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Date : 20150622


Dossier : T‑2022‑14

Référence : 2015 CF 780

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2015

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ADJUDANT TIMOTHY ANDREWS

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant deux décisions, l’une et l’autre du 27 août 2014, par lesquelles la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a refusé de statuer sur les plaintes du demandeur parce qu’aux termes de l’alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la LCDP), le demandeur n’avait pas d’abord épuisé les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui étaient normalement ouverts. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

Contexte

[2]               Le demandeur est membre des Forces canadiennes (les FC), le défendeur en l’espèce, représenté par le Procureur général du Canada. Il soutient qu’en 2010, alors qu’il était en service en Haïti, son supérieur immédiat a fait preuve de discrimination envers lui, pour des motifs principalement fondés sur la race. En juin 2010, le demandeur a déposé une plainte auprès de l’ombudsman des FC, qui a décidé de ne pas traiter l’affaire parce que d’autres voies de recours n’avaient pas encore été épuisées.

[3]               En août 2010, le demandeur a rencontré son commandant (Cmdt), avec qui il a discuté de la plainte de harcèlement. En septembre 2010, le Cmdt a demandé deux fois par écrit au demandeur des renseignements additionnels devant lui permettre de déterminer si ses allégations correspondaient à une plainte de harcèlement au sens des Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement. Le demandeur n’a donné aucune réponse.

[4]               Dans une lettre datée du 5 octobre 2010, l’avocat du demandeur a notamment informé le Cmdt que son client ne comptait pas se prévaloir de la politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du ministère de la Défense nationale et des FC pour présenter une plainte de harcèlement, mais qu’il se réservait le droit de saisir toute autre instance de ses plaintes.

[5]               En décembre 2010, le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission. Par des décisions datées du 6 juillet 2011, la Commission a refusé de statuer sur la plainte du demandeur parce qu’aux termes de l’alinéa 41(1)a) de la Loi CDP, ce dernier devait d’abord épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui étaient normalement ouverts. La Commission a déclaré qu’à l’issue de ces recours ou procédures, le demandeur pourrait lui demander de rouvrir sa plainte. Les décisions du 6 juillet 2011 de la Commission ne font pas l’objet du présent contrôle.

[6]               Le demandeur a alors recouru au processus de règlement des griefs des FC. Le 29 novembre 2011, le commandant du Groupe de soutien interarmées des Forces canadiennes a fait connaître les modalités de l’enquête administrative dont il ordonnait la tenue à l’égard des allégations de comportement raciste, discrimination et harcèlement portées par le demandeur. Le 20 avril 2012, le rapport d’enquête administrative de l’autorité initiale (AI) a été publié. Non satisfait de la décision de l’AI, le demandeur a sollicité le renvoi de son grief à l’autorité de dernière instance (ADI) pour décision.

[7]               Le 4 juillet 2012, on a renvoyé le grief du demandeur au Comité des griefs des Forces canadiennes (le CGFC), qui a rendu ses conclusions et recommandations publiques le 14 septembre 2012. Par lettre du 4 mars 2013, le chef d’état‑major de la défense a fait savoir qu’il souscrivait aux conclusions et recommandations du CGFC, notamment celles concernant le fait qu’en raison d’importants éléments de preuve omis et d’importantes erreurs procédurales commises, l’intégrité du processus se trouvait compromise et l’enquête administrative, et donc la décision de l’AI, présentaient des lacunes irrémédiables. Le chef d’état‑major de la défense s’est par ailleurs dit préoccupé par le fait que le demandeur n’avait pas recouru au processus de règlement des plaintes de harcèlement des FC, déclarant que cela contribuait à expliquer les conclusions du CGFC. Ayant jugé la décision de l’AI invalide, le chef d’état‑major de la défense a conclu qu’il ne pouvait pas se prononcer sur la validité des allégations en parfaite connaissance de cause, de sorte que le demandeur devait impérativement enclencher le processus d’enquête en matière de harcèlement. Le demandeur disposait de 90 jours pour procéder. Le chef d’état‑major de la défense a déclaré qu’une fois l’enquête terminée, le demandeur pourrait formuler un grief s’il n’était pas satisfait des conclusions et des recommandations en résultant.

[8]               Le 14 mai 2013, le demandeur a présenté une copie de son grief initial, et non pas une plainte de harcèlement. Le 22 mai 2013, l’agent responsable (AR) a demandé par écrit au demandeur de déposer une plainte en bonne et due forme et de communiquer tous les renseignements requis afin que l’on puisse procéder à une enquête complète et approfondie sur ses allégations de harcèlement. L’AR a envoyé une deuxième lettre le 19 juillet 2013. Le demandeur n’a répondu à aucune des deux lettres.

[9]               Le 24 décembre 2012, alors que le processus de règlement des griefs était en cours, le demandeur a demandé à la Commission de relancer l’examen de sa plainte. Pendant que la Commission examinait si l’alinéa 41(1)a) s’appliquait à la plainte, l’ADI a rendu sa décision. Le 24 avril 2012, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire visant cette décision. Dans un rapport fondé sur les articles 40 et 41 du 4 novembre 2013, on recommandait à la Commission de ne pas statuer sur la plainte pendant que la Cour était saisie de la demande de contrôle judiciaire. Le 23 janvier 2014, avant que la Commission n’ait décidé de cette question, le demandeur a abandonné sa demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ADI et demandé à la Commission de statuer sur sa plainte. 

[10]           Deux rapports fondés sur les articles 40 et 41 ont été établis le 6 mai 2014. Le premier portait sur la plainte du demandeur contre les FC (dossier no 20101251) et le deuxième sur sa plainte contre son Cmdt (dossier no 20101252) (collectivement, le rapport fondé sur les articles 40 et 41). Le 27 août 2014, la Commission a délivré dans les deux affaires des comptes rendus de décisions aux termes des articles 40 et 41 essentiellement similaires (collectivement, la décision). Pour les besoins du présent contrôle judiciaire, tous les renvois faits visent le rapport fondé sur les articles 40 et 41 et la décision de la Commission se rapportant à la plainte formulée contre les FC.

[11]           Le 26 septembre 2014, le demandeur a déposé sa demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Commission.

