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Date : 20150602


Dossier : T-798-14

Référence : 2015 CF 704

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 2 juin 2015

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

demanderesse

et

DONNA CASLER

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Dans la présente demande, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN) conteste une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), agissant sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6 (la Loi), a rejeté l’argument de la demanderesse voulant que le préjudice causé par une lenteur dans le traitement d’une plainte de discrimination fondée sur le sexe (la plainte) doive entraîner son rejet définitif sans la tenue d’une audience sur son bien‑fondé. Cet argument met en jeu l’autorité relative des décideurs agissant sous le régime de la Loi.

[2]               L’état du droit n’est pas en litige. La lenteur dans le traitement à elle seule ne justifie pas nécessairement une conclusion de rejet d’une plainte. Toutefois, une lenteur qui cause un « préjudice important » à l’équité de l’audience ou qui constitue un abus de procédure peut servir de fondement à une conclusion de rejet (Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, aux paragraphes 101 et 115). La question prédominante en l’espèce consiste à déterminer quelle est l’instance la mieux placée, entre la Commission et le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), pour prendre une décision à l’étape finale du processus décisionnel. Plus particulièrement, la Cour doit déterminer si la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal en vue d’une décision définitive était raisonnable et équitable. Pour les motifs qui suivent, je conclus que cette décision était raisonnable et équitable.

I.                   Les détails de la plainte de Mme Casler et de son traitement

[3]               Le rapport d’enquête le plus récent (le rapport) sur la plainte cite la position de Mme Casler sur le fond et les détails du traitement (voir l’affidavit de Sheila Marie Tracy, daté du 1er mai 2014 (vol. 1 de 1, dossier de la demanderesse) [l’affidavit], pièce P).

[4]               Le fondement de la plainte est le suivant :

[traduction]

1. La question à trancher en l’espèce est de savoir si l’intimé a traité la plaignante d’une manière différente et défavorable et omis de prendre les mesures d’adaptation nécessaires pour son travail. La plaignante allègue aussi qu’elle a été traitée différemment sur le plan des adaptations, comparativement aux autres employés faisant l’objet de mesures d’adaptation, en raison de la nature de sa déficience et parce qu’elle est une femme. La plaignante a informé l’enquêteur, lors de l’entrevue du 14 mai 2013, qu’elle ne ferait aucune allégation fondée sur la nature de son invalidité ou sur une discrimination sexuelle systématique, mais qu’elle alléguerait plutôt que le traitement défavorable se fondait sur le fait qu’elle était une femme. Par conséquent, l’enquête se fondera sur l’article 7, au lieu de l’article 10, parce que cette allégation intéresse le traitement de la plaignante, et non une pratique générale en milieu de travail.

2. Les actes discriminatoires allégués ont trait à des motifs de distinction illicites fondés sur la déficience (fibromyalgie, encéphalo‑myélite myalgique ou syndrome de fatigue chronique) et sur le sexe (femme).

[5]               La plainte est en traitement depuis plus de 14 ans. Elle remonte à 1998, à l’époque où Mme Casler a reçu un diagnostic de fibromyalgie. Elle affirme que, en 1999, on lui a dit de prendre un congé de maladie parce que le CN n’avait pas de postes disponibles susceptibles de lui convenir en raison de sa déficience.

[6]               En mars 2000, le droit de Mme Casler de bénéficier d’un congé de maladie s’est éteint. Le CN lui a alors offert un poste différent, mais, en raison de sa déficience, elle a jugé que ce poste était trop exigeant physiquement. En août 2000, elle a été informée qu’il n’y avait pas d’autres postes qui permettraient de composer avec ses restrictions et ses limitations; elle n’avait alors pas d’autre choix que de prendre un congé d’invalidité.

[7]               Lorsque son droit à des prestations d’invalidité s’est éteint en mars 2001, Mme Casler a continué de demander au CN de prendre des mesures d’adaptation, mais on lui a dit qu’il n’y avait de postes disponibles. Par la suite, Mme Casler a demandé l’aide de son syndicat, qui a d’abord refusé de l’aider. Toutefois, à la suite d’une plainte déposée auprès du Conseil canadien des relations industrielles, son syndicat a finalement déposé un grief en son nom en août 2004.

