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Date : 20150515


Dossier : T‑1128‑11

Référence : 2015 CF 628

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

KABUL FARMS INC.

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Kabul Farms Inc. [la demanderesse] interjette appel, aux termes de l’article 73.21 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 [la Loi], d’une décision par laquelle le directeur du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada [CANAFE] lui a imposé une pénalité administrative de 6 000 $ parce qu’elle aurait omis d’élaborer et d’appliquer des principes et mesures écrits de conformité, d’effectuer une évaluation du risque et d’instaurer un programme écrit de formation à l’intention de ses employés et mandataires, conformément à la Loi et à ses règlements.

[2]               Pour les motifs qui suivent, l’appel est accueilli en partie et l’affaire est renvoyée au directeur pour qu’il réexamine la question de savoir s’il y a lieu d’imposer une pénalité administrative à la demanderesse et, le cas échéant, à raison de quel montant.

II.                Contexte

[3]               La demanderesse est une entreprise familiale de la région du Grand Toronto qui exploite une épicerie, une boucherie et un petit restaurant. Elle transfère également des fonds pour le compte de ses clients en Afghanistan, au Pakistan et au Bangladesh par le biais d’un système « hawala ». D’après les représentants de la société, les sommes transférées sont modestes et généralement destinées à venir en aide à des parents dans ces pays pauvres. Le 22 août 2008, la demanderesse s’est inscrite auprès du CANAFE en raison de ses activités de [traduction« remise/transfert de fonds ».

[4]               Le 5 janvier 2010, un agent de conformité du CANAFE a communiqué avec Costa Abinajem, un représentant autorisé de la demanderesse, pour l’informer, par téléphone et par lettre, que cette dernière avait été sélectionnée aux fins d’un examen de conformité au regard de la Loi et de ses règlements. La période visée par l’examen allait du 1er octobre 2009 au 15 janvier 2010 et celui‑ci devait avoir lieu le 22 février 2010. La lettre du CANAFE priait également la demanderesse de fournir certains documents avant l’examen.

[5]               L’examen a eu lieu à la date prévue. La demanderesse a remis à l’agent de conformité un document intitulé [traduction« Politique sur les transferts de fonds (Hawala) » ainsi que la liste des transferts effectués entre le 1er novembre 2009 et le 31 janvier 2010. Le document confirmait que la demanderesse avait procédé durant ces trois mois à quarante‑quatre transferts internationaux de fonds d’une valeur totale de 2 905 $.

[6]               Le 6 août 2010, un autre agent du CANAFE a adressé une lettre contenant les conclusions de l’examen à Yadgar Mohammad, le directeur de la demanderesse, et à Shanawazi Sardar, son président. La lettre indiquait que la demanderesse ne se conformait pas à la Loi.

[7]               Premièrement, l’agent notait que la demanderesse était tenue de mettre en œuvre un programme de conformité, comme l’exige le paragraphe 71(1) du Règlement sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, DORS/2002‑184 [le Règlement]. Les principes et mesures de la demanderesse ont été jugés inadéquats. Des correctifs devaient être apportés en ce qui concerne les mesures relatives à la tenue des dossiers, le respect des obligations en matière de déclaration, les indicateurs d’opérations douteuses et les procédures d’identification des étrangers politiquement vulnérables. Un programme écrit de formation continue devait également être mis en place. De plus, la demanderesse n’avait jamais effectué d’évaluation du risque lié aux activités de transfert de fonds.

[8]               Deuxièmement, l’agent a noté que la demanderesse était tenue de conserver une fiche d’opération pour chaque opération de change effectuée, conformément à l’alinéa 30f) du Règlement. En particulier, l’agent a indiqué que la demanderesse devait consigner pour chaque transaction la méthode de paiement et la devise utilisée.

