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Date : 20150624


Dossier : IMM-2572-15

Référence : 2015 CF 792

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

AHMED ALI AHMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision en date du 28 mai 2015 par laquelle une commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la commissaire) a ordonné le maintien en détention du demandeur jusqu’au prochain contrôle des motifs de la détention prévu pour le 25 juin 2015.

[2]               Le demandeur soutient qu’il n’a pas bénéficié d’un contrôle convenable des motifs de sa détention et que la décision de la commissaire était fondée sur une application erronée des facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement). Il soutient également que cette omission constitue une violation des articles 7 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[3]               Le 5 juin 2015, le demandeur a tenté d’obtenir que la Cour examine sa demande d’autorisation selon la procédure accélérée et que, si sa demande était accueillie, sa demande de contrôle judiciaire soit examinée et tranchée avant le 25 juin 2015. Sa demande a été accueillie le 12 juin 2015 et l’autorisation a été accordée le 22 juin. La demande de contrôle judiciaire a été entendue le 23 juin 2015.

II.                Contexte

[4]               Le demandeur est un citoyen du Yémen âgé de 26 ans. En 1994, en raison de la guerre, il a quitté le Yémen avec des membres de sa famille pour l’Éthiopie, où ils ont vécu une dizaine d’années comme réfugiés sous la protection du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Le demandeur a été séparé de son père à l’époque et il est sans nouvelles de lui depuis.

[5]               En 2003, la mère du demandeur a demandé à l’UNHCR de les retrouver et, le 21 juillet 2004, la mère, le frère cadet et le demandeur sont arrivés au Canada en tant que réfugiés. Après son arrivée au Canada, le demandeur a commencé à avoir des démêlés avec la justice. Entre 2009 et 2012, il a été déclaré coupable de plusieurs infractions, d'abord en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants puis, par la suite, en vertu du Code criminel. Il a notamment été accusé d’agression sexuelle, d’introduction par effraction, de voies de fait causant des lésions corporelles et de fabrication de faux documents. En particulier, le 18 juin 2012, le demandeur a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation de vol qualifié et d’un chef de vol qualifié et d’avoir proféré des menaces en vue de commettre des actes de violence en lien avec trois vols de banque. Il a été condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement pour chaque vol qualifié, à purger concurremment. Alors qu’il était incarcéré, il a été déclaré coupable de plusieurs inconduites en établissement.

[6]               En janvier 2013, le demandeur a fait l'objet d'un rapport d’interdiction de territoire pour grande criminalité, ce qui s’est soldé par une mesure d’expulsion prise contre lui par la Section de l’immigration. En mai 2013, le demandeur a fait l’objet d’une mesure de renvoi du Canada et un autre mandat a été délivré en vue de son renvoi. Quelques mois plus tard, on a tenté d'obtenir un avis de danger de Citoyenneté et Immigration Canada en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la Loi.

[7]               Dans l’intervalle, plus précisément à l’automne 2013, le demandeur a été remis en liberté aux termes d’une ordonnance de probation avant l’expiration de sa peine d’emprisonnement de deux ans, mais il a immédiatement été transféré à un Centre de détention de l’immigration au motif qu’il constituait un danger pour le public et qu’il se soustrairait vraisemblablement à son renvoi du Canada.

[8]               L’avis de danger que l'on tentait d'obtenir de Citoyenneté et Immigration Canada a été émis en septembre 2014. Il concluait que le demandeur constituait effectivement un danger pour le public au Canada.

[9]               Depuis son transfèrement au Centre de détention de l’immigration, le demandeur a fait l’objet d’un contrôle des motifs de sa détention tous les 30 jours. Chaque fois, la Section de l’immigration a conclu qu’il présentait un risque de fuite et un danger pour le public.

