Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150605


Dossier : IMM-4202-14

Référence : 2015 CF 712

[TRADUCTION FRANÇAISE, RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

GRACE CUATON

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Grace Cuaton [la demanderesse] a présenté une demande de contrôle judiciaire sous le régime de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demanderesse conteste la décision par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente qu’elle avait présentée depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire sur le fondement du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen de l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse et des difficultés que subirait la demanderesse si elle devait retourner aux Philippines.

  II.              Contexte

[3]               La demanderesse est citoyenne des Philippines. Elle demeurait auparavant dans la ville de Saint‑Bernard, Leyte du Sud, sur l’île de Leyte. La demanderesse est une mère seule qui vit actuellement à Toronto avec son fils de trois ans né au Canada, Daryl.

[4]               La demanderesse est arrivée au Canada en octobre 2010. Elle était alors titulaire d’un permis de travail délivré dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants [le PAFR], valide jusqu’au 8 octobre 2013. Peu après son arrivée au Canada, la demanderesse a découvert qu’elle était enceinte. Elle a perdu son emploi après la naissance de son fils en juin 2011 parce que son employeur refusait de les héberger tous les deux, elle et son nouveau‑né. La demanderesse a eu de la difficulté à trouver un autre emploi dans le cadre du PAFR, mais a réussi à subvenir à ses besoins en occupant d’autres formes d’emploi.

[5]               En décembre 2013, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire. Elle invoquait : 1) son établissement au Canada; 2) les difficultés qu’elle subirait si elle retournait aux Philippines; et 3) l’intérêt supérieur de son enfant né au Canada.

[6]               L’agent a rejeté la demande de la demanderesse le 29 avril 2014. La demanderesse a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour le 26 mai 2014, et l’autorisation lui a été accordée le 11 février 2015.

III.              La décision de la Commission

[7]               L’agent a refusé d’accueillir la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse en raison des conclusions suivantes :

               L’établissement de la demanderesse au Canada correspondait à l’établissement attendu d’une personne ayant légalement le droit de travailler dans ce pays. La demanderesse n’avait pas démontré que le fait de rompre ses liens sociaux et professionnels au Canada, et de partir afin de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger, constituerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

               En ce qui a trait à l’intérêt supérieur du fils de la demanderesse, l’enfant n’avait pas de lien important avec le Canada, et les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que le départ du Canada de la demanderesse aurait des effets défavorables sur son fils.

               La demanderesse n’avait pas établi qu’en raison de ses circonstances personnelles, et plus particulièrement ses liens avec les membres de sa famille et avec son pays d’origine, elle subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives si elle devait présenter une demande de visa de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

               La demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’elle serait directement et personnellement touchée par la situation difficile aux Philippines.

IV.              Questions en litige

[8]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.          L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère pour déterminer en quoi consistait l’intérêt supérieur de l’enfant et, dans l’affirmative, la décision de l’agent était‑elle raisonnable?

B.           L’agent a‑t‑il fait une évaluation raisonnable des difficultés que subirait la demanderesse si elle devait retourner dans son pays d’origine?

C.           L’agent a‑t‑il fait une évaluation raisonnable du degré d’établissement de la demanderesse au Canada?

V.                    Analyse

A.                L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère pour déterminer en quoi consistait l’intérêt supérieur de l’enfant et, dans l’affirmative, la décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[9]               Le point de savoir si l’agent a appliqué le bon critère juridique pour apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Judnarine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82, au paragraphe 15). La manière dont l’agent a traité les éléments de preuve est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Mandi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 257, au paragraphe 19). L’agent qui analyse l’intérêt supérieur de l’enfant doit se montrer « réceptif, attentif et sensible » (Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165).

[10]           Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit déterminer d’abord en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre, et, enfin, le poids que ce facteur doit jouer lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande (Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 63; Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258, au paragraphe 66). L’agent d’examen doit mettre en balance les difficultés causées par le renvoi et les autres facteurs qui pourraient atténuer les conséquences défavorables du renvoi (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 5). Aucune formule particulière n’est prescrite, mais la décision de l’agent doit démontrer que l’analyse a été effectuée (Webb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 13).

[11]           En l’espèce, dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a donné plusieurs raisons pour lesquelles elle et son fils auraient intérêt à demeurer au Canada. Dans ses observations et son affidavit, la demanderesse décrit la situation désastreuse à laquelle elle serait exposée aux Philippines, notamment la pénurie d’emplois et la précarité des conditions de vie dans son pays d’origine. À l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a produit une preuve documentaire confirmant l’effet dévastateur que le typhon Haiyan avait eu sur sa ville natale et corroborant aussi sa description de la pauvreté abjecte qui continue de sévir dans cette région. Ses observations n’étaient ni indirectes, ni succinctes, ni obscures, de sorte qu’elles imposaient à l’agent l’obligation positive de s’enquérir davantage de l’intérêt supérieur de l’enfant (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 9). Toutefois, rien dans la décision de l’agent n’indique que l’intérêt supérieur de l’enfant ait été dûment analysé. Rien non plus ne soutient la conclusion de l’agent selon laquelle les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que le départ du Canada de la demanderesse aurait des effets défavorables sur son fils.

