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Dossier : IMM-938-14

Référence : 2015 CF 715

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

DORIAN KOZOMARA

ZVJEZDANA MENDICA KOZOMARA

TAJANA KOZOMARA

ELEONOR KOZOMARA

MARLEN KOZOMARA

GABRIEL KOZOMARA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle on a rejeté leur demande d’exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à l’égard de tous les critères du statut de résident permanent auxquels ils ne satisfont pas.

[2]               Les demandeurs sont une famille de citoyens croates. Monsieur Kozomara, le père, est venu pour la première fois au Canada le 17 mai 2010 et a demandé l’asile peu après son arrivée. Il a affirmé que lui-même et sa famille avaient fait l’objet de harcèlement et de discrimination en Croatie parce qu’ils étaient d’origine serbe. Peu de temps après, le 7 septembre 2010, son épouse et ses quatre enfants l’ont rejoint au Canada et leurs demandes d’asile ont été fusionnées avec sa demande. Dans une décision du 7 mai 2012, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande des demandeurs, statuant que ces derniers n’étaient pas crédibles et que la discrimination qu’ils redoutaient n’équivalait pas à de la persécution. La demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée subséquemment par les demandeurs a également été rejetée et la Cour a refusé de procéder au contrôle judiciaire de l’une ou l’autre de ces décisions.

[3]               Dans l’intervalle, le 26 juin 2012, les demandeurs ont présenté, sur le fondement du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], une demande d’exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à l’égard de tous les critères de la LIPR auxquels ils ne satisfaisaient pas.

[4]               Pendant que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était toujours en instance, le renvoi des demandeurs a été fixé au mois de mars 2013. Toutefois, le renvoi de Mme Kozomara et de ses deux filles aînées a été reporté pour des raisons administratives, et la Cour a accordé aux autres demandeurs un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi le 28 mars 2013 (Kozomara c Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, IMM‑2306-13 (CF)).

[5]               À l’expiration des délais, le renvoi des demandeurs a de nouveau été fixé au mois de mars 2014. Le 17 mars 2014, la Cour a rejeté la demande de sursis à la mesure de renvoi présentée par M. Kozomara et ses deux enfants aînés et ces derniers ont donc été renvoyés comme prévu plus tard ce mois-là. Le renvoi de Mme Kozomara et de ses deux plus jeunes enfants a toutefois été reporté pour des raisons administratives jusqu’à la fin de l’année scolaire. Ils ont quitté en juin 2014, donc aucun des demandeurs ne se trouve au Canada.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[6]               Le 10 décembre 2013, la même agente [l’agente] qui avait rejeté la demande d’ERAR des demandeurs a également rejeté leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[7]               Dans ses motifs, l’agente a déclaré qu’elle n’était pas convaincue que les conditions difficiles en Croatie auraient un impact suffisamment direct sur les demandeurs pour justifier une exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La plupart de leurs affirmations avaient déjà été rejetées par la SPR parce qu’ils n’étaient pas crédibles et ne risquaient pas sérieusement d’être victimes de graves actes de discrimination ou de harcèlement. D’après l’agente, les demandeurs n’avaient presque pas présenté de nouveaux éléments de preuve qui auraient pu modifier cette évaluation. Les demandeurs auraient envoyé deux pétitions au président de la Croatie, mais l’agente n’en a pas tenu compte parce qu’il n’y avait aucune preuve confirmant que ces documents avaient bel et bien été envoyés ou indiquant si une réponse avait été reçue. Quelques nouveaux articles et rapports au sujet de la Croatie avaient également été présentés, mais l’agente a affirmé qu’elle n’était pas convaincue que la situation au pays décrite dans ces documents aurait un impact direct sur les demandeurs ou que ces derniers n’auraient aucun recours s’ils en subissaient les effets directs. L’agente a ensuite cité quelques passages provenant du rapport sur la Croatie du Département d’État des États‑Unis [le rapport du USDOS] et a observé que les Serbes d’origine étaient ouvertement victimes de discrimination, surtout en ce qui concernait l’emploi. Cependant, il existe des mesures de protection constitutionnelles contre la discrimination et deux ONG serbes ont rapporté que « [traduction] l’époque des incidents physiques interethniques est généralement chose du passé ». Comme elle disposait de peu d’éléments de preuve, l’agente n’était pas convaincue que la situation en Croatie justifiait une exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dans le cas de ces demandeurs.