[10]           Le 28 mai 2015, le demandeur a fait l’objet du contrôle le plus récent des motifs de sa détention. Il a demandé sans succès d’être remis en liberté en soumettant un plan qui prévoyait des rencontres avec un psychologue, deux cautions proposées, un horaire quotidien de surveillance, l'engagement de résider chez des membres de sa famille et le versement d'un cautionnement de 10 000 $. Le demandeur a fait valoir sans succès que sa détention s'était transformée en détention d’une durée indéterminée et que, si elle devait se poursuivre, elle contreviendrait aux articles 7 et 9 de la Charte. Il a été maintenu en détention jusqu’au prochain contrôle, prévu pour le 25 juin 2015.

[11]           Des tentatives ont été faites entre décembre 2014 et avril 2015 pour procéder au renvoi du demandeur, mais il a fallu les annuler en raison de la crise actuelle au Yémen.

III.             Cadre législatif du contrôle des motifs de détention

[12]           L’article 55 de la Loi autorise un agent d’exécution de la loi à détenir un résident permanent ou un étranger uniquement s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire, qu’il constitue un danger pour la sécurité publique ou qu’il se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi.

[13]           La Loi prévoit un contrôle indépendant et impartial de la détention par la Section de l’immigration. Suivant l’article 57 de la Loi, les contrôles de la détention ont lieu 48 heures, 7 jours et 30 jours après le début de la détention, puis tous les 30 jours par la suite.

[14]           Les circonstances dans lesquelles la Section de l’immigration est tenue d’ordonner la mise en liberté d’une personne détenue sont prévues au paragraphe 58(1) de la Loi :

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

 

58. (1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into account prescribed factors, that:

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

(a) they are a danger to the public;

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au  contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux;

(c) the Minister is taking necessary steps to inquire into a reasonable suspicion that they are inadmissible on grounds of security or for violating human or international rights; or

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger n’a pas été prouvée, mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger.

(d) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national has not been, but may be, established and they have not reasonably cooperated with the Minister by providing relevant information for the purpose of establishing their identity or the Minister is making reasonable efforts to establish their identity.

[15]           L’article 246 du Règlement énumère un certain nombre de critères dont il y a lieu de tenir compte pour déterminer si le résident permanent ou l'étranger détenu constitue un danger pour le public. Voici les dispositions qui s’appliquent au présent contrôle de détention :

246. Pour l’application de l’alinéa 244b), les critères sont les suivants :

246. For the purposes of paragraph 244(b), the factors are the following:

a) le fait que l’intéressé constitue, de l’avis du ministre aux termes de l’alinéa 101(2)b), des sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) ou des alinéas 115(2)a) ou b) de la Loi, un danger pour le public au Canada ou pour la sécurité du Canada;

(a) the fact that the person constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada or a danger to the security of Canada under paragraph 101(2)(b), subparagraph 113(d)(i) or (ii) or paragraph 115(2)(a) or (b) of the Act;

[…]

[…]

d) la déclaration de culpabilité au Canada, en vertu d’une loi fédérale, quant à l’une des infractions suivantes :

(d) conviction in Canada under an Act of Parliament for

(i) infraction d’ordre sexuel,

(i) a sexual offence, or

(ii) infraction commise avec violence ou des armes;

(ii) an offence involving violence or weapons;

[…]

[…]

[16]           L’article 248 énonce d’autres critères devant être pris en compte avant de prendre une décision quant à la détention ou la mise en liberté. Cet article codifie les facteurs fondés sur la Charte qui ont été élaborés dans le jugement Sahin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F. 1re inst.), [1995] 1 CF 214, 85 FTR 99, et que la Cour suprême du Canada a confirmés dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350, aux paragraphes 110 à 117. Ces facteurs visent à trouver un juste équilibre entre, d'une part, le droit de l’État de contrôler qui demeure au Canada et, d'autre part, le droit à la liberté des personnes. L’article 248 est ainsi libellé :

248. S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

248. If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

a) le motif de la détention;

(a) the reason for detention;

b) la durée de la détention;

(b) the length of time in detention;

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé;

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department or the person concerned; and

e) l’existence de solutions de rechange à la détention.

(e) the existence of alternatives to detention.