[8]               En septembre 2004, Mme Casler a déposé auprès de la Commission une plainte dans laquelle elle alléguait que le CN n’avait pas pris de mesures pour tenir compte de sa déficience, parce qu’elle était une femme. À l’époque, la Commission a décidé de ne pas traiter la plainte jusqu’à ce que la procédure de règlement du grief soit épuisée.

[9]               En mai 2008, Mme Casler a communiqué avec la Commission pour faire réactiver sa plainte. La Commission a par la suite consenti à traiter sa plainte, parce qu’elle était convaincue que la procédure de règlement du grief avait été épuisée.

[10]           L’enquête initiale a commencé en octobre 2008, et elle a donné lieu à un rapport daté du 27 mars 2009 qui recommandait le rejet de la plainte, en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi. Cette recommandation a été adoptée par la Commission, qui a rejeté la plainte en juin 2009.

[11]           En juillet 2009, Mme Casler a présenté une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission de rejeter sa plainte. En février 2011, cette demande a été rejetée. Mme Casler a par la suite interjeté appel de cette dernière décision. En octobre 2011, il a été jugé qu’elle avait fait défaut de déposer son mémoire des faits et du droit dans le délai prescrit.

[12]           Le 16 décembre 2011, la Cour d’appel fédérale a décidé que l’appel de Mme Casler se poursuivrait si elle déposait son mémoire des faits et du droit au plus tard le 21 décembre 2011. Le 3 mai 2012, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de Mme Casler et ordonné que l’affaire soit retournée à la Commission pour nouvelle enquête et nouveau rapport.

[13]           Le rapport, remis le 15 janvier 2014, recommandait que la plainte soit déférée au Tribunal. En mars 2014, la Commission a adopté la recommandation et avisé les parties par lettre que la plainte serait déférée au Tribunal pour instruction.

[14]           Le CN a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission le 1er avril 2014.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[15]           Après la remise du rapport, la Commission a rendu deux décisions : elle a limité à dix pages les observations des parties et elle a renvoyé la plainte au Tribunal pour instruction (la décision).

[16]           En ce qui a trait à la limite imposée pour le nombre de pages, dans une lettre datée du 15 janvier 2014, la Commission a communiqué le rapport au CN et l’a avisé que ses observations concernant ce rapport ne devaient pas excéder dix pages, pièces jointes comprises, et devaient être déposées au plus tard le 7 février 2014 (affidavit, pièce P). Par lettre datée du 7 février 2014, le CN a déposé un document contenant dix pages d’observations (les observations) et 64 pages de pièces jointes (affidavit, pièce Q). Dans une lettre datée du 11 février 2014, la Commission a informé le CN que [traduction] « les pages en excédent de la limite de dix pages ne seraient pas soumises à la Commission » (affidavit, pièce S). Dans des lettres datées du 18 et du 27 février 2014, le CN s’est opposé à la limite de dix pages imposée pour les observations (affidavit, pièces T et U). La Commission lui a répondu par une lettre en bonne et due forme datée du 3 mars 2014, qui était rédigée en ces termes :

[traduction]

La présente fait suite à votre lettre datée du 27 février 2014 intéressant la plainte de Donna Casler à l’encontre des Chemins de fer nationaux. Vous avez demandé que je confirme par écrit notre décision de limiter à dix pages vos observations sur le rapport.

La Commission a comme pratique de limiter à dix pages les observations sur les rapports d’enquête. Cette pratique est confirmée dans les Procédures opérationnelles de règlement des différends de la Commission canadienne des droits de la personne (http://www.chrc-ccdp.ca/fra/content/procedures-operationnelles-de-reglement-des-differends) et elle est observée depuis longtemps. L’article 9.4 de ces procédures prévoit d’ailleurs :

Sous réserve du paragraphe 9.6, les observations ne doivent pas dépasser dix (10) pages, pièces jointes comprises. Après avoir signifié son intention aux parties, la Commission peut refuser de présenter aux commissaires la partie des observations qui dépasse 10 pages aux fins d’examen. Si la Commission décide de transmettre aux commissaires, aux fins d’examen, des observations de plus de 10 pages, elle doit en aviser les autres parties et leur permettre de présenter des observations de même longueur qui seront soumises à la Commission.

En outre, cette limite a été clairement mentionnée dans la lettre de divulgation adressée à l’intimé le 15 janvier 2014.

