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Date : 20150709


Dossier : T-1737-14

Référence : 2015 CF 839

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ENGINEERS CANADA/

INGÉNIEURS CANADA

appelante

et

MMI-IPCO, LLC

intimée

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté aux termes des articles 56 et 38 de la Loi sur les marques de commerce, LRC, 1985, c T‑13, dans sa version modifiée (la LMC), à l’encontre d’une décision de la Commission des oppositions des marques de commerce (la Commission), rendue conformément aux pouvoirs et fonctions délégués par le registraire des marques de commerce (le registraire), datée du 12 juin 2014, expédiée le jour même et ayant pour référence 2014 COMC 119, par laquelle le registraire a rejeté l’opposition produite par Engineers Canada/Ingénieurs Canada (l’appelante) à l’égard de la demande d'enregistrement no 1,368,809 produite par MMI-IPCO, LLC (l’intimée) pour la marque de commerce POLARTEC ECO‑ENGINEERING DESIGN (la marque) reproduite ci‑dessous.

E POLARTEC ECO-ENGINEERING

[2]               J’estime que l’affaire est théorique pour les motifs énoncés ci‑dessous.

II.                Les faits

[3]               L’appelante est la fédération nationale qui regroupe les ordres provinciaux et territoriaux d’ingénieurs professionnels. Ces ordres sont chargés de réglementer l’exercice du génie au Canada et de délivrer les permis d’exercice aux ingénieurs professionnels au pays, qui sont plus de 234 000. L’intimée est une entreprise de tissus américaine se décrivant comme un [traduction] « chef de file mondial en matière de tissus techniques résistants ».

[4]               Le 15 octobre 2007, l’intimée a produit une demande d’enregistrement d’une marque de commerce fondée sur l’emploi projeté au Canada, de même que sur l'emploi et l'enregistrement de la marque aux États-Unis, qui vise les marchandises suivantes :

[traduction]

Tissus pour la fabrication de vêtements, de mobilier et d'articles décoratifs, de garnitures, de mobilier, de mobilier et d'articles décoratifs pour la maison, de tapis, de couvre-planchers, de revêtements muraux, de rideaux, de housses de meubles, de couvertures, d'oreillers, de linge de lit, de linge de bain et de linge de cuisine; tissus à la pièce vendus comme éléments de vêtements, nommément de manteaux, de vestes, de parkas, d'imperméables, de chandails, de chemises, de chandails sport, de pantalons, de robes, de jupes, de pyjamas, de sous-vêtements, de foulards, de châles, de gants, de mitaines, de couvre-chefs, nommément de chapeaux, de casquettes, de bandeaux et de visières, d'articles chaussants, nommément de chaussures sport et de détente, de pantoufles, de chaussettes, de collants, de bas et de bonneterie.

[5]               Conformément à l’article 38 de la LMC, le 26 juillet 2010, l’appelante a produit une déclaration d’opposition à l’égard de la demande au motif que l’intimée n’est pas autorisée à offrir des services de génie nulle part au Canada et qu’elle n’a pas à son emploi des ingénieurs titulaires d'un permis d'exercice du génie dans une province ou un territoire du Canada.

[6]               La contre-déclaration de l’intimée, datée du 27 septembre 2010, a démenti tous les motifs énoncés dans la déclaration d’opposition.

[7]               Le 12 juin 2014, la Commission a conclu que la marque ne donnait pas une description fausse et trompeuse et qu’elle était distinctive. Elle a par conséquent rejeté l’opposition.

[8]               Aux termes d’un avis de demande daté du 12 août 2014, l’appelante a interjeté appel de la décision du registraire à la Cour en vertu de l’article 56 de la LMC.

[9]               Par la suite, les parties ont échangé des actes de procédure, y compris des affidavits et des pièces, et ont effectué des contre-interrogatoires et d’autres procédures, qui ont entraîné la production de neuf volumes du dossier de la part de l’appelante et de deux autres volumes du dossier de la part de l’intimée.