Décision faisant l’objet du contrôle

[12]           La Commission a refusé de statuer sur la plainte parce qu’aux termes de l’alinéa 41(1)a) de la LCDP, le demandeur aurait d’abord dû épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui étaient normalement ouverts. Par conséquent, il n’était pas nécessaire de rendre une décision sur le fondement de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. La Commission a souscrit à la conclusion tirée dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41du 6 mai 2014 :

[traduction]

Les allégations du plaignant sont graves, et elles sont d’intérêt public. D’un autre côté, le processus de règlement des plaintes de harcèlement était normalement ouvert au plaignant après que l’autorité de dernière instance a rendu sa décision en 2013. Cette décision prévoyait des mesures à prendre dans le cadre du processus de règlement des plaintes de harcèlement pour répondre aux préoccupations quant aux retards et à l’équité soulevées par l’enquête administrative précédente. On a fourni plusieurs fois l’occasion au plaignant de participer à ce processus, mais il a choisi de ne pas le faire. Il était manifestement conscient des lacunes du formulaire de grief faisant obstacle à l’introduction d’une plainte de harcèlement, puisqu’on avait tenté plusieurs fois d’obtenir de lui davantage d’information. Cela étant, le défaut d’épuiser les voies du processus peut être imputé au demandeur.

[13]           Pour rendre sa décision, la Commission a passé en revue le formulaire de plainte du 8 décembre 2010, le rapport fondé sur les articles 40 et 41 du 6 mai 2014 ainsi que le rapport fondé sur les articles 40 et 41 complémentaire du 12 juin 2014, les observations du 17 juin 2014 du demandeur, les observations du 2 juillet 2014 des FC et les observations en date du 25 juillet 2014 communiquées par les FC à l’autre partie.

[14]           Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 décrit le contexte de la plainte et résume la position exposée par chacune des parties dans ses observations. On y mentionne qu’il semble ressortir de la position des FC que l’autre voie de redressement restante, le processus de règlement des plaintes de harcèlement des FC, n’était plus ouverte au demandeur parce qu’il n’avait pas déposé une plainte de harcèlement en bonne et due forme avant l’échéance fixée par l’ADI. La question à trancher était de savoir si le processus de règlement des plaintes de harcèlement des FC était normalement ouvert au demandeur et si, dans l’affirmative, ce dernier aurait dû épuiser cette procédure. Il fallait ensuite se demander, advenant la nécessité d’épuiser cette procédure, si le défaut de l’avoir fait était, aux termes du paragraphe 42(2) de la LCDP, exclusivement imputable au demandeur.

[15]           Quant au premier point, il convient de reproduire certains paragraphes du rapport puisqu’on y expose le contexte pertinent ainsi que l’analyse faite :

[traduction]

Le processus de règlement des plaintes de harcèlement était‑il normalement ouvert au plaignant?

64.       Le contexte pertinent est en partie exposé dans les « Conclusions et recommandations » du Comité des griefs des Forces canadiennes (le CGFC) datées du 14 septembre 2012, que le plaignant a communiquées. En août 2011, après que la Commission a décidé de ne pas statuer à ce moment‑là sur la plainte, le plaignant a présenté un grief à l’intimé. En mars 2012, un rapport final faisant suite à l’enquête administrative sur le grief du plaignant a été publié et communiqué à ce dernier, qui a formulé certains commentaires. Le 20 avril 2012, l’autorité initiale a rendu sa décision, où elle concluait en l’existence de « lacunes professionnelles » de la part de l’officier supérieur, mais n’accédait pas aux demandes d’excuses, de dommages‑intérêts et de paiement d’honoraires d’avocat faites par le plaignant. Insatisfait de cette décision, celui‑ci a demandé à l’autorité de dernière instance de rendre une décision. L’affaire a été renvoyée au CGFC pour examen et formulation de recommandations.

65.       Le CGFC a conclu que, comme aucune enquête en matière de harcèlement n’avait été effectuée, l’autorité initiale n’avait pas disposé de renseignements suffisants pour rendre sa décision, même si elle avait tenté d’intégrer des éléments de pareille enquête dans le processus de règlement des griefs. Cette enquête a été jugée lacunaire à divers égards : tous les témoins n’avaient pas été interrogés, on n’avait pas semblé prendre en compte tous les renseignements pertinents et l’officier supérieur, le harceleur présumé, n’avait pas eu l’occasion de réagir à l’enquête. Pour ces motifs, le CGFC a recommandé que l’autorité de dernière instance, plutôt que de rendre une décision finale dans l’affaire, ordonne la tenue d’une nouvelle enquête en matière de harcèlement. Il a aussi souligné qu’il convenait de modifier les politiques de l’intimé de sorte que les plaintes de harcèlement soient traitées en conformité avec la politique sur le harcèlement avant qu’elles ne soient soumises au processus de règlement des griefs, étant donné que ni le CGFC ni le CEMD n’était préparé à mener sa propre enquête en de telles situations.

66.       L’autorité de dernière instance a rendu sa décision le 4 mars 2013. En se référant aux conclusions et recommandations du CGFC, le CEMD a conclu qu’en raison « d’importants éléments de preuve omis et d’importantes erreurs procédurales commises, l’intégrité du processus a été compromise, ce qui a donné lieu à ce que le CGFC a qualifié à juste titre d’enquête administrative entachée de « lacunes irrémédiables » et, par conséquent, à une décision de l’AI – uniquement fondée sur cette enquête – tout aussi lacunaire ». Le CEMD a conclu que, du fait de ces erreurs et du caractère inachevé de l’enquête sous‑jacente, il ne pouvait pas « […] se prononcer sur la validité et la fiabilité des allégations en parfaite connaissance de cause […] ». 