[9]               La lettre finissait en invitant la demanderesse à fournir un plan d’action présentant les mesures prises ou qui allaient l’être pour corriger ces lacunes dans les trente jours. La lettre contenait l’avertissement suivant : [traduction« sans égard aux autres mesures de conformité, des lacunes telles que celles énumérées dans la présente lettre peuvent entraîner des sanctions civiles ou pénales ».

[10]           Plus tard le même jour, M. Abinajem a transmis au CANAFE une politique hawala révisée.

[11]           Le 13 août 2010, l’agent du CANAFE a fait parvenir une lettre à MM. Mohammad et Sardar au sujet de la politique révisée dans laquelle il indiquait que le CANAFE continuait d’avoir des préoccupations.

[12]           En ce qui concerne le paragraphe 71(1) du Règlement, l’agent faisait remarquer que seuls des changements minimes avaient été apportés à la politique – consistant principalement en l’ajout d’une liste d’indicateurs d’opérations douteuses. La politique était encore inadéquate au chapitre de la tenue de dossiers, de l’identification des clients et des obligations en matière de déclaration. Aucune procédure n’était prévue en ce qui concerne la déclaration des transferts électroniques, les opérations douteuses ou les biens appartenant à un groupe terroriste, et aucun détail ne se rapportait aux types de dossiers qui seraient conservés. Aucune évaluation du risque n’avait encore été effectuée. Le plan de formation était inacceptable, puisqu’il indiquait au personnel que [traduction] « vous pourriez devoir participer à une séance de formation et de mise à jour des règles une fois par an environ ». L’agent a expliqué que le plan de formation devait décrire le [traduction« qui, quoi, comment et quand » de la formation. Celle‑ci ne pouvait pas être optionnelle. Tous les mandataires et membres du personnel devaient suivre une formation continue.

[13]           L’agent notait aussi que la politique révisée n’abordait pas l’obligation de conserver une fiche d’opération pour chaque opération de change, conformément à l’alinéa 30f) du Règlement.

[14]           L’agent a exigé un plan d’action revu et mis à jour dans les quinze jours. La demanderesse a de nouveau été avertie que les lacunes pouvaient entraîner des sanctions civiles ou pénales. Aucune réponse n’a été reçue de la part de la demanderesse en date du 31 août 2010; le CANAFE a donc envoyé une autre lettre réclamant une réponse.

[15]           Le 10 septembre 2010, M. Abinajem a fini par répondre en indiquant qu’il avait modifié la politique après avoir consulté le site Web du CANAFE, et qu’elle tenait maintenant compte des règles qu’il estimait susceptibles de s’appliquer à la demanderesse. Il soulignait que cette dernière est une petite entreprise qui ne se spécialise pas dans le transfert de fonds, et expliquait qu’en général, des sommes n’étaient transférées hors du pays qu’une ou deux fois par année par l’intermédiaire d’un banquier agissant sur les instructions du « propriétaire ». Aucun des employés n’était autorisé à transférer de l’argent. M. Abinajem a également précisé qu’il ne pouvait instaurer un programme de formation approfondi à l’intention de ses caissiers en raison du haut taux de roulement du personnel. En guise de conclusion, il s’est dit convaincu que la demanderesse s’était conformée à toutes les politiques, règles et recommandations du CANAFE.

[16]           Le 7 décembre 2010, le CANAFE a délivré à la demanderesse un procès‑verbal faisant état de quatre violations commises en date du 22 février 2010 (la date de l’examen) :

1.      défaut d’élaborer et d’appliquer des principes et des mesures de conformité écrits, qui sont mis à jour, en contravention du paragraphe 9.6(1) de la Loi et de l’alinéa 71(1)b) du Règlement;

2.      défaut d’évaluer le risque énoncé au paragraphe 9.6(2) de la Loi et de conserver les documents à l’appui, à la lumière des facteurs prescrits, en contravention du paragraphe 9.6(1) de la Loi et de l’alinéa 71(1)c) du Règlement;

3.      défaut d’élaborer un programme écrit de formation continue axée sur la conformité à l’intention des employés et mandataires, en contravention du paragraphe 96.1(1) de la Loi et de l’alinéa 7(1)d) du Règlement;

4.      défaut de conserver les documents réglementaires, en contravention de l’article 6 de la Loi et de l’alinéa 30f) du Règlement.