Le 7 février 2014, la Commission a reçu les observations des Chemins de fer nationaux concernant la plainte susmentionnée. Ces observations comportaient une lettre de dix pages et nombre de pièces jointes. Le document reçu par télécopieur totalisait 74 pages. Par conséquent, vous êtes avisé que seules les dix premières pages (la lettre) seront soumises à la Commission. Les pièces jointes ne seront pas incluses. Cette façon de faire est compatible avec les pratiques de la Commission. [...]

(Affidavit, pièce Y)

[17]           La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, qui était adressée à Mme Casler et au CN, était rédigée en ces termes :

[traduction]

Je vous écris pour vous informer de la décision prise par la Commission canadienne des droits de la personne dans le dossier opposant Donna Casler et Chemins de fer nationaux (20040537).

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous avait été communiqué ainsi que les observations déposées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces éléments d’information, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire la plainte, pour les motifs suivants :

• la preuve révèle que l’intimé a peut-être omis de prendre des mesures d’adaptation en raison de contraintes excessives;

• la preuve révèle que l’intimé a peut-être fait à l’égard de la plaignante une distinction fondée sur le sexe;

• une enquête approfondie sur cette affaire est justifiée.

Le Tribunal vous fournira d’autres renseignements sur le déroulement de l’instance.

(Affidavit, pièce X)

III.             La Position du CN

[18]           Le CN sollicite une ordonnance annulant la décision de la Commission de déférer l’affaire au Tribunal, ainsi qu’une ordonnance interdisant à la Commission de statuer sur la plainte.

[19]           L’argumentation du CN comprend deux volets. Premièrement, le CN affirme que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle se fonde sur un rapport d’enquête entaché d’erreurs. Deuxièmement, le CN soutient que la Commission a manqué à son obligation d’équité envers le CN en rendant sa décision, parce qu’elle a écarté l’argument portant sur la question du préjudice causé par la lenteur, sous prétexte que la limite de dix pages avait été dépassée, et parce qu’elle n’a fourni aucun motif sur cet argument.

A.                Le caractère raisonnable de la décision

[20]           Le CN prétend que la décision de la Commission de déférer la plainte au Tribunal est déraisonnable parce qu’elle adopte la recommandation du rapport, qui, à son avis, est fondamentalement erroné pour deux raisons : le rapport n’établit aucun lien entre la discrimination alléguée et un motif de distinction illicite et il comporte des conclusions de fait erronées qui se fondent sur une absence de preuve ou sur une preuve révélant les souvenirs estompés des témoins importants.

[21]           Le CN a fait ressortir ces préoccupations dans ses observations et, par conséquent, il a prié la Commission de ne pas se fier au rapport :

[traduction]

5. Les conclusions du rapport comportent des erreurs de faits et de droit, des omissions et des contradictions qui révèlent un manque de neutralité ou de rigueur dans l’enquête. À la lumière de ces manquements, le CN soutient que le rapport ne devrait pas servir de fondement aux motifs de la Commission. Qui plus est, compte tenu des faits relatés dans le dossier mis à la disposition de la Commission, la plainte devrait être rejetée, et non déférée au Tribunal pour un examen plus approfondi.

[…]

7. Dans l’examen de la question de savoir si des « exigences, conditions ou distinctions » avaient été imposées à la plaignante, l’enquêteur n’a pas établi de lien entre ces « exigences, conditions ou distinctions » et un motif de distinction illicite. Cette erreur dans l’application de l’article 7 a donné lieu à des conclusions erronées de la part de l’enquêteur, qui ne devraient pas être suivies par la Commission. Les conclusions tirées aux paragraphes 22, 25, 26 et 27 du rapport ne font pas mention de l’existence d’une différence de traitement à l’égard de la plaignante, qui serait fondée sur un motif illicite, malgré le libellé clair de l’article 7 de la LCDP, qui exige pareille analyse. En omettant d’examiner la question de savoir si la distinction elle‑même est liée à un motif illicite, l’enquêteur a mal appliqué les dispositions de l’article 7 de la LCDP et commis une erreur de droit.

8. Qui plus est, les conclusions tirées par l’enquêteur, aux paragraphes 22, 25, 26 et 27 ne sont étayées par aucune preuve et reposent sur les allégations de la plaignante uniquement, sans tenir compte de la preuve contradictoire versée au dossier mis à la disposition de l’enquêteur.

