Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150522


Dossiers : T-2117-13

T-2-14

T-3-14

Référence : 2015 CF 670

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 mai 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

Dossier : T-2117-13

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NARGES BAYANI

défenderesse

Dossier : T-2-14

ET ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NILOUFAR BAYANI

défenderesse

Dossier : T-3-14

ET ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L’IMMIGRATION

demandeur

et

KHADIJEH NEZAM-MAFI

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les trois défenderesses en l’espèce font partie de la même famille. Narges et Niloufar Bayani sont des sœurs, et Khadijeh Nezam-Mafi est leur mère; elles sont toutes les trois des citoyennes iraniennes. Narges est arrivée au Canada le 10 décembre 2003. Sa mère et sa sœur sont venues la rejoindre le 18 juin 2004. Elles se sont vu accorder toutes les trois le statut d’immigrante admise à cette même date et elles ont par la suite demandé la citoyenneté canadienne. Les trois demandes ont été approuvées par le juge de la citoyenneté Angelo Persichilli, le 7 novembre 2013.

[2]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a interjeté appel de ces décisions en vertu de l’ancien paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), ch C‑29 (la Loi). Il prie la Cour d’ordonner l’annulation de ces décisions et le renvoi des trois affaires pour nouvelle évaluation, au motif que le juge de la citoyenneté, dans chaque cas, (i) n’a pas précisé lequel des trois critères de résidence était appliqué; (ii) a commis une erreur lorsqu’il a conclu que les défenderesses avaient satisfait à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi; (iii) n’avait fourni pas de motifs suffisants à l’appui de ses décisions.

[3]               Les trois appels ont été entendus ensemble. Pour les motifs exposés ci‑dessous, ces appels sont accueillis. Le jugement et les motifs du jugement seront versés dans les dossiers T‑2117-13, T-2-14 et T-3-14 de la Cour.

I.                   Le contexte

[4]               Conformément à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, le ministre attribue la citoyenneté à tout demandeur qui est résident permanent au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et qui, au cours des quatre années précédant immédiatement la date de sa demande, a accumulé au moins trois ans – ou 1 095 jours – de résidence au Canada.

A.                Khadijeh Nezam-Mafi

[5]               Mme Nezam-Mafi est à la retraite et elle est mariée à un citoyen canadien. Elle a déposé sa demande de citoyenneté le 30 janvier 2010. La période de quatre ans visée pour établir l’obligation de résidence (la période de résidence) s’étend, dans son cas, du 30 janvier 2006 à janvier 2010.

[6]               Dans sa demande de citoyenneté, Mme Nezam-Mafi a déclaré 350 jours d’absence du Canada, ce qui fait que sa présence physique au Canada s’établissait à un peu plus de 1 095 jours, soit le minimum requis. Elle a présenté deux passeports à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) comme preuve de sa présence au Canada. Toutefois, ces passeports laissaient un intervalle de 771 jours non comptabilisés dans la période de résidence de Mme Nezam-Mafi. Cet intervalle de deux ans était apparemment couvert par un troisième passeport que Mme Nezam-Mafi n’avait pas fourni à CIC parce qu’elle l’avait laissé chez elle en Iran.

[7]               Si l’on se fie au dossier, CIC a fourni au juge de la citoyenneté ces renseignements concernant le passeport manquant. Le juge a également été informé que les timbres de points d’entrée dans les deux autres passeports étaient insuffisants, et certains illisibles, pour permettre de vérifier l’exactitude des déclarations de Mme Nezam-Mafi concernant ses absences du Canada durant la période de résidence.

[8]               En approuvant la demande de citoyenneté de Mme Nezam-Mafi, le juge de la citoyenneté a mentionné qu’il était convaincu qu’elle avait [traduction] « dissipé les doutes concernant l’intervalle de deux ans entre les deux passeports pertinents » en expliquant que sa famille avait été victime d’une fraude en Iran et que le troisième passeport avait été versé en preuve dans la poursuite des présumés escrocs. En ce qui a trait à la question de l’« intervalle », le juge de la citoyenneté a de plus demandé d’autres renseignements, notamment le rapport du Système intégré d’exécution des douanes (SIED), qui comporte les inscriptions de ses entrées au Canada, ainsi qu’une traduction des passeports déposée par Mme Nezam-Mafi. Il a souligné que, abstraction faite de certaines différences mineures, le rapport SIED confirmait les absences déclarées dans la demande de citoyenneté.

