diversified Products Corp c Tye-Sil Corp. (1990), 30 CPR (3d) 324, à la page 353 (CF, 1re inst.) conf. par CPR (3d) 385; Reading & Bates, au paragraphe 48; Wellcome, aux paragraphes 61 et 62; et Lundbeck, au paragraphe 308).

5)                  Apotex

[148]       Pendant toute la période en cause, Apotex a bénéficié d’un prêt intersociétés d’APHI. Un rapprochement était fait tous les jours, et quand les revenus d’Apotex excédaient ses dépenses d’exploitation, un montant était porté au crédit du compte de prêt intersociétés. Jusqu’en mars 2007, le taux d’intérêt sur ce prêt était le taux préférentiel moins 0,25 % sur tout montant impayé qui excédait la somme de 446 millions de dollars (aucun montant d’intérêt n’était payé sur la première tranche de 446 millions de dollars). En avril 2007, Apotex n’avait payé aucun intérêt sur son prêt avec APHI (D‑2, onglets 9 et 10).

[149]       Les défenderesses soutiennent que le produit des ventes de périndopril n’a pas servi à développer l’entreprise, mais plutôt à réduire leur compte intersociétés avec APHI; comme Apotex avait toujours assez de fonds disponibles dans le compte intersociétés, les revenus tirés de la vente du périndopril réduisaient simplement le montant qui devait être prélevé de ce compte.

[150]       Par conséquent, les défenderesses font valoir que le retour de bénéfices d’Apotex devrait se limiter au taux préférentiel moins 0,25 % jusqu’à la fin de mars 2007 et qu’il devrait être de zéro après cette date. Subsidiairement, il faudrait utiliser le taux réel jusqu’à la fin du mois de mars (taux préférentiel moins 0,25 %), car il s’agissait d’un niveau de référence approprié, et il faudrait appliquer un taux préférentiel présumé jusqu’en avril 2007, s’il n’existait pas d’autre niveau de référence.

[151]       Il me semble que la thèse principale des défenderesses ne tient pas compte de la multitude de choix offerts aux entreprises de la même taille que celle des défenderesses dans le cadre de l’exécution de leurs activités ni du fait que, parmi tous ces choix, le remboursement d’un prêt à taux d’intérêt faible ou nul ne serait peut‑être pas la priorité. Monsieur Fahner a reconnu que les défenderesses s’étaient servies des revenus découlant des ventes du périndopril pour exécuter leurs activités quotidiennes et pour répondre à divers besoins en capital. Tout dépendait de leurs besoins : à l’instar de n’importe quelle autre entreprise, elles payaient des dividendes, investissaient dans la R‑D et se servaient des fonds pour assurer leur croissance et leur expansion.

[152]       Étant donné que les défenderesses exploitent leurs activités dans un milieu hautement lucratif, je considère qu’il est juste et équitable d’utiliser le taux préférentiel comme point de référence, ainsi que le suggèrent les demanderesses. Au vu de ce point de référence équitable ainsi que des circonstances de l’espèce, je ne vois pas pourquoi il devrait y avoir un traitement différent entre la période dans laquelle le prêt intersociétés portait intérêt au taux préférentiel moins 0,25 % (là encore, uniquement sur l’excédent de 446 millions de dollars) et la période dans laquelle il ne portait aucun intérêt.

6)                  Pharmachem

[153]       Au cours de la même période, Pharmachem a elle aussi profité d’un prêt intersociétés obtenu d’APHI. Cependant, ce prêt portait intérêt au taux préférentiel majoré de 0,5 % (D‑20, onglets 13 et 14). Elle avait également deux prêts de la Banque de Nouvelle‑Écosse [BNE] : pendant la période en litige entre les parties, le prêt d’exploitation portait intérêt au taux préférentiel majoré de 0,5 % et le prêt non renouvelable portait intérêt au taux préférentiel majoré de 1 % (D‑20, onglets 15 et 16).

[154]       Les défenderesses soutiennent qu’il faudrait appliquer partout le taux préférentiel majoré de 0,5 %, tandis que les demanderesses estiment qu’au mois de novembre 2011, c’est le taux préférentiel majoré de 1 % qui devrait s’appliquer, car il est probable que les défenderesses auraient décidé de rembourser en premier le prêt à taux d’intérêt supérieur. Les défenderesses blâment M. Hamilton pour ne pas avoir vérifié si le prêt non renouvelable pouvait être remboursé avant terme. Cependant, en toute justice, en contre‑interrogatoire, M. Hamilton a tenté de vérifier dans son dossier, mais on lui a dit de ne pas s’en soucier. De plus, les défenderesses auraient pu produire elles‑mêmes une telle preuve, mais elles ne l’ont pas fait.