67. Le CEMD s’est aussi dit préoccupé par l’absence d’enquête en matière de harcèlement ». Dans la décision de l’autorité de dernière instance, le CEMD a déclaré :

Oui, je suis préoccupé par vos allégations et, tout particulièrement, par l’absence d’enquête officielle pour en vérifier la validité. Comme je l’ai dit, les FC prennent cette question très au sérieux; il est donc impératif que vous enclenchiez le processus d’enquête en matière de harcèlement en présentant au Cmdt de la 4 UCMCF une plainte en bonne et due forme de harcèlement. Vous disposez d’un délai de 90 jours, après réception de la présente lettre, pour déposer votre plainte. Sur réception de la plainte, le Cmdt de la 4 UCMFC instituera une enquête en matière de harcèlement sur les allégations qui y sont formulées. Je veux être très clair sur ce point : aucune enquête ne sera ouverte avant qu’une plainte en bonne et due forme de harcèlement n’ait été présentée au Cmdt de la 4 UCMFC, et que vous ne vous soyez engagé par écrit à participer pleinement à une telle enquête, de sorte qu’une analyse exhaustive et impartiale permette de se prononcer sur le bien‑fondé de vos allégations. Faute pour vous d’agir dans les 90 jours, aucune autre mesure ne sera prise pour donner suite à vos allégations.

Vu la complexité de l’affaire et le temps qui s’est écoulé depuis les incidents présumés, le Cmdt de la 4 UCMFC pourrait envisager le recours, pour faciliter l’enquête, à une entreprise‑conseil du secteur privé. De telles entreprises se spécialisent dans les enquêtes en matière de harcèlement. En outre, un compte rendu mensuel de situation, concernant l’enquête en matière de harcèlement à venir, sera transmis à l’agent de mise en œuvre du Directeur général – Autorité des griefs des Forces canadiennes (DGAGFC). Une fois l’enquête terminée, vous pourrez formuler un grief si vous n’êtes pas satisfait des conclusions et des recommandations en résultant.

68.       Le CEMD a laissé entendre qu’on pourrait recourir à une entreprise‑conseil du secteur privé pour qu’elle mène enquête dans l’affaire. Cela démontrerait, selon le plaignant, que l’intimé n’est pas en mesure de faire enquête sur une plainte d’une telle complexité. Cela serait aussi démontré, ajoute‑t‑il, par la conclusion du CGFC selon laquelle l’enquête administrative initiale présentait des « lacunes irrémédiables ». 

69.       Dans sa décision, l’autorité de dernière instance a reconnu que la décision de l’autorité initiale était entachée de manquements à l’équité procédurale. Le CEMD a tenté de répondre aux inquiétudes concernant l’équité procédurale et le temps de traitement en recommandant que l’on recoure a) à une plainte de harcèlement en bonne et due forme pour régler l’affaire, b) à une entreprise externe devant faire enquête sur l’affaire.

70.       Dans les « Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement » (les lignes directrices) de l’intimé, on établit un processus de règlement des plaintes que supervisent des agents responsables (AR) membres de l’organisation de l’intimé. Les lignes directrices définissent le harcèlement de la même manière que le fait la Loi. Elles prévoient qu’on peut aussi recourir au processus établi pour régler d’autres problèmes de harcèlement en milieu de travail. Sur réception d’une plainte en bonne et due forme de harcèlement, l’AR supervise une évaluation de la situation qui vise à déterminer si la plainte se rapporte ou non à du harcèlement – dans l’affirmative, on tente de régler l’affaire, on cerne les autres voies de redressement possibles, comme la médiation, et on prend les mesures qui s’imposent. Si la médiation n’est pas indiquée, un enquêteur en matière de harcèlement procède à une enquête administrative. L’enquêteur établit un rapport provisoire, que les deux parties peuvent commenter avant que le rapport final ne soit rédigé et acheminé à l’AR pour décision. L’intéressé en désaccord avec la décision de l’AR peut déposer un grief. Bien qu’on ne prévoie pas le recours à un décideur tiers indépendant pour les processus de règlement des plaintes de harcèlement et des griefs, les affaires mettant en cause du harcèlement ou un comportement raciste sont renvoyées à un organisme indépendant (le CGFC, maintenant le CEEGM) pour qu’il formule des conclusions et recommandations avant que l’autorité de dernière instance ne rende sa décision. Le contrôle par la Cour fédérale est également une voie de recours possible.

71.       Le plaignant déclare que seule la Commission sera en mesure de résoudre complètement toutes les questions mises en cause par sa plainte. La plainte comporte des allégations, outre de harcèlement, de différence de traitement préjudiciable en milieu de travail. Si le plaignant avait toujours accès au processus de règlement des plaintes de harcèlement, il n’est pas certain qu’on pourrait examiner par ce processus les allégations concernant, par exemple, la mutation en raison de son statut matrimonial. On aurait pu examiner, toutefois, les allégations de fond formulées dans la plainte.

72.       Le temps écoulé, près de quatre années, est un autre élément de la plainte à prendre en considération. Les deux parties semblent être, dans une certaine mesure, responsables des retards dans le processus. En 2010, le plaignant a bien tenté de faire part de ses allégations à ses supérieurs; il ne leur a toutefois pas fourni les renseignements qui lui ont été demandés en septembre 2010. Tel que précisé au paragraphe 64, l’intimé a mis en place un long processus, et il semble y avoir eu des retards dans le traitement du grief du plaignant.

73.       Quant aux retards, il n’est pas certain que le processus de la Commission serait plus rapide que le processus interne de règlement des plaintes de harcèlement de l’intimé, s’il était toujours accessible. Quoi qu’il en soit, le processus de la Commission semble à l’heure actuelle le seul auquel le plaignant ait toujours accès.

74.       Les allégations du plaignant relatives aux droits de la personne, si le bien‑fondé en est prouvé, sont graves; l’intimé le reconnait lui‑même. Le plaignant n’a fourni aucun renseignement montrant qu’il était personnellement vulnérable, mais il est d’intérêt public de faire enquête sur les allégations de racisme au sein des institutions, comme les Forces armées, du gouvernement canadien. Même si le plaignant qualifie l’objet de sa plainte de discrimination systémique, aucune politique ni pratique précise n’est mentionnée dans le résumé de la plainte. Rien n’indique que le recours au processus de règlement des plaintes de harcèlement de l’intimé est ou était susceptible de causer un préjudice à quiconque.

75.       Le plaignant juge inéquitable de l’obliger à utiliser le processus de règlement des plaintes de harcèlement. Bien qu’on puisse comprendre le scepticisme du plaignant au vu de l’issue de la décision de l’AI, rien n’indique que les autres procédures de redressement de l’intimé sont dans l’ensemble si lacunaires qu’on ne puisse considérer que ce dernier est en mesure de traiter les allégations du plaignant dans le cadre de son processus de règlement des plaintes de harcèlement. En l’espèce, l’autorité de dernière instance a fait des recommandations visant précisément à régler les problèmes antérieurs, en ce qui concerne notamment les manquements à l’équité et les retards.