[9]               Ensuite, sous l’en‑tête [traduction] « Décision », le juge de la citoyenneté a écrit ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu de tous les éléments qui précèdent et du fait que la demandeure s’est conformée à la demande de fournir de documents supplémentaires, selon la prépondérance des probabilités, et après une appréciation minutieuse du témoignage de la demandeure et un examen des renseignements et des éléments de preuve qui ont été mis à ma disposition, je suis convaincu que la demandeure a établi la résidence au Canada et s’est conformée aux dispositions de la Loi sur la citoyenneté. Pour tous les éléments qui précèdent, j’approuve la demande de citoyenneté de Khadijeh Nezam-Mafi.

B.                 Narges et Niloufar Bayani

[10]           Narges et Niloufar ont demandé la citoyenneté canadienne à un an d’intervalle. À l’époque, elles étaient toutes les deux étudiantes à plein temps. Leur période de résidence respective s’étendait du 10 octobre 2005 au 10 octobre 2009 et du 4 novembre 2006 au 4 novembre 2010.

[11]           Dans sa demande de citoyenneté, Narges a déclaré avoir été absente du Canada pendant 321 jours au total au cours de sa période de résidence. Dans le questionnaire sur la résidence qu’elle a par la suite déposé, ce chiffre est passé à 732 jours, ce qui signifie qu’elle a passé plus de temps à l’étranger qu’au Canada durant sa période de résidence.

[12]           De la même manière, Niloufar a d’abord déclaré avoir été absente du Canada pendant 581 jours au total et elle a ensuite inscrit 729 jours dans son questionnaire sur la résidence, ce qui signifie qu’elle a passé autant de temps à l’étranger qu’au Canada au cours de la période de quatre ans qui précédait immédiatement le dépôt de sa demande de citoyenneté.

[13]           Tout comme dans le cas de la mère, le juge de la citoyenneté a mentionné dans ses notes qu’il avait demandé un rapport du SIED sur les entrées de Narges au Canada [traduction] « parce qu’elle avait été présente physiquement au Canada pendant 1 033 jours seulement au cours de la période visée ». Le juge de la citoyenneté a mentionné que, mis à part une exception, qui [traduction] « ferait augmenter les absences de cinq jours », il était convaincu que le rapport du SIED confirmait [traduction] « l’ensemble des déplacements déclarés dans la demande initiale ». Il a également fait état dans ses notes des études de la défenderesse, de sa source de revenu, de la famille qu’elle a au Canada et à l’étranger, de sa présence physique au Canada, des problèmes de passeport et du lieu de résidence au Canada.

[14]           Le juge de la citoyenneté a rendu, à l’égard de la demande de Narges, une décision identique à celle qu’il avait rendue pour celle de la mère.

[15]           La décision concernant la demande de citoyenneté de Niloufar a été rendue dans des termes un peu différents :

[traduction]

Compte tenu des éléments qui précèdent, selon la prépondérance des probabilités, après une appréciation minutieuse du témoignage de la demandeure et un examen des renseignements et des éléments de preuve qui ont été mis à ma disposition et de l’information conjointe obtenue durant l’entrevue avec la mère de la demandeure (KHADIJEH NEZAM-MAFI – dossier no 3906070), je suis convaincu que la demandeure a établi la résidence au Canada et s’est conformée aux dispositions de la Loi sur la citoyenneté.

[16]           Les éléments qui précédaient étaient énumérés de la façon suivante :

  • La demandeure est étudiante à plein temps.
  • Elle a présenté une demande en même temps que d’autres membres de sa famille, mais sa demande lui a été retournée parce qu’il manquait certains documents. Lorsqu’elle a déposé sa nouvelle demande, les autres membres de sa famille étaient déjà inscrits pour les tests.
  • La raison pour laquelle elle a moins de jours de présence physique au Canada que les autres membres de sa famille est liée au retard de sa demande. Elle est allée à New York pour suivre des cours de danse immédiatement après la demande initiale, mais elle a dû faire une autre demande.

