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Date : 20150319


Dossier : IMM-4524-14

Référence : 2015 CF 350

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

[T.P.]

[T.P.]

[R.R.P.]

[Z.H.]

[B.T.P.]

[N.P.]

[N.J.P.]

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défenderesse

ORDONANNCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les demandeurs, Monsieur [T. P.], son épouse, Madame [T. P.], ainsi que leurs cinq enfants mineurs, sont des Roms de citoyenneté Hongroise.  Ils sont arrivés au Canada en septembre 2011 et, se disant avoir été victimes d’incidents violents à caractère raciste dans leur pays d’origine, ils ont demandé la protection du Canada aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi].

[2]               Tout comme celles d’autres membres de leur famille avant eux, la demande d’asile des demandeurs a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (la SPR) sur la base qu’elle n’est pas crédible et qu’à tout événement, la présomption voulant que les autorités hongroises soient en mesure de les protéger advenant leur retour dans ce pays, n’a pas été repoussée.

[3]               Le dossier des demandeurs a toutefois ceci de particulier.  Un épisode d’abus sexuel impliquant le beau-frère de Madame [T. P.] et dont les victimes sont les deux filles mineures de M et Mme [T. P.], aussi demandeurs d’asile en l’instance, survient quelque temps après leur arrivée au Canada.  Le beau-frère de Madame [T. P.] ([M. V.]) sera éventuellement accusé au criminel et plaidera coupable.  S’en suivra, selon les demandeurs, des menaces de représailles, pour avoir dénoncé ces abus à la police, tant de [M. V.] lui-même que de membres de sa famille résidant toujours en Hongrie.

[4]               Ces faits ne sont toutefois portés à l’attention de la SPR qu’en janvier 2014, soit quelques mois après le début de l’audience de la demande d’asile devant la SPR, amorcée en octobre 2013.  Les demandeurs prétendent alors avoir été dans l’impossibilité de le faire avant en raison des conseils de l’avocat qui les représentait à cette époque, lequel estimait, selon les demandeurs, que les faits survenus au Canada n’étaient pas pertinents aux fins de l’analyse de leur demande d’asile.  La SPR n’a pas retenu cette explication et a jugé que ces faits nouveaux n’avaient pas été portés à son attention en temps utile.

[5]               Les demandeurs voient dans la décision d’écarter ces faits nouveaux deux incidences fatales au rejet, par la SPR, de leur demande d’asile : une première voulant qu’ils aient été ainsi victimes, en raison de l’incompétence de cet avocat, d’un déni de justice; une seconde à l’effet que l’analyse de la question de la protection de l’État s’en soit ainsi trouvée irrémédiablement viciée.

II.                Analyse

A.                Le déni de justice

[6]               En principe, la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 43; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au para 22).

[7]               Toutefois, pour établir un déni de justice naturelle fondé sur l’incompétence de l’avocat, il doit être démontré que les actes ou omissions reprochés à l'avocat relèvent de l'incompétence, qu'une erreur judiciaire en a résulté et que cette erreur a eu un impact sur l’issue du litige (R. c G.D.B., 2000 CSC 22, aux paras 26 et 27; Yang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 269, aux paras 17 et 24; Pathinathar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 1225, au para 40).

[8]               Ce fardeau est lourd.  En effet, un manquement à l’équité procédurale attribuée à l’incompétence de l’avocat est une question grave et le critère pour l’établir est très strict.  Ainsi, la preuve de l’incompétence de l’avocat doit « être si claire et sans équivoque et les circonstances si déplorables que l’injustice causée au requérant crèverait les yeux » (Parast c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 660, au para 11; Tjaverua c Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 288, aux paras 15-16; Odafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1429, au para 8; Nagy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 640, au para 60).

[9]               Qu’en est-il ici?  Les demandeurs soutiennent que l’avocat qui les représentait dans la phase initiale de leur audition devant la SPR en octobre 2013, Me [A. V.], se serait placé dans une situation « sinon de conflit d’intérêt, mais du moins délicate » en représentant à la fois leurs intérêts et ceux de [M. V.] lors de sa comparution au criminel.  Cela expliquerait, selon les demandeurs, que Me [A. V.] ne les ait pas encouragés à modifier leur demande d’asile afin d’y soulever la crainte de persécution que [M. V.] et sa famille, du moins celle se trouvant toujours en Hongrie, représentaient dorénavant pour eux suite aux accusations criminelles portées contre lui.