[155]       Par conséquent, je conviens avec les demanderesses qu’il est probable qu’au mois de novembre 2011, les défenderesses auraient préféré rembourser le prêt à taux d’intérêt supérieur. À mon avis, il est juste et équitable d’appliquer, avant novembre 2011, le taux d’intérêt préférentiel majoré de 0,5 % et, par la suite, le taux d’intérêt préférentiel majoré de 1 %.

V.                Conclusion

[156]       Compte tenu de ce qui précède, les réponses aux questions que soulève la présente restitution de bénéfices sont les suivantes : i) les défenderesses ne sont pas autorisées à soustraire des revenus qu’elles ont tirés de la vente du périndopril les montants que M. Roser a calculés et qui ont censément été payés au titre de l’indemnité versée à leurs sociétés affiliées; je conviens avec les défenderesses qu’une répartition aurait été appropriée dans ces circonstances, mais, selon moi, la preuve produite n’étaye pas la thèse des défenderesses; ii) les défenderesses ne sont autorisées à soustraire de leurs revenus que les coûts supplémentaires qu’elles ont précisés; iii) le moyen de défense fondé sur une SSNC que les défenderesses ont invoqué est rejeté; iv) pour ce qui est des retours de bénéfices, Apotex devrait appliquer un taux d’intérêt préférentiel et Pharmachem un taux d’intérêt préférentiel majoré de 0,5 % au retour de bénéfices gagnés avant le mois de novembre 2011 et, par la suite, le taux d’intérêt préférentiel majoré de 1 %.

VI.             La requête en sursis des défenderesses

[157]       À la fin du procès qui a eu lieu devant moi, les avocats des défenderesses ont avisé la Cour qu’ils allaient déposer une requête en vue d’obtenir une ordonnance de sursis concernant l’application et l’effet du présent jugement jusqu’à la plus tardive des deux étapes suivantes :

[traduction]

(a)                l’épuisement de tous les appels découlant du présent jugement, y compris toute demande d’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada et tout appel en résultant devant notre Cour;

(b)               la détermination et la quantification définitives, y compris tout appel connexe, par les tribunaux du R.‑U. :

                                            i.                        du [traduction] « coût du point de fabrication » indiqué dans l’ordonnance du juge Lewison, datée du 21 septembre 2010, au sein de la Haute Cour de justice du R.‑U., division de la Chancellerie, affaire no 0603050;

                                          ii.                        de la [traduction] « concession du paragraphe 26 » indiquée dans le jugement de la Cour d’appel (Division civile) de la Haute Cour de justice du R.‑U., affaire no A3/2011/1158, datée du 3 mai 2012.

[158]       La requête en sursis a été déposée le 9 mars 2015 et m’a été présentée le 11 mai 2015.

[159]       Les défenderesses font valoir qu’il serait injuste que le présent jugement en matière de restitution de bénéfices ait un effet immédiat alors que l’instance introduite au R.‑U. est suspendue. Elles disent qu’aucuns fonds ne devraient changer de main avant que l’on ait déterminé de manière définitive les montants à payer.

[160]       La thèse des défenderesses ne tient pas compte du fait que les demanderesses ne sont pas parties à l’instance introduite au R.‑U. et que Servier Laboratories Limited, qui a bénéficié de l’injonction rendue dans ce pays, n’est pas partie devant notre Cour (par une ordonnance, la juge Snider a radié les sociétés affiliées des demanderesses à titre de demanderesses). Elle ne tient pas non plus compte du fait que l’instance est actuellement en suspens au R.‑U. du fait de la concession du paragraphe 26 qu’Apotex a faite pour s’opposer à la défense fondée sur l’illégalité que Servier a invoquée au R.‑U. Enfin, elle ne tient pas compte du fait qu’une part des bénéfices que les défenderesses doivent restituer aux demanderesses, au Canada, n’a rien à voir avec les ventes réalisées sur le marché du R.‑U., mais est plutôt attribuable à des ventes effectuées au Canada, en Australie et aux Pays‑Bas.