II.                La question en litige et la norme de contrôle applicable

[17]           La seule question à trancher en l’espèce est de savoir si les décisions du juge de la citoyenneté dans ces trois cas justifient l’intervention de la Cour. Pour répondre à cette question, j’ai appliqué la norme de la décision raisonnable, qui est la norme de contrôle applicable aux appels en matière de citoyenneté intéressant l’obligation de résidence (Saad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 570, 433 FTR 174, au paragraphe 18, et voir également Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, au paragraphe 13; Balta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1509, 403 FTR 134, au paragraphe 5; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Baron, 2011 CF 480, 388 FTR 261, au paragraphe 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Diallo, 2012 CF 1537, 424 FTR 156, au paragraphe 13; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2013 CF 576, aux paragraphes 24 à 26).

[18]           Il est bien établi que la norme du caractère raisonnable exige non seulement que la décision en cause fasse partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, mais aussi qu’elle tienne à la justification de la décision, à la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

III.             Analyse

[19]           Si l’on se fie à la jurisprudence de la Cour, le juge de la citoyenneté peut appliquer trois critères différents pour analyser l’obligation de résidence prévue par la Loi dans chaque cas donné (Sinanan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1347, aux paragraphes 6 à 8; Huang, précitée, aux paragraphes 17 et 18).

[20]           Le premier critère se fonde sur le compte strict de jours de présence physique au Canada, qui doivent totaliser 1 095 jours pour les quatre années précédant la demande. Il est souvent appelé critère quantitatif ou critère de la décision Pourghasemi (Re Pourghasemi (CFPI) [1993] 62 FTR 122, [1993] ACF no 232 (QL)).

[21]           Selon le deuxième critère, qui est moins rigoureux, une personne peut être résidente du Canada même si elle est temporairement absente, pour autant qu’elle conserve de solides attaches avec le Canada. Ce critère est d’ordinaire appelé le critère de la décision Re Papadogiorgakis (Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, [1978] ACF no 31 (QL)).

[22]           Le troisième critère, qui prend assise sur le second critère, définit la résidence comme étant l’endroit où l’on a centralisé son mode d’existence. Dans la jurisprudence, ce critère est appelé le critère de la décision Koo (Re Koo, [1993] 1 CF 286, 59 FTR 27; voir aussi Paez c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 204, au paragraphe 13, Sinanan, précitée, aux paragraphes 6 à 8; Huang, précitée, aux paragraphes 37 à 40). Ce critère s’articule autour des six facteurs suivants :

  1. Le demandeur a‑t-il été présent au Canada pendant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?
  2. Où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?
  3. La forme de présence physique au Canada dénote‑t‑elle que la personne revient dans son pays ou, sinon, qu’elle n’est qu’en visite?
  4. Quelle est l’étendue des absences physiques (lorsqu’il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?
  5. L’absence physique est‑elle imputable à une situation manifestement temporaire, comme quitter le Canada pour aller travailler comme missionnaire, faire des études, occuper un emploi temporaire ou accompagner son conjoint qui a accepté un emploi temporaire?
  6. Quelle est la qualité des liens du requérant avec le Canada : sont-ils plus importants que ceux qui existent avec un autre pays?

(Re Koo, aux pages 293 et 294.)

[23]           Les deux derniers critères sont souvent décrits comme étant des critères qualitatifs (Huang, précitée, au paragraphe 17).

[24]           Il ressort de la jurisprudence de la Cour que le juge de la citoyenneté peut choisir parmi ces trois critères celui qu’il souhaite appliquer et qu’on ne peut lui reprocher d’avoir choisi l’un plutôt que l’autre (Pourzand c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 395, au paragraphe 16; Xu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 700, aux paragraphes 15 et 16; Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1641, au paragraphe 12).

[25]           On peut toutefois reprocher au juge de la citoyenneté de ne pas avoir révélé quel critère de résidence il a appliqué dans l’affaire dont il était saisi (Dina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 712, 435 FTR 184, au paragraphe 8).

[26]           Il est bien établie que les décideurs administratifs ont l’obligation de fournir des motifs, afin que la cour de révision puisse comprendre pourquoi ils ont pris la décision en cause et déterminer si les conclusions auxquelles ils sont parvenus font partie des issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Saad, 2011 CF 1508, aux paragraphes 16 et 17).

[27]           En l’espèce, je conclus que, dans les trois cas, la décision du juge de la citoyenneté manque de justification, de transparence et d’intelligibilité soit parce qu’il n’a pas fait état du critère de résidence qu’il appliquait, soit parce que ses motifs dans chaque cas ne permettent par ailleurs pas à la Cour de comprendre pourquoi il a pris cette décision.