[12]           L’agent a conclu, d’après l’affidavit de la demanderesse, que le père aiderait à élever l’enfant si celui‑ci était envoyé aux Philippines. Cette conclusion était nettement déraisonnable. Une lecture objective de l’affidavit de la demanderesse indique que le père de l’enfant, qui vient d’une famille relativement aisée, pourrait en fait chercher à retirer l’enfant de la garde de la demanderesse et s’arranger pour que l’enfant soit élevé par des parents dans une région éloignée. Le témoignage fait sous serment du demandeur qui invoque des considérations d’ordre humanitaire bénéficie au départ de la présomption de véracité (Westmore c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1023, aux paragraphes 44 et 45; Chekroun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 737, aux paragraphes 64 et 65).

[13]           Dans sa décision, l’agent n’identifie ni ne définit nulle part l’intérêt supérieur de l’enfant. La simple affirmation de l’agent voulant qu’il ait tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ne suffit pas (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, aux paragraphes 11 et 13). Par conséquent, l’agent n’a pas appliqué le bon critère dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, et l’analyse dans son ensemble était déraisonnable.

B.                 L’agent a‑t‑il fait une évaluation raisonnable des difficultés que subirait la demanderesse si elle devait retourner dans son pays d’origine?

[14]           Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113 [arrêt Kanthasamy de la CAF], la Cour d’appel fédérale a statué que les difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives doivent toucher le demandeur personnellement et directement. Le juge Stratas s’exprime ainsi, au paragraphe 48 :

La jurisprudence de la Cour fédérale relève que le demandeur doit faire face personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Les demandeurs qui invoquent le paragraphe 25(1) doivent établir un lien entre la preuve des difficultés qu’ils font valoir et leur situation particulière. Il ne suffit pas de faire état de difficultés sans établir un tel lien (référence omise).

[15]           Les difficultés ne doivent pas nécessairement être propres au demandeur. Comme le juge Mosley l’a fait observer dans la décision Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 382, au paragraphe 55 :

[L]’auteur d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire peut faire valoir des difficultés auxquelles sont aussi confrontés d’autres citoyens du pays de renvoi. La demanderesse n’a pas à prouver qu’elle sera exposée à des difficultés différentes de celles subies par toute autre personne. Elle doit cependant prouver l’existence d’un lien entre sa situation personnelle et les difficultés qu’elle invoque.

[16]           En l’espèce, dans son affidavit, la demanderesse a affirmé que le typhon Haiyan avait eu un effet dévastateur sur sa ville natale de Saint‑Bernard et sur l’île de Leyte. La maison de ses parents a subi des dommages structuraux, et la demanderesse continue de financer les réparations en envoyant des fonds. L’agent a reconnu la [traduction] « destruction catastrophique » causée par la tempête et le [traduction] « désespoir » qui en a résulté.

[17]           L’agent a manqué de suite dans les idées en reconnaissant [traduction] « l’énorme dévastation subie systématiquement par tous les Philippins dans les régions touchées » et en concluant ensuite que la demanderesse ne subirait pas de difficultés si elle devait retourner dans une des régions touchées. Cet aspect de la décision de l’agent était aussi nettement déraisonnable (Maroukel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 83, au paragraphe 32; Lauture c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 336, au paragraphe 43).

C.                 L’agent a‑t‑il fait une évaluation raisonnable du degré d’établissement de la demanderesse au Canada?

[18]           Dans ses observations orales, l’avocat de la demanderesse n’a guère insisté sur l’évaluation du degré d’établissement de la demanderesse au Canada effectuée par l’agent. Afin d’obtenir une mesure spéciale pour des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur doit démontrer qu’il subirait autre chose que les conséquences inhérentes au fait de quitter le Canada et de présenter sa demande d’immigration par les voies normales (arrêt Kanthasamy de la CAF, au paragraphe 41).

[19]           Je conclus que l’agent a fait une évaluation raisonnable du degré d’établissement de la demanderesse au Canada. L’agent a retenu les facteurs indiquant l’établissement de la demanderesse. Il a aussi mentionné la participation de la demanderesse à des programmes d’établissement et d’intégration, les attestations concernant sa personnalité et sa saine gestion financière. L’agent a reconnu les initiatives entreprises par la demanderesse pour s’établir dans ce pays, mais n’était pas convaincu que l’interruption de cet établissement militait en faveur de la dispense (Sebbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 813, au paragraphe 21).

[20]           L’évaluation que fait l’agent du degré d’établissement d’un demandeur commande la retenue de la Cour (Thaher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1439, au paragraphe 56). Dans ce cas‑ci, la conclusion de l’agent appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Cet aspect de la décision de l’agent était donc raisonnable.

VI.               Conclusion

[21]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen de l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse et des difficultés que subirait la demanderesse si elle devait retourner aux Philippines. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen de l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse et des difficultés que subirait la demanderesse si elle devait retourner aux Philippines. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4202-14

 

INTITULÉ :

GRACE CUATON c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MaI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FotherGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Leigh Salsberg

POUR La demanderesse

 

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eugenia Cappellaro Zavaleta

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.