[161]       En raison de la concession du paragraphe 26, la Haute Cour de justice du R.‑U. doit examiner le jugement sur la restitution de bénéfices que prononcera notre Cour en vue de quantifier les dommages qu’Apotex et Apotex UK ont subis à la suite de l’injonction accordée au R.‑U. Aucune contrainte semblable n’est imposée à notre Cour, qui a entendu tous les témoignages nécessaires pour quantifier les bénéfices des défenderesses qui sont directement attribuables aux activités contrefaisantes que celles-ci ont menées au Canada.

[162]       Pour la même raison, il y a une lacune dans l’analogie que font les défenderesses avec l’article 219 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], qui autorise la Cour à surseoir à l’exécution d’une ordonnance qu’elle rend en vertu des Règles en vue d’un procès et d’un jugement sommaires, de même que dans l’analogie qu’elles font avec le moyen de défense fondé sur la compensation en equity.

[163]       Toutefois, l’aspect déterminant de la requête des défenderesses est le fait que celles-ci n’ont pas satisfait au critère qui s’applique aux demandes de sursis, conformément à l’article 398 des Règles. Pour ce type de requête, le défendeur doit convaincre la Cour qu’il existe une question sérieuse à trancher, qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’un sursis (RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311).

[164]       Même si j’en venais à souscrire à l’argument des défenderesses selon lequel ces trois facteurs « entretiennent des rapports les uns avec les autres, de sorte que la force constatée à l’égard d’un des aspects du critère doit pouvoir compenser les faiblesses souffertes par ailleurs » (Hudson Bay Mining & Smelting Co., Limited c Dumas et al, 2014 MBCA 6, au paragraphe 82; Turbo Resources Ltd c Petro Canada Inc., [1989] 2 CF 451 (CAF), au paragraphe 29 et Bell Canada c Rogers Communications Inc., [2009] OJ no 3161, au paragraphe 39), il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire de répondre par l’affirmative aux trois questions (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, aux paragraphes 12 à 14).

[165]       Toutefois, les défenderesses n’ont pas prouvé de manière claire et convaincante que l’exécution du jugement leur causerait un préjudice irréparable. Il s’agit là d’un point déterminant pour leur requête.

[166]       Hormis le fait qu’aucun affidavit n’a été déposé à l’appui de leur requête, les défenderesses affirment que le préjudice irréparable réside dans le fait qu’elles ne seraient aucunement incitées à agir rapidement pour obtenir une décision définitive et un calcul de leurs dommages-intérêts au R.‑U. À l’inverse, en l’absence d’un sursis à l’application et à l’effet du présent jugement, les demanderesses bénéficieront de l’exécution du présent jugement et du sursis à l’exécution du jugement en matière de dommages‑intérêts au R.‑U.

[167]       Là encore, les défenderesses confondent les demanderesses et leurs sociétés affiliées du R.‑U. De plus, leur argument est tout au plus conjectural, tout comme il serait conjectural d’affirmer qu’un sursis à l’exécution du présent jugement, qui accorde aux demanderesses un montant supérieur à celui que l’on a accordé à Apotex au R.‑U., inciterait cette dernière à ne pas agir rapidement dans tout appel interjeté au Canada et au R.‑U.

[168]       C’est à la Haute Cour de justice du R.‑U., et non à notre Cour, qu’il revient de gérer l’instance introduite au R.‑U.

[169]       Pour ces motifs, la requête des défenderesses en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant à l’application et à l’effet du présent jugement sera rejetée.

VII.          L’addenda

[170]       Après la communication aux parties du jugement et des motifs du jugement confidentiels, les défenderesses ont proposé d’importantes suppressions dans des renseignements relatifs à Apotex qui n’étaient pas de nature publique : i) sa structure organisationnelle et de propriété; ii) quelques informations financières; iii) les ententes intersociétés conclues entre Apotex et ses diverses sociétés mères et affiliées.

[171]       Dans une directive donnée le 8 juin 2015, qui accompagnait le jugement et les motifs du jugement confidentiels, la Cour avait demandé explicitement que l’on fournisse les [traduction] « raisons justifiant chacune des suppressions proposées ».

[172]       Les défenderesses n’ont fourni que de raisons générales, et non précises, pour justifier les suppressions proposées. Dans leur lettre du 15 juin 2015, elles disent que [traduction] « Apotex veille en tout temps à la confidentialité de ses renseignements, et les a produits dans le présent litige conformément à l’ordonnance de protection qui régit l’instance ».