[17]           Le procès‑verbal prévoyait une pénalité totale de 7 120 $, mais informait aussi la demanderesse de son droit de présenter des observations au directeur du CANAFE. Le 5 janvier 2011, M. Abinajem demandait par écrit au CANAFE de fournir des détails relativement à chaque violation et de lui indiquer la méthode de calcul de la pénalité.

[18]           Le CANAFE a répondu à M. Abinajem le 24 janvier 2011. L’agent indiquait que les quatre violations avaient entraîné des pénalités de 50 000 $, 75 000 $, 25 000 $ et 28 000 $ respectivement. Une réduction de 20 % avait été appliquée pour tenir compte des antécédents de conformité de la demanderesse, puis une autre réduction de 95 % pour tenir compte de sa capacité de payer, la demanderesse étant [traduction« une microentreprise employant moins de cinq travailleurs à temps plein ». Le montant total rajusté s’élevait donc à 7 120 $. L’agent accordait à M. Abinajem quinze jours supplémentaires pour présenter des observations.

[19]           La demanderesse n’a pas répondu dans les quinze jours. Cependant, le 18 mars 2011, M. Abinajem a contesté chaque pénalité et violation reprochée sur la base des motifs suivants :

1.                  la demanderesse n’est pas une entreprise de transfert de fonds ouverte au public, ce qui, faisait‑il valoir, avait pour effet de la soustraire à la Loi et au Règlement;

2.                  la politique hawala révisée corrigeait les lacunes relevées par les agents du CANAFE;

3.                  les pénalités étaient draconiennes dans la mesure où aucune preuve n’établissait qu’il y avait effectivement eu recyclage de produits de la criminalité ou financement d’activités terroristes. Par ailleurs, aucun transfert ne dépassait la limite légale;

4.                  il était difficile de comprendre comment et pourquoi le CANAFE avait accordé à la demanderesse deux réductions de pénalités consécutives de 20 % et 95 %. Il était reconnaissant d’en profiter, mais il n’arrivait pas à comprendre le processus décisionnel et faisait valoir qu’une réduction de 100 % serait indiquée;

5.                  les transferts n’ont causé de tort à personne sauf aux institutions financières dont les profits ont été grugés;

6.                  le CANAFE n’était pas compétent à l’égard de la demanderesse puisque celle‑ci ne transférait pas d’argent électroniquement. Le propriétaire transmettait simplement des instructions par téléphone.

[20]           Le directeur adjoint intérimaire du CANAFE [le directeur] a rendu sa décision le 8 juin 2011. Il a conclu que la demanderesse avait commis les trois premières violations, mais pas la quatrième. La pénalité totale a donc été réduite à 6 000 $.

[21]           Le 8 juillet 2011, la demanderesse a déposé un avis de demande devant la Cour. Dans les observations écrites qu’elle lui a soumises, la demanderesse a indiqué qu’elle n’offrait plus de service hawala.

III.             Questions à trancher

[22]           Le présent appel soulève les questions suivantes :

A.                Les activités de la demanderesse étaient‑elles visées par la Loi et le Règlement?

B.                 La conclusion du directeur selon laquelle la demanderesse avait commis les trois violations était‑elle raisonnable?

C.                 La pénalité administrative infligée à la demanderesse était‑elle raisonnable?

IV.             La décision du directeur

[23]           Dans sa décision, le directeur du CANAFE a souligné que la demanderesse était tenue de se conformer à la Loi, car [traduction« [l]e fait de proposer des transferts de fonds aux clients, en conjonction ou non avec d’autres activités de détail » relève de son champ d’application. En transférant ou en remettant des fonds, la demanderesse agissait comme une entreprise de transfert de fonds. De plus, l’article 5 de la Loi s’applique aux personnes et entités qui transfèrent ou remettent des fonds « par tout moyen ». Le « télévirement », tel qu’il est défini par le Règlement, inclut la transmission d’instructions par téléphone.