[10]           Or, la preuve au dossier démontre clairement, à mon avis, que Me [A. V.], après avoir agi sans véritable mandat, pour le compte de [M. V.] lors de la comparution initiale de ce dernier devant la cour criminelle en septembre 2012, a vite pris les mesures nécessaires pour éviter de se placer en situation de conflit d’intérêt en confiant, dès le mois suivant, la conduite du dossier criminel de [M. V.] à un autre avocat.  Au moment, donc, où l’audition de la demande d’asile des demandeurs s’est mise en branle devant la SPR en octobre 2013, l’avocat n’était plus, et ce depuis au moins un an, le procureur de [M. V.].

[11]           Par ailleurs, la preuve révèle également que Me [A. V.] ne semblait pas au courant que la famille de [M. V.] menaçait les demandeurs.  Dans une lettre adressée à l’actuelle procureure des demandeurs, l’avocat écrivait ceci :

En ce qui concerne la situation qui oppose votre client à [M. V.], je ne crois pas avoir eu connaissance de ce que la famille de [M. V.] menace votre client dans le pays d’origine, auquel cas j’aurais modifié les motifs de revendication.  Il me semble plutôt me souvenir que j’ai fait part à votre cliente que la situation prévalant au Québec ne pouvait être un motif d’octroi de la protection du Canada.

[12]           L'incompétence d'un avocat ne constitue un déni de justice que dans des circonstances extraordinaires (Nagy, précitée, au para 63; Gogol c Canada (CAF), [1999] ACF no 2021 (QL), [2000] 2 CTC 302, au para 3; Huynh c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 65 FTR 11, [1993] ACF no 642 (QL)).  Or, ici, force est d’admettre que nous ne nous trouvons pas, pour paraphraser l’affaire Parast, précitée, en face d’un manquement, en supposant qu’il y en ait eu un, si clair et sans équivoque et si déplorable que l’injustice causée aux demandeurs crève les yeux.

[13]           Comme le fait remarquer le défendeur dans son mémoire, les demandeurs n’allèguent pas que Me [A. V.] leur a conseillé de taire les menaces provenant de la famille de [M. V.].  Comme il l’affirme lui-même dans la lettre précitée, Me [A. V.] leur aurait plutôt dit que la situation prévalant au Québec ne pouvait être un motif d’octroi de la protection du Canada, ce qui, techniquement, n’est pas incorrect.  À tout événement, il est loin d’être clair et sans équivoque que Me [A. V.] était même au courant de la menace que représentait la famille de [M. V.].  C’est du moins ce qu’il affirme aussi dans ladite lettre.

[14]           L’injustice dont se plaignent les demandeurs est de ne pas avoir pu soulever cette menace en temps utile.  Compte tenu du fardeau très strict qui s’imposait à eux, ils n’ont pas démontré que cette injustice résultait des agissements de Me [A. V.], tant du point de vue des avis que celui-ci leur a prodigué, que de celui du conflit d’intérêt dans lequel il se serait placé.  La preuve au dossier est nettement insuffisante pour pouvoir conclure dans le sens souhaité par les demandeurs.

[15]           Il est utile de rappeler à cet égard que la SPR a entendu de nouveau les demandeurs sur le fait qu’ils n’avaient pu présenter tous les faits à l’origine de leur crainte de persécution.  La SPR a jugé qu’ils n’avaient pu expliquer de façon satisfaisante leur retard à soulever la menace provenant de la famille de [M. V.].  Notamment, elle a rejeté le motif de retard lié aux agissements Me [A. V.].

[16]           Je ne peux dire que ce faisant, la SPR a commis une erreur.  Après tout, l’avis de Me [A. V.] portait sur la pertinence de soulever des faits relatifs à la situation des demandeurs au Québec.  Interpréter cet avis comme suggérant qu’il ne servait à rien non plus de faire état de la menace provenant de Hongrie me paraît exagéré et mal fondé.

[17]           Il est aussi utile de rappeler que les demandeurs n’ont pas dénoncé les agissements de Me [A. V.] au Barreau du Québec.  On peut penser que si lesdits agissements avaient été aussi graves que les demandeurs le prétendent, une plainte au Barreau aurait été de mise.

