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Date : 20150702


Dossier : IMM-7680-14

Référence : 2015 CF 812

Montréal, (Québec), le 2 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

SABRINA BENZABA

MUSTAPHA BELAHMAR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs contestent la légalité d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 23 octobre 2014, par laquelle la SPR a conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2]               Les demandeurs sont des citoyens algériens. Les demandeurs craignent de retourner dans leur pays parce que, disent-ils, un homme d’affaires influent travaillant pour la gendarmerie nationale [agent persécuteur] les a menacés de mort suite au jugement favorable que le demandeur a obtenu le 24 octobre 2010 contre l’agent persécuteur. Le 12 juin 2011, le demandeur aurait reçu un premier appel de menaces; quelques semaines plus tard, ils font une demande de visa. Un deuxième appel de menaces aurait été formulé à la même époque. Le 6 octobre 2011, le demandeur aurait appris qu’un gendarme le recherchait à Annaba. Le demandeur se serait alors rendu au poste de police où il se serait fait dire que les policiers ne pouvaient rien faire pour lui, que l’agent persécuteur était dangereux et qu’il ne devait pas sortir de chez lui. La même journée, les demandeurs achètent leurs billets d’avion pour le Canada et ils quittent l’Algérie le 14 octobre 2011. Toutefois, les demandeurs ne revendiquent pas immédiatement le statut de réfugiés. Au bout de six mois, ils prolongent la durée de leur visa de touriste. Le 24 avril 2012, le demandeur apprend que l’agent persécuteur circule librement et, conséquemment, le 17 mai 2012, les demandeurs présentent une demande d’asile.

[3]               La demande d’asile est rejetée sans que la question de la protection de l’État soit vraiment analysée par la SPR, bien que celle-ci se permette de noter que, compte tenu du jugement rendu le 24 octobre 2010, « le Tribunal croit que le demandeur a pu obtenir justice dans son pays ». La SPR détermine que les demandeurs ne sont pas crédibles pour l’essentiel de leurs allégations et n’ont pas une crainte subjective de persécution. La SPR accepte le témoignage et la preuve du demandeur en ce qui concerne l’escroquerie commise par l’agent persécuteur et l’obtention d’un jugement contre ce dernier. Toutefois, la SPR note certaines incohérences et contradictions dans le témoignage du demandeur quant aux appels de menaces et aux plaintes qui auraient été faites à la police. La SPR note par ailleurs qu’avant d’avoir reçu une première menace de mort le 12 juin 2011, les demandeurs avaient déjà reçu, le 3 juin 2011, l’invitation de la sœur de la demanderesse à venir les visiter au Canada. De fait, les demandeurs ont déposé leur demande de visa le 1er juillet 2011, tandis qu’ils ont indiqué seulement avoir pris la décision de quitter le pays le 6 octobre 2011. La SPR reproche aussi aux demandeurs d’avoir attendu sept mois après leur arrivée au Canada pour demander l’asile. Finalement, la SPR conclut que le rapport médical et le rapport psychologique déposés par le demandeur concernant sa condition médicale (épilepsie) et mentale (problèmes de mémoire) ne remettent pas en question la capacité du demandeur principal à témoigner.

[4]               Les demandeurs reprochent à la commissaire de la SPR d’avoir bâclé le dossier, d’avoir agi de manière présomptueuse en affirmant que le demandeur a pu obtenir justice, alors que l’agent persécuteur est un gendarme et un homme d’affaires influent, et d’avoir rejeté leur demande d’asile en trouvant le demandeur non crédible sur la base de contradictions et d’incohérences dans son témoignage, tandis que le rapport médical et le rapport psychologique déposés en preuve démontraient que le demandeur souffre d’épilepsie et que sa mémoire ainsi que sa capacité à témoigner étaient grandement affectées. Les demandeurs notent également que la SPR n’a jamais soulevé ses doutes quant au fait que le demandeur aurait récemment souffert de crises d’épilepsie et qu’elle n’a donc pas donné la chance aux demandeurs de présenter leurs commentaires à ce sujet. Les demandeurs allèguent que le rapport psychologique démontrait clairement les problèmes de mémoire et de capacité cognitive du demandeur. La SPR met en cause le fait que le demandeur souffrirait d’épilepsie puisqu’il ne l’aurait pas mentionné dans sa demande d’asile. Toutefois, ce fait n’était pas pertinent au fondement de la demande d’asile, mais plutôt dans le cadre de l’évaluation de son témoignage oral. Également, la SPR a agi de manière déraisonnable en écartant la pertinence du rapport psychologique en raison de sa proximité dans le temps avec l’audience. Au contraire, il était normal que l’évaluation psychologique soit le plus proche possible de la date de l’audience afin que l’évaluation des capacités à témoigner du demandeur ne soit pas vétuste ou dépassée. La décision est donc déraisonnable. Selon le savant procureur des demandeurs, il est difficile de spéculer sur ce que pourra être la décision de la SPR si la demande d’asile lui est retournée. Or, ce n’est pas à la Cour en contrôle judiciaire de réévaluer la preuve et de substituer son opinion à celle de la SPR (Hughes c Canada (Procureur général), 2014 CAF 43 au para 11).