[24]           S’agissant de la première violation, le directeur a estimé que les principes et mesures de la demanderesse ne remplissaient pas certaines exigences, comme la déclaration des opérations douteuses et celle des opérations importantes en espèces, ou la tenue de documents. Il a d’ailleurs noté que les mesures correctives mises en œuvre après l’examen n’avaient aucunement influé sur sa décision puisque l’examen avait porté sur les quatre mois précédents.

[25]           La décision du directeur ne fournit pas de précisions concernant les motifs antérieurs justifiant la conclusion selon laquelle la demanderesse avait commis les deuxième et troisième violations. Dans une lettre précédente, le CANAFE avait conclu que la demanderesse n’avait jamais effectué d’évaluation formelle du risque et qu’elle n’avait pas mis en œuvre de plan de formation acceptable à l’intention de ses employés et mandataires.

[26]           Le directeur indique ensuite que la conclusion se rapportant à la quatrième violation a été retirée, et que la pénalité a été réduite en conséquence.

[27]           S’agissant du calcul de la pénalité, le directeur a précisé que le CANAFE tient compte d’un certain nombre de facteurs, notamment les torts causés, les antécédents de conformité et la capacité de payer. De plus, le Règlement sur les pénalités – recyclage des produits de la criminalité et financement des activités terroristes, DORS/2007‑292 [le Règlement sur les pénalités], énumère toutes les infractions possibles qu’il classe comme mineures, graves ou très graves, et établit les pénalités applicables à chaque catégorie.

V.                Analyse

[28]           La décision faisant l’objet du contrôle concerne l’application d’une loi spécialisée à des faits particuliers. La norme de contrôle est donc celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux paragraphes 53 et 54; Max Realty Solutions Ltd c Canada (Procureur général), 2014 CF 656 aux paragraphes 27 à 32 [Max Realty]; Homelife/Experience Realty Inc. C Canada (Finances), 2014 CF 657 aux paragraphes 27 à 32 [Homelife]).

A.                Les activités de la demanderesse étaient‑elles visées par la Loi et le Règlement?

[29]           La demanderesse reconnaît qu’un système de paiement hawala est visé par la Loi. Cependant, elle soutient qu’il doit exister [traduction« une forme de distinction » entre les entreprises qui exécutent des opérations mineures comme celles qu’elle exploitait et les entreprises de transfert de fonds de grande envergure. La demanderesse remettait des sommes modestes allant de 50 $ à 150 $ à des parents de clients vivant dans des pays pauvres. Le système hawala n’avait pas une visée lucrative, c’était plutôt un outil de marketing destiné à mettre en valeur l’épicerie, la boucherie et le restaurant de la demanderesse. Cette dernière renonçait presque toujours aux frais de 2 %. Par ailleurs, rien n’indique que son système hawala ait jamais contribué au recyclage de produits de la criminalité ou au financement d’activités terroristes.

[30]           Malgré sa petite envergure, il est indubitable que les opérations effectuées à l’aide du système hawala de la demanderesse étaient visées par la Loi et le Règlement. L’alinéa 5h) de la Loi dispose :

5. La présente partie s’applique aux personnes et entités suivantes :

 

5. This Part applies to the following persons and entities:

 

h) les personnes et les entités qui se livrent aux opérations de change, ou qui exploitent une entreprise qui remet des fonds ou transmet des fonds par tout moyen ou par l’intermédiaire d’une personne, d’une entité ou d’un réseau de télévirement ou qui émet ou rachète des mandats-poste, des chèques de voyage ou d’autres titres négociables semblables, à l’exclusion des chèques libellés au nom d’une personne ou d’une entité [...]

h) persons and entities engaged in the business of foreign exchange dealing, of remitting funds or transmitting funds by any means or through any person, entity or electronic funds transfer network, or of issuing or redeeming money orders, traveller’s cheques or other similar negotiable instruments except for cheques payable to a named person or entity [...]

