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Date : 20150629


Dossier : IMM‑5017‑14

Référence : 2015 CF 791

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

MEHMET HOS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 3 juillet 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur, Mehmet Hos, ayant conclu qu’il n’avait qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger au titre, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi.

[2]               La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs dont l’exposé suit.

Rappel des faits

[3]               Le demandeur est un citoyen turc d’ethnie kurde et de religion alévie. Il affirme avoir été battu, harcelé et humilié durant son enfance par ses instituteurs, professeurs et camarades d’école en raison de son ethnie et de sa religion. La maison de sa famille a été incendiée en 1994. Il ajoute avoir aussi été victime d’oppression pendant son service militaire obligatoire en 2010.

[4]               Il déclare être devenu politiquement actif à l’école secondaire, époque où il a commencé à donner son soutien et à participer à des rassemblements démocratiques, de nature culturelle et politique, organisés par le parti pro-kurde et des groupes alévis. Il a intensifié son activité politique après son service militaire.

[5]               Le 21 mars 2013, toujours d’après ses dires, le demandeur a dirigé un groupe de manifestants qui scandaient des slogans de protestation pendant les fêtes de Norouz (le Nouvel An perse). Il a alors été arrêté, détenu durant deux jours, et interrogé sur ses activités politiques et les membres de sa famille.

[6]               Le 1er mai 2013, le demandeur a participé aux fêtes du Premier Mai, où il a aussi scandé des slogans antigouvernementaux. Il a alors été arrêté, détenu une journée, matraqué et interrogé sur ses activités politiques.

[7]               Le demandeur affirme avoir participé, en juin et juillet 2013, à des actions de protestation contre le gouvernement qui ont commencé à Istanbul et se sont ensuite propagées à l’ensemble de la Turquie.

[8]               Le 1er septembre 2013, le demandeur a participé aux fêtes de la Journée internationale de la paix avec d’autres militants kurdes et alévis. Il dit avoir alors dirigé un groupe de manifestants et scandé des slogans antigouvernementaux. Il a été arrêté une fois de plus, détenu durant 24 heures au poste de police, où on l’a interrogé et passé à tabac. Il ajoute dans la version modifiée de son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] que les policiers lui ont cassé la main droite pendant sa détention.

[9]               Après cet événement, le demandeur a été suivi par des bandes de militants religieux et des policiers en civil, qui l’ont menacé de mort. Il a ensuite quitté la Turquie.

[10]           Le demandeur explique qu’il avait signé en blanc son premier formulaire FDA et qu’il ignorait qu’il ne portait pas mention de sa main cassée jusqu’à ce qu’on lui en traduise plus tard le contenu. Après avoir engagé son avocat actuel et quelques jours avant son audience devant la Commission, il a modifié son formulaire FDA de manière à y inclure une page manquante énumérant des membres de sa famille et à compléter son exposé circonstancié en y faisant état de la fracture de sa main.

La décision attaquée

[11]           La Commission a conclu que le demandeur est bien d’ethnie kurde et de religion alévie, mais qu’il n’était pas un militant politique et n’avait pas été persécuté à ce titre, comme il le prétendait. La question qui a réglé le sort de la demande d’asile est celle de la crédibilité du demandeur.

[12]           La Commission a relevé d’importantes omissions, contradictions et invraisemblances dans ses déclarations.

[13]           Elle a conclu que le demandeur avait commis une omission importante en ne mentionnant, ni à son entrevue au point d’entrée [PDE], lors de son arrivée au Canada, ni dans l’exposé circonstancié de son premier formulaire FDA, le fait que la police turque lui eût cassé la main : si on lui avait vraiment cassé la main et s’il s’était trouvé dans un état de gêne conforme à ses dires, il n’aurait pas omis d’en faire mention aussi bien dans son entrevue au PDE que dans la première version de son exposé circonstancié. La Commission a également relevé qu’il n’avait pas parlé de sa main cassée dans le récit des événements du 1er septembre 2013 qu’il avait donné à sa psychiatre, la Dre Thirlwell.

