Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150710


Dossier : IMM-7741-14

Référence : 2015 CF 852

Ottawa (Ontario), le 10 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

ROUGUIATOU KAKÉ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               La Cour adopte le raisonnement du juge Simon Noël dans Saeedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 146 au para 30 [Saeedi] :

[30]      La conclusion de la SPR selon laquelle les allégations du demandeur manquent de vraisemblance est déraisonnable pour les motifs suivants. L'obligation de motiver les conclusions défavorables quant à la crédibilité devient particulièrement importante quand ces conclusions sont fondées sur des invraisemblances perçues dans le récit du demandeur. Comme la Cour l'a statué dans Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 937, au paragraphe 15, 37 Imm LR (3d) 241, la SPR est tenue d'expliquer clairement le raisonnement sur lequel reposent ses conclusions d'invraisemblance, lesquelles doivent être fondées sur la preuve qui lui a été présentée :

[15] Il est évident que les conclusions sur la vraisemblance sont assujetties au même critère de retenue que les conclusions sur la crédibilité, soit la norme de la décision manifestement déraisonnable : voir Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.). Cependant, comme la Cour l'a souligné dans Valtchev, [2001] A.C.F. no 1131, les conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d'invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l'appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions. Il convient de conserver à l'esprit les mises en garde exposées dans Valtchev et dans Leung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 81 F.T.R. 303, lors de la révision des conclusions sur la vraisemblance.

[Je souligne.]

II.                Introduction

[2]               La demanderesse demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR] et datée du 17 octobre 2014 rejetant sa demande d’asile en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 [LIPR].

[3]               La demanderesse allègue une crainte de persécution, de séquestration et de torture advenant son retour en Guinée, son pays de citoyenneté.

III.             Contexte factuel

[4]               La demanderesse est une femme âgée de 24 ans qui est née dans la préfecture de Faranah, en Guinée. Dès l’âge de trois ans, la demanderesse a vécu sous la tutelle de sa tante Mme Binta Kaké à Conakry.

[5]               À la demande de son père, la demanderesse a subi l’excision à l’âge de cinq ans malgré l’absence de consentement de sa tutrice.

[6]               En 2007, alors qu’elle était âgée de 17 ans, la demanderesse a appris que son père avait offert sa sœur Safiatou en mariage à un commerçant âgé de plus de 50 ans, nommé ElHadji Amadou Kaba [M. Kaba]. Suivant la fuite de Safiatou visant à éviter le mariage, le père de la demanderesse a déclaré son intention de donner la demanderesse en mariage à M. Kaba s’il ne réussissait pas à retrouver Safiatou, ce à quoi Mme Kaké s’est fermement opposé.

[7]               Le 29 mars 2011, accompagné de son ami, le père de la demanderesse s’est présenté au domicile de Mme Kaké pendant que la demanderesse était à l’université, dans le but de la ramener à Faranah pour la marier à M. Kaba.

[8]               Mme Kaké a ensuite communiqué avec la demanderesse pour la prévenir du danger qui la guettait. La demanderesse s’est alors réfugiée chez son copain Badra Ali durant les jours qui ont suivi.

[9]               Le 7 avril 2011, sur recommandation de sa tante, la demanderesse a quitté la Guinée pour le Bénin et est arrivée chez une amie, Binta Diallo, quatre jours plus tard.

[10]           Le 15 mai 2011, le père de la demanderesse et un autre homme se sont présentés chez Binta Diallo pour trouver la demanderesse. Les deux hommes ont alors frappé la demanderesse, se sont emparés d’elle et l’ont escortée de force chez M. Kaba, à Faranah.

[11]           M. Kaba a séquestré la demanderesse dans une chambre fermée à clé pendant plusieurs jours, durant lesquels elle a subi de nombreuses agressions sexuelles.

[12]           Un jour, après avoir abusé de la demanderesse, M. Kaba a quitté la chambre où était enfermée la demanderesse en y laissant accidentellement son cellulaire et ses vêtements. La demanderesse s’est emparée du cellulaire et a réussi à communiquer avec son copain Badra Ali. Elle a ensuite subtilisé de l’argent qui se trouvait dans un vêtement de M. Kaba et s’est enfuie par une fenêtre en la cassant.