[17]           Chaque contrôle des motifs de la détention constitue une nouvelle décision à moins qu’il n'existe des raisons convaincantes de s’écarter des décisions antérieures des commissaires de la Section de l’immigration. Il incombe toujours au ministre de démontrer que le maintien en détention est justifié, mais ce fardeau peut être déplacé si le commissaire de la Section de l’immigration qui est chargé de procéder au contrôle estime convaincants les motifs justifiant le maintien en détention qui ont été retenus lors des contrôles antérieurs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2004 CAF 4 [Thanabalasingham], aux paragraphes 9, 10 et 16). Toutefois, comme l’a rappelé le juge Donald Rennie (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B147, 2012 CF 655, 412 FTR 203 [B147] au paragraphe 33, « l’exercice indépendant et nouveau du pouvoir discrétionnaire fait partie intégrante de l’objectif du contrôle des motifs de détention ». Sinon, comme l’a souligné le juge Rennie, « l’obligation qui lui incombe d’agir avec équité et transparence, et de considérer l’évolution des faits et de la situation d’un point de vue nouveau, serait facilement et fréquemment, voire invariablement, contournée ».

IV.             Norme de contrôle

[18]           Il a été établi dans la jurisprudence que les décisions de la Section de l’immigration en matière de contrôle de la détention sont essentiellement des décisions fondées sur des faits à l’égard desquelles il faut faire preuve de retenue (Thanabalasingham, précité; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B004, 2011 CF 331, 387 FTR 79 [B004] , au paragraphe 18; Tursunbayev c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 504, 409 FTR 176; Canada (MCI) c B046, 2011 CF 877, [2013] 2 RCF 3; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Li, 2008 CF 949, 331 FTR 68, au paragraphe 16). La norme de contrôle est donc celle de la raisonnabilité. Selon cette norme, la décision rendue par la Section de l’immigration au sujet du contrôle des motifs de la détention devrait être maintenue à moins que le raisonnement n’ait été vicié et que la décision en découlant n’appartienne pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

[19]           Toutefois, lorsque le droit à la liberté d’une personne est mis en cause dans le cadre du contrôle des motifs de sa détention, la décision relative à sa détention doit être rendue en prenant en compte l’article 7 de la Charte (Thanabalasingham, précité, au paragraphe 14; B004, précité, au paragraphe 20).

V.                Décision faisant l’objet du contrôle

[20]           En premier lieu, la commissaire a estimé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter des décisions antérieures suivant lesquelles le demandeur risquait de s’enfuir et constituait un danger pour le public. La commissaire a tenu compte, à cet égard, de certains des faits de l’espèce, en l’occurrence, les condamnations antérieures du demandeur, sa déclaration antérieure au sujet de son désir de demeurer au Canada, son attitude d’hostilité envers l’autorité au moment de son incarcération et au cours des contrôles antérieurs des motifs de sa détention et le fait qu’il continuait à nier sa culpabilité.

[21]           La commissaire a ensuite examiné le plan de mise en liberté soumis par le demandeur. Elle a tout d’abord fait observer que la mère du demandeur avait été proposée dans le passé comme caution acceptable, mais qu’elle avait été écartée en raison du fait que rien ne permettait de penser qu’elle avait eu une influence positive sur le demandeur et qu’il était peu probable qu’elle permette que son fils soit renvoyé au Yémen. Quant à l’autre caution, qui avait été proposée pour la première fois lors du contrôle des motifs de la détention, la commissaire a estimé que rien de vraiment significatif ne permettait de penser que cette personne serait différente de toute autre personne en autorité. Quant au plan de mise en liberté proposé en général, la commissaire a estimé qu’il ne répondait pas suffisamment aux préoccupations exprimées au sujet du danger pour le public que constituait le demandeur.