[14]           La Commission a en outre fait remarquer l’absence de preuve corroborante touchant la fracture de sa main. Bien qu’il sût pertinemment qu’il aurait besoin de preuves pour étayer sa demande, puisque de nombreux membres de sa famille avaient déjà sollicité l’asile, y compris au Canada, le demandeur n’avait aucun document d’hospitalisation à produire. La Commission a rejeté son explication selon laquelle il n’avait pas voulu retourner à l’hôpital parce qu’il lui aurait fallu signaler l’incident à l’agent de police y affecté, explication selon elle illogique : une seconde visite à l’hôpital n’aurait pas attiré sur lui l’attention de la police si la première, où l’on avait traité sa main, ne l’avait pas fait.

[15]           La Commission a rejeté l’explication du demandeur portant que sa sœur avait essayé de se procurer le dossier d’hospitalisation, mais qu’on avait refusé de le lui remettre au motif que seuls les patients ont droit à la communication de tels documents. Selon la conclusion de la Commission, « dans un pays développé comme la Turquie, une déclaration notariée du demandeur d’asile [le demandeur à la présente instance] et une pièce d’identité auraient dû permettre l’obtention du dossier ou bien le demandeur d’asile aurait pu remettre une procuration limitée à sa sœur pour surmonter l’obstacle ».

[16]           La Commission a conclu que la déclaration d’un médecin canadien selon laquelle le demandeur portait les traces d’une probable fracture ancienne n’établissait pas le bien-fondé de l’allégation de fracture récente.

[17]           La Commission a aussi relevé une contradiction importante entre l’exposé circonstancié du formulaire FDA et le témoignage du demandeur concernant sa participation à des rassemblements politiques. Son exposé circonstancié portait que, avant son service militaire, [traduction] « il essayait de prêter appui et de participer à tous les rassemblements démocratiques, de nature culturelle ou politique, organisés par les groupes kurdes et alévis ». Mais, dans son témoignage, il avait nié avoir participé à des rassemblements politiques, expliquant qu’il se présentait plutôt au siège de ces groupes pour y remplir des tâches d’intendance (par exemple faire le ménage et servir le thé).

[18]           La Commission a conclu à l’absence de crainte subjective chez le demandeur au motif du temps qu’il avait mis pour quitter la Turquie après les menaces de mort alléguées. Il avait obtenu délivrance de son visa pour les États‑Unis le 14 août 2013, mais n’avait quitté le pays que le 5 octobre de la même année. La Commission a rejeté l’explication du demandeur – portant qu’il n’était pas parti immédiatement parce qu’il ne savait pas comment il pourrait se rendre jusqu’au Canada avec une main cassée et que cette blessure risquait d’attirer l’attention sur lui, au motif « qu’une personne qui craint pour sa vie et qui reçoit des menaces de mort quitterait certainement le pays, même avec une fracture du bras ».

[19]           La Commission a également relevé des contradictions importantes relativement aux menaces de mort alléguées. Dans son formulaire FDA, le demandeur avait déclaré que des militants religieux et des policiers en civil l’avaient suivi et menacé de mort après son arrestation du 1er septembre 2013. Il avait aussi parlé de ces menaces de mort à sa psychiatre. Or, il n’en avait pas fait mention à son entrevue initiale et, à l’audience, il avait déclaré qu’on l’avait suivi, mais sans rien lui dire, se contentant de le harceler par une attitude menaçante.

[20]           La Commission a relevé une omission importante dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA touchant la manière dont les policiers l’avaient « battu » à la suite de la manifestation du 21 mars 2013, qui coïncidait avec les fêtes de Norouz. Il avait décrit cet incident dans son témoignage, précisant que les policiers l’avaient frappé au visage et au corps avec des chaînes. La Commission a conclu qu’un tel traitement constituait plutôt un fait de « torture grave » et que le demandeur aurait dû donner ce compte rendu détaillé dans son formulaire FDA.