[31]           Le « télévirement » tel qu’il est défini au paragraphe 1(2) du Règlement vise explicitement la transmission d’instructions par téléphone.

[32]           Les petits systèmes hawala comme celui qu’exploitait la demanderesse n’échappent pas à la Loi et personne ne s’attendrait à ce que ce soit le cas. Les sommes remises en l’espèce étaient modestes, mais il était possible de transférer des sommes plus importantes. La politique hawala révisée de la demanderesse envisageait des transferts de sommes allant jusqu’à 3 000 $, voire même 10 000 $, même si cela ne s’est jamais produit. Un des objectifs de la Loi et du Règlement est d’éviter que des entreprises de transfert de fonds vulnérables comme celle qu’exploitait la demanderesse fassent l’objet d’abus. Les activités de cette dernière relevaient de l’alinéa 5h) de la Loi et tombaient donc sous le coup de la Loi et du Règlement.

B.                 La conclusion du directeur selon laquelle la demanderesse avait commis les trois violations était‑elle raisonnable?

[33]           S’agissant de la première violation, la demanderesse affirme que sa [traduction« Politique de transfert de fonds (hawala) » représentait une tentative de bonne foi d’établir un programme de conformité. Après avoir été informée des préoccupations du CANAFE, la demanderesse a modifié sa politique de manière à y répondre, en énumérant notamment des indicateurs d’opérations douteuses à l’intention de ses employés. La demanderesse maintient que sa politique constituait un programme de conformité approprié compte tenu de la faible ampleur des activités de transfert de fonds de son entreprise.

[34]           Pour ce qui est de la deuxième violation, la demanderesse soutient que sa politique énumérait des indices de transfert douteux. De plus, elle tenait un registre dans lequel étaient consignés le nom et le numéro de téléphone de chaque client. La politique exigeait des employés qu’ils s’assurent que la photo d’identité délivrée par le gouvernement est valide avant d’accepter les sommes des clients. Ces précautions suffisaient pour réduire au maximum le risque. La décision du directeur de retirer la quatrième violation reprochée confirmait que la tenue de dossiers par la demanderesse était adéquate aux fins de la Loi.

[35]           En ce qui concerne la troisième violation, la demanderesse fait valoir que son programme de formation axé sur la conformité était adéquat puisqu’il s’agit d’une petite entreprise familiale. Les transferts eux‑mêmes étaient toujours supervisés par le propriétaire, qui ne les effectuait que quelques fois par an. Le système hawala ne suppose pas le transfert immédiat de fonds du Canada à l’étranger. Les employés avaient pour consigne de conserver les fonds hawala séparément des recettes de l’épicerie. Il était peu pratique d’offrir une formation continue aux caissiers en raison d’un roulement de personnel régulier. Un programme de formation plus complet peut être approprié dans une entreprise dont les employés transfèrent régulièrement et immédiatement des fonds à l’étranger, mais ne devrait pas être obligatoire pour des employés temporaires qui ne sont pas autorisés à transférer eux‑mêmes les fonds. Les employés avaient reçu des instructions adéquates pour accepter les fonds et consigner les renseignements pertinents. Le propriétaire prenait la décision finale de procéder à un transfert particulier selon son évaluation du risque. Comme c’est lui qui a élaboré la politique hawala, il est difficile de s’attendre à ce qu’il se donne lui‑même une formation régulière sur la manière de s’y conformer.

