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Date : 20150624


Dossier : IMM‑5186‑14

Référence : 2015 CF 783

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ONYEBUCHI MARYANN EZEDUNOR MICHELLE ODILI (MINEURE)

DAVID EBUBE ODILI (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] par laquelle l’appel des demandeurs a été rejeté doit être annulée.

[2]               Le tribunal a entrepris une discussion et une analyse de longue haleine au sujet de la norme de contrôle que doit appliquer la SAR au moment d’examiner un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], discussion et analyse qui se sont conclues par la déclaration suivante, au paragraphe 20 : « Pour ces motifs, la SAR conclut que pour trancher le présent appel, elle appliquera la norme de la décision correcte. »

[3]               Par la suite, la SAR a analysé le bien‑fondé de l’appel. Toutefois, cette analyse se fonde clairement sur la norme du caractère raisonnable. Je suis incapable de souscrire à l’observation du défendeur selon laquelle la déclaration du tribunal qui figure au paragraphe 20 de ses motifs [traduction« constitue une erreur typographique ». À mon avis, une lecture objective de la portion de la décision qui précède cette déclaration porte à croire que la SAR pensait ce qu’elle a affirmé, à savoir qu’elle allait examiner l’appel selon la norme de la décision correcte. Or, ce n’est pas ce qu’elle a fait, et toutes les parties s’entendent sur ce point.

[4]               À elle seule, cette erreur est suffisante pour accueillir la demande et renvoyer l’affaire en vue d’un nouvel examen. Cependant, je souhaite commenter un peu d’autres aspects de la décision qui sont très préoccupants.

[5]               La demanderesse, Onyebuchi Ezedunor et ses enfants, les deux demandeurs mineurs, sont des citoyens de la République fédérale du Nigeria.

[6]               Mme Ezedunor a été vendue comme esclave à l’âge de 11 ans à une femme du nom de Josephine. Alors qu’elle était esclave, elle a été agressée physiquement et sexuellement par le fils de Josephine, Ikoko Odili. Ce dernier est le père des demandeurs mineurs et du troisième enfant de Mme Ezedunor qui est né au Canada après l’arrivée de cette dernière au pays.

[7]               Mme Ezedunor a quitté le Nigeria avec les demandeurs mineurs. Elle s’est enfuie au Canada, car elle craignait que Josephine et son fils la retrouvent au Nigeria et la tuent en vue d’obtenir la garde des demandeurs mineurs. Ikoko Odili ne peut obtenir la garde de ses enfants que s’il épouse Mme Ezedunor ou si cette dernière décède. Mme Ezedunor a affirmé qu’Ikoko Odili a voulu obtenir la garde de ses enfants lorsqu’il a appris qu’elle était enceinte d’un garçon. Elle a ajouté qu’il ne l’épousera pas puisqu’elle est une esclave. Outre ce risque, elle affirme que la demanderesse mineure risque de subir une mutilation génitale advenant son retour au Nigeria puisqu’elle a entendu Josephine dire que la demanderesse mineure allait subir une excision à l’âge de 10 ans, tel que le veut la coutume régionale.

[8]               La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs après avoir conclu qu’il existait une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Nigeria. Les demandeurs ont interjeté appel en soutenant que la SPR avait mal compris certains éléments de preuve ou en avait fait abstraction lorsqu’elle a conclu qu’une PRI s’offrait à eux et qu’elle n’avait pas appliqué ou avait appliqué de manière déraisonnable les Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe et la Directive sur les enfants qui revendiquent le statut de réfugié.

[9]               Je souscris à l’observation des demandeurs selon laquelle il est d’une importance capitale de souligner qu’à l’examen du dossier et de la preuve, ni la SPR ni la SAR n’ont conclu que Mme Ezedunor n’est pas crédible. 

[10]           Malheureusement, la Cour et la SAR n’ont reçu qu’un enregistrement de l’audience de la SPR; toutefois, le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] figure au dossier, et comme Mme Ezedunor a été jugée crédible, il faut supposer que le témoignage de vive voix correspondait au contenu du formulaire.