[18]           Pour toutes ces raisons, je conclus que les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’ils ont été victimes d’un déni de justice en raison des agissements de leur avocat.

B.        La Protection de l’État

[19]           Il est bien établi qu’en matière de protection de l’État, les décisions de la SPR sont révisables suivant la norme de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit là d’une matière soulevant des questions mixtes de fait et de droit relevant de l’expertise de la SPR (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 aux paras 51-55; Khosa, précitée, au para 25; Rusznyak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2014 CF 255, au para 23; Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 1004, 440 FTR 106, au para 22).

[20]           En l’espèce, la SPR a jugé que les demandeurs n’avaient pas repoussé la présomption de protection de l’État, notamment par le fait qu’ils n’ont fait aucune tentative pour solliciter la protection des autorités hongroises en lien avec les problèmes qui les ont amenés à quitter la Hongrie alors que la preuve révélait pourtant que le père de Mme [T. P.] avait pu bénéficier de cette protection lorsqu’il l’a sollicitée.  En cette matière, le défaut de demander la protection de l’État, même pour des Roms de Hongrie, peut être fatal à une demande d’asile (Molnar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 530; Paradi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 996; Csonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1056).  À cet égard, je ne vois rien qui puisse justifier mon intervention, la décision de la SPR se situant bien à l’intérieur de la fourchette des issues acceptables possibles eu égard aux faits et au droit (Dunsmuir, précitée au para 47).

[21]           Toutefois, ce volet de la présente demande de contrôle judiciaire a pris une tournure différente à l’audition alors que la procureure des demandeurs a plutôt insisté sur le fait que la SPR ne s’était pas interrogée sur la capacité de l’État Hongrois à protéger les deux filles mineures de Mme [T. P.], victimes de [M. V.].  L’avocate des demandeurs est allée aussi loin que de soumettre que les deux filles de Mme [T. P.] étaient désormais des « réfugiées sur place ».

[22]           La difficulté avec cet argument, c’est qu’il ne s’est pas présenté de la sorte ni devant la SPR ni dans le mémoire des demandeurs.  Ceux-ci ont en effet plutôt choisi de tenter de greffer ces événements à leur demande d’asile initiale et de démontrer qu’une demande de protection en lien avec les accusations portées contre [M. V.] au Canada avait été faite sans succès auprès des autorités hongroises.  La SPR n’a pas jugé crédible la preuve des demandeurs relative à la réaction desdites autorités à cette demande de protection et en a conclu qu’ils n’avaient pas repoussé la présomption de protection de l’État en rapport avec ces événements.  Elle a ajouté qu’il aurait été facile pour les demandeurs d’obtenir une preuve écrite de cette démarche auprès des autorités hongroises, mais que cela n’avait pas été fait.

[23]           Il est difficile, dans ce contexte, de reprocher à la SPR d’avoir abordé cette question comme elle l’a fait et d’avoir tiré les conclusions auxquelles elle en est arrivée.  Il est important de rappeler que ce n’est pas la SPR, mais bien les demandeurs, qui portaient le fardeau d’établir que l’État Hongrois ne serait pas en mesure de protéger les deux mineures de Mme [T. P.] en lien avec les représailles appréhendées du fait des accusations portées contre [M. V.] (Lozada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 397, au para 27; Aggi de Oliveira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 488, au para 19; Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 202, au para 3).

[24]           Il est tout aussi difficile pour la Cour de traiter de ce nouvel argument sans le bénéfice de l’étape cruciale de la détermination du statut des deux filles mineures de Mme [T.P.] en tant que « réfugiées sur place ».  Cette détermination, qui repose sur des critères sensiblement différents de ceux applicables aux termes des articles 96 et 97 de la Loi, n’a pas été faite et il est déraisonnable, dans les circonstances particulières de la présente affaire, de prétendre que la SPR aurait dû procéder à cette détermination puisque rien ne laissait présager cette transformation de la demande d’asile des demandeurs.

[25]           La demande de contrôle judiciaire des demandeurs sera donc rejetée.

[26]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a sollicité la certification d’une question pour la Cour d’appel fédérale, tel que le prévoit le paragraphe 74(d) de la Loi.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4524-14

INTITULÉ :

[T. P.] ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 février 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 19 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

Pour les demandeurs

Me Pavol Janura

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Valois Marc

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

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