[36]           La défenderesse fait remarquer que la période visée par l’examen ayant donné lieu au procès‑verbal allait du 1er octobre 2009 au 15 janvier 2010. Lorsque l’examen a eu lieu le 22 février 2010, la demanderesse ne disposait pas de principes et mesures de conformité écrits adéquats. À cette date, la politique hawala présentée au CANAFE ne remplissait pas les exigences de la Loi ou du Règlement. Les principes et mesures de la demanderesse ne traitaient pas adéquatement des obligations en matière de déclaration, des indicateurs d’opérations douteuses, ni de la formation. La demanderesse a effectivement reconnu que sa politique était inadéquate lorsqu’elle en a soumis une version révisée qui corrigeait certaines, mais non la totalité des lacunes relevées par le CANAFE.

[37]           Je suis d’accord avec la défenderesse. Les principes en vigueur au moment de l’examen ne concernaient que les activités limitées des caissiers, et ne fournissaient aucun détail quant aux procédures à suivre par le « propriétaire » ou toute autre partie à la transaction lors du transfert des fonds à l’étranger. Il n’existait ni mesures d’identification ou de réduction maximale du risque lié aux opérations douteuses, ni d’exigences en matière de déclaration. Le directeur a raisonnablement conclu que la demanderesse avait commis la première violation.

[38]           La demanderesse n’a jamais effectué d’évaluation du risque lié à ses activités. L’absence de preuve d’activités réelles de recyclage des produits de la criminalité ou de financement des activités terroristes est dépourvue de pertinence. Comme une évaluation du risque n’a jamais été effectuée, le directeur a raisonnablement conclu que la demanderesse avait commis la deuxième violation.

[39]           Enfin, la demanderesse n’a ni élaboré ni maintenu de programme écrit de formation continue axée sur la conformité à l’intention de ses caissiers, du « propriétaire » ou de toute autre partie aux transactions en cas de transfert de fonds à l’étranger. Il n’était aucunement question de la formation dans les principes soumis au CANAFE dans le cadre de l’examen. Compte tenu de l’absence de programme de formation, le directeur a raisonnablement conclu que la demanderesse avait commis la troisième violation.

[40]           La demanderesse invoque aussi la défense de diligence raisonnable. Quoiqu’il s’agisse d’un moyen de défense reconnu par l’article 73.24 de la Loi, la demanderesse ne l’a soulevé ni expressément ni implicitement dans ses observations adressées au directeur. Même si la Cour devait l’autoriser à invoquer ce moyen de défense pour la première fois en appel, il reste que la demanderesse ne peut tout simplement pas s’en prévaloir en l’espèce. Dans l’arrêt R c Sault Ste Marie, [1978] 2 RCS 1299 à la page 1326, la Cour suprême décrit ce moyen de défense en ces termes :

La défense sera recevable si l’accusé croyait pour des motifs raisonnables à un état de faits inexistant qui, s’il avait existé, aurait rendu l’acte ou l’omission innocent, ou si l’accusé a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter l’événement en question.

[41]           Comme le faisait remarquer la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R c Raham, 2010 ONCA 206, 99 OR (3d) 241 au paragraphe 48 :

[traduction] La défense de la diligence raisonnable a trait à la perpétration de l’acte interdit dont le défendeur est accusé et non à la conduite du défendeur dans un sens large. Le défendeur doit démontrer qu’il a pris des mesures raisonnables pour éviter de commettre l’infraction qui lui est reprochée, et non qu’il ou elle agissait dans le respect de la loi au sens large.

[42]           Les éléments de preuve invoqués par la demanderesse à l’appui de la défense de diligence raisonnable concernent principalement des événements postérieurs à l’examen. Rien n’indique qu’elle ait pris toutes les mesures raisonnables pour se conformer aux dispositions spécifiques de la Loi et du Règlement ayant donné lieu au procès‑verbal avant l’examen du CANAFE le 22 février 2010. La politique de la demanderesse en vigueur le 22 février 2010 témoignait du fait que seulement des efforts sommaires avaient été faits en vue de satisfaire aux exigences minimales d’une politique de conformité, telles que décrites dans la Ligne directrice 4 du CANAFE, Mise en œuvre d’un programme de conformité, soit celles qui concernent les obligations de déclaration, de tenue de dossiers, d’identification des clients, d’évaluation et d’atténuation du risque. Certaines des exigences n’ont tout simplement pas été abordées, par exemple la déclaration et l’atténuation du risque. Je suis convaincu que les conclusions du directeur concernant l’inobservation de la Loi et du Règlement par la demanderesse étaient fondées et qu’elles étaient donc raisonnables.