[5]               Le défendeur soutient essentiellement que les conclusions de la SPR étaient raisonnables. Selon le défendeur, il était raisonnable pour la SPR de n’accorder aucune valeur probante au rapport médical puisqu’il était bref, qu’il démontrait tout au plus que le demandeur aurait pu faire de l’épilepsie infantile et qu’il ne corroborait pas que le demandeur avait récemment fait des crises d’épilepsie. Quant au rapport psychologique, le défendeur allègue qu’il était raisonnable de l’écarter puisque le demandeur n’avait pas consulté de psychologue lors de ses crises survenues en 2012 et 2013 et avait plutôt attendu peu de temps avant la date prévue pour l’audience, et puisque le rapport psychologique n’est pas corroboré par le rapport médical. Subsidiairement, même si la SPR a commis une erreur révisable celle-ci n’affecte pas la validité des autres conclusions de la SPR, tandis que les demandeurs n’ont pas démontré en quoi les problèmes de mémoire allégués ont pu affecter sa capacité de témoigner. C’est clair qu’il y a plusieurs contradictions. D’un autre côté, la conclusion de rejet est également basée sur d’autres éléments importants. Les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective puisqu’ils avaient commencé leurs démarches pour obtenir des visas avant le début des menaces et puisqu’ils avaient attendu sept mois avant de demander l’asile au Canada, et il est possible que la SPR en serait venue à la même conclusion si elle avait accordé un certain poids aux rapports médical et psychologique. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

[6]               Il est bien établi par la jurisprudence que cette Cour doit faire preuve d’une grande déférence envers les conclusions de la SPR en ce qui concerne les questions de crédibilité et d’évaluation de la preuve. Toutefois, je suis d’avis qu’en l’espèce, la SPR a commis une erreur révisable en n’accordant aucune valeur probante aux rapports médical et psychologique et que celle-ci a eu un caractère déterminant en l’espèce. Premièrement, en ce qui concerne le rapport médical, même si celui-ci est bref et n’indique pas explicitement que le demandeur fait actuellement des crises d’épilepsie, il énonce clairement que le demandeur a consulté le spécialiste à trois reprises et qu’il se fait présentement traiter pour avec un médicament (Epival) pour « a presumed Juvenile Myoclonic Epilepsy », ce qui laisse supposer que le demandeur souffre d’une maladie sérieuse pouvant affecter la mémoire, selon les preuves au dossier. D’ailleurs, rien dans la preuve ne permet de conclure que le spécialiste en serait venu à ce diagnostic et ce traitement sur la base unique de ce qui lui aurait été dit par le demandeur plutôt que sur la base de facteurs objectifs. Deuxièmement, en ce qui concerne le rapport psychologique de la Dre Marta Valenzuela, rien n’indique que la psychologue aurait été consultée pour un traitement, mais plutôt pour un diagnostic des capacités de témoigner du demandeur, et le fait que le demandeur aurait attendu peu de temps avant l’audience pour obtenir ce rapport n’aurait pas dû mener à une inférence négative. De plus, contrairement aux nombreuses mentions qui en sont faites par la SPR, les dates exactes des crises d’épilepsie que le demandeur aurait eues en 2012 ne sont pas pertinentes. Puisque la Dre Valenzuela a pris en considération des facteurs objectifs en plus de ce qui lui avait été dit par le demandeur, la SPR n’aurait pas dû écarter le rapport psychologique sur la base de sa conclusion sur la crédibilité du demandeur (Park c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1269 au para 47). Ici, les rapports médicaux n’étaient pas présentés pour corroborer les craintes des demandeurs au fond (comme ce serait le cas par exemple d’un rapport médical corroborant des blessures liées à la torture), mais bien pour expliquer les difficultés à témoigner du demandeur.