A.                Les décisions concernant Narges et Niloufar

[28]           Il n’est pas contesté que le juge de la citoyenneté n’a pas expressément mentionné lequel des trois critères de résidence il avait appliqué lors de l’examen des demandes présentées par Narges et Niloufar.

[29]           Narges et Niloufar soutiennent que, à la lumière du dossier, il est manifeste que le juge de la citoyenneté n’a pas appliqué le critère quantitatif, mais qu’il a plutôt procédé à une analyse qualitative de leurs demandes, puisqu’il était manifeste dès le départ qu’elles n’avaient pas été présentes physiquement au Canada pendant le nombre minimal de jours requis par l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Elles affirment que, compte tenu de la preuve dont il disposait, il était loisible au juge de la citoyenneté de conclure qu’elles satisfaisaient toutes les deux, sur le plan qualitatif, à l’obligation de résidence prévue par la Loi.

[30]           La difficulté que pose cet argument, comme le ministre le souligne dans ses observations écrites, est que, pour que les motifs de décision dans le contexte de la citoyenneté soient clairs, précis et intelligibles, comme l’exige l’arrêt Dunsmuir, précité, ils doivent à tout le moins faire état du critère de résidence appliqué et pourquoi il a été satisfait ou non à ce critère (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, 386 FTR 1, aux paragraphes 17 et 18; Dina, précitée, au paragraphe 8; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Al-Showaiter, 2012 CF 12, au paragraphe 21, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Baron, 2011 CF 480, 388 FTR 261, aux paragraphes 13 à 18, Saad, précitée, aux paragraphes 18 à 24; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bani Ahmad, 2014 CF 898, au paragraphe 25).

[31]           La décision motivée dans le contexte de la citoyenneté « revêt une importance particulière », car le ministre doit accorder la citoyenneté en cas de recommandation favorable du juge de la citoyenneté (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mahmoud, 2009 CF 57, au paragraphe 6; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Wong, 2009 CF 1085, aux paragraphes 17 et 18). Comme le ministre n’a, à l’encontre de la recommandation favorable, aucun autre recours qu’un appel devant la Cour, les motifs fournis à l’appui de cette recommandation, qui sont par ailleurs prévus par la Loi (aux paragraphes 14(2) et (3)), « doivent être suffisamment clairs et détaillés pour démontrer au ministre que tous les faits pertinents ont été pris en considération et soupesés comme il se doit et que les critères juridiques opportuns ont été appliqués » (Mahmoud, précitée, au paragraphe 6), ce qui signifie que le juge de la citoyenneté doit au moins préciser lequel des trois critères juridiques il a appliqué pour analyser l’obligation de résidence et pourquoi il y a été satisfait.

[32]           Dans un contexte où, en raison des précédents jurisprudentiels, le décideur peut choisir parmi trois interprétations possibles d’une disposition légale, dans chaque cas donné, l’interprétation choisie doit être décrite clairement dans les motifs de décision. Pour les parties et la cour de révision, déterminer l’interprétation choisie ne devrait pas donner lieu à un jeu de devinette. Dans ce contexte particulier, les approximations n’ont pas leur place. Il en va, à mon avis, de l’intégrité du régime légal applicable en matière d’octroi de la citoyenneté canadienne.

[33]           Même en supposant en l’espèce qu’il peut être inféré des notes du juge de la citoyenneté qu’il n’a pas appliqué le critère de la présence physique aux demandes de Narges et Niloufar, je ne vois rien dans ces notes qui laisse entrevoir lequel des deux critères qualificatifs a été appliqué. Dans le cas de Niloufar, les notes sont particulièrement incompréhensibles, car il est impossible d’établir, de quelque manière que ce soit, un lien avec l’un ou l’autre de ces deux critères. De plus, il n’était pas utile à la cause de Niloufar de faire état de [traduction] « l’information conjointe obtenue durant l’entrevue avec la mère de la demandeure », étant donné que la nature de cette [traduction] « information conjointe » n’est pas précisée; il s’ensuit qu’il est impossible de comprendre comment cette information a pu amener le juge de la citoyenneté à conclure que Niloufar satisfaisait à l’obligation de résidence.