[21]           La Commission a enfin relevé une contradiction importante touchant les activités du demandeur lors de la manifestation de la Journée internationale de la paix, le 1er septembre 2013. Selon son témoignage, il n’avait rempli dans cette manifestation aucune fonction particulière, mais selon l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, il avait dirigé les manifestants en scandant les slogans antigouvernementaux qu’ils reprenaient. Le demandeur n’a pas expliqué cette contradiction, se contentant, en réponse aux questions de la Commission, de nier avoir joué un rôle particulier.

La question en litige

[22]           La question décisive pour la Commission était la crédibilité du demandeur. La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est le point de savoir si les conclusions de la Commission sur la crédibilité sont raisonnables. Le demandeur soutient que ces conclusions procèdent d’une analyse à la loupe portant entre autres sur des points dénués de pertinence et des éléments de preuve mal interprétés.

La norme de contrôle applicable

[23]           Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit relèvent de la norme de la raisonnabilité. Or la crédibilité est une question de fait.

[24]           La Cour doit donc établir si la décision attaquée appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »; voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. La Cour doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur et elle n’appréciera pas à nouveau la preuve.

[25]           En outre, il est de droit constant que les commissions et les tribunaux administratifs jouissent d’une position idéale pour apprécier la crédibilité; voir Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au paragraphe 4, 160 NR 315 (CAF) [Aguebor]. Par conséquent, les conclusions de la Commission sur la crédibilité commandent une considérable retenue judiciaire; voir Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13, [2008] ACF no 1329; Fatih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 857, au paragraphe 65, 415 FTR 82; et Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 7, 228 FTR 43, décision que le demandeur cite sous l’intitulé RKL c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration).

[26]           La juge Mary Gleason (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a résumé aux paragraphes 41 à 46 de Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, [2012] ACF no 369 [Rahal], les principes fondamentaux de la jurisprudence relative à la crédibilité, insistant au paragraphe 42 sur le caractère limité du pouvoir de la Cour lorsqu’il s’agit de contrôler les conclusions sur la crédibilité :

Premièrement — et il s’agit probablement du point le plus important — il faut reconnaître, avant même de se pencher sur une conclusion relative à la crédibilité, que le rôle de la Cour est très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve. Ajoutons à cela que, dans bien des cas, le tribunal possède une expertise reconnue dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision. Le tribunal est donc bien mieux placé pour tirer des conclusions quant à la crédibilité, et notamment pour juger de la plausibilité de la preuve. En outre, le principe de l’administration efficace de la justice, sur lequel repose la notion de déférence, fait en sorte que l’examen de ce genre de questions doit demeurer l’exception plutôt que la règle. Dans l’arrêt Aguebor, il est écrit, au paragraphe 4 :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la Section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire [...]

(voir également l’arrêt Singh, au paragraphe 3, et l’arrêt He c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 49 ACWS (3d) 562, [1994] ACF no 1107, au paragraphe 2).

[27]           Je résume ci‑dessous les autres principes clés énumérés par la juge Gleason dans Rahal, lesquels je définirais comme les éléments essentiels de l’évaluation de la crédibilité.

•     Les contradictions relevées dans la preuve, en particulier dans le témoignage du demandeur d’asile, constituent un motif raisonnable de conclure à la non-crédibilité de ce demandeur, à condition toutefois qu’elles soient réelles, et non pas illusoires ou insignifiantes.

•     Le témoignage sous serment du demandeur d’asile est présumé véridique s’il n’est pas entaché de contradictions, mais la SPR peut raisonnablement le rejeter si elle l’estime invraisemblable. Toute conclusion d’invraisemblance doit être logique, sensible aux différences culturelles et clairement formulée.