9. Par exemple, il est mentionné au paragraphe 22 du rapport que le poste de « signaleur » avait duré deux mois seulement et que la preuve révélait que l’intimé a continué d’employer un homme à ce poste par la suite. Ces conclusions ne reposent sur aucun élément de preuve mis à la disposition de l’enquêteur et sont en fait contredites par la preuve au dossier. Pour parvenir à ces conclusions, l’enquêteur a écarté la preuve (notamment celle mentionnée au paragraphe 34 du rapport) démontrant que le poste de signaleur en question n’était plus disponible après le 25 août 2000. La conclusion suivant laquelle « un homme » a continué d’occuper le poste ne repose pas non plus sur des éléments de preuve mis à la disposition de l’enquêteur. En fait, le rapport, au paragraphe 72, contredit l’allégation de la plaignante suivant laquelle M. Bill Selby a continué d’occuper le poste de signaleur, en citant un extrait de l’entrevue réalisée avec M. Selby durant l’enquête où il a affirmé qu’il avait  « occupé un emploi d’ouvrier d’août 2000 à janvier 2001 ». Si M. Selby occupait un emploi d’ouvrier, il ne pouvait pas occuper un poste de signaleur en même temps, comme l’enquêteur l’a à tort conclu au paragraphe 22. Aucun autre élément de la preuve dont disposait l’enquêteur ne révélait qu’un autre « homme » avait occupé ce poste de signaleur, ce qui signifie que la conclusion du paragraphe 22 n’est étayée par aucune preuve et constitue une erreur factuelle. L’erreur a entraîné de fausses conclusions quant à l’existence d’une différence de traitement fondée sur le sexe, qui n’avaient par ailleurs aucun fondement dans la preuve.

[…]

16. Qui plus est, les conclusions liées à l’étape 2 du rapport d’enquête, qui sont énoncées aux paragraphes 29, 37 à 41, 55, 56 et 64 à 69 du rapport, se fondent soit sur une preuve inexistante ou quasi inexistante (comme l’indiquent les paragraphes 33, 34, 36, 39, 40, 49, 55 et 59 du rapport), soit sur les entrevues réalisées avec les témoins qui avaient « du mal » à se rappeler les faits (comme l’a mentionné l’enquêteur au paragraphe 68 du rapport), soit sur du ouï‑dire exclusivement (paragraphe 51 du rapport). L’insuffisance de la preuve et les souvenirs flous des témoins importants sont révélateurs d’un préjudice causé au CN et d’un manquement aux principes de justice naturelle à son endroit dans le processus d’enquête de la Commission, qui se perpétueront si l’affaire est instruite devant le Tribunal. Pour ces motifs, les conclusions de l’étape 2 sont fondamentalement erronées et ne devraient pas être adoptées par la Commission.

[…]

37. Sur le plan chronologique, la présente instance dure depuis presque 14 ans. Cette longueur est entièrement imputable soit à la plaignante, soit au processus d’enquête de la Commission. Elle se prolongera si une instruction a lieu. Le dossier montre qu’il existe peu de documents, voire aucun, concernant la question de la disponibilité des postes faisant l’objet de mesures d’adaptation au CN il y a 14 ans. Les conséquences de la lenteur dans la présente instance sont donc aggravées par le fait que la plainte dépend entièrement de ce que peuvent se rappeler les témoins dont la mémoire est peu fiable en raison du passage du temps (comme l’a reconnu l’enquêteur dans son rapport). Particulièrement, eu égard aux circonstances, la durée excessive de la présente instance est, suivant toute analyse rationnelle, démesurée et inacceptable. Ces faits doivent amener la Commission à conclure que la tenue d’une audience équitable n’est pas possible, la lenteur n’étant pas imputable à l’intimé, et que l’intimé subira un préjudice si elle décide de déférer au Tribunal.

