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Date : 20150610


Dossier : IMM-7934-14

Référence : 2015 CF 727

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SONIA OKPERE

EZEKIEL OKPERE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(prononcés à l’audience)

I.                   Aperçu

[1]               Bien que l’intérêt supérieur de l’enfant ne soit pas en soi le facteur déterminant qui permet de trancher une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il s’agit néanmoins d’un facteur important, qui doit être pondéré adéquatement, conformément à la Convention relative aux droits de l’enfant [Convention] (Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] ACF no 211, au paragraphe 8 [Kolosovs]).

II.                Introduction

[2]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], de la décision par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente présentée depuis le Canada par les demandeurs pour des circonstances d’ordre humanitaire sous le régime du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[3]               La Cour estime que l’agent ne s’est pas montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants touchés. L’intervention de la Cour est donc justifiée.

III.             Contexte factuel

[4]               La demanderesse principale [la demanderesse] et son fils de neuf ans sont citoyens du Nigeria.

[5]               La demanderesse affirme que sa vie est menacée parce qu’elle refuse de succéder à son défunt père à titre de docteure originaire du village, en raison de ses croyances chrétiennes.

[6]               Les demandeurs sont arrivés au Canada le 21 septembre 2008 et ont été placés en détention à leur arrivée.

[7]               La demanderesse a donné naissance à sa première fille le 22 octobre 2008, pendant qu’elle se trouvait en détention, et sa deuxième fille est née le 6 novembre 2013.

[8]               La Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande d’asile des demandeurs le 5 novembre 2010.

[9]               Le 31 janvier 2011, la demanderesse a épousé un citoyen canadien. Le couple a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux. Cette demande a été rejetée le 24 avril 2012 au motif que le couple n’avait pas démontré l’authenticité de son mariage.

[10]           La demanderesse a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 6 août 2013. Cette demande a été rejetée le 30 septembre 2014 au motif que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils subiraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

IV.             Dispositions législatives

[11]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables relativement aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire :

Visa et documents

Application before entering Canada

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

V.                Questions en litige

[12]           Les demandeurs demandent à la Cour de trancher les questions suivantes :

a)      L’agent s’est‑il montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, conformément à l’article 25 de la LIPR?

b)      La décision contestée respecte‑t‑elle le droit à la protection de la vie familiale de la demanderesse et de ses enfants?

c)      L’agent a‑t‑il tenu compte des difficultés, par exemple l’exclusion, l’isolement, la pauvreté et la violence fondée sur le sexe, qu’une mère seule et ses enfants subiraient s’ils étaient renvoyés au Nigeria?

d)     La décision de l’agent est‑elle raisonnable?

[13]           La Cour estime que les points déterminants peuvent être résumés par les deux questions suivantes :

a)      La décision contestée tient‑elle dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants touchés?

b)      La décision de l’agent est‑elle raisonnable?

VI.             Analyse

[14]           L’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent qui évalue une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur des enfants touchés, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2010] ACF no 583, aux paragraphes 21 à 23; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] ACF no 713, au paragraphe 18).

[15]           Les demandeurs soutiennent que les conclusions de l’agent sont déraisonnables, surtout en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, le degré d’établissement de la famille au Canada et les difficultés qu’ils subiraient à leur retour au Nigeria. Les demandeurs ajoutent que leur renvoi violerait les principes du droit international et l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[16]           Lorsqu’il examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants touchés et tenir compte, lorsqu’il le peut, du point de vue des enfants pour que sa décision respecte la norme du caractère raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75 [Baker]; Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 68).

[17]           Bien que l’intérêt supérieur de l’enfant ne soit pas en soi le facteur déterminant qui permet de trancher une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il s’agit néanmoins d’un facteur important, qui doit être pondéré adéquatement, conformément à la Convention (Kolosovs, précitée, au paragraphe 8).

[18]           Les principes enchâssés dans la Convention sont pertinents lorsqu’il s’agit d’apprécier le caractère raisonnable de la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire faisant l’objet d’un contrôle judiciaire :

[71] Les valeurs et les principes de la Convention reconnaissent l’importance d’être attentif aux droits des enfants et à leur intérêt supérieur dans les décisions qui ont une incidence sur leur avenir. En outre, le préambule, rappelant la Déclaration universelle des droits de l’homme, reconnaît que « l’enfance a droit à une aide et à une assistance spéciales » [page 862]. D’autres instruments internationaux mettent également l’accent sur la grande valeur à accorder à la protection des enfants, à leurs besoins et à leurs intérêts. La Déclaration des droits de l’enfant (1959) de l’Organisation des Nations Unies, dans son préambule, dit que l’enfant « a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux ». Les principes de la Convention et d’autres instruments internationaux accordent une importance spéciale à la protection des enfants et de l’enfance, et à l’attention particulière que méritent leurs intérêts, besoins et droits. Ils aident à démontrer les valeurs qui sont essentielles pour déterminer si la décision en l’espèce constituait un exercice raisonnable du pouvoir en matière humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

(Baker, précité, au paragraphe 71.)

[19]           Une lecture attentive de la décision faisant l’objet du contrôle révèle que les conclusions de l’agent reposent essentiellement sur le défaut de la demanderesse principale de produire suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger compromettrait le bien‑être de ses enfants.

[20]           L’analyse de l’agent est déficiente, en ce sens que les besoins et les intérêts des enfants ne sont pas adéquatement identifiés, définis et examinés (Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 162, au paragraphe 51; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF no 457, aux paragraphes 12 et 31). Dans son analyse, l’agent a notamment omis de déterminer s’il était dans l’intérêt supérieur du demandeur mineur de demeurer au Canada pour poursuivre ses études, et de définir l’effet qu’aurait le renvoi des demandeurs, et la séparation de la famille qui s’ensuivrait, sur les trois enfants touchés, y compris les deux filles de la demanderesse nées au Canada, âgées respectivement de un an et de six ans (Velji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 467, au paragraphe 8).

[21]           Comme la Cour l’a conclu dans une décision récente rendue par le juge John A. O’Keefe, « [l]es facteurs positifs et négatifs n’ont pas été mis en balance au regard de l’intérêt supérieur des enfants » (Qosaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 689, au paragraphe 49). Par conséquent, il faut examiner les éléments de preuve objectifs et subjectifs particuliers importants d’après les documents sur la situation actuelle au Nigeria contenus dans le dossier. Contrairement aux enseignements de la Cour tirés de la décision Kolosovs, l’intérêt supérieur et les points de vue des enfants n’ont pas été pris en considération :

[11] Une fois que l’agent connaît les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ces facteurs doivent être considérés dans leur contexte intégral, et la relation entre les facteurs en question et les autres circonstances du dossier doit être parfaitement comprise. Ce n’est pas être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant que d’énumérer simplement les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance. À mon avis, pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître.

[12] Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

(Kolosovs, précitée, aux paragraphes 11 et 12.)

[22]           Il ne ressort pas des motifs de l’agent que l’agent était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants touchés par sa décision, ce qui rend cette décision déraisonnable.

VII.          Conclusion

[23]           À la lumière de ce qui précède, la demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire doit être instruite à nouveau par un autre agent. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7934-14

 

INTITULÉ :

SONIA OKPERE, EZEKIEL OKPERE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Anne Castagner

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Charles Junior Jean

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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