[13]           Après avoir rejoint son copain à Conakry, la demanderesse a quitté la Guinée le même jour et a voyagé au Canada avec un homme nommé François, avec l’aide de Mme Kaké et du copain de la demanderesse.

[14]           La demanderesse est arrivée au Canada le 29 mai 2011 et a réclamé l’asile à Montréal le lendemain.

[15]           Le 7 mai 2014, une brève audience a eu lieu devant la SPR, durant laquelle le Ministre a présenté un avis de décès d’un dénommé Elhadji Amadou Kaba publié sur le site web de Radio-Kankan, la demanderesse a nié reconnaître l’homme sur la photo accompagnant l’avis de décès.

[16]           Le 19 août 2014, la demanderesse a déposé de nouvelles pièces, incluant un certificat de vie individuel émis par l’Officier de l’État-civil de la Commune urbaine de Faranah au nom d’ElHadj Amadou Kaba afin de confirmer que M. Kaba était vivant (Certificat de vie individuel daté du 29 mai 2014, Dossier de la demanderesse, à la p 42).

[17]           Le 25 août 2014, une deuxième audience a eu lieu devant la SPR.

IV.             Décision de la SPR

[18]           Le 17 octobre 2014, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse en concluant que la demanderesse ne rencontrait pas la définition de « réfugiée » au sens de la Convention, ni celle de « personne à protéger » en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

[19]           Tout d’abord, dans ses motifs, la SPR conclut que le témoignage de la demanderesse n’est pas crédible relativement à certains éléments clés de sa demande d’asile.

[20]           La SPR conclut que la demanderesse n’est pas exposée à un risque de persécution advenant son retour en Guinée puisque son agent persécuteur est décédé.

[21]           La SPR accepte la preuve déposée par le Ministre selon laquelle l’agent persécuteur de la demanderesse, M. Kaba, serait décédé le 13 avril 2013, même si preuve indique que M. Kaba serait à Kankan plutôt qu’à Faranah. Du même coup, la SPR rejette le certificat de vie individuel provenant du Directeur de l’État-civil déposé par la demanderesse ainsi que la photo qui l’accompagne, tout en notant, toutefois, qu’il est difficile de faire des liens entre les photos déposées par la demanderesse et le Ministre respectivement.

[22]           Ensuite, la SPR examine les allégations de la demanderesse à l’égard de la violence sexuelle dont elle a été victime. La SPR conclut que la demanderesse n’a pas subi des agressions sexuelles répétées de la part de M. Kaba et que la déclaration de la demanderesse à cet égard est « nettement exagérée ». De plus, la SPR tire une inférence négative concernant la crédibilité de la demanderesse du fait qu’elle n’ait pas cherché de l’aide ou porté plainte à la police.

[23]           La SPR identifie certaines incohérences dans le récit de la demanderesse. Premièrement, la SPR constate que la demanderesse témoigne ne pas avoir été mariée, alors qu’elle a indiqué, dans son Formulaire de renseignements personnels [FRP], qu’elle s’est mariée à M. Kaba le 18 mai 2011. Deuxièmement, la SPR observe que la demanderesse a indiqué être arrivée à Faranah le 18 mai 2011 alors qu’elle avait indiqué la date du 15 mai 2011 dans son FRP. De ce fait, la SPR conclut que la demanderesse n’a ni été mariée à M. Kaba, ni été captive de cet homme.

[24]           En outre, la SPR conclut qu’il est improbable que le père de la demanderesse ait attendu presque quatre ans avant de procéder au mariage forcé de la demanderesse avec M. Kaba. En conséquence, la SPR n’a pas cru que le père de la demanderesse ait contribué à la persécution de sa fille.

[25]           Par la suite, la SPR n’accorde aucune valeur probante aux pièces déposées par la demanderesse à l’appui de son récit. D’abord, la SPR examine la preuve relative à l’état de santé de la demanderesse provenant de l’organisme Mouvement contre le viol et l’inceste [MCVI]. Dans ce rapport, il est fait mention que la demanderesse a fait l’objet d’un mariage forcé et qu’elle a besoin des soins d’un médecin en raison des conséquences graves découlant des agressions et de l’excision dont elle a été victime. Le rapport indique également que la demanderesse était prisonnière de M. Kaba, qu’il l’agressait sexuellement tous les jours, à plusieurs reprises, tout en l’insultant (Rapport du MCVI daté du 17 février 2014, Dossier certifié du Tribunal, aux pp 121 à 128).