38. Dans les observations présentées à l’enquêteur en date du 17 décembre 2012, l’intimé a fait ressortir clairement que les souvenirs des témoins importants s’étaient estompés avec le passage du temps. Les notes des entrevues réalisées avec ces personnes, qui sont jointes aux observations, l’illustraient bien. Le fait que les témoins aient beaucoup de difficulté à se rappeler les faits, vu le dossier de la preuve, établit l’existence du préjudice que subira l’intimé pour se défendre des allégations la visant dans la plainte. Dans ces circonstances, le renvoi de l’affaire au Tribunal pour instruction violerait les principes de justice naturelle et d’équité.

39. Le rapport parle abondamment de vagues déclarations des témoins et du fait que les témoins importants n’arrivaient pas, ou presque pas, à se rappeler les faits. Cela ne devrait avoir rien d’étonnant. Dans la décision Grover, la Cour fédérale a conclu qu’une durée plus courte que celle en l’espèce (13 ans) était préjudiciable, parce que « [l]es souvenirs [que les témoins] pouvaient prétendre avoir après autant d’années seraient selon toute vraisemblance très peu fiables ». C’est aussi vrai pour la plainte en l’espèce. Il est très douteux que le seul témoin qui semble se rappeler les faits avec certitude soit la plaignante elle‑même. Il est encore plus surprenant que cette certitude s’étende non seulement à la propre situation de la plaignante, mais aussi au ouï‑dire concernant la situation personnelle, les restrictions médicales et les antécédents professionnels d’autres employés. Ces affirmations de la plaignante qui ne sont pas fiables sont acceptées sans réserve par l’enquêteur. L’intimé soutient que ces souvenirs servent les intérêts de la plaignante et devraient être jugés comme étant très peu fiables et très préjudiciables pour l’intimé.

40. Ces exemples constituent le dossier de preuve nécessaire à la Commission pour lui permettre de déterminer la probabilité d’un préjudice, d’une iniquité et d’un manquement aux principes de justice naturelle dont sera victime l’intimé si la plainte est déférée au Tribunal et autorisée à être instruite dans les circonstances. Compte tenu du préjudice évident causé par la durée démesurée de presque 14 ans de la présente instance, la plainte devrait être rejetée sur‑le‑champ.

[Non souligné dans l’original.]

(Affidavit, pièce Q)

Au cours de l’audience relative à la présente demande, l’avocat du CN a fait valoir que le défaut de la Commission de tenir compte des observations reproduites démontrait un manque de rigueur dans l’exercice de son pouvoir décisionnel et que, si ces observations avaient été prises en considération, la Commission aurait conclu à l’inexistence d’un fondement rationnel pour déférer la plainte au Tribunal.

B.                 Manquement à l’obligation d’équité

[22]           Comme je l’ai déjà mentionné, l’argument relatif au préjudice causé par les souvenirs estompés est combiné à un argument de manquement à l’obligation d’équité sur deux aspects en ce qui a trait au processus décisionnel de la Commission. Premièrement, la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale envers le CN en limitant son droit de plaider la question du préjudice à un document de 10 pages, conformément à la procédure habituelle de la Commission. Deuxièmement, le défaut de la Commission de faire explicitement état de l’argumentation de dix pages du CN dans sa décision de déférer la plainte au Tribunal constitue un autre manquement à l’équité, vu l’opposition du CN.

IV.             Conclusions relatives aux arguments du CN

A.                La réponse de la Commission aux arguments d’erreur et d’iniquité du CN

[23]           À mon avis, l’argumentation du CN sur ces questions se fonde sur une mauvaise interprétation du rôle de la Commission par rapport à celui du Tribunal, tel qu’il est prescrit par l’économie de la Loi.

[24]           La Commission remplit la mission de premier filtre. Elle peut, dès le départ, mettre fin à une plainte pour l’un des motifs décrits au paragraphe 41(1) de la Loi, notamment lorsqu’elle juge la plainte « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi » (alinéa 41(1)d)). Si elle juge qu’une plainte est corroborée, elle peut tenir une enquête (paragraphe 43(1)). L’enquêteur n’a aucun pouvoir décisionnel, seulement l’obligation de faire enquête, de produire un rapport et de recommander une ligne d’action à la Commission sur la question de savoir si la plainte devrait être rejetée ou déférée au Tribunal pour instruction.