[10]           Lorsqu’elle a interjeté appel, l’appelante a produit de nouveaux éléments de preuve, comme le permet le paragraphe 56(5) de la LMC, à l’appui d’un nouvel argument visant à prouver que les marchandises de l’intimée sont de nature technique et à réfuter la conclusion de la Commission selon laquelle les marchandises de l’intimée étaient de nature « simple ».

[11]           L’audition de l’appel a été fixée au lundi 1er juin 2015.

[12]           Cependant, l’intimée a retiré sa demande d’enregistrement de la marque de commerce dans une lettre transmise au registraire le 14 mai 2015. Par la suite, soit le 21 mai 2015, l’intimée a présenté une requête aux termes de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, afin de demander une ordonnance rejetant l’appel interjeté par l’appelante en raison de son caractère théorique. L’appelante était en désaccord. J’ai ordonné que l’argumentation relative à la requête se rapportant au caractère théorique me soit présentée à la date prévue pour l’audition de l’appel, soit le 1er juin 2015.

[13]           Le 28 mai 2015, l’intimée a envoyé à la Cour un avis de désistement dans lequel elle se désistait entièrement de sa requête demandant le rejet de l’appel. À la même date, l’intimée a indiqué qu’elle ne s’opposerait pas à l’appel interjeté par l’appelante [traduction] « au motif que l’appelante, Engineers Canada/Ingénieurs Canada, avait consenti à ne pas demander l’adjudication des dépens de l’appel contre l’intimée ». L’intimée a aussi précisé que l’avocat inscrit au dossier ne comparaîtrait pas à l’audition de l’appel.

[14]           Par la suite, la Cour a informé l’appelante qu’elle souhaitait entendre des observations sur la question du caractère théorique au début de l’audience. Après avoir entendu les observations sur la question du caractère théorique, j’ai mis en délibéré la décision, sur laquelle portent le jugement et les motifs actuels. À mon avis, l’appel a un caractère théorique. En outre, il ne convient pas d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’entendre l’appel malgré son caractère théorique.

III.             Les questions en litige

[15]           Cette affaire soulève les questions suivantes :

A.  L’appel a‑t­‑il un caractère théorique?

B.   Dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’appel malgré son caractère théorique?

IV.             Les observations de l’appelante et analyse

A.                L’appel a‑t­‑il un caractère théorique?

[16]           L’appelante a fait valoir que l’appel n’avait pas un caractère théorique, et que si c’était le cas, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’appel malgré le caractère théorique de celui‑ci. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur l’analyse en deux temps décrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 (Borowski).

[17]           Toutefois, l’appelante est mise en présence de la décision du juge Cullen dans Sous-Tapis Dura Ltée c. Basf Corp. (1998), 154 FTR 233 (CF) (Dura), où, dans une situation très semblable, la Cour a conclu que l’appel dont elle était saisie avait un caractère théorique et a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire lui permettant d’entendre un appel malgré le caractère théorique de celui‑ci. L’appelante fait valoir que la décision Dura est différente. Comme nous le verrons, je ne suis pas de cet avis.

[18]           Aux paragraphes 1 à 3 de la décision Dura, la Cour a dressé le portrait de la situation dont elle était alors saisie :

[1]        Il s'agit d'un appel interjeté contre la décision du registraire des marques de commerce (le registraire), datée du 31 juillet 1997, rejetant l'opposition des sous-tapis Dura Ltée (Dura) à l'enregistrement de la marque DURAPLUSH, no de demande 700 883 (la marque), pour l'emploi en liaison avec de la thibaude.

[2]        La défenderesse, BASF Corporation (BASF), ne cherche plus à obtenir l'enregistrement de la marque. Elle a avisé le registraire par lettre datée du 1er décembre 1997 qu'elle abandonnait sa demande. Le 21 janvier 1998, le registraire a confirmé que la demande était considérée comme retirée ou abandonnée. Dans ces circonstances, BASF a avisé la Cour, le 30 juillet 1998, qu'elle ne serait pas représentée à l'audience.