[8]               L’agente n’était pas non plus convaincue que les demandeurs étaient établis au Canada si bien qu’ils subiraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si leur lien avec le Canada était rompu. Même s’ils ont géré leur situation financière de manière satisfaisante, ils ont bénéficié de l’aide sociale lorsqu’ils sont arrivés pour la première fois au Canada, et M. Kozomara n’a un travail que depuis avril 2011. Madame Kozomara n’a jamais travaillé du tout. Les demandeurs ont présenté de nombreuses lettres de soutien de leur communauté, mais l’agente a souligné que l’exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas censée être accordée simplement parce quelqu’un ferait un bon citoyen ou aurait probablement une meilleure qualité de vie au Canada (citant, à titre d’exemple, l’arrêt Davoudifar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 316 aux paragraphes 25 et 43). De l’avis de l’agente, les demandeurs n’avaient aucunement prouvé qu’ils subiraient des difficultés autres que celles inhérentes au renvoi d’un endroit où ils ont vécu, et ce type de difficultés étaient anticipées par la LIPR et les demandeurs avaient le pouvoir de les éviter.

[9]               Finalement, l’agente a parlé brièvement de l’intérêt supérieur des enfants :

[traduction] Les enfants des demandeurs adultes âgés de 14, 16, 18 et 19 ans sont visés par la présente demande. Il est à noter que selon les demandeurs adultes, leurs enfants étaient victimes de harcèlement et d’intimidation à l’école en Croatie à cause de leur ethnicité. Au moment de l’audition de leur demande d’asile, la SPR s’est penchée sur la question et a indiqué que les demandeurs n’étaient pas en mesure de fournir des détails concernant les problèmes auxquels les enfants étaient exposés. Les enfants ont eu l’avantage de recevoir une partie de leur éducation au Canada. Cependant, ils n’ont fourni aucun renseignement confirmant que les enfants n’ont pas pu ou ne pourraient pas fréquenter l’école en Croatie. Ils n’ont pas non plus fourni de renseignements indiquant que le gouvernement croate ne protégerait pas l’intérêt supérieur des enfants à leur retour en Croatie avec leurs parents. J’estime que l’intérêt supérieur des enfants touchés par cette évaluation est un facteur important dans cette décision.

[10]           Par conséquent, l’agente a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et a conclu que les demandeurs ne subiraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils se conformaient aux exigences habituelles de la LIPR.

III.             Questions en litige

[11]           Les parties conviennent que l’espèce soulève deux questions :

1.                  La décision de l’agente concernant l’intérêt supérieur des enfants est‑elle déraisonnable?

2.                  La décision de l’agente concernant la question des difficultés causées par la discrimination et le harcèlement en Croatie est‑elle déraisonnable ou erronée en droit?

IV.             Les arguments des parties

A.                Les arguments des demandeurs

[12]           Les demandeurs font valoir que l’évaluation faite par l’agente, aussi bien de l’intérêt supérieur des enfants que des difficultés occasionnées par les conditions difficiles dans leur pays, est déraisonnable.

[13]           En premier lieu, deux des enfants des demandeurs avaient moins de 18 ans au moment où l’agente a pris sa décision, mais cette dernière a rejeté d’emblée leurs intérêts dans un seul court paragraphe reproduit plus haut. L’agente a déclaré que rien ne démontrait [traduction] « que le gouvernement croate ne protégerait pas l’intérêt supérieur des enfants », mais nulle part ailleurs avant cette déclaration elle ne mentionne l’intérêt supérieur des enfants ni n’explique pourquoi ils auraient une meilleure qualité de vie en Croatie qu’au Canada. Or, beaucoup d’éléments de preuve indiquaient le contraire; les demandeurs font remarquer que les deux enfants mineurs avaient écrit des lettres décrivant de façon détaillée les mauvais traitements humiliants et parfois physiques qu’ils avaient subis dans les écoles en Croatie en raison de leur nom de famille serbe. Pourtant, lorsqu’elle a parlé de ces problèmes, l’agente a uniquement renvoyé aux allégations de M. et Mme Kozomara qui avaient été rejetées par la SPR parce qu’elles n’étaient pas suffisamment détaillées; elle n’a jamais fait mention des lettres des enfants, ni n’a expliqué pourquoi elle n’en avait pas tenu compte. Selon les demandeurs, cette façon de procéder était inappropriée, à la fois parce que l’analyse des difficultés est une analyse plus générale qu’une analyse des risques et parce que cela laisse supposer que l’agente n’a jamais lu les lettres des enfants (citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35 au paragraphe 41, [1998] ACF no 1425 (QL) (1re inst.)).

