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Date : 20150603


Dossier : IMM‑3628‑14

Référence : 2015 CF 703

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2015

En présence de madame la juge Tremblay‑Lamer

ENTRE :

SAMTEN DOLMA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR, la Commission) selon laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

I.  Faits

[2]  La demanderesse est née en Inde en 1982, de parents qui sont aussi nés en Inde. Elle a vécu dans ce pays jusqu’en 2003, puis a étudié et travaillé au Japon de 2003 à 2013. En 2013, elle est allée aux États‑Unis, puis elle s’est rendue à la frontière canadienne, où elle a demandé l’asile.

[3]  Elle affirme que, en dépit du fait qu’elle soit née en Inde, les autorités indiennes ne la reconnaîtront pas à titre de citoyenne si elle retourne dans ce pays parce qu’elle est d’origine ethnique tibétaine. Elle craint que les autorités indiennes ne la déportent en Chine, où elle serait persécutée à titre de personne d’origine tibétaine et de disciple du Dalaï Lama.

II.  Décision contestée

[4]  La SPR a conclu que l’Inde était le seul pays de référence de la demanderesse.

[5]  En premier lieu, la SPR a examiné les lois sur la citoyenneté de l’Inde, lesquelles prévoient qu’une personne née en Inde le ou après le 26 janvier 1950, mais avant le 1er juillet 1987, est une citoyenne par sa naissance. À première vue, la disposition indique que la demanderesse serait une citoyenne de l’Inde par sa naissance et qu’elle n’aurait pas à demander la citoyenneté indienne.

[6]  En deuxième lieu, la Commission a renvoyé à la décision Namgyal Dolkar c Government of India, Ministry of External Affairs, 12179/2009 [Dolkar], dans laquelle la Haute Cour de Delhi avait conclu qu’une personne d’origine tibétaine née en Inde en 1986 était une citoyenne indienne par sa naissance et pouvait obtenir un passeport indien. La Haute Cour a souligné qu’une personne qui a la citoyenneté indienne par la naissance n’a pas besoin de demander la citoyenneté.

[7]  À la lumière de la décision Dolkar, la SPR a conclu que, en dépit des éléments de preuve selon lesquels les Tibétains nés en Inde peuvent quand même avoir de la difficulté à établir leur droit à la citoyenneté indienne, il était plus probable que le contraire que la pratique historique ayant cours en Inde, qui consiste à traiter les Tibétains nés en Inde comme des étrangers, cesserait et que l’obtention de la citoyenneté indienne était en le pouvoir de la demanderesse.

[8]  Enfin, étant donné que les lois sur la citoyenneté de la Chine ne reconnaissent pas en tant que citoyens chinois les personnes qui obtiennent une nationalité étrangère par la naissance, la demanderesse ne répondait pas aux conditions permettant d’obtenir la citoyenneté chinoise, et la Chine ne constitue pas un pays de référence aux fins de sa demande d’asile.

III.  Question en litige

[9]  La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la SPR a commis une erreur en concluant que l’Inde était un pays de référence pour les besoins de l’appréciation de la demande d’asile de la demanderesse en raison du fait que celle‑ci avait légalement droit à la citoyenneté indienne par la naissance, et nonobstant le fait qu’il lui serait difficile de faire reconnaître cette citoyenneté.

IV.  Norme de contrôle

[10]  La conclusion de la Commission constituait une question de droit nécessitant l’interprétation de l’article 96 de la LIPR et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Williams, 2005 CAF 126, au paragraphe 18 [Williams]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ma, 2009 CF 779, au paragraphe 32 [Ma]).

V.  Observations de la demanderesse

[11]  La demanderesse soutient que la SPR a omis d’appliquer le critère du « contrôle » énoncé dans l’arrêt Williams de la façon décrite dans la jurisprudence subséquente de la Cour fédérale. La Commission s’est plutôt livrée à des conjectures en supposant que, à la suite de la décision de la Haute Cour de Delhi statuant qu’un demandeur qui s’était adressé à elle avait droit à la citoyenneté indienne, le gouvernement indien cesserait sa pratique historique consistant à traiter les Tibétains comme des étrangers. Les éléments de preuve, toutefois, démontrent plutôt le contraire.