[22]           La commissaire a ensuite examiné les facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement en vue de déterminer si le demandeur faisait l’objet d’une détention d’une durée indéterminée. Elle a conclu que tel n’était pas le cas. Elle a estimé que les arguments militant en faveur du maintien en détention étaient solides compte tenu du fait que le demandeur représentait un danger pour le public. Quant à la durée de la détention, la commissaire a commencé par reconnaître que, lorsque la durée probable de la détention ne pouvait être déterminée, la détention de l’intéressé devenait une détention d’une durée indéterminée. Toutefois, elle a estimé que la fermeture des aéroports du Yémen était un fait récent, de sorte qu’elle n’était donc pas convaincue que le renvoi ne pouvait être effectué que d’une façon qui prolongerait la situation indéfiniment. La solution proposée par le ministre de renvoyer le demandeur en Éthiopie pour retrouver son père, dont il était séparé, était toutefois considérée peu réaliste par la commissaire.

VI.             Question en litige

[23]           La seule question à trancher dans la présente affaire est celle de savoir si les conclusions tirées par la commissaire sont raisonnables.

VII.          Analyse

[24]           Comme je l’ai expliqué au début des présents motifs, le demandeur affirme qu’il n’a pas bénéficié d’un contrôle convenable des motifs de sa détention et que la décision de la commissaire était fondée, dans l’ensemble, sur une application erronée des facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement, ce qui a entraîné une violation des articles 7 et 9 de la Charte.

[25]           Dans le cas qui nous occupe, je conclus que la principale difficulté que pose la décision de la commissaire a trait à l’importance et à l’attention à accorder à la durée de la détention passée et à venir, ce qui suffit à infirmer sa décision. S’agissant d’une détention dont la durée dépasse maintenant 20 mois – une période de temps considérable du point de vue du droit à la liberté –, ce facteur, à mon avis, ne s’est pas vu attribuer l’importance qu’il méritait eu égard aux circonstances particulières de l’affaire.

[26]           Sur cette question, le défendeur affirme que la procédure de contrôle prévue est solide, qu’elle est conforme aux exigences de la Charte et que la détention ne se prolonge qu’en attendant que le renvoi ait lieu. Sa durée n’est qu’un des facteurs dont il y a lieu de tenir compte lors du contrôle des motifs de la détention.

[27]           L’argument du défendeur ne me convainc pas. Je conclus qu'à la lecture de la décision contestée, on constate que la commissaire n’a tenu compte nulle part de la durée de la détention. Non seulement n’a‑t‑elle pas tenu compte du fait que le demandeur avait été détenu pendant 20 mois, mais elle n’a pas non plus tenu compte du temps que le demandeur aurait à demeurer au Centre de détention de l’immigration.

[28]           À mon avis, l'analyse de la décision du juge Rennie que l’on trouve aux paragraphes 17 à 24 du jugement B147, précité, est fort éclairante en l’espèce. Dans cette affaire, le commissaire avait conclu que le silence du ministre au sujet du délai et le fait que le ministre n’avait donné aucune date à laquelle le processus d’examen des risques avant le renvoi (ERAR) devait prendre fin témoignait de l’incertitude du ministre à ce sujet, ce qui avait amené le commissaire à conclure que la détention était d'une durée indéterminée. Le juge Rennie a donc conclu qu’à défaut de toute certitude raisonnable quant à la date où un processus pourrait prendre fin ou un événement pourrait se produire, le fait que des contrôles des motifs de la détention avaient lieu tous les 30 jours n’empêchait pas de qualifier la détention de détention d'une durée indéterminée.

[29]           Cette conclusion s’accorde, selon moi, avec l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Li, 2009 CAF 85, [2010] 2 RCF 433, dans laquelle se posait la question de l’opportunité d’estimer la durée anticipée de la détention en fonction des recours offerts par la Loi et par le Règlement. La Cour d’appel fédérale a conclu que « toute estimation de la durée anticipée du prolongement de la détention devrait reposer sur les instances qui existent déjà au moment de chaque contrôle mensuel et non sur des hypothèses quant aux recours qui existent mais qui n’ont pas encore été exercés » (au paragraphe 81).