[34]           Dans le cas de Narges, le juge de la citoyenneté a manifestement commis une erreur en concluant qu’elle avait été physiquement présente au Canada pendant 1 033 jours au cours de sa période de résidence. Le dossier dont il avait été saisi révélait que Narges avait été présente physiquement au Canada pendant seulement 728 jours, ce qui signifie qu’elle avait été au pays pendant moins de la moitié de sa période de résidence. Ce chiffre revêtait une importance capitale, tout comme l’erreur commise par le juge de la citoyenneté. Étant donné que la présence physique des demandeurs de citoyenneté au Canada demeure un facteur de « première importance » même dans une analyse qualitative (Jeizan, précitée, au paragraphe 28), la décision d’approuver la demande de Narges ne possède pas les attributs de la raisonnabilité, car elle n’explique pas comment Narges satisfaisait à l’obligation de résidence, alors qu’elle avait passé beaucoup de temps à l’étranger.

[35]           Les motifs du juge de la citoyenneté dans les deux cas ne révèlent pas une compréhension des questions soulevées dans la preuve et par la règle de droit. Ils sont totalement insuffisants.

[36]           L’avocat de Narges et de Niloufar a tenté de justifier les décisions du juge de la citoyenneté en expliquant son raisonnement sur la base du dossier de la preuve. Ce genre de reconstitution n’est pas possible. Comme l’a affirmé le juge Yves de Montigny dans la décision Jeizan, précitée, au paragraphe 20, le raisonnement d’un décideur ne devrait pas requérir d’autres explications (voir également Saad, précitée, au paragraphe 23). Lorsque la seule façon de comprendre les motifs du juge de la citoyenneté est de procéder à un examen de novo du dossier, il est peu probable que la décision satisfasse aux critères de transparence, de justification et d’intelligibilité énoncés dans l’arrêt Dunsmuir, précité (Korolove c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 370, 430 FTR 283, au paragraphe 47). En effet, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer une demande de citoyenneté qui a été refusée ni de substituer sa décision à celle du juge de la citoyenneté (Saad, précitée, au paragraphe 26).

B.                 La décision intéressant Mme Nezam-Mafi

[37]           La décision intéressant Mme Nezam-Mafi n’indique pas non plus lequel des trois critères de résidence a été appliqué. Mme Nezam-Mafi affirme qu’il ressort clairement des notes du juge de la citoyenneté qu’il a appliqué le critère de la présence physique dans son cas, puisqu’il a mentionné le fait qu’ [traduction] « elle avait été présente physiquement au Canada pendant 1 110 jours au cours de la période visée », ce qui fait qu’elle dépasse le nombre minimal de jours de présence physique requis par l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[38]           Comme le souligne le ministre, le choix du critère appliqué demeure flou, car le juge de la citoyenneté a fait état de facteurs qualificatifs en soulignant que Mme Nezam-Mafi [traduction] « est à la retraite et [qu’]elle est mariée à un citoyen canadien » et aussi qu’[traduction] « elle vivait avec ses filles à Montréal et à Waterloo (où elles faisaient leurs études universitaires) ».

[39]           Toutefois, même en supposant qu’il peut être inféré des notes du juge de la citoyenneté qu’il a évalué la demande de citoyenneté de Mme Nezam-Mafi au moyen du critère de la présence physique, il reste deux problèmes. Premièrement, il n’est nullement question dans la décision ou les notes des explications contradictoires de Mme Nezam-Mafi concernant le fait que le passeport manquant n’était pas disponible. Le juge de la citoyenneté a accepté son explication à l’audience : elle n’avait pas ce passeport parce qu’il avait été versé en preuve dans une affaire de fraude en Iran. Cette explication contredisait celle donnée à CIC, à savoir que le passeport en question avait été laissé à sa résidence en Iran.

[40]           Les passeports sont importants pour le calcul de l’obligation de résidence (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, aux paragraphes 51 à 53). Le passeport manquant revêtait une importance considérable dans le cas de Mme Nezam-Mafi parce qu’il couvrait la moitié de sa période de résidence. Cet intervalle de deux ans pesait lourd dans l’analyse du critère de la présence physique. Comme l’a affirmé la Cour à maintes reprises, la citoyenneté canadienne est un privilège qui ne devrait pas être accordé à la légère, et il incombe aux demandeurs de citoyenneté d’établir, suivant la norme de la prépondérance des probabilités, au moyen d’une preuve suffisante, cohérente et crédible, qu’ils satisfont aux diverses exigences prévues par la Loi, pour se voir accorder ce privilège (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298, aux paragraphes 19 et 21; Canada (Citoyenneté et Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88, au paragraphe 19; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh Dhaliwal, 2008 CF 797, au paragraphe 26; Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 145, au paragraphe 8; F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41).

