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Date : 20150608


Dossier : IMM‑5035‑13

Référence : 2015 CF 719

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2015

En présence de monsieur le juge O’Keefe

ENTRE :

RICHARD ANTHONY MCKENZIE et

ALLECIA ALLEN MCKENZIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Les demandeurs ont présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire qui a été rejetée par un agent de Citoyenneté et Immigration Canada. Ils demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision défavorable, renvoyant l’affaire devant un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision dans les 30 jours suivant la date de l’ordonnance et leur adjugeant les dépens sur une base procureur‑client.

I.                   Le contexte

[3]               Les demandeurs sont citoyens de la Jamaïque. Le 19 juillet 2008, ils sont entrés au Canada et se sont vus accorder le statut de visiteurs pour une période de six mois. Un peu plus tard, ils ont demandé la prorogation de leur séjour à titre de visiteur, prorogation qui leur a été accordée.

[4]               Le demandeur principal vit au Canada depuis 2008 et y effectue un travail pastoral. La demanderesse fait des études de pastorale.

[5]               Le 6 février 2008, les demandeurs ont vu naître leur fille, Glorie‑Ann Mckenzie, une citoyenne canadienne.

[6]               Le 28 juin 2012, le statut de résident temporaire – à titre de visiteur – du demandeur principal a expiré.

[7]               Le statut de résidente temporaire – à titre de visiteuse – de la demanderesse a expiré le 21 juin 2012. Le 9 janvier 2012, on lui avait délivré un visa d’étudiante pour séjours multiples qui était valide jusqu’au 30 décembre 2014; toutefois, elle ne s’est jamais présentée à un point d’entrée terrestre canadien pour prendre possession du permis d’études.

[8]               Le 24 octobre 2012, les demandeurs ont présenté une demande pour considérations d’ordre humanitaire avec l’aide de M. Prescod, du cabinet Prescod International Immigration Services (l’ancien consultant).

[9]               Les demandeurs prétendent qu’ils ont aussi fait appel à M. Prescod pour d’autres services de nature juridique, notamment l’obtention du permis d’études de la demanderesse. Ils affirment que M. Prescod n’a jamais informé cette dernière qu’il était nécessaire d’activer ce permis à un point d’entrée.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[10]           Dans une décision datée du 5 juillet 2013, l’agent a conclu que la situation des demandeurs ne justifiait pas une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et leur a ordonné de quitter immédiatement le Canada.

[11]           Sur la question de l’établissement, l’agent a reconnu que les demandeurs s’étaient établis et intégrés de façon admirable au Canada, sans être convaincu qu’ils y étaient établis et intégrés au point qu’ils seraient exposés à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils devaient quitter le Canada.

[12]           Pour en arriver à cette conclusion, l’agent a examiné les lettres rédigées par deux organisations, Makarios Ministries et Brampton Church of God Deliverance Ministries. Il a constaté que le demandeur principal n’exerçait plus de fonctions pour le compte de Makarious Ministries et qu’il prêchait parfois au lieu de culte des Church of God Deliverance Ministries. Il a aussi noté qu’il disposait de peu d’éléments de preuve quant au nombre d’heures que le demandeur principal consacrait à l’exercice de ses fonctions religieuses et qu’il était impossible de savoir s’il aidait cette église au moment pertinent. Il a donc conclu que cette église ne serait pas affectée par le départ du demandeur.

[13]           L’agent a également examiné la lettre remise par la Solid Rock Christian Assembly, à laquelle les demandeurs consacrent bénévolement de leur temps pour prêcher et participer à des activités communautaires. Il a conclu que le départ des demandeurs était susceptible d’occasionner certains inconvénients à l’organisation et à ses membres, mais qu’il n’aurait pas d’importantes conséquences négatives. Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la rupture des liens avec cette « assemblée » entraînerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[14]           L’agent a ensuite pris connaissance de la lettre provenant du Toronto Friendship Centre, où le demandeur principal offrait des services de pastorale et de proximité. Il a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que si le demandeur principal quittait le Canada, le Centre serait incapable de lui trouver un remplaçant pour assurer les services de pastorale et de proximité. Le départ du demandeur principal n’aurait d’impact négatif important ni sur le Centre, ni sur les personnes qui le fréquentent ni même sur le demandeur principal.

[15]           L’agent a par ailleurs reconnu que les lettres expliquant comment les demandeurs étaient devenus la famille de nombreuses [traduction« personnes dans le besoin » et avaient changé la vie de ces dernières. Il y avait, par exemple, Kevin Anderson, dont la lettre remontait à deux ans, ainsi que Donlyn Skinner. L’agent a noté que ces lettres témoignaient de la participation des demandeurs à la vie communautaire, mais que la preuve ne permettait pas de conclure que ces personnes dépendaient de l’aide des demandeurs.