•     La Commission peut prendre en considération le comportement du témoin, y compris ses hésitations, le manque de précision de ses propos et le fait qu’il ait modifié ou étoffé sa version, mais il est préférable que d’autres faits, de caractère objectif, viennent aussi justifier la conclusion sur la crédibilité.

•     La Commission doit exposer clairement ses conclusions sur la crédibilité et les motiver de manière suffisamment détaillée.

(Rahal, aux paragraphes 43 à 46.)

[28]           Auparavant, le juge Martineau avait aussi récapitulé les principes directeurs en la matière aux paragraphes 7 à 10 de la décision Lubana, définissant l’appréciation de la crédibilité (au paragraphe 7) comme « l’essentiel » de la compétence de la Commission.

[29]           Le juge Martineau a mis en garde au paragraphe 11 de la même décision contre la tentation d’examiner la preuve à la loupe, faisant observer que ce ne sont pas tous les types d’incohérence ou d’invraisemblance qui justifient une conclusion défavorable, et qu’« [i]l ne conviendrait pas que la Commission tire ses conclusions après avoir examiné "à la loupe" des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur : voir Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 N.R. 168, au paragr. 9 (C.A.F.) (Attakora); Owusu‑Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 442 (QL) (C.A.) (Owusu‑Ansah) ».

[30]           Au paragraphe 12, le juge Martineau a également mis en garde contre l’application d’une logique nord-américaine au comportement du demandeur d’asile, et rappelé qu’il faut tenir compte de son âge, de ses antécédents culturels et de son expérience sociale, ainsi que considérer tout manque de cohérence dans son témoignage à la lumière de son état psychologique.

[31]           En outre, la version des faits donnée par le demandeur d’asile doit être examinée dans le contexte des conditions de son pays.

Les conclusions sur la crédibilité sont raisonnables

[32]           Compte tenu de tous les principes récapitulés plus haut, je ne puis convenir avec le demandeur que la Commission a examiné sa crédibilité à la loupe ni qu’elle se soit fondée sur l’analyse de questions accessoires ou sur des éléments de preuve mal interprétés. Il faut en effet distinguer l’analyse approfondie de l’analyse à la loupe. Les allégations du demandeur touchant ses activités politiques et la persécution qu’elles lui auraient value jouaient un rôle crucial dans sa demande d’asile. L’attention accordée par la Commission aux contradictions entachant ses déclarations relatives à ces allégations fondamentales ne peut être assimilée à un examen à la loupe de questions accessoires. Les contradictions en cause étaient réelles, et non pas illusoires ou insignifiantes.

[33]           La Commission, il est vrai, s’est arrêtée longuement sur l’omission concernant la main cassée du demandeur, peut-être attribuable à une erreur commise au départ par son avocat et qu’il aurait essayé de corriger, mais le témoignage du demandeur à ce sujet présentait d’autres anomalies qui justifiaient les doutes de la Commission sur la crédibilité, si l’on pense notamment aux déclarations selon lesquelles il était allé à l’hôpital pour faire radiographier et plâtrer sa main, mais avait eu peur d’y retourner pour faire enlever le plâtre parce qu’il lui aurait alors fallu rendre des comptes au policier affecté à l’hôpital. Il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que cette explication n’avait pas de sens.

[34]           En outre, la Commission a fondé ses conclusions défavorables relatives à la crédibilité sur plusieurs autres contradictions importantes entachant la preuve du demandeur, notamment au sujet de ses activités politiques, qui constituaient le principal fondement de son allégation de persécution.

[35]           La preuve considérée dans son ensemble et l’accumulation des inférences sur la crédibilité justifient la conclusion de la Commission portant que le récit du demandeur n’était pas crédible et qu’il ne courrait pas de risques en Turquie du fait d’activités politiques antérieures.