[12]  De plus, la demanderesse prétend que la Commission a commis une erreur en établissant une distinction entre le fait d’avoir la citoyenneté, d’une part, et l’obtention d’un passeport indien et des autres avantages de la citoyenneté, d’autre part. La citoyenneté ne peut pas exister sans la reconnaissance des avantages que procure celle‑ci et sans entraîner la protection nationale offerte par les autorités. Étant donné que le critère du « pouvoir » a pour objet de préserver la nature supplétive de la protection des réfugiés, en ce sens qu’un demandeur ne peut pas se réclamer de la protection internationale s’il est en son pouvoir d’obtenir la protection nationale par la citoyenneté dans un autre pays (Williams, au paragraphe 22), un demandeur qui se voit refuser la protection nationale ne peut se voir refuser la protection des réfugiés en raison d’une « citoyenneté » présumée.

VI.  Observations du défendeur

[13]  Par ailleurs, le défendeur renvoie à deux affaires récentes instruites par la Cour selon lesquelles le demandeur devrait d’abord demander et se voir refuser la citoyenneté en Inde pour démontrer qu’il n’était pas en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté avant que puisse être accueillie sa demande d’asile au Canada. Selon l’arrêt Williams, « l’absence de volonté » du demandeur à accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la protection de l’État entraîne le rejet de sa demande d’asile et « lorsque la citoyenneté d’un autre pays peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l’obtenir et […] il se voit refuser la qualité de réfugié s’il est démontré qu’il était en son pouvoir d’acquérir cette autre citoyenneté » (Williams, aux paragraphes 22 et 27). Le défendeur soutient qu’il était en le pouvoir de la demanderesse d’accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la citoyenneté indienne, mais qu’elle ne l’a pas fait.

VII.  Analyse

[14]  La question de droit soulevée par la décision de la Commission en l’espèce est celle de savoir si l’existence d’un droit juridique à la citoyenneté dans un pays suffit pour que ledit pays soit considéré comme un pays de référence pour les besoins de l’appréciation de la demande d’asile, en dépit d’éléments de preuve établissant qu’il n’est pas certain que les autorités de ce pays reconnaîtraient l’intéressé comme un de leurs citoyens ou lui conférerait les avantages associés à la citoyenneté. Si la reconnaissance du droit est une considération pertinente, faut‑il alors que le demandeur démontre qu’il s’est efforcé de faire reconnaître sa citoyenneté avant de demander l’asile au Canada?

[15]  La Cour d’appel fédérale a statué dans l’arrêt Williams que le critère permettant d’établir le ou les pays de nationalité d’un demandeur pour les besoins de la demande d’asile consiste à déterminer s’il est en le « pouvoir » du demandeur d’obtenir la citoyenneté en question.

[16]  La Cour, dans un certain nombre de décisions, a interprété et appliqué le critère du « pouvoir » depuis la décision de la Cour d’appel dans l’arrêt Williams, et dans trois décisions récentes, elle a examiné des faits semblables à ceux dont il est question en l’espèce, soit que la Commission avait conclu que l’Inde était un pays de référence pour une personne d’origine tibétaine née en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987. Dans les trois affaires, la Cour n’est pas arrivée au même résultat.

[17]  Dans la première affaire, Wanchuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 885 [Wanchuk], la Commission s’est fondée sur le fait que M. Wanchuk n’avait pas demandé et ne s’était pas vu refuser la citoyenneté indienne et qu’il ne pouvait pas, par conséquent, démontrer qu’il se buterait à des obstacles. Par conséquent, la Commission a conclu que l’Inde était un pays de référence, et M. Wanchuk a demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

[18]  Compte tenu du critère énoncé dans l’arrêt Williams, que l’on a analysé plus haut, et de l’effet de la décision Dolkar de la Haute Cour de Delhi, le juge O’Reilly a soutenu, dans l’arrêt Wanchuk, que les éléments de preuve documentaire dont disposait la SPR démontraient qu’il n’était pas en le pouvoir du demandeur d’obtenir la citoyenneté indienne, et qu’il fallait plutôt que l’Autorité centrale tibétaine exerce son pouvoir discrétionnaire de donner son approbation et que les autorités indiennes reconnaissent la décision Dolkar comme étant un précédent contraignant. En fait, il n’existait « qu’une simple possibilité que [le demandeur] puisse obtenir la citoyenneté indienne ». Étant donné que M. Wanchuk pourrait devoir s’adresser aux tribunaux, comme l’a fait le demandeur dans la décision Dolkar, le juge O’Reilly a jugé que la conclusion de la Commission n’était pas raisonnable.

[19]  Par contre, dans les deux affaires qui ont suivi l’arrêt Wanchuk, le juge Hughes et le juge Mosley ont estimé important que les demandeurs en cause n’aient pas tenté d’obtenir la citoyenneté en Inde avant de demander l’asile au Canada.