C.                 La pénalité administrative infligée à la demanderesse était‑elle raisonnable?

[43]           Les pénalités administratives associées à la non‑conformité sont énoncées aux articles 73.11 à 73.19 de la Loi. L’article 73.11 dispose :

73.11 Sauf s’il est fixé en application de l’alinéa 73.1(1)c), le montant de la pénalité est déterminé, dans chaque cas, compte tenu du caractère non punitif de la pénalité, celle‑ci étant destinée à encourager l’observation de la présente loi, de la gravité du tort causé et de tout autre critère prévu par règlement.

[...]

73.11 Except if a penalty is fixed under paragraph 73.1(1)(c), the amount of a penalty shall, in each case, be determined taking into account that penalties have as their purpose to encourage compliance with this Act rather than to punish, the harm done by the violation and any other criteria that may be prescribed by regulation.

[...]

 

[44]           La demanderesse fait valoir que les raisons pour lesquelles certaines violations sont réputées « graves » et d’autres « mineures » ne sont pas claires. Or, dans une annexe détaillée jointe au Règlement sur les pénalités chacune des violations prévues est classée dans l’une ou l’autre des catégories suivantes : « mineure », « grave » ou « très grave ». L’article 5 du même Règlement établit un éventail de pénalités pour chaque catégorie. En l’espèce, le directeur a associé chacune des violations à la bonne catégorie.

[45]           Il est beaucoup plus difficile de déterminer comment le directeur est parvenu aux « montants établis en fonction du préjudice » respectivement de 50 000 $, 75 000 $ et 25 000 $ pour les trois violations. L’avocat de la défenderesse a déclaré à l’audience que le directeur applique une formule non publiée pour déterminer la pénalité résultant d’une violation particulière. Selon cette formule, le défaut d’élaborer et d’appliquer des principes et mesures écrits de conformité, en contravention du paragraphe 9.6(1) de la Loi et de l’alinéa 71(1)b) du Règlement, entraînera toujours une amende équivalant à 50 % de la somme maximale. Le défaut d’évaluer le risque énoncé au paragraphe 9.6(2) de la Loi, avec documents à l’appui, en contravention du paragraphe 9.6(1) de la Loi et de l’alinéa 71(1)c) du Règlement, entraînera toujours une amende représentant 75 % de la somme maximale. Le défaut d’élaborer un programme écrit de formation continue axée sur la conformité à l’intention des employés et mandataires, en contravention du paragraphe 96.1(1) de la Loi et de l’alinéa 7(1)d) du Règlement, entraînera toujours une amende représentant 25 % de la somme maximale. Cette formule s’applique sans égard aux circonstances particulières de la violation.

[46]           En vertu de l’article 73.11 de la Loi, le directeur inflige une pénalité « compte tenu du caractère non punitif de la pénalité, celle‑ci étant destinée à encourager l’observation de la présente loi, de la gravité du tort causé et de tout autre critère prévu par règlement ». L’application d’une formule rigide qui ne tient pas compte des circonstances spécifiques dans lesquelles une violation s’est produite est incompatible avec le langage clair de la Loi.