[16]           Par ailleurs, l’agent a remarqué que le demandeur principal avait été pasteur en Jamaïque, entre janvier 2004 et juillet 2008. Il a estimé que la preuve ne suffisait pas à établir qu’il lui était impossible de rentrer en Jamaïque et de continuer à exercer des fonctions auprès d’une église jamaïcaine.

[17]           L’agent a ensuite noté qu’un visa d’étudiante pour séjours multiples avait été délivré à la demanderesse le 9 janvier 2012, et que ce visa était valide jusqu’au 30 décembre 2014, mais que la demanderesse ne s’était pas présentée à un point d’entrée terrestre canadien pour prendre possession du permis. Même s’il a examiné l’explication fournie par la demanderesse, l’agent a conclu qu’elle n’avait pas de statut d’immigration valable au Canada. Il a aussi conclu que les demandeurs n’avaient fait état d’aucune difficulté particulière liée à l’incapacité de la demanderesse de terminer ses études au Canada.

[18]           Sur la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu que le fait de vivre en Jamaïque n’aurait pas de conséquences négatives importantes pour le bien‑être de l’enfant. La preuve ne permettait pas de démontrer qu’elle n’aurait pas accès à des installations, à une aide et à des services adéquats en Jamaïque. De plus, l’enfant conserverait sa citoyenneté canadienne indépendamment de l’endroit où elle vit.

[19]           Par conséquent, l’agent a conclu à l’insuffisance d’éléments de preuve de l’existence de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives qui justifieraient une dispense de l’application des exigences de la Loi.

III.             Les questions en litige

[20]           Les demandeurs soulèvent les trois points litigieux suivants :

1.                  L’agent a commis une erreur manifeste à la lecture du dossier, car il a évalué l’intérêt supérieur de l’enfant née au Canada, Glorie‑Ann, âgée de cinq ans à l’époque où il a rendu sa décision, en fonction du mauvais critère juridique, comme ce fut le cas dans l’affaire Pokhan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1453, [2012] ACF no 1569 [Pokhan].

2.                  L’agent a commis une erreur de droit et de fait en refusant la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs pour des motifs d’ordre humanitaire.

3.                  Les demandeurs ont été privés de l’équité procédurale du fait de l’incompétence de leur ancien consultant en n’ayant pas la possibilité d’expliquer pourquoi la demanderesse ne possédait pas de permis d’études valide, un facteur qui a contribué au refus de la demande.

[21]           En réponse, le défendeur soulève un point : la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour faire droit à la demande de résidence permanente des demandeurs n’était pas déraisonnable.

[22]           Dans son mémoire supplémentaire, le défendeur s’oppose à l’admission de l’affidavit supplémentaire présenté par les demandeurs et soulève un autre point : les demandeurs n’ont pas respecté le Protocole procédural de la Cour fédérale.

[23]           À mon avis, les questions en litige sont au nombre de cinq :

A.                La preuve provenant de l’affidavit supplémentaire est‑elle admissible?

B.                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

C.                 L’ancien conseil des demandeurs s’est‑il montré si incompétent qu’il les a privés de l’équité procédurale?

D.                La Commission a‑t‑elle mal compris le critère à appliquer pour apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant?

E.                 La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

IV.             Les observations écrites des demandeurs

[24]           Les demandeurs soutiennent qu’il faut appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable aux questions de fait et celle de la décision correcte aux pures questions de droit. Selon eux, il convient d’appliquer la norme de la décision correcte à l’examen du critère juridique auquel l’agent a eu recours pour évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant, et la norme de la décision raisonnable à son appréciation de la preuve.

[25]           Les demandeurs soutiennent que les dispositions législatives applicables en l’espèce sont celles du paragraphe 25(1) de la Loi.

[26]           Premièrement, pour ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, les demandeurs allèguent que l’agent, dans son évaluation, a renvoyé à tort au critère des services de base adéquats plutôt qu’à celui de l’« intérêt supérieur ». La situation en l’espèce est semblable à celle de l’affaire Pokhan, en ce que l’agent a apprécié l’intérêt supérieur de Glorie‑Ann en fonction du mauvais critère juridique. Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis les erreurs suivantes : i) il n’a jamais abordé la question de l’intérêt supérieur de l’enfant à la lumière de l’hypothèse où ses parents seraient autorisés à rester au Canada, tenant pour acquis qu’elle s’en irait vivre en Jamaïque; ii) il a déterminé que l’enfant aurait accès à une aide, des installations et des services adéquats en Jamaïque; iii) il a eu recours à la norme des soins de base adéquats, au lieu du critère juridique de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[27]           Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur de droit en appliquant le critère des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives aux personnes qui seraient touchées par le départ des demandeurs. Que l’agent ait conclu que ce départ n’aurait pas de répercussions négatives est incompréhensible, puisqu’il a lui‑même reconnu le caractère « admirable » de l’engagement des demandeurs dans la collectivité. Les demandeurs ajoutent que l’agent a commis une erreur de fait en présumant que Kevin Anderson ne vivait plus chez eux. M. Anderson ferait face à certaines difficultés s’ils devaient partir.