76.       Compte tenu de tout ce qui précède, il semble qu’une autre procédure d’appel, le processus de règlement des plaintes de harcèlement, était normalement ouverte au plaignant une fois rendue en 2013 la décision de l’autorité de dernière instance.

[16]           Quant à savoir si le défaut d’épuiser le processus de règlement des plaintes de harcèlement des FC était ou non imputable exclusivement au demandeur, aux termes du paragraphe 42(2) de la LCDP, on a souligné dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 que l’historique de la plainte permettait de constater que le désaccord portait en grande partie sur le processus approprié pour statuer sur une plainte soulevant des problèmes très divers, comme dans la présente affaire qui portait sur des allégations de harcèlement, d’abus de pouvoir et de différence de traitement préjudiciable.

[17]           On a finalement tiré la conclusion suivante, toutefois, dans le rapport :

[traduction]

80.       Le plaignant a reconnu le processus interne de règlement des plaintes de harcèlement : après que l’autorité de dernière instance a rendu sa décision, il a transmis son formulaire de grief en lieu et place de sa plainte de harcèlement. Dans la lettre du 22 mai 2013 qu’il lui a envoyée en réponse, l’AR a expliqué au plaignant que son formulaire de grief ne renfermait pas les renseignements nécessaires pour instituer une plainte de harcèlement. L’AR précisait dans la lettre ce qui était requis pour le dépôt d’une plainte de harcèlement, et il offrait également son aide au plaignant. Dans une lettre de suivi envoyée le 19 juillet 2013, l’AR a demandé au plaignant de fournir des renseignements additionnels, mais le plaignant ne l’a pas fait. Ainsi, tout en reconnaissant le processus de règlement, le plaignant a refusé d’y participer en ne communiquant pas les renseignements requis pour avoir la moindre chance de succès. Cela est exclusivement imputable au plaignant.

Dispositions législatives pertinentes

[18]           Les dispositions pertinentes de la LCDP sont les suivantes :

Irrecevabilité

Commission to deal with complaint

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

[…]

[…]

Avis

Notice

42. (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.

42. (1) Subject to subsection (2), when the Commission decides not to deal with a complaint, it shall send a written notice of its decision to the complainant setting out the reason for its decision.

Imputabilité du défaut

Attributing fault for delay

(2) Avant de décider qu’une plainte est irrecevable pour le motif que les recours ou procédures mentionnés à l’alinéa 41a) n’ont pas été épuisés, la Commission s’assure que le défaut est exclusivement imputable au plaignant.

(2) Before deciding that a complaint will not be dealt with because a procedure referred to in paragraph 41(a) has not been exhausted, the Commission shall satisfy itself that the failure to exhaust the procedure was attributable to the complainant and not to another.

Questions en litige et norme de contrôle

[19]           La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si l’interprétation et l’application de l’alinéa 41(1)a) par la Commission étaient raisonnables.

[20]           La jurisprudence a établi que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission de ne pas statuer sur une plainte en vertu du paragraphe 41(1) de la LCDP est celle de la décision raisonnable (Chan c Canada (Procureur général), 2010 CF 1232, aux paragraphes 14 et 15; English‑Baker c Canada (Procureur général), 2009 CF 1253, au paragraphe 13; Lawrence c Société canadienne des postes, 2012 CF 692, aux paragraphes 17 à 19; Mulligan c Compagnie de chemins de fer nationaux du Canada , 2015 CF 532, aux paragraphes 13 et 14).

[21]           Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 45, 47 et 48 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 62). 

Question préliminaire

[22]           Le défendeur a soulevé comme question préliminaire celle de l’admissibilité de l’affidavit souscrit par Nathalie Bui le 24 octobre 2014 (l’affidavit de Mme Bui). Était jointe à cet affidavit ce que son auteure a dit être la totalité de la correspondance officielle échangée dans les dossiers 20101251 et 20101252 entre la Commission et le demandeur.

[23]           Comme l’a souligné le défendeur, il s’agit de la deuxième tentative faite par le demandeur pour saisir la Cour de ces documents. Le demandeur a déjà présenté une requête, en vertu de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles des CF], visant à ce que l’ensemble du dossier de la Commission soit produit en tant qu’élément du dossier certifié du tribunal (DCT).

[24]           Dans une ordonnance datée du 26 novembre 2014, la protonotaire Tabib a rejeté cette requête au motif que le demandeur n’avait pas le droit de produire des documents additionnels; elle a particulièrement relevé que le demandeur n’avait mentionné aucun document précis que la Commission aurait pu prendre en compte, ou qui aurait pu aider la Cour à trancher les questions dont elle est saisie, et qui ne figurait pas dans le DCT.

[25]           J’estime, par conséquent, que la Cour a déjà statué sur cette question. Le demandeur ne peut pas, dans le cadre du présent contrôle judiciaire sur le fond de sa demande, faire appel de la décision de la protonotaire. Une telle décision ne peut être portée en appel que par voie de requête présentée à la Cour fédérale (Règles des CF, paragraphe 51(1)). Le demandeur n’a pas présenté pareille requête, et le délai prévu à cette fin est écoulé. Pour ce seul motif, l’affidavit de Mme Bui n’est pas admissible et il n’y a pas lieu de prendre en compte les observations qui s’appuient sur le contenu de cet affidavit ou qui y renvoient.

[26]           Quoi qu’il en soit, la Cour a également statué dans le passé qu’il fallait généralement exclure aux fins d’un contrôle judiciaire les documents dont ne disposait pas le décideur (Love c Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, 2014 CF 643, au paragraphe 85; Johnson c Canada (Service correctionnel), 2014 CF 787, au paragraphe 129; Première Nation Tl’azt’en c Joseph, 2013 CF 767, au paragraphe 16). Dans la présente affaire, de plus, l’affidavit de Mme Bui ne relève d’aucune des exceptions reconnues à cette règle (International Relief Fund for the Afflicted and Needy (Canada) c Canada (Revenu national), 2013 CAF 178, au paragraphe 10; Gagliano c Canada (Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2006 CF 720, au paragraphe 50).