[3]        Dura poursuit néanmoins l'appel interjeté contre la décision du registraire datée du 31 juillet 1997, sur le fondement que le registraire a commis des erreurs de fait et de droit dans sa décision de rejet de l'opposition à la demande de BASF, qui ne devraient pas subsister. Dura a déposé une demande unilatérale, datée du 23 décembre 1997, en vue d'obtenir une ordonnance fixant les heure, date et lieu de l'audience, demande qui a été accueillie par le juge Hugessen le 13 mars 1998.

[19]           Comme c’est le cas en l’espèce, une demande d’enregistrement d’une marque de commerce a été produite, la marque de commerce a été annoncée et une procédure d’opposition, à l’issue de laquelle la Commission a rejeté l’opposition, a été engagée. Dans la décision Dura, comme en l’espèce, un appel a été interjeté à la Cour aux termes de la LMC, puis l’intimée a abandonné sa demande d’enregistrement d’une marque de commerce. La Cour a conclu que l’appel avait un caractère théorique et a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de l’entendre.

[20]           J’estime que les circonstances de l’espèce sont identiques à tous égards importants à celles de la décision Dura, et que, selon le premier volet du critère établi dans l’arrêt Borowski, l’appel a un caractère théorique. À ce sujet, l’arrêt Borowski, aux pages 353, 354 et 357, énonce les règles de droit applicables :

Le caractère théorique

            La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique généraux s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

            La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.

Quand un pourvoi est‑il théorique? – La jurisprudence

            La première étape de l'analyse exige qu'on se demande s'il reste un litige actuel. Diverses circonstances, dont je vais donner des exemples, peuvent faire disparaître un litige et rendre la question théorique.

            Dans l'arrêt The King ex rel. Tolfree v. Clark, [1944] R.C.S. 69, cette Cour a refusé d'accorder une autorisation de pourvoi à des requérants qui demandaient un jugement interdisant aux intimés d'exercer leurs fonctions de députés de l'assemblée législative de l'Ontario et de participer à ses délibérations. L'assemblée législative avait été dissoute avant l'audition de l'affaire par cette Cour. Le juge en chef Duff, au nom de la Cour, dit à la p. 72 :

[traduction]

Il s'agit d'une de ces affaires où les circonstances auxquelles les procédures des tribunaux d'instance inférieure se rapportent et sur lesquelles elles sont fondées n'existent plus, le substratum du litige a disparu. Selon les principes reconnus, il n'est plus possible de connaître du pourvoi. [Souligné dans l’original.]

[…]

Le présent pourvoi est‑il théorique?

            À mon avis, il n'y a plus de litige actuel ni de différend concret puisque le substratum du pourvoi de M. Borowski a disparu. [...]

[21]           À mon avis, il n’y a pas de litige actuel entre l’appelante et l’intimée. La demande d’enregistrement de la marque de commerce à l’origine du litige n’existe plus. Il s’agit d’un cas typique où le substratum du litige a disparu. Je tire la même conclusion que le juge Cullen dans la décision Dura, au paragraphe 14 :

[14]      Dans le présent appel, la demande d'enregistrement de la marque de commerce, qui constitue le fondement du litige, a été abandonnée. Il n'y a plus aucune source de litige et le résultat de l'appel ne peut avoir de conséquences sur les droits de Dura ou de BASF. Bref, il n'y a plus de demande ou de marque en litige.

[22]           L’appelante fait valoir qu’une question se pose, car le retrait de la demande de l’intimée n’équivaut pas à l’abandon de la marque. Par conséquent, l’intimée peut continuer d’employer la marque POLARTEC ECO-ENGINEERING DESIGN au Canada. L’appelante soutient qu’un différend tangible perdure, à savoir si la marque de commerce POLARTEC ECO‑ENGINEERING DESIGN donne une description fausse et trompeuse et est ainsi susceptible de tromper le public lorsqu’elle est employée. Par cet argument, l’appelante tente de distinguer la présente affaire de la décision Dura. Sauf le respect que je lui dois, il m’est impossible de trouver une différence.