[28]           Troisièmement, les demandeurs disent avoir été privés de leur droit à l’équité procédurale du fait de l’incompétence de leur conseiller précédent. Ils soutiennent que l’agent a commis une erreur de fait en concluant que la demanderesse n’avait fait état d’aucune difficulté liée à l’incapacité de terminer ses études. Ils affirment que le conseiller a dit à l’agent d’immigration qu’il n’avait jamais reçu la lettre indiquant que la demanderesse devait faire valider son permis d’études; or, ils ont trouvé la lettre en question dans le dossier qui leur a été rendu. Le conseiller a omis d’aborder la question des difficultés et des perturbations avec lesquelles la demanderesse devrait composer dans ses études. Ils précisent enfin qu’une plainte a été déposée auprès de Consultants en immigration du Canada.

V.                Les observations écrites du défendeur

[29]           Le défendeur soutient que la norme de contrôle généralement applicable à la décision rendue par un agent concernant des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 45, 47, 48, 49 et 53, [2008] 1 RCS 190). Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, le défendeur avance que la question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est également assujettie à la norme de la décision raisonnable (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2010] RCF 360 [Kisana]; et Moya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 971, aux paragraphes 25 et 26, [2012] ACF no 1046).

[30]           Le défendeur soutient que l’article 25 de la Loi, qui porte sur les considérations d’ordre humanitaire, constitue une mesure d’exception d’ordre discrétionnaire (Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au paragraphe 20, [2006] ACF no 425). Il affirme que cette mesure « ne peut permettre aux intéressés d’obtenir ce qu’ils souhaitent après avoir été déboutés, conformément au droit canadien, en exerçant tous les recours judiciaires qui s’offraient à eux » (Mayburov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 953, au paragraphe 39, 6 Imm LR (3d) 246). Le défendeur cite le paragraphe 5.10 des lignes directrices IP‑5, où sont définies les notions de difficultés « inhabituelles et injustifiées », et « excessives ».

[31]           Premièrement, le défendeur soutient que l’agent a correctement évalué l’intérêt supérieur de l’enfant. Il fait valoir que l’agent n’est pas tenu de recourir à une « formule » particulière dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 7, [2003] 2 CF 555 [Hawthorne]; et Miller c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1173, au paragraphe 24, [2012] ACF no 1253 [Miller]). En l’espèce, l’agent a reconnu que les demandeurs voulaient que leur fille bénéficie des meilleurs soins possibles au Canada et qu’il a tenu compte de l’amour et du soutien qu’elle recevrait de ses parents s’ils devaient vivre en Jamaïque; mais il a également conclu que la preuve ne permettait pas d’affirmer qu’ils ne pourraient pas subvenir à ses besoins essentiels en Jamaïque. Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, l’agent n’a pas laissé entendre que l’intérêt supérieur de l’enfant n’entrait en jeu que lorsque les besoins fondamentaux n’étaient pas satisfaits. Le fait qu’il soit dans l’intérêt supérieur d’un enfant de résider avec ses parents au Canada n’est qu’un des facteurs à soupeser. Le défendeur soutient que l’agent a procédé à un examen raisonnable des observations relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant, pour arriver à la conclusion que les demandeurs n’avaient pas établi qu’une dispense était justifiée.

[32]           Deuxièmement, le défendeur soutient que l’agent a tenu compte des facteurs pertinents lorsqu’il a évalué le degré d’établissement des demandeurs, dont l’argument, ajoute‑t‑il, est sans fondement. L’agent a pris en compte les facteurs de l’expérience professionnelle et de la participation à la vie communautaire. Le défendeur fait valoir que, selon la jurisprudence de la Cour, le fait de devoir quitter le Canada après y avoir vécu pendant un certain temps s’accompagne nécessairement de difficultés (Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1906, 101 ACWS (3d) 995). En l’espèce, les allégations des demandeurs ne sont que l’expression d’un désaccord quant à la valeur que l’agent a accordée à ces divers facteurs.

[33]           Troisièmement, le défendeur soutient qu’il n’y a pas de véritable lien entre l’incompétence que les demandeurs reprochent à leur conseil et leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il fait valoir que dans les poursuites intentées sous le régime de la Loi, l’incompétence de l’avocat ne constitue un manquement aux principes de justice naturelle que dans des [traduction] « circonstances extraordinaires ». Les demandeurs doivent démontrer, selon une probabilité raisonnable, que l’issue de l’instance aurait été différente, n’eût été l’incompétence du représentant (Memari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1196, au paragraphe 36, [2012] 2 RCF 350; et Huynh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 642, aux paragraphes 14 et 15, 65 FTR 11). De l’avis du défendeur, les allégations des demandeurs sont peu convaincantes. En l’espèce, l’agent a examiné les observations de la demanderesse et rejeté l’explication qu’elle a donnée, en plus de souligner qu’il n’avait été fait état d’aucune difficulté liée à l’impossibilité pour la demanderesse de terminer ses études. Par ailleurs, aucune preuve de l’inexistence d’un établissement d’enseignement comparable en Jamaïque n’a été présentée à l’agent. Par conséquent, le défendeur s’oppose à ce que les renseignements tirés de l’affidavit des demandeurs, dont ne disposait pas le décideur, soient admis en preuve.