[20]  Dans Dolker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 124, la Commission a conclu que la demanderesse qui, contrairement à la demanderesse en l’espèce, détenait un passeport indien, était citoyenne de l’Inde. Elle a aussi conclu, subsidiairement, que même si elle n’était pas citoyenne de l’Inde, il lui incombait d’établir qu’elle avait demandé et s’était fait refuser la citoyenneté indienne par les autorités indiennes. Le juge Hughes a formulé des observations sur la décision subsidiaire de la Commission dans une remarque incidente. Il a reconnu qu’aucune disposition législative au Canada n’oblige un demandeur à d’abord demander et se faire refuser la citoyenneté dans un pays sûr où il peut la réclamer avant de demander l’asile au Canada, mais a jugé déconcertant le fait que la demanderesse, qui avait vécu paisiblement en Inde, n’entreprenne aucune démarche pour obtenir la pleine citoyenneté indienne. Il a précisé que, si elle avait fait des démarches en ce sens, mais avait été déboutée, sa demande d’asile au Canada s’en serait trouvée davantage justifiée.

[21]  Peu après, le juge Mosley était saisi d’un ensemble de faits similaires dans Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 455. Il a reconnu que les faits en cause étaient pratiquement les mêmes que ceux qui avaient été examinés dans l’arrêt Wanchuk, mais a dérogé à la décision du juge O’Reilly parce que celui‑ci avait omis d’appliquer l’arrêt Williams. Le juge Mosley a plutôt souscrit à la remarque incidente du juge Hughes dans l’arrêt Dolker et a précisé :

[30] […] Dans l’arrêt Williams, au paragraphe 27, la Cour d’appel a jugé qu’un demandeur devait tenter d’acquérir la citoyenneté dans tout pays sûr où il pouvait la réclamer. Le même principe semblerait s’appliquer à l’exercice de droits conférés par la loi au demandeur, en tant que citoyen, en dépit des efforts d’obstruction déployés par les fonctionnaires. Selon l’admission qu’a faite le demandeur à la SPR, il n’a jamais tenté d’obtenir ou d’exercer les droits relatifs à la citoyenneté indienne. Il pose simplement comme hypothèse qu’il ne sera pas en mesure de le faire, malgré la législation et la jurisprudence en sa faveur. À mon avis, il ne peut demander l’asile au Canada sans faire quelque effort que ce soit pour se réclamer de la nationalité indienne, à laquelle il a droit dans ce pays.

[Non souligné dans l’original.]

[22]  Il a aussi conclu que, étant donné que l’article 96 de la LIPR renvoie clairement « aux pays dont elle a la nationalité » et non pas aux pays de nationalité où une personne peut faire valoir l’ensemble de ses droits relatifs à la nationalité sans empêchement, le demandeur ne pouvait pas alléguer qu’il n’était pas citoyen indien étant donné qu’il était un citoyen de par la naissance selon la loi indienne. De plus, si le demandeur avait demandé les documents relatifs à la citoyenneté tels qu’un passeport et qu’ils lui ont été refusés, il pouvait intenter un recours judiciaire. Il n’y a rien de déraisonnable dans le fait de s’attendre à ce qu’un demandeur intente un recours en justice si son pays de nationalité tente de lui nier ses droits.

[23]  En somme, l’arrêt Wanchuk laisserait entendre que la demanderesse en l’espèce n’a pas besoin de demander et de se faire refuser la reconnaissance de sa citoyenneté indienne pour démontrer qu’il n’est pas en son pouvoir de l’obtenir, tandis que l’arrêt Tretsetsang indiquerait le contraire. En toute déférence pour le juge Mosley, je préfère opter pour l’arrêt Wanchuk, et ce,  pour les motifs qui suivent.

[24]  Il est bien connu que, pour avoir qualité de réfugiée au sens de la Convention, une personne doit ne pas pouvoir ou ne pas vouloir se réclamer de la protection de chacun de ses pays de nationalité, ce qui signifie que, si elle peut obtenir la protection de l’un de ses pays de nationalité, elle doit s’en réclamer.

[25]  Dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la Cour suprême du Canada a expliqué que le régime international de protection des réfugiés vise à « suppléer » à la protection qu’on s’attend à ce que l’État fournisse à ses ressortissants. Le régime apporte une protection « supplétive » de sorte que la responsabilité de la communauté internationale n’est engagée que lorsque la personne persécutée est dans l’impossibilité d’obtenir la protection de son ou ses pays d’origine.