[23]           D’abord, l’observation de l’appelante se fonde sur l’argument indéfendable selon lequel l’affaire en l’espèce est différente de la décision Dura, car dans cette dernière, la demande avait été abandonnée, tandis qu’en l’espèce, l’intimée a retiré sa demande d’enregistrement d’une marque de commerce. J’estime qu’il n’y a pas de différence importante entre les deux.

[24]           L’appelante a peut-être raison d’affirmer que l’intimée peut continuer d’employer la marque de commerce POLARTEC ECO-ENGINEERING DESIGN au Canada. Cependant, le juge Cullen a rejeté ce même argument au paragraphe 22 de la décision Dura :

[22]      L'appelante plaide également que l'affaire n'est pas théorique parce que la licenciée de BASF, Woodbridge Foam Corporation (Woodbridge), continue d'employer la marque en question et que la décision du registraire portant que cette marque ne crée pas de confusion avec celle de la demanderesse a force de chose jugée. À mon humble avis, il y a deux questions à examiner à cet égard. D'abord, est-ce qu'une décision de la Cour annulant le refus du registraire d'accepter l'opposition de l'appelante à l'enregistrement par BASF de la marque empêcherait Woodbridge d'employer celle-ci? Dans la demande initiale d'enregistrement de la marque en question, c'est BASF, et non Woodbridge, qui figure comme requérante. Donc, Woodbridge n'est pas partie à la présente action et la poursuite de l'emploi de la marque n'est pas en cause. Le raisonnement de l'appelante ne serait logique que si un éventuel jugement de la Cour empêchait BASF et tous ses licenciés d'employer la marque. Pour empêcher Woodbridge d'employer la marque, l'appelante peut intenter contre Woodbridge une action pour usurpation de marque, dans laquelle les deux parties seraient représentées par avocat, ce qui déchargerait le juge d'un rôle odieux.

[25]           Si j’applique le raisonnement de la décision Dura à la présente affaire, qui ne soulève aucune question se rapportant à un licencié, voici la façon de répondre à l’argument selon lequel il est possible que l’emploi de la marque équivaille à une usurpation : si une ordonnance d’un tribunal s’avère nécessaire pour empêcher l’intimée d’employer une marque de commerce non enregistrée, dans le cas où l’emploi de la marque équivaut à une usurpation, l’appelante peut intenter une action pour usurpation de marque et obtiendra cette ordonnance si elle a gain de cause.

[26]           La capacité de l’appelante d’intenter une action pour usurpation afin de protéger sa marque et d’empêcher ainsi l’intimée de l’employer permet également de répondre, d’une part, à l’allégation de l’appelante selon laquelle l’intimée n’a pas renoncé à la marque de commerce POLARTEC ECO-ENGINEERING DESIGN, et d’autre part, à la plainte formulée par l’appelante quant au fait que l’intimée ne s’est pas engagée à ne pas employer la marque ou à ne pas présenter une nouvelle demande d’enregistrement.

[27]           L’appelante soutient que si la décision erronée de la Commission n’est pas renversée, cette décision subsistera et permettra de défendre l’argument selon lequel la marque de commerce POLARTEC ECO-ENGINEERING DESIGN peut être employée en toute légalité au Canada. Elle fait valoir que cette décision favorisera ou facilitera l’adoption et l’emploi d’autres marques de commerce trompeuses comportant le terme « engineering » [génie], ce qui nuira à la capacité de l’appelante de s’opposer à l’adoption et à l’emploi de marques de commerce non autorisées comportant les termes « engineering » [génie] et « engineer » [ingénieur] et de prendre des mesures à cet égard, au détriment du grand public.