[34]           En outre, le défendeur prétend que les demandeurs doivent assumer les conséquences de leur choix de conseiller (Cove c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 266, aux paragraphes 5 et 6, [2001] ACF no 482 [Cove]; El Ghazaly c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1329, au paragraphe 20, [2007] ACF no 1724; et Betesh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 173, au paragraphe 15, [2008] ACF no 231 [Betesh]). Il ajoute que les allégations d’incompétence et de négligence sont uniquement étayées par l’affidavit des demandeurs. Toute autre omission éventuelle tient manifestement de la conjecture. Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont donc pas « établi très clairement », comme ils se devaient de le faire, l’incompétence de leur ancien conseiller en immigration.

VI.             Les observations écrites supplémentaires des demandeurs

[35]           Les demandeurs prétendent que leurs allégations ne traduisent pas un simple désaccord quant au poids attribué à la preuve. Ils font aussi valoir que l’incompétence de leur conseil précédent est étayée non seulement par la preuve par affidavit, mais aussi par la découverte de la lettre dans le dossier qui leur a été remis plus tard.

[36]           Ils ont produit un affidavit supplémentaire comprenant les éléments suivants : i) des renseignements sur l’état d’avancement de la plainte; ii) des documents concernant Glorie‑Ann, qui indiquent qu’elle excelle au Canada; iii) des lettres de soutien qu’ils auraient présentées si leur ancien conseiller les avait bien informés; iv) le demandeur principal offre actuellement des services de counseling à une innocente victime de violence perpétrée au moyen d’armes à feu et à sa famille.

VII.          Les observations écrites supplémentaires du défendeur

[37]           Dans son mémoire supplémentaire, le défendeur relève, à titre préliminaire, que l’affidavit supplémentaire des demandeurs renferme des éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance de l’agent avant qu’il ne rende sa décision. C’est pourquoi le défendeur s’oppose à l’admission de ces éléments de preuve.

[38]           Le défendeur conteste les observations des demandeurs concernant l’incompétence de leur conseil. Il en fait l’analyse en trois points qui suit.

[39]           Premièrement, il soutient que les demandeurs n’ont pas respecté le Protocole procédural de la Cour fédérale. Selon ce nouveau protocole, qui est entré en vigueur le 7 mars 2014, le demandeur qui plaide que l’incompétence, la négligence ou la conduite de son ancien avocat ou représentant autorisé constitue un motif de redressement doit : « 1) être convaincu que cette allégation repose sur quelque fondement factuel ; 2) envoyer un avis écrit à l’ancien avocat ou à l’ancien représentant autorisé, en lui donnant suffisamment de détails au sujet des allégations et en l’avisant que la question sera plaidée dans le cadre d’une demande décrite ci‑dessus. » Cette mesure vise à informer l’avocat de l’allégation et à lui donner la possibilité d’y répondre (Vieira c Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness), 2007 CF 626, au paragraphe 29, [2007] ACF no 848 [Vieira]). Le défendeur fait valoir que, même si la demande a été déposée avant cette date, la Cour a donné son autorisation en septembre 2014, après la mise en place du protocole. Il remarque qu’on ne sait pas trop si les demandeurs ont signifié à leur ancien conseiller une copie de la demande, une fois mise en état. Il s’ensuit, selon lui, que les demandeurs ne devraient pas être autorisés à invoquer un argument fondé sur l’incompétence de l’avocat.

[40]           Deuxièmement, le défendeur soutient que l’examen du travail de l’avocat ne révèle pas qu’il est la cause d’un manquement aux principes de justice naturelle. À défaut de disposer des conclusions d’un comité disciplinaire au sujet de la plainte des demandeurs, la preuve produite en l’espèce ne suffit pas pour conclure à l’incompétence du conseiller (Dukuzumuremyi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 278, aux paragraphes 9 et 10, [2006] ACF no 349 [Dukuzumuremyi]). Il s’agit d’un lourd fardeau de preuve. Dans les décisions Odafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1429, aux paragraphes 8 et 9, [2011] ACF no 1762 et Teganya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 336, aux paragraphes 29, 30 et 37, [2011] ACF no 430, la Cour a statué que la partie demanderesse n’avait pas réussi à s’acquitter de ce fardeau malgré l’erreur commise par son ancien avocat.