La main cassée

[36]           Le demandeur fait valoir que la Commission n’a pas tenu compte de sa déclaration selon laquelle il avait attiré l’attention de son premier avocat sur l’omission qui entachait son formulaire FDA. Le demandeur a aussi déclaré dans son témoignage que son premier avocat l’avait assuré qu’il ajouterait le renseignement manquant au formulaire. Ce n’est qu’après avoir engagé son deuxième avocat qu’il s’est rendu compte que l’omission subsistait.

[37]           Le demandeur soutient également que la Commission a fait une erreur en fondant une conclusion défavorable relative à la crédibilité sur l’omission constatée dans son entrevue au PDE, étant donné qu’on lui avait alors demandé d’être bref et qu’il est de jurisprudence constante que seules sont pertinentes les différences marquées entre l’entrevue au PDE et les récits postérieurs; voir Triana Aguirre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 571, au paragraphe 30, [2008] ACF no 732; et Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 694, au paragraphe 7, [2012] ACF no 885.

[38]           Le demandeur souligne qu’il faut tenir compte, lorsqu’on prend en considération les notes prises au PDE, de la méfiance que peuvent inspirer au réfugié les personnes en autorité, méfiance qu’il éprouvait lui-même; voir Lubana, au paragraphe 13.

[39]           Même si l’omission de la fracture était attribuable à l’avocat du demandeur et compte tenu du fait que ce dernier avait signé un formulaire en blanc, soutient le défendeur, il était loisible à la Commission de relever cette importante omission. En outre, il ne s’agit là que d’une des nombreuses omissions et contradictions qui ont motivé les conclusions de la Commission sur la crédibilité.

[40]           Le défendeur affirme qu’on ne peut reprocher à la Commission d’avoir examiné la preuve à la loupe en insistant lourdement sur l’omission par le demandeur de modifier un paragraphe unique de son formulaire FDA pour y signaler la fracture de sa main. En effet, malgré les conséquences supposées de cet incident, le demandeur n’a inséré dans son formulaire que la brève mention [traduction] « main cassée », sans modifier d’autres parties de ce document pour décrire les conséquences en question. Il était loisible à la Commission de conclure qu’il s’agissait là d’une omission importante.

[41]           Je conclus que si la Commission s’est effectivement étendue, concernant la fracture de la main, sur les omissions de l’entrevue au PDE et du formulaire FDA, ainsi que sur la modification tardive de ce dernier, elle a agi de manière raisonnable en soumettant à un examen minutieux tous les éléments de preuve relatifs à cette allégation, y compris les omissions.

[42]           La Commission n’a pas pris acte que le demandeur avait déclaré en réponse à une question qu’il avait signalé l’omission à son premier avocat, mais que celui‑ci n’avait pas modifié le formulaire FDA dans le délai voulu. Cependant, les omissions constatées dans l’entrevue au PDE et la première version du formulaire FDA ne sont pas le seul problème, ni le plus grave, que pose l’allégation du demandeur concernant sa fracture à la main ou, pour reprendre les termes de son propre témoignage, son [traduction] « petit doigt » cassé. Étant donné ses autres conclusions relatives à la preuve du demandeur, la Commission n’a pas commis d’erreur en se fondant également sur cette omission.

[43]           Il est vrai, en outre, que les notes prises au PDE transcrivent un bref récit du demandeur d’asile, souvent épuisé, de qui on n’attend pas de détails et qu’on informe de la possibilité de donner plus tard un compte rendu détaillé dans le formulaire FDA. Cependant, dans la présente espèce, il est peu vraisemblable, comme l’a fait observer la Commission, que le demandeur ait oublié sa fracture, étant donné qu’elle était la conséquence d’une agression policière récente, qu’il avait selon ses dires enlevé le plâtre lui-même peu avant de se mettre en route pour le Canada et qu’il expliquait par cette blessure le retard qu’il avait mis à quitter la Turquie.

[44]           Enfin, je voudrais ici rappeler que les demandeurs d’asile doivent éviter de signer un formulaire FDA en blanc. Ce formulaire constitue un document très important, dont le demandeur d’asile doit attester sous serment la véracité du contenu. Or, bien évidemment, il ne peut attester sous serment la véracité d’un formulaire vierge.