[14]           En deuxième lieu, les demandeurs font valoir que l’agente n’a pas évalué adéquatement le risque de discrimination. Selon eux, le critère relatif aux difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives est moins rigoureux que celui ayant trait au risque de persécution, et il n’était pas suffisant pour l’agente de simplement observer que le risque allégué avait été pris en considération par la SPR. La SPR a plutôt conclu que les demandeurs avaient subi de la discrimination par le passé et, ainsi, les demandeurs soutiennent que l’agente aurait dû ne pas souscrire à cette conclusion de la SPR ou déterminer si ce traitement causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives pour les demandeurs. Selon les demandeurs, elle n’a fait ni l’un ni l’autre; l’analyse de l’agente de la situation en Croatie était insuffisante et vague, et cette dernière n’a jamais indiqué les recours qu’ils pouvaient invoquer et n’a jamais fait de rapprochement avec le problème de la discrimination et du harcèlement auxquels les Serbes d’origine sont ouvertement victimes, qui a été reconnu dans le rapport du USDOS. En outre, les lettres des enfants prouvaient qu’ils étaient victimes de harcèlement et de violence systémiques dans le système d’éducation croate et les demandeurs affirment que le défaut de l’agente d’examiner ces lettres met également en doute la validité de sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’étaient pas exposés personnellement à des risques de discrimination.

B.                 Arguments du défendeur

[15]           Le défendeur indique que la décision de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit être interprétée à la lumière de la décision de la SPR et de la conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Kozomara. Selon le défendeur, la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs pourraient subir de la discrimination n’était pas fondée sur des expériences passées, mais sur des documents généraux ayant trait au pays démontrant que la discrimination est un problème pour les Serbes d’origine dans certaines circonstances. Ainsi, le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure que les demandeurs n’avaient établi aucun lien personnel avec les conditions difficiles dans le pays. De plus, il n’était pas nécessaire d’effectuer une analyse détaillée des mesures de protection prévues par l’État, et le défendeur prétend que l’agente a relevé plusieurs recours, y compris des mesures de protection constitutionnelles contre la discrimination. Le défendeur fait valoir que parce que les demandeurs n’avaient pas prouvé l’existence de répercussions personnelles, l’agente n’était pas obligée de faire plus.

[16]           Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants, le défendeur admet que l’agente n’a pas renvoyé explicitement aux lettres écrites par les enfants. Toutefois, à part une nouvelle anecdote dans chacune des lettres, elles étaient tout aussi générales que les témoignages de leurs parents rejetés par la SPR. De plus, le défendeur souligne que l’agente a non seulement examiné ces allégations, mais a également indiqué que tous les membres de la famille élargie des enfants habitent en Croatie, qu’ils retourneraient dans ce pays avec leurs parents et qu’ils pouvaient fréquenter l’école. Même si ces détails n’ont pas tous été énumérés succinctement, le défendeur affirme qu’il s’agissait d’une analyse raisonnable démontrant que l’agente était consciente de l’intérêt supérieur des enfants et que, d’après elle, cet intérêt militait en faveur d’un retour en Croatie (citant Khoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 142 aux paragraphes 46 et 47, 362 FTR 118).

V.                Analyse

A.                La norme de contrôle

[17]           Les demandeurs reconnaissent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je partage cet avis (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au paragraphe 18, [2010] 1 RCF 360 [Kisana]).

[18]           Cela dit, la Cour ne devrait pas intervenir si la décision de l’agente est intelligible, transparente, justifiable et appartient aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. La cour de révision ne peut soupeser à nouveau les éléments de preuve présentés à l’agent ni substituer la solution qu’elle juge appropriée à celle qui a été retenue : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339. Par ailleurs, la Cour n’a pas le « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654).

B.                 La décision de l’agente devrait-elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire?

[19]           Au début de l’audience portant sur cette question, les avocats ont répondu brièvement à la question de la Cour quant à savoir s’il serait utile d’instruire la demande de contrôle judiciaire, étant donné que tous les demandeurs avaient quitté le Canada depuis juin 2014.

[20]           La Cour a occasionnellement statué que le contrôle judiciaire d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire rejetée devient théorique si les demandeurs quittent le pays, puisqu’ils n’ont plus besoin d’être exemptés de l’exigence de présenter une demande de visa à partir de l’étranger (voir, p. ex., Bouslimani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 336 (QL) aux paragraphes 3 à 5 (1re inst.); Krotov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 438 au paragraphe 26, 48 IMM LR (3d) 264).