[25]           La Commission est aussi chargée d'une importante mission de deuxième filtre. Dès qu’un rapport ou une recommandation faisant suite à une enquête lui est présenté, la Commission peut accepter ou rejeter la recommandation et agir en conséquence. À cette étape de la procédure, la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire pour rejeter la plainte ou la déférer au Tribunal pour instruction (paragraphe 44(3)). Lorsque la Commission fait sienne la recommandation de l’enquêteur, le rapport d’enquête est réputé faire partie des motifs de la décision prise en conséquence par la Commission (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37).

[26]           En procédant à un examen préalable de la plainte en vertu de l’article 44, la Commission n’agit pas comme un organisme décisionnel. Son rôle principal consiste plutôt à « vérifier s’il existe une preuve suffisante » pour déterminer si une enquête plus approfondie menée par le Tribunal est justifiée (Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, au paragraphe 53).

[27]           Le Tribunal est autorisé à recevoir les plaintes déférées par la Commission pour instruction sur le fond. Le fait que le Tribunal soit autorisé à décider qu’il n’a pas compétence pour procéder à l’instruction de la plainte en cas de préjudice imputable à une lenteur dans la procédure menant à l’étape de la décision définitive, à savoir l’audience devant le Tribunal, revêt une importance capitale dans la présente demande de contrôle judiciaire (voir Grover c Conseil national de recherches Canada, 2009 TCDP 1 (Grover)).

[28]           À mon avis, l’argument de l’erreur avancé par le CN va à l’encontre de l’économie de la Loi. Il est révélateur que, au paragraphe 5 des observations soumises à la Commission, que j’ai par ailleurs reproduit au paragraphe 20 des présents motifs, le CN soutienne que, pour décider si la plainte devrait être déférée au Tribunal, la Commission ne devrait pas s’appuyer sur le rapport dans ses motifs en raison des lacunes qu’il comporte : des erreurs de fait et de droit, des omissions et des contradictions révélant un manque d’impartialité ou de rigueur dans l’enquête. L’argument est apparemment avancé pour mettre la Commission dans la position d’une personne qui examine de façon critique le rapport, si bien qu’elle assumerait en fait un rôle décisionnel en l’annulant parce qu’il est entaché d’erreurs, ce qui entraînerait le rejet de la plainte. En formulant ces observations, le CN demandait essentiellement à la Commission de prendre la place du Tribunal pour régler un point litigieux concernant la preuve sur la question de la discrimination et pour apprécier la qualité de la preuve concernant les souvenirs estompés. Je conclus que ni l’un ni l’autre de ces rôles ne relève de la compétence de la Commission; ce rôle est réservé au Tribunal.

[29]           À mon avis, le CN ne pouvait s’attendre à ce que la Commission retienne ses longues observations sur le bien‑fondé de sa position concernant la plainte et le rapport. Comme il a été mentionné précédemment, dans son rôle non décisionnel, la Commission s’intéresse à la question de savoir si la preuve est suffisante pour déférer la plainte au Tribunal, sans s’employer à régler un différend sur des conclusions de fait détaillées. Par conséquent, je conclus que la limite de dix pages a été imposée de manière équitable à l’égard des observations que la Commission a reçues du CN et qui dépassaient amplement cette limite. La Commission n’a pas accepté de faire une exception dans le cas du CN; il lui était parfaitement loisible de le faire.

[30]           Tel qu’il est expliqué dans la décision, la Commission a reçu les observations du CN et elle en a tenu compte dans la décision. Je conclus qu’il était raisonnable quant au fond et équitable sur le plan de la procédure de déférer la plainte au Tribunal, sans tenir compte explicitement des arguments du CN sur la justesse du rapport, parce que la Commission n’est pas un organisme décisionnel conçu pour apprécier la preuve dans un différend; le Tribunal est l’organisme désigné à cette fin.

[31]           Indirectement, la Commission a conclu qu’il est essentiel que les questions de preuve dans le rapport soient réglées de manière appropriée, parce qu’elles concernent les allégations de discrimination qui sont au cœur de la plainte. Et il est impossible de les régler sans la tenue d’une audience parce que la valeur des éléments de preuve est contestable et que, pour établir la vérité, ces éléments de preuve doivent être validés dans un interrogatoire. Compte tenu de cela, je conclus que la décision de la Commission de déférer la plainte au Tribunal était raisonnable.