[173]       Les demanderesses ne se sont pas prononcées sur les renseignements concernant la structure de propriété et organisationnelle des défenderesses, mais elles remettent en question les deux autres catégories de suppressions proposées.

[174]       Premièrement, l’ordonnance de protection qui a été rendue au début de l’instance, et qui régit les parties au cours de celle-ci et par la suite, ne lie pas la Cour pendant qu’elle tranche l’affaire sur le fond. À ce stade-ci, la Cour doit soupeser les intérêts en jeu et évaluer s’il convient de déroger à la règle générale concernant la transparence et la publicité des instances et des jugements de la Cour.

[175]       Deuxièmement, le critère que la Cour doit appliquer lorsqu’elle décide d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance de confidentialité aux termes de l’article 151 des Règles a été fixé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, où le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la Cour, a affirmé :

[53]      […] Une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 ne doit être rendue que si :

a)         elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b)         ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[54]      Comme dans Mentuck, j’ajouterais que trois éléments importants sont subsumés sous le premier volet de l’analyse.  En premier lieu, le risque en cause doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt commercial en question.

[176]       Enfin, il incombe à la partie qui a présenté la demande de déroger à la règle générale selon laquelle les instances et les jugements des tribunaux sont de nature publique (Société Radio‑Canada c Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 RCS 480, au paragraphe 71).

[177]       En l’espèce, les défenderesses ne désignent aucun intérêt commercial important en jeu, pas plus qu’elles n’indiquent le risque sérieux qu’il faut éviter par rapport à cet intérêt commercial, advenant que les renseignements qu’elles souhaitent supprimer soient rendus publics. Je n’ai donc rien en main à soupeser avec les effets préjudiciables de l’ordonnance de confidentialité.

[178]       Par ailleurs, la plupart des renseignements que les défenderesses souhaitent supprimer du jugement sont nécessaires si l’on veut comprendre parfaitement les motifs. Il s’agit d’une affaire de restitution de bénéfices et il serait difficile de restituer des bénéfices sans déterminer les revenus et les dépenses. En conséquence, comme les défenderesses n’ont pas prouvé qu’elles s’exposent à un risque ou à un préjudice, seuls les renseignements qui ne sont pas essentiels pour comprendre parfaitement les motifs de la Cour ont été supprimés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

Pour ce qui est de la requête en sursis

1.                  La requête des défenderesses en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant à l’application et à l’effet du présent jugement est rejetée;

2.                  Les dépens relatifs à la requête sont accordés en faveur des demanderesses.

Pour ce qui est du montant des bénéfices et du retour de bénéfices des défenderesses

3.                  La défenderesse Apotex Inc. est condamnée à payer aux demanderesses, dans les 60 jours suivant le présent jugement, les bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la contrefaçon du brevet 196, d’une somme de 56 000 000 $, ainsi que tout autre montant de retour de bénéfices composé, entre le 1er décembre 2014 et la date du présent jugement, au taux préférentiel;

4.                  La défenderesse Apotex Pharmachem Inc. est condamnée à payer aux demanderesses, dans les 60 jours suivant la date du présent jugement, les bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la contrefaçon du brevet 196, d’une somme de 5 172 000 $, ainsi que tout autre montant de retour de bénéfices composé, entre le 1er décembre 2014 et la date du présent jugement, au taux préférentiel majoré de 1 %;

5.                  Les parties auront 14 jours à compter de la date de la version publique des présents motifs pour fournir simultanément leurs observations sur les dépens de l’action, ainsi qu’un délai supplémentaire de 7 jours pour répondre aux observations de la partie adverse.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T -1548-06

 

INTITULÉ :

ADIR et SERVIER CANADA INC. c APOTEX INC. et APOTEX PHARMACHEM INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 17 AU 21 NovembrE 2014, DU 24 AU 28 Novembre 2014, DU 1er AU 5 Décembre 2014 ET les 11 et 12 Décembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS cONFIDENTIELS :

le 8 juin 2015

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS PUBLICS :

le 18 Juin 2015

 

COMPARUTIONS :

Judith Robinson, Joanne Chriqui,

Brian John Capogrosso, Remi Weiss

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Harry Radomski, Nando De Luca,

Ben Hackett, Jerry Topolski,

Michael Wilson

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA, s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

GOODMANS LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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