[47]           La défenderesse fait valoir que le préjudice peut être évalué sans égard aux circonstances spécifiques de la violation, et invoque à cet égard la décision Banque Internationale de Commerce Mega (Canada) c Canada (Procureur général), 2012 CF 407 aux paragraphes 55 à 57 [Banque Mega]. Dans cette affaire, qui concernait une pénalité infligée par l’Agence de la consommation en matière financière du Canada, le juge de Montigny a conclu qu’un tort véritable n’était pas une condition préalable pour justifier une pénalité pour défaut de publication des renseignements exhaustifs et exacts :

[56] [...] Le Règlement s’apparente aux dispositions en matière de protection des consommateurs et il a pour objet de fournir à ces derniers une meilleure information relative aux produits financiers offerts par les banques concurrentes de sorte qu’ils puissent faire des choix éclairés. À ce titre, on peut présumer qu’un tort est établi dès lors qu’une banque ne satisfait pas aux exigences du Règlement, privant ainsi ses clients de l’information et des déclarations auxquelles ils ont droit.

[48]           La loi en cause dans le présent appel n’a pas pour objet de protéger les consommateurs, ni de s’assurer que des informations leur soient divulguées de manière à ce qu’ils puissent faire des choix éclairés. En outre, la décision de la Cour dans la décision Banque Mega n’appuie pas la proposition voulant que l’ampleur du véritable préjudice n’entre pas en compte dans l’imposition d’une pénalité appropriée; elle indique seulement que le véritable préjudice n’est pas une condition préalable. En l’espèce, le directeur n’a pas évalué le véritable préjudice ayant résulté du défaut de la demanderesse de se conformer à ses obligations, et il n’a pas non plus expliqué pourquoi la pénalité liée à la deuxième violation était trois fois plus élevée que celle qui se rapportait à la troisième. Par ailleurs, la défenderesse n’a pas révélé à la demanderesse qu’elle avait utilisé une formule rigide pour calculer les pénalités, et l’a donc privée de la possibilité de présenter des observations sur la question de savoir si l’application de cette formule était indiquée en l’espèce.

[49]           Le « montant établi en fonction du préjudice » de la pénalité calculé par le directeur s’élevait à 150 000 $. Cette somme a été réduite de 20 % pour tenir compte des antécédents de conformité de la demanderesse, puis de 95 % pour tenir compte de sa capacité de payer.

[50]           Dans la décision Max Realty et Homelife, la juge Strickland a renvoyé deux décisions au directeur pour qu’il réexamine les pénalités infligées. Dans cette décision, la juge déclarait au paragraphe 76 :

De plus, rien n’explique le montant de la pénalité choisi, les facteurs de détermination pris en compte, si le recours à une transaction a été envisagé ou si l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au directeur d’imposer la pénalité mentionnée au procès‑verbal ou une pénalité réduite, ou encore de n’imposer aucune pénalité (paragraphe 73.15(2)), a été considéré.

[51]           La décision du directeur en l’espèce présente des lacunes similaires. Les objectifs de la Loi n’ont pas été analysés, et la manière dont les critères législatifs concernant l’imposition des pénalités administratives s’appliquaient aux faits particuliers de l’affaire n’a pas été expliquée. Il est impossible de déterminer si un processus décisionnel intelligible, transparent et justifiable a précédé l’imposition des pénalités. À ces égards, l’imposition par le directeur d’une pénalité administrative de 6 000 $ était déraisonnable.

VI.             Conclusion

[52]           Pour les motifs qui précèdent, l’appel est accueilli en partie et l’affaire est renvoyée au directeur pour qu’il réexamine la question de savoir s’il y a lieu d’infliger une pénalité administrative à la demanderesse et, le cas échéant, à raison de quel montant. Comme le succès de l’appel est partagé, aucuns dépens ne seront adjugés à l’une ou l’autre des parties.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est accueilli en partie. L’affaire est renvoyée au directeur pour qu’il réexamine la question de savoir s’il y a lieu d’infliger une pénalité administrative à la demanderesse et, le cas échéant, à raison de quel montant.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1128‑11

 

INTITULÉ :

KABUL FARMS INC. C SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 avril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS

LE 15 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Habib Qaumi

POUR LA demanderesse

 

James Gorham

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

POUR LA demanderesse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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