[26]           Or, la SPR n’accorde aucune force probante au rapport du MCVI puisqu’il relate les faits rapportés par la demanderesse, que la SPR a déjà considérés comme n’étant pas crédibles.

[27]           Finalement, la SPR rejette les lettres déposées par la demanderesse à l’appui de ses prétentions. La SPR n’accorde aucune valeur probante aux lettres provenant de Mme Kaké, ni à celle de Binta Diallo, puisque leurs signatures sont identiques. De plus, la SPR n’accorde aucune valeur probante à la lettre provenant de l’amie de la demanderesse, Aichata Sylla, pour le motif qu’aucune preuve de son identité n’a été déposée.

V.                Dispositions législatives

[28]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes à la détermination de statut de réfugié :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

      (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

      (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

      (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

      (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

      (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

      (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

      (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

      (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.             Questions en litige

[29]           Les questions en litige clés à la présente demande de contrôle judiciaire se rapportent au caractère raisonnable des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité de la demanderesse et à l’application des Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe par la SPR [Directives No 4] (Uygur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 752; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] ACS No 9 [Dunsmuir]).

VII.          Analyse

[30]           Pour les motifs qui suivent la demande doit être accueillie afin que la demande d’asile de la demanderesse soit déterminée par un tribunal différemment constitué.

A.                Conclusions de crédibilité de la SPR

[31]           En raison de son expertise d’enquête factuelle, la SPR dispose d’un large pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité, de la preuve et des conclusions de faits dans une demande d’asile, envers lesquelles la Cour doit faire preuve de retenue (Ahmadzai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 1025 au para 23).

[32]           Dans la décision contestée, la SPR résume ses conclusions de crédibilité au paragraphe 38 de ses motifs :

[L]e Tribunal constate que la demanderesse n’est pas crédible concernant le fait que son principal agent persécuteur, Elhadji Amadou Kaba, soit toujours vivant. Le Tribunal ne croit pas davantage, étant donné une contradiction majeure, que la demandeure ait été mariée contre son gré à cet homme, Kaba, ni qu’elle ait séjourné chez lui à Faranah, et donc qu’elle ait été victime de viols et d’agressions de sa part, et cela d’autant plus qu’il est incohérent que le père de la demandeure attende presque quatre ans pour mettre son plan de mariage à exécution. En outre, le Tribunal n’accorde aucune valeur probante aux documents visant à corroborer que Kaba est vivant, ni aux lettres déposées par la demandeure, pas plus qu’au rapport médical relatant les faits racontés par la demandeure.

(Décision de la SPR, Dossier certifié du Tribunal, à la p 11)

[33]           L’intervention de la Cour vis-à-vis la décision de la SPR est requise à trois égards.

[34]           Premièrement, la SPR indique qu’elle « ne croit pas que la demandeure ait subi des viols répétés par Elhadji Amadou Kaba, car il estime, d’une part, que sa déclaration est nettement exagérée (violée deux ou trois fois par jour) et, surtout, le Tribunal ne croit pas que la demandeure ait été mariée à Kaba comme elle le mentionne, ni qu’elle ait été gardée captive par cet homme, comme relaté plus haut, d’autant plus qu’elle ne cherche pas d’aide et ne porte pas plainte » (Décision de la SPR, Dossier certifié du Tribunal, à la p 10).

[35]           D’une part, il est déraisonnable pour la SPR de conclure au caractère « nettement exagéré » de la déclaration de la demanderesse quant à la fréquence des agressions sexuelles subies sans motiver une telle conclusion dans ses motifs. Tel que l’indique la Cour Suprême du Canada, « [l]a rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu’elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] ACS 39 au para 39). La SPR n’appuie sa position sur aucune preuve ou motif qui permettrait d’entrevoir une logique inhérente.

[36]           D’autre part, les conclusions de crédibilité de la SPR quant aux agressions sexuelles subies par la demanderesse trahissent une absence de considération pour les Directives No 4, notamment en ce qui concerne la réticence de la demanderesse à demander de l’aide ou à déposer une plainte à la police.