L’absence de preuve corroborante sous forme de documents d’hospitalisation

[45]           Le demandeur soutient que la Commission a mal compris ses déclarations sur la question de savoir pourquoi il ne s’était pas procuré son dossier médical. Personne à l’hôpital ne lui avait posé de questions sur les circonstances de sa fracture lorsqu’il s’y était présenté la première fois pour se faire soigner, a‑t‑il expliqué; il avait eu peur d’y retourner, parce qu’il lui aurait fallu cette fois se présenter au service orthopédique, un service différent, où on lui aurait demandé de préciser les circonstances susdites, qu’on aurait signalées à la police.

[46]           Le demandeur fait également valoir que la Commission n’a pas tenu compte des déclarations de son témoignage expliquant pourquoi sa sœur n’avait pas pu obtenir son dossier médical. En outre, l’affirmation de la Commission selon laquelle une déclaration notariée aurait permis à sa sœur d’obtenir communication de ces documents n’est fondée sur aucune preuve et se révèle conjecturale. Subsidiairement, si la Commission se fondait sur des connaissances spéciales, elle aurait dû lui donner la possibilité de répondre à ses objections.

[47]           Selon le défendeur, il était raisonnable de la part de la Commission de conclure au caractère illogique de l’explication donnée par le demandeur du fait qu’il ne soit pas retourné à l’hôpital. Si le demandeur avait pu se présenter à l’hôpital pour faire plâtrer sa main ou son bras, il aurait tout aussi bien pu y retourner pour se faire enlever le plâtre.

[48]           Le défendeur soutient que la Commission s’est fondée sur le sens commun et la raison pour conclure que la sœur du demandeur aurait pu obtenir communication des documents médicaux au moyen d’une procuration ou d’une déclaration notariée. Qui plus est, il incombait au demandeur d’établir que sa sœur avait essayé d’obtenir les documents et qu’on lui avait opposé un refus.

[49]           Je conviens avec le défendeur que la Commission a agi de façon raisonnable en rejetant l’explication donnée par le demandeur de la non-production de documents médicaux. On ne voit pas logiquement pourquoi le demandeur serait allé à l’hôpital après l’agression pour faire soigner sa main, mais n’y serait pas retourné pour faire enlever son plâtre, ni pourquoi l’incident aurait dû être signalé à la police seulement à la seconde visite, ou l’aurait été plus probablement alors. Me fondant sur mon examen du témoignage du demandeur, j’estime, comme la Commission, son explication illogique.

[50]           Abstraction faite de la question de savoir s’il aurait été possible à la sœur du demandeur d’obtenir les documents d’hospitalisation, aucun élément de la preuve ne tend à établir que ce dernier ait lui-même le moindrement essayé de se les faire communiquer, même à partir du Canada. Or il lui incombait d’étayer son allégation.

L’absence de crainte subjective

[51]           Il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que ne se justifiait pas le temps mis par le demandeur pour quitter la Turquie, s’il avait réellement reçu des menaces de mort et été brutalisé autant qu’il le prétendait. La Commission était fondée à rejeter son explication comme quoi son bras cassé attirerait l’attention sur lui à l’aéroport. Ce n’est là encore qu’une des nombreuses conclusions dont l’accumulation étaye la décision de la Commission selon laquelle le demandeur n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour prouver le bien-fondé de sa demande d’asile.

Les autres contradictions importantes permettaient raisonnablement de tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité

[52]           Le demandeur soutient que les autres contradictions constatées par la Commission n’étaient pas importantes et, encore une fois, que c’est suite à une analyse à la loupe, dénotant un excès de zèle, que la Commission les avait relevées.