[41]           Troisièmement, le défendeur soutient que l’issue de l’instance n’aurait pas été différente (R c GDB, 2000 CSC 22, aux paragraphes 27 à 29, [2000] 1 RCS 520 [GDB]) au point que les demandeurs ont droit à un redressement, car il n’y a véritablement aucun lien entre l’incompétence que les demandeurs attribuent à leur ancien conseiller et leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

VIII.       La lettre de réponse des demandeurs

[42]           Les demandeurs ont transmis à la Cour par télécopieur la preuve que l’ancien conseiller a été informé par courriel de la présente instance. Ils affirment avoir satisfait à l’exigence prévue par le nouveau protocole.

IX.             Analyse et décision

A.                Première question ‑ La preuve provenant de l’affidavit supplémentaire est‑elle admissible?

[43]           L’affidavit supplémentaire des demandeurs ajoute quatre éléments à la preuve : i) des renseignements sur l’état d’avancement de la plainte; ii) des documents concernant Glorie‑Ann, qui indiquent qu’elle excelle au Canada; iii) des lettres de soutien que les demandeurs auraient présentées à l’agent si leur ancien conseiller le leur avait indiqué après s’être entretenu avec l’agent; iv) le demandeur principal offre actuellement des services de counseling à une innocente victime de violence perpétrée au moyen d’armes à feu et à sa famille.

[44]           Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la preuve examinée se limite à celle dont disposait le décideur (Tabanag c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1293, au paragraphe 14, [2011] ACF no 1575 [Tabanag]; Mahouri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 244, au paragraphe 14, [2013] ACF no 278 [Mahouri]; et Isomi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1394, au paragraphe 6, [2006] ACF no 1753 [Isomi]), sauf si le demandeur allègue qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

[45]           Premièrement, les renseignements portant sur l’état d’avancement du processus de traitement de la plainte permettent d’étayer l’allégation des demandeurs concernant l’incompétence de leur conseiller. Cette allégation a pris naissance après que l’agent a rendu sa décision. Je ne vois pas de raison de ne pas admettre cet élément de preuve; je suis donc d’avis qu’il faut l’admettre.

[46]           Deuxièmement, les documents concernant Glorie‑Ann n’ont pas été présentés au décideur. Or, les demandeurs auraient dû soumettre cette preuve avec leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Mon rôle ne consiste pas à examiner des éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur. La preuve n’est donc pas admissible.

[47]           Troisièmement, les lettres de soutien qui contribuent à étayer la preuve des difficultés auxquelles les demandeurs affirment qu’ils seraient exposés n’ont pas été présentées au décideur. Les demandeurs affirment que l’omission de produire ces éléments de preuve est attribuable à l’incompétence de leur ancien conseiller. Ces éléments de preuve ont donc vocation à établir l’allégation des demandeurs concernant l’incompétence de leur conseiller dans le contexte de l’équité procédurale. Je suis donc d’avis qu’il me faut les admettre et en tenir compte dans l’analyse que j’effectuerai plus loin.

[48]           Quatrièmement, les renseignements relatifs au counseling qu’offre le demandeur principal à une innocente victime de violence perpétrée au moyen d’armes à feu et à sa famille n’ont pas été portés à l’attention du décideur. Mon rôle ne consiste pas à examiner des éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur. Cette preuve n’est donc pas admissible.

B.                 Deuxième question – Quelle est la norme de contrôle applicable?

[49]           Lorsque la jurisprudence a établi la norme de contrôle applicable à une question donnée, la cour de révision peut adopter cette norme (Dunsmuir, au paragraphe 57).

[50]           Lorsque le respect de l’équité procédurale est en cause, la question de savoir si l’avocat a été incompétent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (GDB, au paragraphe 27) :

L’incompétence est appréciée au moyen de la norme du caractère raisonnable. Le point de départ de l’analyse est la forte présomption que la conduite de l’avocat se situe à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable. Il incombe à l’appelant de démontrer que les actes ou omissions reprochés à l’avocat ne découlaient pas de l’exercice d’un jugement professionnel raisonnable. La sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation.

[51]           La norme de contrôle applicable aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit examinées dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 386, aux paragraphes 21 à 23; [2010] ACF no 583; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 11, aux paragraphes 21 et 37; [2009] ACF no 4; Dunsmuir, au paragraphe 53; et Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 57 à 62, [1999] ACS no 39 [Baker]).

[52]           Pour ce qui est de l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant, dans la décision Miller, le juge David Near a conclu, au paragraphe 15 : « La question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère juridique est une question de droit relevant de la norme de la décision correcte. Les conclusions de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants relèvent, par contre, du critère de la décision raisonnable. »

[53]           L’applicabilité de la norme de la décision raisonnable signifie que je devrais m’abstenir d’intervenir si la décision est transparente, justifiable, intelligible et appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, au paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). Ainsi que la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Khosa, aux paragraphes 59 et 61, la cour de révision qui examine le caractère raisonnable d’une décision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable, ni soupeser à nouveau la preuve.