[37]           La jurisprudence établit que malgré que les Directives No 4 n’aient pas une force contraignante, les tribunaux doivent néanmoins mettre en œuvre les principes entérinés dans les Directives No 4 de façon à leur donner un sens (A.M.E. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 444 [A.M.E.]). Il ne suffit pas pour un tribunal de simplement déclarer avoir appliqué les Directives No 4 (Yoon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 1017 au para 5; Odia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 663 au para 18).

[38]           Les Directives No 4 reconnaissent que les femmes peuvent éprouver de la difficulté à parler de leurs traumatismes, incluant les actes subis de violence sexuelle, et exigent que les tribunaux fassent preuve d’une certaine sensibilité face à cette réalité (A.M.E., ci-dessus au para 9).

[39]           Le point C.2 des Directives No 4 énonce ce qui suit :

Au moment d'évaluer s'il est objectivement déraisonnable pour la revendicatrice de ne pas avoir sollicité la protection de l'État, le décideur doit tenir compte, parmi d'autres facteurs pertinents, du contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouve la revendicatrice. Par exemple, si une femme a été victime de persécution fondée sur le sexe parce qu'elle a été violée, elle pouvait ne pas demander la protection de l'État de peur d'être ostracisée dans sa collectivité. Les décideurs doivent tenir compte de ce type d'information au moment de déterminer si la revendicatrice aurait dû raisonnablement demander la protection de l'État.

[40]           En l’espèce, la SPR tire une inférence négative du fait que la demanderesse n’ait pas cherché à porter plainte suite aux agressions subies, sans pourtant adresser les explications fournies par la demanderesse quant à cet aspect de son récit.

[41]           Bien que la SPR indique avoir mis en œuvre les Directives No 4 dans son traitement du témoignage de la demanderesse et de la preuve, l’analyse effectuée par la SPR mène la Cour à conclure que ces principes directeurs n’ont pas été raisonnablement mis en pratique.

[42]           En somme, la Cour estime que la conclusion de la SPR concernant le caractère « nettement exagéré » du récit de la demanderesse concernant les agressions sexuelles subies ne correspond pas aux exigences de raisonnabilité établies dans Dunsmuir, ci-dessus.

[43]           Deuxièmement, la SPR tire une conclusion d’invraisemblance en concluant « qu’il est étonnant que le [père de la demanderesse], qui l’a promise à Kaba en 2007, qui a tenté de la récupérer en 2008, attende à 2011 pour procéder à ce projet », sans pourtant fournir de motifs pouvant fonder sa conclusion (Décision de la SPR, Dossier certifié du Tribunal, à la p 9). Or, la preuve révèle que la demanderesse a fourni de façon cohérente des explications permettant d’expliquer le délai entre l’offre initiale de mariage de la sœur de la demanderesse à Kaba et l’enlèvement de force de la demanderesse, quatre ans plus tard.

[44]           La Cour adopte le raisonnement du juge Noël dans Saeedi, ci-dessus :

[30]      La conclusion de la SPR selon laquelle les allégations du demandeur manquent de vraisemblance est déraisonnable pour les motifs suivants. L'obligation de motiver les conclusions défavorables quant à la crédibilité devient particulièrement importante quand ces conclusions sont fondées sur des invraisemblances perçues dans le récit du demandeur. Comme la Cour l'a statué dans Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 937, au paragraphe 15, 37 Imm LR (3d) 241, la SPR est tenue d'expliquer clairement le raisonnement sur lequel reposent ses conclusions d'invraisemblance, lesquelles doivent être fondées sur la preuve qui lui a été présentée :

[15] Il est évident que les conclusions sur la vraisemblance sont assujetties au même critère de retenue que les conclusions sur la crédibilité, soit la norme de la décision manifestement déraisonnable : voir Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.). Cependant, comme la Cour l'a souligné dans Valtchev, [2001] A.C.F. no 1131, les conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d'invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l'appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions. Il convient de conserver à l'esprit les mises en garde exposées dans Valtchev et dans Leung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 81 F.T.R. 303, lors de la révision des conclusions sur la vraisemblance.

[Je souligne.]