[7]               Comme indiqué par la Cour dans Ameir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 876 au para 27 :

La Commission peut n'accorder aucune valeur probante à un rapport médical lorsqu'il est essentiellement fondé sur les allégations, qu'elle ne croit pas, du revendicateur. Cependant, il arrive que des rapports reposent aussi sur les observations cliniques qui sont tirées indépendamment de la crédibilité du revendicateur. En l'espèce, le rapport médical du Dr Hirsz repose, au moins en partie, sur des examens indépendants et objectifs. Dans de tels cas, les rapports d'experts peuvent servir de preuve corroborante pour décider de la crédibilité d'un revendicateur et il faut donc en traiter avant de les rejeter.

[8]               Je me permets d’ajouter également ce qui suit afin que la portée de cette décision soit bien comprise. Dans son rapport, la Dre Valenzuela indique avoir évalué la mémoire du demandeur grâce à l’échelle clinique de mémoire Wechsler et en vient à la conclusion que la capacité du demandeur à témoigner est compromise et qu’il est probable qu’il aurait des difficultés à se souvenir des dates durant son audience. La SPR a essentiellement fait son analyse à l’envers : plutôt que de traiter des rapports médicaux pour évaluer la crédibilité du demandeur, la SPR en est venue à des conclusions sur la crédibilité pour ensuite utiliser ces conclusions pour rejeter les rapports.

[9]               Il est également clair à la lecture de la décision contestée que cette erreur d’analyse a pu avoir un impact négatif sur le résultat. En effet, si la SPR avait utilisé les rapports médicaux pour évaluer la crédibilité du témoignage du demandeur, il est possible qu’elle n’aurait accordé que peu d’importance aux incohérences dans le témoignage du demandeur et qu’elle l’aurait trouvé crédible. D’ailleurs, la SPR n’indique pas dans sa décision qu’elle en serait venue à la même conclusion si elle avait accepté les rapports médicaux. Comme la demande a été rejetée principalement sur la base de la crédibilité, l’erreur dans la considération des rapports médicaux a donc eu un impact important sur les conclusions de la SPR. Le défendeur a indiqué que la SPR a également considéré d’autres facteurs, comme le fait que les demandeurs avaient commencé les démarches pour obtenir un visa avant le début des menaces et qu’ils avaient attendu sept mois avant de demander l’asile une fois arrivés au Canada. Cependant, ces facteurs font également intervenir la crédibilité du témoignage du demandeur, et si le demandeur avait été trouvé crédible par la SPR, il est possible que cette dernière aurait accepté ses explications pour la chronologie dans la demande de visas et pour le délai avant de demander l’asile. De plus, la SPR ne s’est pas prononcée sur la protection de l’État ou sur la possibilité de refuge interne.

[10]           Toutefois, comme indiqué par le défendeur, il est également possible que la SPR en serait également venue à la conclusion que le demandeur n’était pas crédible si elle avait accepté les rapports médicaux, ou qu’elle aurait rejeté la demande d’asile même si elle avait conclu que le demandeur était crédible. Néanmoins, il ne ressort pas clairement des motifs de la SPR que la décision aurait été la même n’eût été l’erreur sur les rapports médicaux, et ce n’est pas à la Cour de se substituer à la SPR afin de réécrire les motifs ou de faire sa propre évaluation de la preuve. Comme indiqué à de nombreuses reprises par cette Cour, lorsqu’il n’est pas certain que l’issue aurait été la même en l’absence de l’erreur commise par la SPR, ce n’est pas à la Cour de spéculer sur le résultat possible, et la décision sera renvoyée au tribunal pour redétermination (Barrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 962 au para 34; Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353 au para 21; Raju c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 848 au para 22; Kovac c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 497 au para 8).

[11]           Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour redétermination par un autre panel de la SPR. Les procureurs conviennent qu’il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 23 octobre 2014 de la Section de la protection des réfugiés est cassée et l’affaire retournée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour une redétermination par un autre panel. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7680-14

 

INTITULÉ :

SABRINA BENZABA, MUSTAPHA BELAHMAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 juin 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 juillet 2015

 

COMPARUTIONS :

Alain Joffe

 

Pour les demandeurs

 

Jolane Lauzon

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Alain Joffe

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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