[27]           La Commission a énuméré les documents qu’elle a passés en revue avant d’en arriver à sa décision, et ces documents ont été versés dans le DCT. Par conséquent, les documents additionnels joints à l’affidavit de Mme Bui ne sont pas pertinents pour trancher la question dont la Cour est saisie, celle de savoir si la décision de la Commission, au vu du dossier dont elle disposait, avait un caractère raisonnable.

[28]           De plus, on a reconnu expressément dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 du 6 mai 2014 que les parties avaient invoqué dans leurs observations des faits survenus avant le rapport fondé sur les articles 40 et 41 initial, daté du 6 juillet 2011. Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 du 6 mai 2014 précisait que, comme la Commission avait déjà traité des autres voies de redressement accessibles au demandeur avant juillet 2011, sa propre analyse se fonderait uniquement sur des renseignements concernant des faits postérieurs à la décision initiale de la Commission (au paragraphe 61). Il ressort de l’analyse faite dans ce dernier rapport que celle‑ci ne s’est pas appuyée sur des faits antérieurs exposés dans les observations des parties.

[29]           J’estime, pour tous ces motifs, que l’affidavit de Mme Bui n’est pas admissible. Par conséquent, les observations du demandeur qui s’appuient sur le contenu de cet affidavit ou qui y renvoient n’ont pas été prises en compte dans le présent contrôle judiciaire.

Position des parties

[30]           Le demandeur fait valoir qu’il a tenté pendant des années de répondre aux exigences du système de règlement des griefs des FC, de bonne foi, et cite en exemple l’enquête menée par les FC de caractère partial et irrémédiablement lacunaire et le rapport d’enquête administrative en résultant. Il qualifie de circulaire, d’absurde et de déraisonnable l’idée que, pour démontrer qu’il a pris toutes les mesures raisonnables, il devait maintenant recourir à la procédure relative au harcèlement et, s’il n’en était pas satisfait, formuler un nouveau grief, pour en arriver éventuellement jusqu’au contrôle judiciaire. Cette façon de procéder donnerait lieu à une boucle procédurale sans fin qui empêcherait le demandeur d’exercer son droit de formuler une plainte sous le régime de la LCDP. Par conséquent, il n’était pas raisonnable pour la Commission de conclure que le processus interne des FC lui était normalement ouvert.

[31]           Le demandeur soutient de plus que la Commission aurait dû accepter sa plainte. Le processus de règlement des griefs des FC était épuisé puisque le chef d’état‑major de la défense n’avait pas rendu de décision sur le grief, passant plutôt l’affaire à d’autres en exigeant le recours à la procédure relative au harcèlement. Les FC auraient démontré, de plus, leur manque de volonté et d’aptitude à régler cette affaire complexe.

[32]           Le défendeur fait valoir, pour sa part, que l’examen du caractère raisonnable de la décision de la Commission doit tenir compte d’une partie ou de la totalité des facteurs pertinents (Chopra c Canada (Conseil du Trésor), [1995] 3 RCF 445; Bagnato c Société canadienne des postes, 2014 CF 914 [Bagnato]), notamment tout retard imputable au demandeur. Il n’y aurait pas lieu de prendre en compte l’opinion subjective et infondée du demandeur selon laquelle le processus relatif au harcèlement ne lui est pas normalement ouvert et est inadéquat, puisque le demandeur n’y a jamais recouru.

[33]           Le défendeur ajoute que la décision de la Commission selon laquelle le demandeur aurait dû utiliser le processus interne des FC, qui lui était normalement ouvert, appartient aux issues possibles acceptables. Si le processus donne vraiment lieu à un cercle vicieux, tel que le demandeur l’a soutenu, cela est entièrement imputable à son propre refus d’y recourir, alors que tant les FC que l’ADI et la Commission l’ont jugé être la voie de redressement appropriée.

Analyse

[34]           Dans la présente affaire, la Commission a adopté les recommandations formulées dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, qui, dans les circonstances, constituent les motifs de la Commission (D’Angelo c Canada (Procureur général), 2014 CF 1120, au paragraphe 24 [D’Angelo]; Herbert c Canada (Procureur général), 2008 CF 969, au paragraphe 26). Le demandeur ne met pas en cause le mode de réponse utilisé par la Commission.

[35]           On a déclaré dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 qu’il découlait de l’alinéa 41(1)a), combiné avec l’article 42, que la Commission peut décider de ne pas statuer sur une plainte en vertu de l’alinéa 41(1)a) si elle juge que le plaignant a choisi de ne aller jusqu’au bout d’un autre processus qui lui était normalement ouvert. Une telle interprétation de ces dispositions n’est pas déraisonnable. Dans la décision D’Angelo, le juge Hughes a déclaré ce qui suit :

[31]      Devant les difficultés que posent toutes ces doubles négations, l’alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne des droits de la personne, interprété dans le contexte du paragraphe 42(2), veut que la Commission statue sur une plainte à moins qu’elle estime que le plaignant devrait épuiser d’abord les autres recours qui lui sont offerts, et que le défaut de ce faire soit imputable au plaignant. Même dans ce cas, il appert que la Commission peut néanmoins statuer sur l’affaire.

[32]      On ne trouve guère de jurisprudence sur le paragraphe 42(2). Dans Guydos c Société canadienne des postes, 2012 CF 1001, le juge Mandamin de notre Cour, écrivait ce qui suit, au paragraphe 54 :

[54]      Selon le paragraphe 42(2), la Commission, avant de décider qu’une plainte est irrecevable en vertu de l’alinéa 41(1)a), doit s’assurer que ce défaut est exclusivement imputable au plaignant. Comme il a été affirmé dans l’arrêt Bell Canada, l’expression « s’assure que » indique l’intention du législateur de conférer une déférence considérable à la décision de la Commission.

[…]

[35]      Le paragraphe 42(2) de la Loi canadienne des droits de la personne constitue manifestement une garantie pour éviter que la Commission ne soit obligée de statuer sur une plainte lorsque le retard dans le processus de règlement est imputable au plaignant. Il ne faut pas interpréter le paragraphe 42(2) de manière à permettre à la Commission de refuser de statuer sur une plainte lorsque les retards sont imputables aux personnes qui appliquent les autres procédures de règlement offertes. C’est tout le contraire. La Commission devrait instruire l’affaire.