[21]           Cependant, dans un nombre nettement plus élevé de décisions, on est arrivé à la conclusion opposée (voir, p. ex., Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 165 aux paragraphes 13 à 16, 379 NR 239 [Palka]; Petrovych c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 110 aux paragraphes 37 à 40; Uberoi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1232 aux paragraphes 1 et 14, 301 FTR 146; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1166 (QL) au paragraphe 11 (1re inst.); et Gautam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 167 FTR 124 au paragraphe 4 (1re inst.)). Dans l’arrêt Palka, le juge John Evans a rejeté (au paragraphe 13) l’argument selon lequel le renvoi des demandeurs du Canada nuirait à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, puisque « l’instruction de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par les Palka se poursuivra, même après leur renvoi du Canada. Si la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est accueillie après leur renvoi, elles pourront être autorisées à revenir au Canada ». S’appuyant sur cette affaire, le juge Yvon Pinard a affirmé qu’« [traduction] il est bien établi en droit que ni une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ni une demande de contrôle judiciaire ne deviennent théoriques par le simple fait qu’une personne a été déportée » (Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 525 au paragraphe 3).

[22]           L’opinion selon laquelle le contrôle judiciaire d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire rejetée ne devient pas théorique si les demandeurs quittent le pays semble être prédominante au sein de la Cour, et je la trouve persuasive. L’étranger peut invoquer le paragraphe 25(1) de la LIPR, qui précise que le ministre « peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables » (non souligné dans l’original). Si les demandes provenant de l’intérieur du Canada sont souvent présentées comme des demandes visant à lever l’exigence de l’article 11 concernant la nécessité de demander un visa à l’étranger (ce qui n’est plus nécessaire dans le cas des demandeurs), la demande acceptée à la première étape du processus exempte généralement les demandeurs de chacune des exigences liées à la résidence permanente à l’exception de celles énoncées aux alinéas 72(1)b) et e) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] (obligation pour les demandeurs d’être au Canada pour s’y établir en permanence, de satisfaire aux critères de sélection, d’être titulaires des pièces d’identité nécessaires et d’avoir un certificat médical) (voir le Règlement, article 68; Aguilar Espino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 74 au paragraphe 19, 308 FTR 92, conf. par 2008 CAF 77 aux paragraphes 2 et 3). Par extension, elle pourrait accorder aux demandeurs une exemption à l’égard de certaines exigences, comme l’obligation d’appartenir à une catégorie (le Règlement, alinéas 70(1)c) et 72(1)c)), ce qui serait avantageux pour eux peu importe où ils se trouvent.

[23]           Même si les demandeurs pourraient toujours demander des exemptions similaires à partir de l’étranger en vertu des paragraphes 66 et 67 du Règlement, cela présenterait des difficultés. Non seulement les demandeurs auraient à présenter une nouvelle demande, à acquitter de nouveaux droits (le Règlement, articles 66, 295 et 307) et à attendre plus longtemps, mais le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] risquerait de ne pas avoir la même obligation d’examiner leur demande en vertu du paragraphe 25(1), qui précise que le ministre « doit » examiner la demande d’un étranger se trouvant au Canada, mais « peut » examiner la demande d’un étranger se trouvant hors du Canada. Ainsi, le renvoi de cette demande pour réexamen comporterait quand même un avantage pour les demandeurs.

[24]           Par conséquent, je conclus qu’une demande de contrôle judiciaire de la décision concernant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaires ne devient pas théorique simplement parce que les demandeurs ont quitté le Canada. Ceci dit, il peut y avoir des occasions où le départ d’un demandeur du Canada a affaibli sa demande de sorte que la possibilité d’en arriver à une conclusion favorable à l’issue du réexamen serait improbable, si bien que la demande d’exemption pourrait être rejetée (voir Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114 au paragraphe 38, 372 DLR (4th) 567). Dans l’arrêt Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 470, par exemple, le juge Pelletier a statué (au paragraphe 3) que l’appelant dans cette affaire aurait pu subir un préjudice irréparable s’il était renvoyé pour les motifs suivants :

Le fondement de la conclusion quant à l’erreur susceptible de révision est l’intérêt des enfants du demandeur, une question soulevée par le fait que son emploi au Canada lui permet de subvenir à leurs besoins. S’il est renvoyé et qu’il n’apporte plus son aide, à partir du Canada, pour subvenir à leurs besoins, ses motifs à l’appui d’une considération favorable de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire seront grandement minés. Cela aura pour effet de le priver de la totalité, ou presque, des avantages de son appel s’il a gain de cause.