[53]           Concernant ses déclarations sur ses activités politiques antérieures à son service militaire, le demandeur fait valoir que la distribution d’affiches et de pancartes constitue une activité politique, même s’il remplissait plutôt des fonctions d’intendance aux rassemblements en question. Il affirme également que la Commission a mal interprété son formulaire FDA et son témoignage, et qu’elle a confondu la description de ses activités politiques antérieures à son service militaire, selon laquelle il « essayait » de participer aux rassemblements, et le récit de ses activités politiques postérieures à son service militaire, comme quoi il y participait « régulièrement ». 

[54]           En ce qui concerne son rôle dans les manifestations du 1er septembre 2013, le demandeur soutient que la Commission a agi déraisonnablement en concluant à l’existence d’une contradiction sur le fondement d’une analyse à la loupe. Il attire l’attention sur le caractère embrouillé de la transcription et sur les passages susceptibles de plusieurs interprétations. Ses déclarations disent qu’il n’avait pas joué de rôle dirigeant à proprement parler, mais se trouvait dans un groupe où tous reprenaient en chœur des slogans antigouvernementaux proposés tantôt par lui, tantôt par d’autres.

[55]           Enfin, le demandeur attribue à une analyse déraisonnable, effectuée à la loupe, l’inférence défavorable sur sa crédibilité que la Commission a tirée de la conclusion selon laquelle il avait commis une omission importante en ne décrivant pas ce qu’il avait subi comme « de la torture grave ». Il prétend qu’il n’y a aucune contradiction entre son exposé circonstancié et son témoignage, et aucune omission dans l’un ou l’autre : il a seulement décrit plus en détail dans son témoignage comment il avait été « battu ».

[56]           Selon le défendeur, il était permis à la Commission de conclure à l’existence d’une contradiction entre le témoignage du demandeur et l’exposé circonstancié de son formulaire FDA concernant ses activités politiques, étant donné qu’il avait nié dans ce témoignage avoir joué un véritable rôle.

[57]           Le défendeur fait aussi observer que le demandeur ne conteste pas d’autres conclusions importantes sur sa crédibilité, notamment celle reposant sur la déclaration d’un médecin canadien qui avait observé sur lui les traces d’une probable fracture ancienne et celle selon laquelle, s’il avait subi une fracture au bras ou à la main, c’était à un moment différent de sa vie.

[58]           Le point de savoir si le demandeur a été battu ou torturé n’est peut-être qu’une question de vocabulaire, mais la conclusion de la Commission sur sa crédibilité résulte du fait qu’il n’a pas détaillé les actes des policiers dans son témoignage de la même manière que dans son formulaire FDA.

[59]           Les autres contradictions importantes relevées par la Commission étayent également solidement ses conclusions additionnelles sur la crédibilité.

[60]           En ce qui concerne le caractère divergent ou contradictoire des déclarations du demandeur sur ses activités politiques, la Commission a bel et bien pris acte de la différence afférente aux parties du formulaire FDA qui décrivent ses activités antérieures à son service militaire, soulignant qu’il avait dit qu’« [i] essayait de prêter appui et d’assister » aux réunions en question. Elle a de même rappelé avec exactitude les passages du témoignage de vive voix du demandeur concernant cette période, selon lesquels il n’avait pas été actif avant son service militaire. Il était loisible à la Commission de juger ce témoignage incompatible avec l’exposé donné dans le formulaire FDA. La Commission a également constaté que le demandeur avait eu la possibilité de réviser son formulaire FDA et qu’il l’avait fait, mais seulement pour y mentionner sa fracture à la main et y apporter d’autres légères modifications, sans changer la description de ses activités politiques.

[61]           Quant aux menaces de mort, il était raisonnable de la part de la Commission de relever une contradiction importante dans les déclarations y afférentes du demandeur. Ce dernier, il est vrai, fait valoir qu’il pourrait avoir rapporté incorrectement la conduite menaçante des policiers en civil et des militants religieux à l’avocat qui avait rempli pour lui le formulaire FDA, mais l’allégation relative aux menaces est sérieuse et liée au fondement principal de sa demande d’asile, selon lequel il a été et sera persécuté en raison de ses activités politiques. Comme je l’ai déjà mentionné, il a eu la possibilité de modifier son formulaire FDA et n’a pas corrigé cette allégation.