[26]  Dans Bouianova c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 67 FTR 74 (1re inst.), le juge Rothstein, au nom de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que si un demandeur a droit à la citoyenneté d’un pays donné et peut l’obtenir en accomplissant de simples formalités, sans que l’État en cause puisse refuser de lui accorder, ce pays sera alors considéré comme un pays de référence pour les besoins de l’appréciation de sa demande d’asile.

[27]  Dans l’arrêt Williams, le demandeur avait pu obtenir automatiquement la citoyenneté ougandaise, mais ne voulait pas renoncer à sa citoyenneté rwandaise pour ce faire. Le juge Décary, au nom de la Cour d’appel fédérale, a conclu qu’il était en le pouvoir du demandeur d’obtenir la citoyenneté ougandaise s’il le voulait et a convenu avec la Commission que l’Ouganda était le pays de référence pour sa demande d’asile.

[28]  Le juge Décary a pleinement souscrit à la décision du juge Rothstein et précisé le critère. Il a précisé que, même si des expressions comme « l’acquisition de la citoyenneté de plein droit » ou « par l’accomplissement de simples formalités » ont été utilisées, le véritable critère est celui de savoir s’il est en le pouvoir du demandeur d’obtenir la citoyenneté d’un pays. Il a expliqué que la raison d’être de ce critère est qu’il englobe divers types de situations, au lieu des seules situations où de simples formalités comme le dépôt de documents appropriés sont nécessaires. Ainsi, ce critère permet d’empêcher la recherche du « pays le plus accommodant », démarche qui est incompatible avec l’aspect « supplétif » de la protection internationale des réfugiés reconnu dans l’arrêt Ward. Par conséquent, « lorsque la citoyenneté d’un autre pays peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l’obtenir et […] il se voit refuser la qualité de réfugié s’il est démontré qu’il était en son pouvoir d’acquérir cette autre citoyenneté » (paragraphe 27).

[29]  Le critère du « pouvoir » a été interprété dans la décision Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 583, dans lequel le juge Lemieux a conclu que, comme les autorités au Guyana avaient le pouvoir discrétionnaire de refuser une demande de citoyenneté, il n’était pas en le pouvoir de la demanderesse d’acquérir la citoyenneté de ce pays, et celle-ci n’était donc pas tenue de se réclamer de la protection du Guyana avant de demander celle du Canada.

[30]  Dans la décision Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 720, au paragraphe 18, le juge Hughes a statué que la question pertinente en l’espèce était de savoir s’il existe suffisamment de doute après avoir examiné les lois et les pratiques d’un pays donné pour justifier que la citoyenneté ne puisse pas être considérée comme étant automatique ou pour justifier que les demandeurs n’ont pas le pouvoir d’obtenir cette citoyenneté.

[31]  Dans la décision Ma, le juge Russell a convenu avec la Commission que les défendeurs n’avaient pas à tenter d’acquérir à nouveau la citoyenneté chinoise avant de pouvoir obtenir l’aide du Canada. Il a conclu que le fait d’obliger les demandeurs d’asile à demander la citoyenneté imposerait à ceux-ci un fardeau intolérable qui va au‑delà de ce que prévoit l’arrêt Williams.

[32]  J’estime que le fait d’obliger les demandeurs d’asile à démontrer qu’ils ont demandé et se sont fait refuser la citoyenneté d’un pays donné équivaudrait à restreindre la définition de réfugié prévue dans la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 (la Convention) et à l’article 96 de la LIPR. La question à se poser est de savoir si, selon les éléments de preuve dont disposait la Commission, il est permis de douter, après avoir examiné les lois, les pratiques, la jurisprudence et les politiques du pays de nationalité éventuelle, que l’obtention de la citoyenneté de ce pays ne soit pas considérée comme automatique ou comme relevant du pouvoir du demandeur, et non pas de savoir si celui-ci a fait des démarches en ce sens et a été débouté. Ainsi seraient exclues de la protection offerte aux réfugiés toutes les personnes qui n’ont pas déjà demandé la citoyenneté pour un certain nombre de raisons, y compris l’incapacité d’acquitter les frais relatifs à la demande ou aux procédures judiciaires découlant de celle‑ci.

[33]  Comme l’ont écrit James Hathaway et Michelle Foster, un pays sera considéré comme un pays de référence pour les besoins de l’appréciation du statut de réfugié si la citoyenneté du demandeur dans ce pays [traduction« existe déjà de façon embryonnaire et n’a qu’à être activée au moyen d’une demande qui sera sans aucun doute acceptée » (The Law of Refugee Status, 2e édition (University Printing House: Cambridge, 2014), à la page 59).