[41]           Le juge de la citoyenneté disposait des deux explications différentes données par Mme Nezam-Mafi à propos du passeport manquant. Rien dans les notes du juge de la citoyenneté ou sa décision ne permet à la Cour d’établir s’il a examiné ces déclarations contradictoires, et dans quelle mesure il l’a fait, et pourquoi il a retenu l’explication donnée à l’audience. Des motifs clairs et détaillés étaient requis sur cet aspect important de la demande de Mme Nezam‑Mafi, pour démontrer que tous les faits pertinents avaient été pris en considération. Il n’a pas été satisfait à cette exigence. De plus, rien dans la preuve versée au dossier n’explique pourquoi Mme Nezam‑Mafi n’a pas fourni le passeport manquant à l’issue du procès en Iran en 2012.

[42]           Mme Nezam-Mafi affirme qu’elle a fourni des éléments de preuve établissant qu’elle avait été présente physiquement au Canada au cours de la période de deux ans couverte par le passeport manquant. Or, il n’est nullement fait état de ces éléments de preuve dans les notes ou la décision du juge de la citoyenneté. Là encore, cela équivaut à procéder à un examen de novo du dossier pour comprendre les motifs du juge de la citoyenneté. Comme je l’ai mentionné précédemment, ce n’est pas le rôle de la Cour. Lorsque le raisonnement d’un juge de la citoyenneté requiert d’autres explications pour qu’on le comprenne, cela signifie qu’il manque de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[43]           Deuxièmement, je conviens avec le ministre que le juge de la citoyenneté s’est trop fié au rapport du SIED, compte tenu du fait que ce rapport ne comporte que les entrées au Canada et n’est pas exempt d’erreurs. Par conséquent, CIC ne pouvait même pas vérifier les voyages que Mme Nezam-Mafi avait elle‑même déclarés pour sa période de résidence, parce que les timbres de points d’entrée susceptibles de les corroborer et les entrées les confirmant qui étaient consignées dans le rapport du SIED étaient insuffisants. Le juge de la citoyenneté disposait de ces renseignements, mais ses motifs ne disent pas s’il a en fait vérifié quand Mme Nezam-Mafi avait fait les voyages qu’elle avait déclarés et quand elle en était revenue.

[44]           Comme le ministre l’a à juste titre souligné, sans le passeport manquant et une analyse appropriée des sorties – et des entrées au Canada – liées aux voyages qu’elle a déclarés dans sa demande de citoyenneté, il est difficile de dire comment le juge de la citoyenneté a pu conclure qu’elle avait établi sa résidence au Canada et s’était conformée aux exigences de la Loi à cet égard.

[45]           Là encore, la décision du juge de la citoyenneté, dans le cas de Mme Nezam-Mafi cette fois‑ci, manque de justification, de transparence et d’intelligibilité et ne respecte donc pas les critères de l’arrêt Dunsmuir.

[46]           Par conséquent, l’appel du ministre est accueilli dans les trois cas. Compte tenu des modifications apportées à la Loi qui sont entrées en vigueur le 1er août 2014 et qui ont changé la manière suivant laquelle les demandes de citoyenneté doivent être déterminées, à savoir en incluant la décision qui en découle dans les compétences du ministre, l’affaire sera renvoyée au « décideur », au lieu de l’être à un juge de la citoyenneté, pour être examinée de nouveau, en vertu de l’article 35 de la Loi, conformément à la Loi, dans sa version actuelle.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  L’appel est accueilli.

2.                  La décision du juge de la citoyenneté Angelo Persichilli, datée du 7 novembre 2013, est annulée et l’affaire est renvoyée au décideur pour nouvel examen.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2117-13

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c NARGES BAYANI

DOSSIER :

T-2-14

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c NILOUFAR BAYANI

DOSSIER :

T-3-14

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c KHADIJEH NEZAM-MAFI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 Novembre 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 22 MAI 2015

COMPARUTIONS :

Suran Bhattacharyya

Alexandra Lipska

pour le demandeur

Shoshana T. Green

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

pour lES défenderesseS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.