C.                 Troisième question – L’ancien conseil des demandeurs s’est‑il montré si incompétent qu’il les a privés de l’équité procédurale?

[54]           Suivant le nouveau protocole procédural « [c]oncernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger », qui est entré en vigueur le 7 mars 2014, le demandeur qui plaide que l’incompétence, la négligence ou la conduite de son ancien avocat ou représentant autorisé constitue un motif de redressement doit « être convaincu […] que cette allégation repose sur quelque fondement factuel » et « envoyer un avis écrit à l’ancien avocat ou à l’ancien représentant autorisé, en lui donnant suffisamment de détails au sujet des allégations et en l’avisant que la question sera plaidée dans le cadre d’une demande décrite ci‑dessus ». Cette mesure vise à informer l’avocat de l’allégation et à lui donner la possibilité d’y répondre (Vieira, au paragraphe 29).

[55]           En l’espèce, les demandeurs ont décrit le fondement factuel de l’allégation selon laquelle leur ancien conseiller aurait fait preuve d’incompétence. De plus, ils ont produit la preuve que l’allégation a été communiquée par courriel à cet ancien conseiller.

[56]           J’estime par conséquent que les demandeurs ont suivi le Protocole procédural de la Cour fédérale. J’examinerai ci‑dessous le bien‑fondé de leur allégation concernant l’incompétence du conseiller.

[57]           Dans l’arrêt GDB, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur le critère à appliquer pour examiner la question de l’incompétence de l’avocat sous l’angle de l’équité procédurale. Ce critère comporte deux volets : i) le volet « travail de l’avocat »; ii) le volet « préjudice ».

26        La façon d’envisager les allégations de représentation non effective est expliquée dans l’arrêt Strickland c. Washington, 466 U.S. 668 (1984), le juge O’Connor. Cette étude comporte un volet examen du travail de l’avocat et un volet appréciation du préjudice. Pour qu’un appel soit accueilli, il faut démontrer, dans un premier temps, que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence, et, dans un deuxième temps, qu’une erreur judiciaire en a résulté.

[…]

28        Les erreurs judiciaires peuvent prendre plusieurs formes dans ce contexte. Dans certains cas, le travail de l’avocat peut avoir compromis l’équité procédurale, alors que dans d’autres, c’est la fiabilité de l’issue du procès qui peut avoir été compromise.

29        Dans les cas où il est clair qu’aucun préjudice n’a été causé, il n’est généralement pas souhaitable que les cours d’appel s’arrêtent à l’examen du travail de l’avocat. L’objet d’une allégation de représentation non effective n’est pas d’attribuer une note au travail ou à la conduite professionnelle de l’avocat. Ce dernier aspect est laissé à l’appréciation de l’organisme d’autoréglementation de la profession. S’il convient de trancher une question de représentation non effective pour cause d’absence de préjudice, c’est ce qu’il faut faire (Strickland, précité, à la p. 697).

[Non souligné dans l’original.]

[58]           Dans un premier temps, je me propose d’examiner le volet du travail du conseiller. C’est aux demandeurs qu’il incombe de démontrer que les actes ou omissions qui lui sont reprochés ne relevaient pas de l’exercice d’un jugement professionnel raisonnable (GDB, au paragraphe 27).

[59]           En l’occurrence, les demandeurs affirment que le conseiller a dit à l’agent d’immigration qu’il n’avait jamais reçu la lettre indiquant que la demanderesse devait faire valider son permis d’études; or, ils ont trouvé la lettre en question dans le dossier qui leur a été rendu. Le conseiller a omis d’aborder la question des difficultés et des perturbations avec lesquelles la demanderesse devrait composer dans ses études. Les demandeurs ajoutent qu’une plainte a été adressée à Consultants en Immigration du Canada et les dernières informations à ce sujet indiquent que la plainte est en cours de traitement. Il s’agit manifestement, à mon sens, d’une indication qu’il y a eu négligence de la part du conseiller.

[60]           Deuxièmement, pour que la composante du travail de l’avocat influence la question de l’équité procédurale, il faut que l’incompétence ait donné lieu à un préjudice. Pour que l’allégation d’incompétence visant un avocat soit retenue, il doit s’agir d’un cas exceptionnel où « le défaut de représentation ou la négligence reprochés à l’avocat sont évidents à la face du dossier et compromettent le droit d’une partie à une audition pleine et entière » (Dukuzumuremyi, au paragraphe 18).

[61]           Le défendeur plaide l’absence de lien véritable entre l’incompétence que les demandeurs attribuent à leur conseiller et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Je ne suis pas de cet avis. Le fait que la demanderesse possède un permis d’études valide n’aurait peut‑être pas eu d’incidence sur les conclusions d’ensemble de l’agent, mais la preuve que l’affidavit supplémentaire apporte au sujet de la question des difficultés est étroitement liée à la demande.