[34]  En l’espèce, les éléments de preuve figurant au dossier ont établi sans équivoque que si la demanderesse, qui est d’origine tibétaine, demandait un passeport indien, il n’est absolument pas certain qu’elle l’obtiendrait. Par conséquent, la reconnaissance de sa citoyenneté n’était pas automatique et n’était pas en son pouvoir.

[35]  Par exemple, dans la Réponse à une demande d’information datée du 15 août 2013, la Direction de la recherche a cité la déclaration suivante du Tibet Justice Centre, organisation militant pour le droit des Tibétains à l’autodétermination :

[traduction]

Nos activités de recherche et de surveillance menées après 2011 indiquent que malgré la décision de la Haute Cour de Delhi, le pouvoir exécutif continue de traiter les Tibétains nés en Inde entre le  26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987 comme des étrangers, et non pas comme des citoyens. Même si Namgyal Dolkar a eu gain de cause dans son instance marquante en vue de l’obtention de la citoyenneté indienne, nous n’avons pas entendu parler, malgré nos recherches et nos communications avec d’autres organisations tibétaines et des avocats, dont celui de Namgyal Dolkar, d’autres Tibétains en Inde qui auraient reçu une preuve de citoyenneté ou qui auraient été traités comme des citoyens indiens, conformément au jugement de la Haute Cour.

[…]

[…] Il y a un écart important entre ce droit et la capacité de le faire reconnaître, et de pouvoir ensuite se prévaloir des droits et des privilèges qui y sont associés. Nos recherches révèlent que, dans la pratique, les Tibétains vivant en Inde qui sont nés pendant la période pertinente sont toujours incapables d’obtenir officiellement leur statut de citoyen par de simples formalités.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  Le document offre des précisions au sujet des obstacles auxquels se butent les Tibétains  quand il s’agit de faire reconnaître leur citoyenneté indienne, y compris la politique non écrite de l’Autorité centrale tibétaine de ne pas délivrer de certificats de non‑opposition, lesquels sont nécessaires pour l’obtention de la citoyenneté par la naissance.

[37]  La Réponse contenait aussi une observation formulée par la Tibetan Political Review le 27 août 2012, selon laquelle :

[traduction]

La décision rendue dans la poursuite intentée par Mme Lhagyari a encouragé les Tibétains à demander la citoyenneté indienne, mais bon nombre déclarent qu’on leur a dit que la décision Lhagyari n’établissait pas un précédent; chaque personne doit intenter sa propre poursuite qui sera longue et onéreuse.

[38]  De plus, le représentant du Dalaï Lama pour les Amériques au Bureau du Tibet à New York a évoqué dans une lettre les obstacles auxquels se butent les Tibétains quand ils revendiquent la citoyenneté indienne :

[traduction]

Les Tibétains qui sont nés pendant la période allant de janvier 1950 à juillet 1987 ne sont pas automatiquement traités comme des citoyens indiens. Le gouvernement de l’Inde a fait savoir que les demandes présentées par des Tibétains pour obtenir la citoyenneté indienne seront examinées individuellement.

[…]

1. Le Bureau du Tibet connaît seulement deux Tibétains qui ont pu obtenir des ordonnances leur accordant la citoyenneté indienne.

2. Le Bureau du Tibet ne connaît aucun Tibétain qui a obtenu la citoyenneté indienne par la naissance en Inde.

[…]

5. Les poursuites judiciaires en Inde sont longues et onéreuses.

[39]  Malgré l’importante quantité d’éléments de preuve documentaire indiquant que les autorités indiennes continuent de traiter les Tibétains nés en Inde comme des étrangers à la suite de la décision Dolkar, la Commission a conclu que cette décision a clarifié le fait qu’aucun fondement juridique ne permet aux autorités d’agir ainsi et que, par conséquent, la demanderesse n’avait pas établi qu’il n’était pas en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté indienne :

 [25]   Le tribunal estime que la décision rendue dernièrement a permis de préciser qu’il n’y a aucun fondement juridique permettant aux autorités indiennes de considérer les Tibétains nés en Inde différemment des autres citoyens indiens nés en Inde. Même si certains Tibétains de souche nés en Inde ont encore du mal à obtenir un passeport indien ou à se prévaloir des autres avantages liés à la citoyenneté, malgré cette décision, de tels cas ne permettent pas d’établir qu’il ne leur est pas possible d’obtenir la citoyenneté, conformément au critère énoncé dans la décision Williams.