B.                 La réponse de la Commission à l’argument du préjudice causé au CN

[32]           Le CN prétend que la Commission aurait dû rejeter la plainte en tenant pour acquis que les souvenirs estompés constatés durant l’enquête se traduiraient forcément par une victoire inéquitable de Mme Casler devant le Tribunal. Il avance cet argument parce que, apparemment, Mme Casler est le seul témoin qui se rappelle clairement les faits, comme le CN l’a mentionné au paragraphe 39 des observations soumises à la Commission, que j’ai reproduit précédemment. À mon avis, ce résultat présumé est une hypothèse fondée sur des éléments de preuve qui n’ont pas été validés devant un tribunal. La décision quant à savoir si une plainte doit être rejetée sans analyse de son bien‑fondé ne devrait pas reposer sur une hypothèse concernant l’existence d’un préjudice imputable à la preuve des souvenirs estompés. La seule façon de se débarrasser de cette hypothèse consiste à faire en sorte que le décideur entende les témoins et décide ensuite si les souvenirs sont suffisamment estompés pour conclure à l’existence d’un préjudice.

[33]           L’avocat du CN soutient que la Commission aurait dû trancher la question du préjudice en se fondant sur l’opinion de l’enquêteur. À mon avis, si la Commission avait tranché cette question de cette manière, cela aurait constitué une injustice fondamentale évitable pour Mme Casler. Cela dit, l’opinion de l’enquêteur sur la qualité de la preuve des témoins ne devrait pas constituer la preuve retenue pour fonder une décision aussi importante que celle du rejet d’une plainte avant son renvoi au Tribunal. Le décideur ultime doit entendre les témoins soumis à un contre‑interrogatoire pour en décider objectivement. Comme la Commission n’est pas un organisme décisionnel qui rend une décision en se fondant sur la preuve produite à une audience intégrant les vérifications et les pondérations prévues dans pareille procédure, la tâche de décider objectivement revient au Tribunal. Comme nous l’avons vu précédemment, la décision du Tribunal dans Grover établit ce point.

[34]           Dans l’extrait suivant de la décision Grover, aux paragraphes 100 et 101, le Tribunal fait ressortir l’importance de tenir compte de la déposition des témoins à l’audience et de tirer ensuite une conclusion sur l’état de leur mémoire :

Le délai inacceptable et injuste a-t-il compromis la capacité du CNRC de présenter une défense complète au sujet de la plainte au point tel qu’il existe des répercussions sur l’équité de l’audience (Blencoe, précité, aux paragraphes 102 et 104)? À mon avis, c’est le cas. Le CNRC n’est plus en mesure de répondre aux allégations présentées contre lui parce qu’un aussi grand nombre de ses témoins, en raison du temps écoulé, ne sont plus capables de se souvenir de façon indépendante des incidents allégués dans les plaintes. L’affaire en l’espèce est différente d’autres affaires pour lesquelles il n’y avait pas de preuve de préjudice envers l’équité de l’audience. Dans l’arrêt Blencoe, au paragraphe 103, la Cour suprême a adopté la conclusion du juge de première instance au sujet des déclarations de l’intimé selon lesquelles les souvenirs de ses témoins avaient été affectés par le temps qui s’était écoulé. La cour de première instance avait conclu qu’il s’agissait d’allégations vagues qui n’établissaient pas l’incapacité de prouver les faits nécessaires afin de répondre aux plaintes. Dans un même ordre d’idées, dans la décision Gagné, précitée, aux paragraphes 12 à 14, il n’y avait aucune preuve au sujet du fait que les souvenirs des témoins s’étaient [traduction] nécessairement estompés. Cependant, en l’espèce, huit témoins possibles ont officiellement témoigné du fait que leurs souvenirs se sont estompés. Il est raisonnable de s’attendre à ce que le CNRC ait appelé ces personnes à témoigner en réponse aux allégations de M. Grover. Le préjudice dont fait état le CNRC (c’est-à-dire, la perte de mémoire de ses témoins) ne constitue pas simplement de [traduction] vagues allégations.

Il est important de noter que le Tribunal a entendu les témoignages de la plupart de ces personnes, y compris des personnes dont le rôle a été souligné en particulier dans les plaintes (c’est-à-dire M. Vanier, M. Bedford, et M. Perron). Dans la décision Chan, précitée, la Commission d’enquête de l’Ontario a conclu qu’elle ne pouvait évaluer les allégations de l’intimé au sujet du manque de souvenirs de ses témoins par rapport aux événements que si elle entendait les témoignages de ces témoins. Par comparaison, j’ai eu l’avantage d’entendre le témoignage d’une grande partie des témoins possibles du CNRC et leurs pertes de mémoire ont bien été établies.