[62]           Néanmoins, je suis d’avis que la présente affaire est analogue à l’affaire Betesh : la preuve ne permet pas d’affirmer que l’issue de l’instance aurait pu être différente. En l’espèce, je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont présenté suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la tenue d’une nouvelle audience. D’abord, ils n’ont pas démontré que l’issue de l’affaire aurait vraisemblablement été différente si l’agent avait tenu compte des lettres de soutien qu’ils ont produites avec l’affidavit supplémentaire. Ensuite, les lettres de soutien sont semblables à celles qu’ils ont déjà produites.

[63]           J’en conclus, par conséquent, que l’incompétence reprochée au conseil n’établit pas l’existence d’un manquement à l’équité procédurale.

D.                Quatrième question La Commission a‑t‑elle mal compris le critère à appliquer pour apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant?

[64]           À l’instar du défendeur, je suis d’avis que l’agent n’est pas tenu de recourir à une « formule » particulière dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (Hawthorne, au paragraphe 7; Miller, au paragraphe 24). À mon sens, c’est en fonction du caractère raisonnable de l’analyse de l’agent qu’il convient d’examiner l’appréciation qui a été faite de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[65]           Dans la décision Miller, le juge Near a passé en revue la jurisprudence portant sur le critère d’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant :

24        La Cour a établi que « lorsqu’on procède à une analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant dans le contexte de motifs d’ordre humanitaire, il est nécessaire d’évaluer l’avantage dont bénéficieraient les enfants si leur parent n’était pas renvoyé, de pair avec une évaluation des difficultés auxquelles seraient confrontés les enfants si leur parent était renvoyé ou s’ils étaient renvoyés avec lui » (Segura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 894, [2009] ACF no 1116, au paragraphe 32; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2002] ACF no 1687, au paragraphe 4). L’obligation pour l’agent d’être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants a également été décrite comme exigeant que l’agent « montr[e] qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu » (Segura, précitée, au paragraphe 34; Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, [2008] ACF no 211, au paragraphe 9). On ne doit pas, dans l’examen de la décision d’un agent concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, accorder à la forme plus d’importance qu’au fond.

[Non souligné dans l’original.]

[66]           Ainsi, j’examinerai la façon dont l’agent a apprécié l’intérêt supérieur de l’enfant à la lumière de l’obligation de se montrer « réceptif, attentif et sensible ».

E.                 Question 5 – La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

[67]           J’estime que la décision de l’agent était raisonnable. Son analyse des questions de l’établissement, des difficultés et de l’intérêt supérieur de l’enfant était transparente et intelligible.

[68]           Le paragraphe 25(1) de la Loi énonce le cadre décisionnel applicable aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Il prévoit ce qui suit :

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[69]           En ce qui a trait à la question de l’établissement, je conclus que la décision de l’agent était raisonnable. Il a tenu compte de l’expérience professionnelle des demandeurs et de leur participation à la vie communautaire. À cet égard, le raisonnement de l’agent était transparent et intelligible. Je souscris au point de vue du défendeur selon lequel les allégations des demandeurs ne sont que l’expression d’un désaccord quant au poids que l’agent a accordé aux divers facteurs qu’ils ont portés à son attention. Par conséquent, il ne m’appartient pas d’apprécier à nouveau la preuve.

[70]           S’agissant de la question des difficultés, je conclus que l’agent a tiré des conclusions raisonnables. Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur de fait en présumant que M. Anderson ne vivait plus avec eux. S’ils devaient quitter le Canada, cela occasionnerait des difficultés à M. Anderson. Toutefois, c’est aux demandeurs qu’il incombe d’établir l’existence de difficultés. L’agent a peut‑être fait une supposition qui ne correspondait pas à la réalité, mais je peux comprendre qu’il soit arrivé à cette conclusion, étant donné qu’il devait s’en remettre à une lettre vieille de deux ans. Il n’était pas déraisonnable que l’agent retienne cette hypothèse à défaut de pouvoir compter sur une lettre de soutien plus récente.

[71]           Par ailleurs, même si les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur de droit en appliquant le critère des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives aux personnes qui seraient touchées par leur départ, ils n’expliquent pas en quoi consistent les erreurs de droit que l’agent aurait commises. J’estime, au contraire, que leurs arguments établissent le caractère factuel des erreurs.

[72]           Par conséquent, je conclus que l’agent a fait une appréciation raisonnable des facteurs de l’établissement et des difficultés.

[73]           Ensuite, je conclus que l’agent a fait une évaluation raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant des demandeurs.

[74]           L’intérêt supérieur d’un enfant constitue un important facteur auquel il convient d’accorder un poids appréciable; cela dit, cet intérêt ne sera pas nécessairement le facteur déterminant dans tous les cas (Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, au paragraphe 8, [2008] ACF no 211).

[75]           Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker, la Cour suprême écrit qu’une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire sera déraisonnable si le décideur n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants touchés par sa décision, précisant en outre que le décideur se doit d’être « réceptif, attentif sensible » à cet intérêt :

Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt.