[En italique dans l’original.]

[36]           On énumérait ensuite dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 des facteurs pouvant être pris en compte en vue de décider, en application de l’alinéa 41(1)a), s’il convenait que le plaignant continue de recourir à l’autre processus de règlement des plaintes ou des griefs. Ces facteurs consistaient à se demander pourquoi les parties n’étaient pas allées jusqu’au bout de l’autre processus; combien de temps ce processus était susceptible de requérir; si l’on disposait de nouveaux renseignements à cet égard; s’il existait des motifs autres que le temps éventuellement requis par l’autre processus, comme la vulnérabilité du plaignant dans sa situation actuelle ou le risque de préjudice couru par tout intéressé, empêchant ce processus d’être « normalement ouvert » au plaignant et faisant ainsi en sorte que la Commission devrait statuer sur la plainte. On résumait également dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 les observations du 20 février 2014 des FC ainsi que les observations du 21 février 2014 et du 10 avril 2013 du demandeur.

[37]           La question de savoir si le processus de règlement des plaintes de harcèlement était normalement ouvert au demandeur est largement tributaire des faits. Il ne fait aucun doute, à mon avis, que le processus était ouvert au demandeur. La seule question à se poser, c’est s’il l’était normalement.

[38]           En juillet 2011, la Commission a décidé de ne pas statuer pour le moment sur la plainte, en application de l’alinéa 41(1)a); elle a plutôt demandé au demandeur de recourir d’abord à un autre processus de règlement des plaintes ou des griefs. À l’issue de ce processus, le plaignant pourrait s’adresser à la Commission à nouveau et lui demander de rouvrir sa plainte.

[39]           Cela étant, le demandeur a ensuite déposé un grief en vertu de l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5. Le déroulement du processus ainsi engagé est exposé dans les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) (en ligne : <http://www.forces.gc.ca/fr/a-propos-politiques-normes-directives-ordonnances-reglements-royaux/index.page>). On y prévoit que l’AI étudie le grief et rend une décision (article 7.15). Si le plaignant est insatisfait de la décision de l’AI, il peut demander le renvoi de l’affaire à l’ADI (article 7.18). En matière de griefs, l’ADI est le chef d’état‑major de la défense (Loi sur la défense nationale, article 29) ou son délégataire (ORFC, article 7.17). Selon l’article 29.12 de la Loi sur la défense nationale, avant d’étudier et de régler tout grief d’une catégorie prévue par règlement, le chef d’état‑major de la défense doit le soumettre au Comité des griefs pour que celui‑ci lui formule ses conclusions et recommandations. Les griefs de ce type sont décrits à l’article 7.21 des ORFC. Ils se rapportent notamment à toute décision du chef d’état‑major de la défense à l’égard d’un officier ou militaire du rang en particulier.

[40]           En mars 2012, l’AI a rendu sa décision. N’en étant pas satisfait, le demandeur a sollicité en mai 2012 une décision de l’ADI. Tel qu’il est mentionné dans la lettre du chef d’état‑major de la défense du 4 mars 2013, le grief a été soumis au CGFC, qui a procédé à un examen indépendant et a formulé des conclusions et recommandations qu’on a communiquées au demandeur.

[41]           Le chef d’état‑major de la défense a déclaré que le CGFC avait analysé chacune des prétentions figurant dans le dossier de grief, et avait conclu que l’enquête administrative sur laquelle l’AI avait fondé sa décision présentait à plusieurs égards des [traduction] « lacunes irrémédiables ».

[42]           Le chef d’état‑major de la défense a aussi déclaré :

[traduction]

Les politiques des FC sur le comportement raciste et la prévention et la résolution du harcèlement sont exposées dans l’Ordonnance administrative des Forces canadiennes 19‑43 (Comportement raciste) et la Directive et ordonnance administrative de la Défense (DOAD) 5012‑0 (Prévention et résolution du harcèlement). Dans les deux textes, on condamne sans équivoque tout comportement qui offense ou blesse une personne, soit tout acte, propos ou exhibition visant à la diminuer, la rabaisser, l’humilier ou l’embarrasser, ainsi que tout acte d’intimidation ou de menace. Nous aimerions nous croire à l’abri de tels comportements aux FC, mais en tant que microcosme de la société que nous servons, il serait bien naïf de penser que nous ne sommes pas susceptibles de faire face, comme organisation, à des manifestations de cette conduite insidieuse. Les FC se sont donc dotées d’un cadre exhaustif leur permettant de s’attaquer à ces manifestations : les Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement. La politique et les lignes directrices des FC font directement écho et sont conformes à la Politique sur la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail du Conseil du Trésor, et elles sont de plus large portée que ce qu’exige la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[43]           Le chef d’état‑major de la défense s’est dit préoccupé que le demandeur ait choisi de ne pas recourir au processus prévu par les FC pour le règlement des plaintes de harcèlement. Le manque de coopération manifesté par le plaignant en ne respectant pas l’obligation de fournir par écrit toutes les précisions utiles sur sa plainte avait fait obstacle à la réalisation d’une enquête équitable, impartiale et rapide sur le harcèlement, et avait contribué au [traduction] « bourbier procédural » qui en était résulté. Le chef d’état‑major de la défense a ajouté qu’en raison d’importants éléments de preuve omis et d’importantes erreurs procédurales commises, l’intégrité du processus d’enquête administrative avait été compromise, et que cela avait donné lieu à une enquête administrative qualifiée par le CGFC, à juste titre, d’irrémédiablement lacunaire; par suite, la décision de l’AI, fondée sur cette enquête, était également lacunaire.

[44]           Bien qu’il ait décrit son rôle comme consistant à déterminer s’il y avait eu harcèlement et si l’officier supérieur avait maltraité le demandeur, le chef d’état‑major de la défense a conclu qu’au vu des conclusions tirées par le CGFC, il ne pouvait pas rendre une décision en parfaite connaissance de cause. Il a par conséquent ordonné la tenue d’une nouvelle enquête en matière de harcèlement.