[11]           La Cour conteste le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR relative au risque que court la demanderesse mineure de subir une mutilation génitale. Voici ce que la SAR a écrit au paragraphe 32 :

La SAR souligne que bien que l’appelante principale ait indiqué dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) qu’elle craignait que les agents de persécution ne fassent subir une mutilation génitale aux appelantes mineures à leur dixième anniversaire de naissance, aucun élément de preuve ne laissait croire que ce serait le cas. Dans son FDA, l’appelante principale semble présumer qu’il en serait ainsi. En outre, à une question qui lui a été posée lors de l’audience, l’appelante principale a répondu que les appelants mineurs étaient bien traités par les agents de persécution et que ces derniers en prenaient soin. La SAR estime que rien ne prouve que les appelants mineurs risquaient d’être victimes de violence ou risquent de l’être. [non souligné dans l’original.]

[12]           Cette déclaration soulève plusieurs problèmes.

[13]           Premièrement, il n’y avait qu’une seule appelante mineure devant la SAR, à savoir la fille, Michelle. C’est elle qui, selon les allégations, risque de subir une mutilation génitale.

[14]           Deuxièmement, la déclaration du FDA à laquelle renvoie la SAR est la suivante [traduction] : « J’ai déjà entendu Josephine dire que ma fille Michelle subirait une excision dès qu’elle fêtera ses 10 ans, comme le veut notre culture. Les filles subissent généralement une excision à cet âge, et j’ai vraiment peur qu’ils lui fassent subir la même chose sans mon consentement. » Il est plus que déraisonnable d’affirmer que Mme Ezedunor a « présum[é] » que sa fille courait le risque de subir une mutilation génitale alors que, selon son témoignage, elle a entendu l’un des agents de persécution dire qu’il en serait ainsi et que l’excision est la norme dans sa culture. De plus, il ressort du dossier qu’environ 30 % des femmes au Nigeria subissent une mutilation génitale.

[15]           Troisièmement, la SAR semble croire que les enfants ne risquent pas d’être victimes de violence parce que leurs agents de persécution les traitent bien et s’occupent d’eux. Il s’agit là d’un raisonnement confus. Je ne doute pas que la majorité des parents au Nigeria qui ont fait subir une excision à leurs filles les traitent bien par ailleurs. À leurs yeux, l’excision n’est de toute évidence pas une forme de violence. Or, la loi le voit autrement. Ce n’est pas parce que les agents de persécution ont, par ailleurs, bien traité l’enfant qu’ils ne forceraient pas la jeune fille à subir une excision et donc, il ne s’ensuit pas que la jeune fille ne court pas le risque de subir une mutilation génitale parce qu’elle a été bien traitée par ailleurs.

[16]           La Cour conteste également le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR relative à la volonté du père d’obtenir la garde des enfants. Au paragraphe 35, la SAR souligne que le père n’a engagé aucune procédure pour obtenir la garde de ses enfants. Or, cela ne prouve rien. La SAR a omis de prendre en compte la preuve quant à la façon proposée d’obtenir la garde. Selon la preuve présentée par Mme Ezednuor dans son FDA, elle risquait la mort pour qu’il obtienne la garde. Voici ce qu’elle a écrit :

[traduction] J’ai décidé de m’enfuir avec mes enfants parce que j’ai entendu Ikoko Odili confier à sa mère qu’on allait me tuer après mon accouchement [elle était alors enceinte du plus jeune demandeur qui est né au Canada] et qu’ils allaient dire à quiconque poserait des questions à mon sujet que j’étais décédée durant l’accouchement. J’ai entendu cela après qu’ils aient appris que l’enfant que je portais était un garçon. De plus, selon la coutume, il doit m’épouser si lui et la famille veulent réclamer les enfants comme les leurs. Mais, il ne veut pas m’épouser. Sa mère a dit qu’il n’allait pas épouser une esclave comme moi. C’est alors qu’ils ont décidé de m’enlever les enfants et de me tuer une fois que j’aurai accouché du bébé que je porte en ce moment.