[Non souligné dans l’original.]

[76]           Le juge Douglas Campbell précise le sens des mots « réceptif, attentif et sensible » au paragraphe 9 de la décision Kolosovs :

Être réceptif signifie être au fait de la situation. Lorsque, dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est écrit qu’un enfant sera directement touché par la décision, l’agent des visas doit montrer qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu.

[Non souligné dans l’original.]

[77]           Toujours au paragraphe 9 de la décision Kolosovs, le juge Campbell passe également en revue les lignes directrices IP 5 – Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire :

5.19. Intérêt supérieur de l’enfant

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés introduit l’obligation légale de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement affecté par une décision prise en vertu du L25(1), lors du contrôle concernant les circonstances d’un étranger qui présente une demande dans le cadre de cet article. Ceci précise la pratique du ministère eu égard à la loi, éliminant ainsi tout doute sur le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant sera pris en considération. L’agent doit toujours être vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant lors de l’examen des demandes présentées au titre du L25(1). Toutefois, cette obligation ne s’applique que lorsqu’il est suffisamment clair, selon l’information soumise au décideur, que la demande s’appuie en entier ou du moins en partie, sur ce facteur.

[…]

En général, les facteurs liés au bien‑être émotif, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération, lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :

                     l’âge de l’enfant;

                     le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;

                     le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

                     les liens de l’enfant avec le pays concerné par la demande CH;

                     les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l’enfant, le cas échéant;

                     les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

                     les questions relatives au sexe de l’enfant.

[78]           Dans son analyse de l’élément d’attention, le juge Campbell explique, au paragraphe 11 de Kolosovs, qu’il importe de considérer les facteurs touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant dans leur ensemble :

Une fois que l’agent connaît les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ces facteurs doivent être considérés dans leur contexte intégral, et la relation entre les facteurs en question et les autres circonstances du dossier doit être parfaitement comprise. Ce n’est pas être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant que d’énumérer simplement les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance. À mon avis, pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître.

[Non souligné dans l’original.]

[79]           Au paragraphe 12 de la décision Kolosovs, le juge Campbell définit l’élément de sensibilité comme étant la formulation claire des épreuves qui attendent l’enfant en cas de décision défavorable :

Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

[80]           En l’espèce, j’estime que l’agent a déployé, autour de la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, un raisonnement qui montre qu’il y était « réceptif, attentif et sensible ». Je suis convaincu que l’agent comprenait le point de vue de l’enfant et qu’il était conscient de l’intérêt des demandeurs et des répercussions que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pourrait avoir sur l’avenir de l’enfant.

[81]           En particulier, l’agent a reconnu que les demandeurs souhaitaient faire en sorte que leur fille bénéficie des meilleurs soins possibles au Canada et qu’il a tenu compte de l’amour et du soutien qu’elle recevrait de ses parents s’ils devaient vivre en Jamaïque; cependant, il a également conclu que la preuve ne permettait pas d’affirmer qu’ils ne pourraient pas subvenir à ses besoins essentiels en Jamaïque. L’agent a conclu que le fait de vivre en Jamaïque n’aurait pas de conséquences négatives importantes pour le bien‑être de l’enfant.

[82]           Par ailleurs, je ne souscris pas à l’interprétation que font les demandeurs de l’analyse de l’agent. Celui‑ci n’a pas eu recours à une norme fondée sur les soins de base adéquats. Selon moi, il a tenu compte du niveau des soins que l’enfant des demandeurs recevrait vraisemblablement si elle devait accompagner ses parents en Jamaïque.

[83]           Par conséquent, j’estime que l’agent a fait une appréciation raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[84]           Dans l’ensemble, je conclus que la décision de l’agent était raisonnable.

[85]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter la demande.

[86]           Les demandeurs ont proposé la certification d’une question grave de portée générale, à savoir :

[traduction] Vu le protocole publié le 4 mars 2014 par la Cour fédérale concernant les allégations de négligence pouvant viser un ancien avocat, la Cour devrait‑elle tenir compte des résultats et conclusions relatives aux plaintes adressées au CRCIC?

[87]           Le défendeur s’oppose à la certification de cette question.

[88]           J’ai examiné les observations des avocats et les orientations données dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage, [1994] ACF no 1637, aux paragraphes 4 à 6, 176 NR 4. À mon sens, la question ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel, car aucune conclusion n’a encore été tirée quant à la question de la négligence. L’affaire est tout juste sur le point d’être instruite. Par conséquent, je ne certifierai pas la question proposée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


ANNEXE

Dispositions législatives pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

 

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5035‑13

 

INTITULÉ :

RICHARD ANTHONY MCKENZIE ET

ALLECIA ALLEN MCKENZIE c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE O’KEEFE

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2015

COMPARUTIONS :

Mary Lam

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alex C. Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Lam

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du

Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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