[Non souligné dans l’original.]

[35]           En contrôle judiciaire de la décision du Tribunal, le juge de Montigny n’a constaté aucune erreur dans la démarche du Tribunal ni dans le résultat auquel il est parvenu :

L’appréciation de la crédibilité des témoins est le rôle même du Tribunal, qui est mieux placé pour évaluer la crédibilité et la fiabilité que ne l’est la juridiction saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Le Tribunal a exposé les motifs sous-jacents pour lequel il trouvait convaincant le témoignage donné par les témoins au sujet de leur perte de mémoire et de leur manque de souvenirs personnels au sujet des faits en question. Il a relevé que les entrevues précédentes avaient eu lieu il y a six ou huit ans, que les témoins avaient plus de 70 ans et qu’ils étaient à la retraite depuis un bon moment, et que M. Vanier avait répondu sans équivoque qu’il n’y avait aucun lien entre son désir de ne pas participer à cette affaire « déplaisante » une fois de plus, et l’honnêteté de son témoignage. Le Tribunal avait le droit, pour apprécier la crédibilité, de se fonder sur des critères comme la logique et le bon sens. Ses conclusions n’étaient ni arbitraires, ni abusives, ni déraisonnables et le Tribunal a donc droit à la déférence en ce qui concerne les conclusions qu’il a tirées au sujet de la crédibilité.

(Grover c Canada (Procureur général), 2010 CF 320, au paragraphe 56 (Grover c Canada))

[36]           Il est essentiel de souligner que le renvoi de la plainte au Tribunal ne fait pas perdre au CN la possibilité d’obtenir gain de cause pour son argument relatif au préjudice causé par les souvenirs estompés. Comme nous l’avons vu, le Tribunal est mieux placé pour tirer une conclusion sur la question du préjudice, parce qu’il s’agit d’un organisme décisionnel autorisé à tenir une audience pour tirer des conclusions de fait et, par conséquent, il est mieux placé pour juger par lui‑même de la qualité de la preuve sur les souvenirs estompés en faisant abstraction de toute hypothèse. Ce fait est très important si on le considère du point de vue de Mme Casler.

[37]           Même si le résultat d’une audience devant le Tribunal sera défavorable soit pour Mme Casler, soit pour le CN, je suis d’avis que la décision de la Commission de déférer la plainte au Tribunal était équitable, juste et raisonnable, parce que c’est une manière de s’assurer que le résultat portera sur un examen complet de la preuve. En ce qui a trait au résultat ainsi obtenu, le juge de Montigny avait ceci à dire au paragraphe 57 de la décision de contrôle judiciaire dans l’affaire Grover c Canada :

Pour tous les motifs qui ont été exposés, la présente demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être rejetée. Bien que la Cour comprenne la déception que M. Grover peut éprouver du fait de cette décision, laquelle met effectivement un terme à ce conflit interminable avec le CNRC, elle ne constitue pas une raison d’annuler la décision du Tribunal. La conclusion du Tribunal suivant laquelle les plaintes du demandeur devaient être rejetées parce que le retard qu’accusait le traitement des plaintes en question avait sérieusement compromis la capacité du CNRC de fournir une réponse pleine et entière est une conclusion inattaquable qui était raisonnable au vu du dossier dont le Tribunal disposait. Aussi dur qu’il puisse l’être, ce résultat est tout à fait compatible avec les principes de justice naturelle et d’équité.

[38]           Par conséquent, je suis d’avis que le rejet par la Commission de l’argument du CN suivant lequel elle aurait dû trancher la question du préjudice sans déférer la plainte au Tribunal était raisonnable.

V.                Résultat

[39]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande est rejetée.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.

J’adjuge les dépens à la défenderesse.

 « Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-798-14

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c DONNA CASLER

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MAI 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUIN 2015

COMPARUTIONS :

Richard J. Charney

Michael Torrance

POUR LA DEMANDERESSE

Hugh R. Scher

pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR la demanderesse

Scher Law Professional Corporation

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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