[28]           Sauf le respect que je lui dois, je ne suis pas d’accord avec l’appelante. Il s’agit d’une variante d’un autre argument que la Cour a rejeté dans la décision Dura, au paragraphe 20. Je reprends là encore les termes du juge Cullen :

[20]      [...] Bien que, dans son premier moyen, Dura allègue que le registraire « a, en fait, invalidé » ses marques de commerce, il n'y a pas de déclaration en ce sens, et cela n'aurait pas été un recours viable dans les circonstances. En effet, l'idée que la décision du registraire causera un préjudice à Dura à l'égard de ses marques DURA dans l'avenir est très douteuse. Dura présume que la décision portée en appel, de quelque manière, définit ses droits futurs ou lui porte préjudice en tant que précédent dans des demandes ou des oppositions à venir, alors que je pense qu'il convient de présumer que le registraire examinera toute demande ou opposition à venir en fonction de ses propres circonstances et conformément à la Loi. L'appel n'a donc pas d'effet pratique sur les droits de Dura ou de BASF.

[29]           Cette citation de la décision Dura s’applique de la même façon à la décision de la Commission en l’espèce.

[30]           Pour éviter toute ambiguïté quant à la portée juridique de la présente décision, je tiens à préciser que la Cour rejette l’appel en raison de son caractère théorique. Les motifs ne constituent d’aucune manière une décision sur le fondement de cet appel relatif au caractère théorique ou de la décision de la Commission et ne devraient en aucun cas être interprétés comme tels.

[31]           Par conséquent, je conclus que l’appel a un caractère théorique.

B.                 La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’appel malgré son caractère théorique?

[32]           Je me penche désormais sur la question de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’appel malgré son caractère théorique. L’appelante a présenté plusieurs arguments à cet égard.

[33]           L’arrêt Borowski établit des critères qu’il convient d’examiner et d’appliquer pour prendre une décision relative à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’entendre un appel malgré son caractère théorique, à savoir : i) l’existence d’un contexte contradictoire (« l'exigence du débat contradictoire est l'un des principes fondamentaux de notre système juridique et elle tend à garantir que les parties ayant un intérêt dans l'issue du litige en débattent complètement tous les aspects », Borowski, au paragraphe 31); ii) l’économie des ressources judiciaires (« la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties », Borowski, au paragraphe 35, et « nature répétitive et de courte durée »); iii) l’absence d’importance publique (« des cas où se pose une question d'importance publique qu'il est dans l'intérêt public de trancher », Borowski, au paragraphe 37). La Cour d’appel fédérale a résumé ces critères dans l’arrêt Sherman c Pfizer Canada Inc, 2015 CAF 107, au paragraphe 15, comme « l’existence d’un contexte contradictoire, l’économie des ressources judiciaires, la probabilité que la question se pose encore une fois, et le fait que la production des documents en cause n’a aucune importance publique ».

[34]           Je souligne également que la Cour suprême du Canada, au paragraphe 30 de l’arrêt Borowski, a affirmé que l’exercice du pouvoir discrétionnaire vise « à écarter une pratique habituelle ».

[35]           Il n’existe plus de débat contradictoire. Non seulement le substratum du litige a entièrement disparu, mais la Cour se fait demander d’annuler une décision dans une affaire qui a un caractère théorique sans entendre l’avocat de la partie adverse. J’ai les mêmes craintes que celles exprimées par le juge Cullen dans la décision Dura, au paragraphe 16 :

[16]      [...] Toutefois, j'ai quelque crainte que le fond de l'appel, qui constitue jusqu'à un certain point un appel de novo, ne soit pas débattu complètement, du fait que BASF a décidé de ne pas présenter d'observations. Bien que la Cour puisse entendre des appels où l'intimé n'est pas représenté, elle ne le fait qu'avec une grande réticence, précisément pour cette raison : Bally Schuhfabriken AG c. Big Blue Jeans (1992), 41 C.P.R. (3d) 205 (C.F. 1re inst.) aux pages 214 et 215. Dans l'affaire Bally, le juge Rouleau a tenu compte des observations du juge Cattanach dans Canadian Schenley Distilleries Ltd. c. Canada's Manitoba Distillery Ltd. (1976), 25 C.P.R. (2d) 1, aux pages 4 et 5 :

Il incombe à l'appelante de démontrer que la décision du registraire n'est pas fondée. Cela place le juge dans un rôle odieux car il doit veiller à ce que l'avocat de l'appelante s'acquitte de cette charge mais il est privé du concours de l'avocat de l'intimée. Cela oblige le juge à soulever les points favorables à l'intimée et défavorables à l'appelante et à demander à l'avocat de l'appelante d'éclairer la Cour à ce sujet, comme il appartient au juge de le faire. En mettant le juge dans l'obligation de procéder de la sorte, on en fait presque l'avocat de l'intimée. C'est pourquoi j'ai dit que la décision de l'intimée de ne pas être représentée m'avait obligé à assumer une tâche « odieuse ».