[62]           Le tout premier paragraphe du formulaire FDA du demandeur porte : [traduction] « J’ai été persécuté et j’ai reçu des menaces de mort en raison de mon militantisme politique. » De même, on peut lire au paragraphe 19 de ce document que les policiers en civil et les militants religieux [traduction] « ont continué à [le] harceler et ont commencé à [le] menacer de mort ».

[63]           En outre, ainsi que la Commission l’a rappelé, le demandeur a parlé de ces menaces de mort dans son entretien avec la Dre Thirlwell, qui en fait état dans son évaluation. Or, être l’objet de menaces de mort n’équivaut au même niveau de risque que d’être suivi par des personnes à l’« attitude menaçante », comme le demandeur a plus tard décrit la situation.

Le rapport de la Dre Thirlwell ne donne pas une explication raisonnable des omissions et inconséquences

[64]           Le demandeur soutient en outre que l’évaluation psychologique de la Dre Thirlwell, admise en preuve par la Commission, donne une explication raisonnable de ses omissions et contradictions. La Dre Thirlwell explique en effet que le demandeur souffre d’un syndrome de stress post-traumatique (SSPT), de sorte qu’on peut s’attendre à ce qu’il lui soit difficile de raconter des événements de manière cohérente et dans l’ordre chronologique. Le demandeur attire aussi l’attention sur le passage suivant de son témoignage devant la Commission : [traduction] « Je n’ai pas tout dit dans mon document parce que j’avais l’intention de tout expliquer à l’audience et à cause de mon état psychologique […] ».

[65]           À mon avis, le rapport de la Dre Thirlwell ne dit pas que le demandeur ne pouvait pas raconter correctement les événements en raison de son SSPT.

[66]           Voici le passage pertinent de ce rapport :

[traduction]

En raison de la nature affectivement douloureuse du contenu traumatique et de leur inaptitude à faire confiance, de nombreuses victimes du SSPT se trouvent incapables d’exposer entièrement les faits les concernant en une seule séance et subissent souvent une dissociation lorsqu’on leur pose des questions, paraissant insensibles et/ou excessivement émotifs lorsqu’ils doivent décrire des événements traumatiques. Du fait de leur anxiété et de leur hyperexcitation, les victimes du SSPT peuvent avoir du mal à se souvenir et à se concentrer, et il peut leur arriver de s’embrouiller dans les dates et la chronologie. Mehmut a reconnu avoir de tels problèmes.

[67]           Il appert que la Dre Thirlwell parle des victimes du SSPT en général, exposant les difficultés qu’elles peuvent éprouver, et non du demandeur lui-même. Le passage selon lequel ce dernier [traduction] « a reconnu avoir de tels problèmes » n’indique pas, à mon sens, qu’il en souffrait effectivement, mais plutôt qu’il pourrait avoir déclaré en souffrir. Si elle en avait constaté l’existence chez lui, la Dre Thirlwell aurait explicitement écrit qu’il « présentait » ces symptômes.

[68]           La Commission a agi de manière raisonnable en concluant que le rapport de la Dre Thirlwell ne dit pas que le demandeur présentait des caractéristiques qui l’auraient empêché de décrire exactement les événements dans l’exposé de son formulaire FDA ou de corriger les erreurs de cet exposé après sa traduction, ni non plus qu’il souffrait de problèmes de mémoire.

[69]           Il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que le rapport de la Dre Thirlwell « ne [permet] pas […] de défaire les conclusions […] tirées quant à la crédibilité ».


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5017‑14

 

INTITULÉ :

MEHMET HOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFs :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 29 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Clarisa Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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