[Non souligné dans l’original.]

[25]           Un sursis a été octroyé dans cette affaire, mais il est facile d’imaginer une situation où un sursis n’est pas demandé et où la seule erreur dans une décision concerne un facteur miné considérablement par le départ d’un demandeur. Dans pareil cas, il peut convenir de ne pas permettre d’octroyer l’exemption simplement parce que la demande est devenue si faible qu’un réexamen ne servirait à rien.

[26]           En l’espèce, cependant, le motif principal de contrôle a trait à l’intérêt supérieur des enfants quant à leur éducation. Au moins un des demandeurs est mineur et à qui il reste une année scolaire à terminer, et la demande ne serait donc pas nécessairement sans espoir si elle était réexaminée (Lemus, au paragraphe 38). Il convient donc d’évaluer la décision de l’agente.

C.                 La décision de l’agente concernant l’intérêt supérieur des enfants est‑elle déraisonnable?

[27]           En ce qui a trait à l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, [2002] 4 RCF 358 [Legault]) a déclaré ceci :

[12]      Bref, l’agent d’immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, para. 75), mais une fois qu’il l’a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances de l’espèce. La présence d’enfants [...] n’appelle pas un certain résultat. Ce n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui [...] sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1995), 184 NR 230 (C.A.F.), permission d’appeler refusée, CSC 24740, 17 août 1995).

[28]           De même, dans l’arrêt Kisana, la Cour d’appel fédérale a statué :

[24]      Ainsi, un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat. La plupart du temps, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de résider avec ses parents au Canada, mais ce facteur n’est qu’un de ceux dont il y a lieu de tenir compte. Il n’appartient pas aux tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent chargé de se prononcer sur les raisons d’ordre humanitaire. En revanche, l’intérêt supérieur des enfants est un facteur que l’agent doit examiner « avec beaucoup d’attention » et qu’il doit soupeser avec les autres facteurs applicables. Le simple fait de dire qu’on a tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas suffisant (Legault, précité, aux paragraphes 11 et 13).

[29]           En l’espèce, l’agente n’a pas évalué convenablement ou adéquatement l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs. Outre la brièveté de son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, il n’était pas raisonnable pour elle de laisser entendre que seul un refus complet de leur fournir une éducation serait pertinent à cet égard ni d’affirmer uniquement qu’[traduction] « aucun renseignement n’a été fourni indiquant que le gouvernement croate ne protégerait pas l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’ils retourneraient en Croatie avec leurs parents ».

[30]           En l’espèce, l’agente n’a pas examiné s’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada avec leurs parents et de maintenir la situation telle qu’elle était. Comme l’a observé le juge Donald Rennie dans la décision Etienne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 937 au paragraphe 9, 30 IMM LR (4th) 315 : « Pour qu’on puisse conclure qu’il a été adéquatement “réceptif, attentif et sensible” à l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut que l’agent ait tenu compte de la situation de l’enfant en se plaçant du point de vue de l’enfant. » Dans le cas qui nous occupe, il était déraisonnable pour l’agente d’ignorer ce point de vue. Les quatre enfants des demandeurs ont présenté des lettres à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais l’agente n’a même pas mentionné ces lettres, ni même évalué leur contenu en faisant preuve de transparence. Au moment de la présentation de la demande, deux des quatre enfants étaient toujours mineurs, et il était nécessaire d’évaluer raisonnablement leurs intérêts. De plus, l’agente disposait d’une douzaine de lettres des enseignants des enfants témoignant de leurs réalisations scolaires, de leurs habiletés de communication, etc. Il ressort clairement de l’un des paragraphes des motifs de l’agente reproduit plus haut qu’elle n’a pas identifié et défini adéquatement l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle n’a pas examiné cet intérêt « avec beaucoup d’attention » (Legault, au paragraphe 31, et Kisana, au paragraphe 24).

[31]           Par conséquent, pour ce seul motif, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs devrait être accueillie. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par les parties.

VI.             Conclusion

[32]           À la lumière des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il statue de nouveau sur l’affaire.

[33]           Les parties n’ont soulevé aucune question de portée générale à certifier. Par conséquent, aucune ne le sera.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il statue de nouveau sur l’affaire.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.



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