[17]           La Cour conteste également l’analyse qu’a faite la SAR de l’existence d’une PRI pour les demandeurs. La SAR et la SPR se sont fondées sur le rapport du Fonds de développement des Nations unies pour la femme [UNIFEM] pour démontrer « qu’un époux ou des membres de la famille auraient beaucoup de difficulté à retrouver une femme qui a évité de subir la mutilation génitale féminine (MGF), a refusé un mariage forcé ou qui est victime de violence familiale » et ainsi appuyer la conclusion selon laquelle la ville d’Abuja, au Nigeria, constitue une PRI. Cependant, la SAR n’a pas évalué si les demandeurs seraient véritablement en sécurité à Abuja. Même si cet endroit constituait un refuge sûr où Mme Ezedunor serait à l’abri de ses agents de persécution, il faut se demander s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle y déménage?

[18]           Je conviens avec les demandeurs que la SAR a omis de considérer la preuve au dossier qui porte fortement à croire qu’il ne s’agit peut‑être pas d’une PRI valable pour les demandeurs en question. Selon le rapport du Royaume‑Uni sur le pays d’origine, à savoir le Nigeria :

[traduction] UNIFEM ajoute que [lorsqu’elles cherchent à se réinstaller] les jeunes femmes célibataires séduisantes sont, plus particulièrement, très vulnérables à la violence, au harcèlement et au trafic lorsqu’elles déménagent dans une autre région sans ressources financières ni réseau familial.

Ce rapport ajoute :

[traduction] D’après l’UNIFEM … pour les femmes qui veulent se réinstaller, les contraintes économiques peuvent se traduire par la nécessité d’obtenir l’aide de proches. De plus, les femmes peuvent être stigmatisées dans leur nouvelle collectivité en raison des contraintes sociales et culturelles. L’organisation BAOBAB ajoute que les jeunes femmes ou les femmes célibataires qui se sont réinstallées au Nigeria sont en particulier vulnérables aux hommes sans scrupules qui peuvent les prendre pour cible. Certaines de ces femmes peuvent même devenir des travailleuses du sexe.

[19]           Toute proposition de PRI au Nigeria doit être examinée en tenant compte du fait que la demanderesse d’âge adulte est une jeune femme célibataire qui a été une esclave depuis son enfance et qui n’a aucun réseau familial sur qui compter.

[20]           Enfin, la Cour conteste la façon dont la SAR a pris en considération le rapport psychologique concernant Mme Ezedunor, rapport auquel elle a accordé peu de valeur. D’après le rapport,  Mme Ezedunor souffre de dépression et d’anxiété de nature [traduction« grave », ce que la SAR a qualifié d’« impression clinique » du psychologue. Contrairement à cette description, le rapport indique que la conclusion selon laquelle elle souffrait de problèmes de nature [traduction« grave » est fondée sur deux tests psychologiques qu’elle a passés, soit l’Inventaire de dépression de Beck (IDB‑II) et l’Inventaire d’anxiété de Beck. De plus, la SAR a jugé qu’il était étrange qu’aucune recommandation de traitement ne figure dans le rapport. Encore là, et contrairement à cette conclusion, le rapport révèle que le psychologue [traduction« [l’a] adressée aux Catholic Family Services of Peel, afin qu’elle puisse recevoir des services de counseling et de soutien ».

[21]           La Cour estime que ces préoccupations supplémentaires sont telles qu’on ne peut dire que la conclusion tirée par la SAR est raisonnable, même si cette dernière avait appliqué la norme de contrôle qu’elle jugeait applicable.

[22]           Les parties n’ont pas proposé de question à certifier, et les faits en l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision de la SAR est annulée, que l’appel des demandeurs sera tranché par un autre membre et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5186‑14

 

INTITULÉ :

ONYEBUCHI MARYANN EZEDUNOR  ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 jUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Johnson Babalola

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Charles J. Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Babalola

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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