[30]           Lorsqu’on lit la décision qui nous intéresse en l’espèce, on constate à l’évidence qu’aucune estimation de la durée de la détention n’a été faite. Je crois que, si la commissaire avait entrepris une telle analyse, elle se serait rapidement rendu compte qu’il s’agissait d’une simple « hypothèse quant aux recours qui existent mais qui n’ont pas encore été engagés ». Voici l’essentiel de la conclusion tirée par la commissaire à cet égard :

[traduction]

[…] La cour fédérale [sic] a également écrit ce qui suit dans la décision Sahin : « si un nombre indéfini de procédures peuvent être engagées par l’une ou l’autre partie et si on ne sait pas combien de temps va prendre chacune de ces procédures, je pense qu’on peut dire qu’une détention de longue durée, du moins sur le plan pratique, est bien proche de ce qu’on peut raisonnablement qualifier de détention de durée “indéterminée”».

Pour pouvoir qualifier la détention de détention de durée indéterminée, il faut que je sois convaincue que le renvoi ne peut être organisé, vu l’ensemble de la preuve versée au dossier et compte tenu de tous les facteurs pertinents

[…]

Le fait qu’il est impossible pour le moment d’utiliser les aéroports au Yémen constitue un développement récent.

Je n’ai aucune raison de conclure que cette situation perdurera et/où que le renvoi au Yémen ne peut être effectué par d’autres moyens.

[31]           Lorsqu’on la rapproche de la conclusion de la commissaire suivant laquelle les solutions de rechange proposées par le ministre pour renvoyer le demandeur (autres trajets, contournement des aéroports ou renvoi en Éthiopie) n’étaient pas réalistes, on constate, à mon avis, que la décision était fondée sur des hypothèses quant aux recours qui existaient et non, comme la loi l’exigeait, sur les processus concrets qui existaient au moment du contrôle des motifs de la détention, après 20 mois de détention.

[32]           Dans l’arrêt Charkaoui, au paragraphe 113, la Cour suprême a jugé que, plus la période de détention est longue, plus il incombe au gouvernement de démontrer que la détention est toujours nécessaire. Je suis d’accord avec le demandeur pour affirmer que, même si les aéroports devaient rouvrir, il n’y aurait aucune raison de penser que le défendeur serait en mesure de trouver un moyen stable et sans danger pour renvoyer le demandeur au Yémen, étant donné que, selon la preuve versée au dossier, indépendamment de la fermeture des aéroports, il existe des facteurs de sécurité qui ont empêché – et qui empêcheront probablement encore – son renvoi.

[33]           On ne trouve pas de véritable discussion dans la décision de la commissaire quant aux perspectives réalistes que le demandeur soit renvoyé au Yémen et quant aux délais nécessaires pour le faire, compte tenu de la situation qui existe dans ce pays en ce moment. À mon avis, cette omission affaiblit l’analyse que la commissaire a faite des facteurs énumérés à l’article 248 en ce qui concerne la durée de la détention passée et à venir. La décision de la commissaire au sujet de ces facteurs importants révèle une absence de certitude raisonnable quant au moment où le renvoi pourra se produire et, surtout, à quel moment le demandeur pourra être remis en liberté. Dans un contexte dans lequel des aspects importants du droit à la liberté sont en jeu et où les considérations fondées sur la Charte font partie intégrante de l’analyse relative au contrôle des motifs de la détention, cette erreur porte, à mon avis, un coup fatal à la décision de la commissaire et fait en sorte qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

[34]           La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie. Compte tenu du fait que le prochain contrôle des motifs de la détention est imminent, il serait inutile de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision. La décision de la commissaire est par conséquent annulée et le prochain contrôle des motifs de la détention devra se faire en conformité avec la présente ordonnance et les présents motifs.

[35]           Les avocats peuvent soumettre des observations dans les cinq jours de la date des présents motifs quant à la certification d’une question grave de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  2. La décision du 28 mai 2015 de la Section de l’immigration est annulée;
  3. Le prochain contrôle des motifs de la détention devra se faire en conformité avec la présente ordonnance et les présents motifs;
  4. Les avocats peuvent soumettre des observations dans les cinq jours de la date des présents motifs quant à la certification d’une question grave de portée générale.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2572-15

INTITULÉ :

AHMED ALI AHMED c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUIN 2015

ORDonnance et motifs :

le juge LEBLANC

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2015

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

POUR LE DEMANDEUR

Jyll Hansen

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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