[36]           En l’espèce, le dossier est volumineux et assez complexe. Il n’y a pas d’intervenant pour défendre les intérêts de l’intimée : voir l’arrêt Borowski, au paragraphe 33. À mon avis, il serait peu souhaitable d’entendre cet appel en l’absence d’un débat contradictoire.

[37]           L’appelante soulève des conséquences indirectes. Cet argument a déjà été examiné et rejeté. Elle soutient qu’il est fort probable qu’un litige survienne ultérieurement et laisse entendre qu’il serait possible d’éviter une multitude de procédures. Toutefois, elle ne présente aucun élément de preuve à cet égard, seulement des hypothèses. L’appelante cite la décision Société canadienne des postes c. Mail Boxes Etc. USA, Inc. (1997), 144 FTR 215 (CF), dans laquelle un appel à caractère théorique a été entendu. À mon avis, le juge Cullen a correctement décrit ce qui différenciait la décision Société canadienne des postes de la décision Dura, au paragraphe 21 de celle‑ci, où il a souligné qu’« il y avait d'autres procédures en cours entre les parties, auxquelles la procédure en cause avait directement rapport ». Il n’y a pas d’autres procédures dans le présent cas et il n’y en avait pas dans la décision Dura. Par conséquent, cet argument n’est pas fondé.

[38]           L’appelante fait valoir que le fait de ne pas entendre cet appel reviendrait à autoriser l’emploi du terme « engineering » [génie], qui équivaut à une usurpation. Il s’agit d’une variante des arguments sur lesquels j’ai statué précédemment et là encore, cet argument n’est pas justifiable compte tenu de la capacité de l’appelante d’intenter une action pour usurpation de marque dès qu’elle le juge nécessaire. En outre, l’appelante peut s’opposer ultérieurement à d’autres demandes d’enregistrement de marques de commerce si elle le souhaite.

[39]           Le souci de la Cour quant à l’économie des ressources judiciaires milite contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire en l’espèce. Je conclus que cette décision n’aura aucun effet pratique sur les parties. Il ne s’agit pas non plus d’un cas de nature répétitive et de courte durée, comme celui examiné dans l’arrêt Borowski : il s’agit d’un litige unique entre deux parties qui se rapporte à une demande d’enregistrement de marque de commerce qui n’existe plus. L’économie des ressources judiciaires joue en défaveur de l’appelante.

[40]           Enfin, à mon humble avis, cette affaire ne soulève pas une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher. Je reconnais que l’appelante représente les ordres provinciaux et territoriaux d’ingénieurs professionnels, qui réglementent l’exercice du génie. Toutefois, la marque de commerce à laquelle l’appelante s’est opposée a été retirée. Cette affaire, malgré son importance pour l’appelante, n’a pas une incidence suffisante sur le grand public pour justifier l’audition de l’appel.

V.                Conclusion

[41]           L’appel a un caractère théorique et la Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’appel malgré son caractère théorique.

[42]           Comme il l’a été souligné, l’appelante et l’intimée ont convenu qu’aucuns dépens ne seraient adjugés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel soit rejeté en raison de son caractère théorique et qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1737-14

 

INTITULÉ :

ENGINEERS CANADA/INGÉNIEURS CANADA c MMI-IPCO, LLC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Adele Finlayson

Amy Thomas

POUR L’APPELANTE

 

Aucune comparution

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Macera & Jarzyna, LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Blaney McMurtry LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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