[45]           Il y a lieu de noter la mention par le chef d’état‑major de la défense d’une certaine confusion existant quant à l’ordre dans lequel il convient de recourir aux processus relatifs au harcèlement et aux griefs des FC. Le chef d’état‑major de la défense a déclaré que le CGFC avait souligné l’absence d’orientation politique claire quant à la relation existant entre l’un et l’autre processus. La DOAD 2017‑1 prévoit ce qui suit :

Les situations suivantes sont des exemples de cas où d’autres mécanismes de plaintes devraient être utilisés avant de recourir à un grief :

• un cas de harcèlement ou un abus de pouvoir

[46]           L’article 4.10 (Plaintes et griefs identiques) des Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement, pour sa part, prévoit ce qui suit :

Si quelqu’un décide de déposer un grief pour le même motif qu’une plainte de harcèlement, la procédure de redressement des griefs s’applique et le dossier de la plainte de harcèlement est fermé.

[47]           Le chef d’état‑major de la défense a déclaré qu’il fallait déterminer s’il y avait inconduite, en termes de harcèlement ou de racisme, au moyen d’un processus d’enquête conforme à l’équité procédurale et impartial, tel que celui décrit dans les Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement. Il n’y a lieu de recourir au processus relatif aux griefs que si le plaignant s’estime lésé par l’issue du processus d’enquête, ou s’il y a eu retard excessif et injustifiable dans le traitement de la plainte.

[48]           Le Chef du personnel militaire (le CPM) doit procéder, en collaboration avec le sous‑ministre adjoint – Ressources humaines (civils), [traduction] « à l’harmonisation des Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement avec la DOAD‑2017‑1 pour qu’il soit bien clair que les plaintes en matière de harcèlement, et les griefs comportant des allégations de harcèlement, doivent d’abord être examinés dans le contexte de la politique sur le harcèlement et faire l’objet d’une enquête en matière de harcèlement en bonne et due forme ».

[49]           Le chef d’état‑major de la défense a rendu la décision suivante :

[traduction]

Je ne suis pas disposé à vous accorder le redressement demandé. Oui, je suis préoccupé par vos allégations et, tout particulièrement, par l’absence d’enquête officielle pour en vérifier la validité. Comme je l’ai dit, les FC prennent cette question très au sérieux; il est donc impératif que vous enclenchiez le processus d’enquête en matière de harcèlement en présentant au Cmdt de la 4 UCMCF une plainte en bonne et due forme de harcèlement. Vous disposez d’un délai de 90 jours, après réception de la présente lettre, pour déposer votre plainte. Sur réception de la plainte, le Cmdt de la 4 UCMFC instituera une enquête en matière de harcèlement sur les allégations qui y sont formulées. Je veux être très clair sur ce point : aucune enquête ne sera ouverte avant qu’une plainte en bonne et due forme de harcèlement n’ait été présentée au Cmdt de la 4 UCMFC, et que vous ne vous soyez engagé par écrit à participer pleinement à une telle enquête, de sorte qu’une analyse exhaustive et impartiale permette de se prononcer sur le bien‑fondé de vos allégations. Faute pour vous d’agir dans les 90 jours, aucune autre mesure ne sera prise pour donner suite à vos allégations.

Vu la complexité de l’affaire et le temps qui s’est écoulé depuis les incidents présumés, le Cmdt de la 4 UCMFC pourrait envisager le recours, pour faciliter l’enquête, à une entreprise‑conseil du secteur privé […] Une fois l’enquête terminée, vous pourrez formuler un grief si vous n’êtes pas satisfait des conclusions et des recommandations en résultant.

[50]           À mon avis, quoi qu’il en soit du contexte factuel antérieur à la décision du chef d’état‑major de la défense, du manque de clarté quant à l’ordre dans lequel il convenait de traiter les plaintes de harcèlement et les griefs comportant des allégations de harcèlement, ainsi que de tout retard ou de toute confusion que cela a pu causer antérieurement, en date du 13 mars 2013, le demandeur était clairement avisé de ce qu’on exigeait de lui, soit qu’il présente une plainte de harcèlement dans les 90 jours. Il savait aussi que, faute pour lui d’agir ainsi, aucune autre mesure ne serait prise pour donner suite aux allégations.

[51]           Les FC soutiennent, tel qu’il est résumé dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, que le demandeur leur a transmis, le 14 mai 2013, une photocopie de son grief initial et non pas une plainte de harcèlement en bonne et due forme tel que l’exigeait le chef d’état‑major de la défense. Le 22 mai 2013, l’AR a envoyé au demandeur une lettre dans laquelle il lui demandait de reformuler son exposé, en expliquant précisément chaque allégation et en fournissant tout renseignement qui permettrait de faire en sorte que l’enquête en matière de harcèlement soit complète et approfondie. L’AR a aussi avisé celui qui était alors le Cmdt du demandeur, de façon à ce que quelqu’un puisse être désigné pour aider le demandeur au cours du processus. Le demandeur n’a pas donné suite à la demande de l’AR. Le 19 juillet 2013, ce dernier a envoyé une nouvelle lettre au demandeur, dans laquelle il lui demandait de l’informer des mesures prises en préparation de sa plainte de harcèlement; encore une fois, cependant, l’AR n’a obtenu aucune réponse. 

[52]           On a aussi mentionné dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 les autres facteurs pris en considération pour arriver à cette recommandation, y compris la tentative faite par le chef d’état‑major de la défense pour régler les problèmes, notamment d’équité procédurale, par recours à une plainte en bonne et due forme de harcèlement ainsi qu’aux services, pour procéder à l’enquête, d’une entreprise externe. On mentionnait aussi, quant aux retards, que les deux parties étaient en partie responsables des retards antérieurs dans le processus, et qu’il n’était pas certain que le processus suivi par la Commission serait plus rapide que celui appliquant la politique des FC sur le harcèlement, si le demandeur y avait toujours accès. Au stade où on en était, toutefois, le processus de la Commission était le seul dont disposait toujours le demandeur. De plus, le demandeur n’avait fourni aucun renseignement montrant qu’il était personnellement vulnérable.

[53]           Selon le demandeur, on ne saurait considérer que le processus de règlement des plaintes de harcèlement proposé par le chef d’état‑major de la défense lui est normalement ouvert. Le demandeur fait valoir qu’il y a déjà eu des retards considérables et qu’il a entamé le processus de règlement des griefs, mais qu’à la fin de ce processus le chef d’état‑major de la défense, plutôt que de rendre une décision, a tenté de faire ouvrir une enquête en matière de harcèlement. Il s’agit d’un [traduction] « cercle vicieux » parce qu’il a dû entamer le processus de règlement des griefs, qui nécessite maintenant la tenue d’une enquête en matière de harcèlement, qui peut à son tour donner lieu à la formulation d’un grief; il pourrait en résulter une boucle sans fin.