[45]           En somme, la Cour estime qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que le père de la demanderesse n’a pas contribué à la persécution de la demanderesse.

[46]           Troisièmement, la Cour souscrit à la position de la demanderesse selon laquelle la SPR a déraisonnablement conclu que M. Kaba était décédé.

[47]           La question à savoir si M. Kaba était mort ou vivant a été vivement disputée par les parties, qui ont soutenu des positions opposées sur ce point.

[48]           Dans sa décision, la SPR accepte l’avis de décès d’un dénommé Elhadji Amadou Kaba publié sur le site web de Radio-Kankan déposé par le Ministre (Article daté du 13 avril 2013 « Elhadji Amadou Kaba dit YESS n’est plus », Dossier certifié du Tribunal, à la p 215) tout en rejetant la preuve contraire ayant été déposée par la demanderesse à l’effet que ce même homme serait vivant, par le biais d’un certificat de vie individuel émis par le Directeur de l’État-civil, en Guinée.

[49]           À l’audience, lorsque confrontée à l’avis de décès présenté par le Ministre, la demanderesse a déclaré que cet individu n’était pas son agent persécuteur. La SPR a rejeté cette prétention de la demanderesse pour le motif que cette dernière n’a pas réussi à démontrer que M. Kaba était vivant, malgré les ambiguïtés dans la preuve à cet effet, qui ont d’ailleurs été reconnues par la SPR.

[50]           La Cour estime que les circonstances particulières du dossier démontrent que les preuves relatives à la vie ou à la mort du persécuteur de la demanderesse ne sont pas forcément mutuellement exclusives; l’existence du certificat de décès présenté par le Ministre n’exclut pas, en soi, la possibilité que l’individu du nom d’El Hadj Amadou Kaba, identifié sur le certificat de vie individuel présenté par la demanderesse, ne soit vivant.

[51]           Bien que la SPR dispose du pouvoir discrétionnaire de rejeter une preuve qu’elle estime insuffisante, le raisonnement qui sous-tend l’acceptation de la pièce du Ministre, qui comporte un caractère moins officiel (site Radio-Kankan) que le certificat de vie individuel émanant des autorités guinéennes soumis par la demanderesse, fait preuve d’un manque de transparence.

[52]           Dès lors, suite à un examen approfondi du dossier certifié du tribunal, incluant les motifs de la SPR, le procès-verbal d’audience et les soumissions des parties, la Cour considère que les conclusions de la SPR, quant à la crédibilité de la demanderesse et au caractère improbable de certaines de ses déclarations, sont déraisonnables eu égard à l’ensemble de la preuve (Ramos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 298 au para 7).

B.                 Crainte raisonnable de partialité

[53]           La demanderesse allègue que la SPR a soulevé une crainte raisonnable de partialité en procédant à une analyse biaisée.

[54]           Or, la Cour estime que le test applicable élaboré par la Cour Suprême du Canada dans Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1976] ACS 118, n’a pas été rencontré.

[55]           De plus, la Cour souscrit à l’argument du défendeur selon lequel la crainte raisonnable de partialité et les manquements à l’équité procédurale n’ont pas été soulevés en temps opportun devant la SPR et, qu’en conséquence, la demanderesse est forclose de les soulever en contrôle judiciaire (Cortes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 516 au para 32; Abedalaziz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1066 au para 34).

VIII.       Conclusion

[56]           Au vu de ce qui précède, la Cour accorde la demande de contrôle judiciaire.

[57]           Ce jugement de la Cour fédérale ne mènera pas nécessairement à une décision positive par la SPR; mais, l’étude spécialisée de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié aura la possibilité de trancher la question de l’authenticité de la preuve; et, également de revoir l’ensemble du dossier d’une façon spécialisée selon l’expertise du tribunal pour analyser et donc motiver adéquatement les conclusions sur la crédibilité du témoignage et sur la valeur probante de la preuve dans sa totalité à l’aide des lignes directrices spécifiées par les Directives No 4.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accordée et que le dossier soit retourné pour être réexaminé par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7741-14

 

INTITULÉ :

ROUGUIATOU KAKÉ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 juillet 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 juiLLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Anne Castagner

 

Pour la demanderesse

 

Christine Bernard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.