 [26] […] Dans la mesure où la demandeure d’asile est née en Inde après le 26 janvier 1959, mais avant le 1er juillet 1987, elle est citoyenne indienne de naissance, quelle que soit la nationalité qu’elle déclare avoir, et elle n’a pas besoin d’en faire la demande pour obtenir la citoyenneté indienne.

[27]    Le tribunal n’est pas convaincu par la preuve qui lui a été présentée et selon laquelle la demandeure d’asile n’est pas, comme elle le prétend, une citoyenne de l’Inde, ou selon laquelle, comme le prétend sa conseil, sa citoyenneté indienne n’est ni automatique ni non discrétionnaire.

[Non souligné dans l’original.]

[40]  Je crains que cette approche ne s’attache qu’aux droits juridiques à la citoyenneté et non pas la réalité pratique et la nécessité de faire reconnaître la citoyenneté par les autorités compétentes. Comme l’affirment Hathaway et Foster, la nationalité doit être effective, plutôt que de pure forme. Les éléments englobés dans la notion de « nationalité effective » comprennent la reconnaissance de la nationalité par l’État de nationalité et l’absence d’obstacles concrets à l’accès aux avantages de la nationalité (pages 56 et 57).

[41]  Étant donné que les conditions énoncées dans la définition de réfugié reflètent le principe voulant que la protection internationale représente une protection supplétive et n’est offerte qu’aux personnes qui ne peuvent pas obtenir la protection de l’un de leurs pays de nationalité, j’estime que le droit juridique à la citoyenneté n’est pas le seul facteur pertinent. Si les autorités ne reconnaissent pas le droit juridique, on peut alors douter qu’elles accorderont une protection quand le besoin s’en fera sentir. Autrement dit, lorsque la citoyenneté d’un pays est de pure forme plutôt qu’effective au plan pratique, le pays en question ne devrait pas être considéré comme le pays de référence. Étant donné les objectifs humanitaires de la Convention relative au statut des réfugiés, ses rédacteurs ne peuvent avoir envisagé qu’une personne se voie refuser la protection internationale à cause d’une nationalité officielle, mais inopérante (Hathaway & Foster, à la page 57, citant Jong Kim Koe (Aus FFC, 1997) aux paragraphes 520 et 521).

[42]  En omettant de prendre en compte la difficulté que présente pour la demanderesse l’obtention de la reconnaissance de sa citoyenneté indienne et des droits et privilèges s’y rattachant et en concluant que son droit juridique à la citoyenneté était déterminant, la Commission a commis une erreur de droit.

[43]  Pour ces motifs, la demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision, conformément aux éléments de preuve relatifs aux pratiques et aux politiques en vigueur en Inde concernant la capacité des Tibétains nés en Inde de faire reconnaître leur citoyenneté et les avantages qui s’y rattachent, y compris la protection, figurant au dossier.

VIII.  Question certifiée

[44]  La demanderesse a proposé une question à certifier dans l’éventualité seulement où la présente demande serait rejetée. Comme je fais droit à la présente demande, aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Danièle Tremblay‑Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


ANNEXE

Convention relative au statut des réfugiés – 1951

Article premier. ‑‑ Définition du terme « réfugié »

A. Aux fins de la présente Convention, le terme « refugié » s’appliquera à toute personne :

[...]

2) [...] Dans le cas d’une personne qui a plus d’une nationalité, l’expression « du pays dont elle a la nationalité » vise chacun des pays dont cette personne a la nationalité. Ne sera pas considérée comme privée de la protection du pays dont elle a la nationalité toute personne qui, sans raison valable fondée sur une crainte justifiée, ne s’est pas réclamée de la protection de l’un des pays dont elle a la nationalité.

Article 1. Definition of the term “refugee”

A. For the purposes of the present Convention, the term “refugee” shall apply to any person who:

[…]

(2) […] In the case of a person who has more than one nationality, the term “the country of his nationality” shall mean each of the countries of which he is a national, and a person shall not be deemed to be lacking the protection of the country of his nationality if, without any valid reason based on well‑founded fear, he has not availed himself of the protection of one of the countries of which he is a national.

Règlements sur l’immigration et la protection des réfugiés

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑3628‑14

 

INTITULÉ :

SAMTEN DOLMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MAI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2105

 

COMPARUTIONS :

Clifford Luyt

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Negar Hashemi

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt,

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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