[54]           Il ne faut pas, selon moi, retenir cet argument. Même si le rapport du CGFC n’a pas été versé au DCT, il ressort clairement de la lettre du chef d’état‑major de la défense que le lien entre les processus relatifs au harcèlement et aux griefs manquait de clarté. Cela a très bien pu contribuer aux retards antérieurs et aux erreurs procédurales dans la présente affaire, et est susceptible, à moins que ce lien ne soit mis au clair, d’avoir les mêmes répercussions sur d’autres questions à l’avenir.

[55]           Quoi qu’il en soit, dans la présente affaire, la décision du chef d’état‑major de la défense a eu pour effet de remettre le compteur à zéro. S’il est vrai que la formulation d’un grief contre les conclusions et les recommandations faisant suite à l’enquête en matière de harcèlement constituait un recours ouvert au demandeur, cela ne veut pas dire qu’il devait en découler une boucle procédurale sans fin. Le problème relevé dans le processus de règlement des griefs dans lequel le demandeur s’est d’abord engagé était l’absence de renseignements suffisants pour donner suite à la plainte de harcèlement. Pour cette raison, le chef d’état‑major de la défense a décidé qu’il fallait tenir une enquête en matière de harcèlement. Si on avait procédé à une telle enquête, tout processus de règlement des griefs alors ouvert au demandeur aurait reposé sur les conclusions découlant de l’enquête, et non sur l’absence d’enquête, et n’aurait pas donné lieu à une décision portant qu’une enquête en matière harcèlement était requise. Il ne s’agit pas d’un cercle vicieux, ni d’une preuve montrant que le processus proposé par le chef d’état‑major de la défense n’était pas « normalement ouvert » au demandeur.

[56]           En outre, le processus initial de règlement des griefs serait terminé si le demandeur avait participé à l’enquête en matière de harcèlement proposée. Le demandeur ne soutient pas que le chef d’état‑major de la défense a outrepassé sa compétence en exigeant la tenue de l’enquête en matière de harcèlement. De plus, il a abandonné la demande de contrôle judiciaire qu’il avait présentée contre la décision de l’ADI.

[57]           Je ne souscris pas non plus à la prétention du demandeur selon laquelle le chef d’état‑major de la défense a admis que les FC ne pouvaient ou ne voulaient pas statuer objectivement et pleinement sur une plainte de discrimination raciale lorsqu’il a déclaré dans sa lettre que le Cmdt [traduction] « pourrait envisager le recours, pour faciliter l’enquête, à une entreprise‑conseil du secteur privé », vu la complexité de l’affaire et le temps qui s’était écoulé depuis les incidents présumés. Laisser entendre qu’on pourrait recourir à un tiers indépendant ayant de l’expérience dans les enquêtes sur les plaintes de harcèlement me semblerait dénoter plutôt, en fait, la prise d’une mesure additionnelle pour s’assurer de l’équité au plan de la procédure du processus.  

[58]           Le demandeur soutient aussi que la déclaration du chef d’état‑major de la défense citée plus tôt au paragraphe 42 constitue la reconnaissance de l’existence d’un problème de racisme dans les FC, du moins dans une certaine mesure, et que l’inaction du chef d’état‑major à cet égard pourrait montrer que le problème continuera tout simplement d’exister. Or, lue dans son intégralité, la déclaration exprime clairement que l’objet des Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement des FC est de régler tout cas éventuel de racisme ou de harcèlement.

[59]           Quant à la question de la discrimination systémique, on a déclaré dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 que, même si le demandeur qualifiait l’objet de sa plainte de discrimination systémique, aucune politique ou pratique précise n’était mentionnée dans le résumé de la plainte. L’examen de la plainte confirme que celle‑ci visait clairement le Cmdt du demandeur et ne comportait aucune allégation de discrimination systémique. Le demandeur a confirmé que tel était bien le cas à l’audience tenue devant moi, et qu’il renonçait à faire valoir la question de la discrimination systémique dans la présente affaire.

[60]           En résumé, la Commission s’est penchée sur les faits de la présente affaire et elle a conclu qu’une procédure d’appel était normalement ouverte au demandeur, qui ne l’avait pas épuisée avant l’expiration du délai de 90 jours fixé par le chef d’état‑major de la défense. Au vu du dossier, il était raisonnable pour la Commission de tirer cette conclusion.

[61]           La Commission a aussi reconnu que le demandeur se retrouvait sans recours avec une telle conclusion. Tel que le défendeur l’a souligné, toutefois, la Cour a statué que l’absence de « filet de sécurité », sous la forme d’un retour possible devant la Commission, n’avait pas d’incidence sur le caractère raisonnable d’une décision (Bagnato, au paragraphe 19). En l’espèce, bien que le demandeur n’ait plus accès au processus d’appel des CF lui‑même, non plus qu’à un filet de sécurité, la Commission a reconnu que telle serait l’issue lorsqu’elle a rendu sa décision.

[62]           En l’espèce, il convient de faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur avait connaissance du processus interne de règlement des plaintes de harcèlement des FC, mais a refusé d’y participer, et que le défaut d’épuiser la procédure lui était exclusivement imputable (D’Angelo, au paragraphe 32), et cette conclusion appartenait aussi aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

Pour ces motifs, la demande est rejetée. Les parties ont convenu que les dépens devraient s’établir à 2 500 $. J’accorde donc au défendeur des dépens d’une telle somme.


JUGEMENT

LA COUR STATUE ;

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Le défendeur a droit à ses dépens, d’un montant de 2 500 $.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme
Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2022‑14

 

INTITULÉ :

ADJUDANT TIMOTHY ANDREWS c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 avril 2015

 

JUgement et motifs :

la juge STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET MOTIFS :

le 22 juin 2015

 

COMPARUTIONS :

Joshua M. Juneau

Michel Drapeau

 

POUR LE demandeur

 

Orlagh O’Kelly

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet juridique Michel Drapeau

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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