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Date : 20150601


Dossier : IMM‑4082‑13

Référence : 2015 CF 689

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2015

En présence de monsieur le juge O’Keefe

ENTRE :

FATMIR QOSAJ

DONIKE SHYTI

ROVENA QOSAJ

ERALDA QOSAJ

ELSA QOSAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée par les demandeurs depuis le Canada a été rejetée par un agent de Citoyenneté et Immigration Canada. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision défavorable et renvoyant l’affaire à un autre agent en vue d’un nouvel examen.

I.                   Contexte

[3]               Les demandeurs sont originaires de l’Albanie. Il s’agit d’une famille constituée d’un couple et de ses trois filles (âgées de 4, 6 et 7 ans). Les filles sont des citoyennes américaines nées aux États‑Unis.

[4]               En 2000, le demandeur principal et son épouse ont fui leur pays pour se rendre aux États‑Unis en raison d’une vendetta familiale qui a éclaté en 1998. Durant leur séjour aux États‑Unis, ils ont eu trois filles (les demanderesses mineures). Le demandeur principal et sa femme ont présenté des demandes d’asile aux États‑Unis, lesquelles ont été rejetées.

[5]               Le 19 février 2012, le demandeur principal est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile le jour même. Sa femme est arrivée au Canada en novembre 2011 tandis que leurs enfants sont arrivés au pays en décembre 2011. Le 25 juin 2012, ils ont déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[6]               La décision concernant la demande d’asile des demandeurs n’a pas encore été rendue.

II.                Décision faisant l’objet du présent contrôle

[7]               Dans une décision datée du 31 mai 2013, l’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée par les demandeurs.

[8]               Les demandeurs ont présenté les facteurs suivants à prendre en considération : le degré d’établissement, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés attribuables à la vendetta familiale en Albanie. En ce qui a trait à l’établissement, les demandeurs ont fourni des lettres d’emploi ainsi que des lettres d’appui provenant d’amis. Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants, les demandeurs ont soutenu que les enfants seraient confinés chez eux à cause de la vendetta et feraient l’objet de traumatismes psychologiques advenant leur retour en Albanie. En ce qui concerne les difficultés, les demandeurs ont fait valoir qu’ils seraient confinés à leur domicile en raison de la vendetta.

[9]               À la lumière de la preuve présentée, l’agent a tiré les conclusions suivantes.

[10]           Premièrement, l’agent a examiné le degré d’établissement des demandeurs au Canada et a conclu qu’il n’avait rien d’inhabituel pour des personnes qui vivent ici depuis février 2012.

[11]           Deuxièmement, l’agent a souligné qu’il n’avait pas donné pleine valeur probante aux descriptions des difficultés découlant de la vendetta formulées par les demandeurs étant donné que ces derniers n’ont fourni aucun document étayant la vendetta. L’agent a donc accordé une faible valeur positive à ce facteur. 

[12]           Troisièmement, l’agent a déclaré avoir accordé une faible valeur probante aux déclarations selon lesquelles les enfants seraient confinés chez eux et seraient dans l’impossibilité de fréquenter l’école et les demandeurs ne seraient pas en mesure de se trouver un emploi pour subvenir aux besoins de leurs enfants advenant leur retour en Albanie, puisque les demandeurs ont fourni peu d’éléments de preuve pour démontrer que leur famille est actuellement impliquée dans une vendetta.

[13]           L’agent a également souligné que les enfants, bien qu’ils ne maîtrisent pas l’albanais, pourraient compter sur leurs parents ainsi que sur d’autres membres de leur famille en Albanie pour apprendre la langue. En ce qui concerne le traumatisme psychologique allégué, l’agent a reconnu que le retour en Albanie pouvait donner lieu à une situation stressante, mais a jugé que les enfants avaient démontré une capacité d’adaptation au Canada. L’agent a ajouté qu’ils pourraient compter sur l’appui d’autres membres de la famille.

[14]           Par conséquent, l’agent a conclu que les demandeurs ne se heurteraient pas à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives qui justifieraient qu’une dispense soit accordée pour des motifs d’ordre humanitaire. 

III.             Questions à trancher

[15]           Les demandeurs soulèvent trois questions que je dois trancher :

1.                  L’agent a‑t‑il omis de prendre en compte comme il le devait l’intérêt supérieur des enfants?

2.                  L’agent a‑t‑il omis de bien prendre en considération les éléments de preuve dont il disposait? Ses conclusions relatives aux difficultés et à l’établissement des demandeurs sont‑elles déraisonnables?

3.                  La décision de l’agent était‑elle déraisonnable dans l’ensemble?

[16]           En réponse, le défendeur soulève une question : les demandeurs ont‑ils soulevé une question sérieuse ou démontré une cause raisonnablement défendable pour le contrôle judiciaire de la décision de l’agent?

[17]           À mon avis, il y a deux questions à trancher :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.                 La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

IV.             Observations écrites des demandeurs

[18]           En premier lieu, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas pris en compte comme il le devait l’intérêt supérieur des demanderesses mineures. Selon eux, l’argument selon lequel les enfants ont démontré qu’ils pouvaient s’adapter à la vie en Albanie parce qu’ils ont réussi à s’adapter au Canada est déraisonnable parce que la vie au Canada est extrêmement semblable à celle aux États‑Unis à bien des égards. De plus, cette transition sera plus difficile du fait que les demandeurs adultes seront confinés à leur domicile. Ces derniers font valoir que la capacité des parents à subvenir aux besoins de leurs enfants constitue un facteur important (voir Raposo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 118, au paragraphe 32, [2005] ACF no 157). Ils soutiennent qu’il est donc dans l’intérêt supérieur des enfants que ces derniers vivent avec leurs parents qui ont un emploi au Canada plutôt qu’avec leurs parents craintifs et sans emploi en Albanie.

[19]           De plus, les demandeurs affirment que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants doit être réalisée de façon indépendante et que l’agent doit bien garder à l’esprit la réalité de la vie future potentielle des enfants en Albanie (voir Bocerri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1021, [2008] ACF no 1262 [Bocerri]). Ils soutiennent que la présente affaire est semblable à l’affaire Bocerri parce que l’agent, en l’espèce, ne semblait pas non plus sensible au tort causé par le déplacement des enfants. Les demandeurs ajoutent qu’il faut accorder un poids considérable à l’intérêt supérieur des enfants (voir Gelaw c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1120, au paragraphe 37, [2010] ACF no 1398 [Gelaw]). Ils déclarent que, comme dans l’affaire Gelaw, les enfants, dans le cas présent, n’ont jamais mis les pieds dans le pays d’origine de leurs parents.

[20]           Par ailleurs, les demandeurs soutiennent que l’agent a agi de façon déraisonnable en fondant sa conclusion concernant l’intérêt supérieur des enfants sur une norme consistant en [traduction« un obstacle insurmontable », qui n’a aucun fondement dans la jurisprudence. De surcroît, ils font valoir que l’agent a commis une erreur pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire en s’attardant à la question de savoir si les enfants pourraient s’adapter à la vie et à la culture albanaises s’ils étaient expulsés plutôt que de tenir compte comme il se doit du pays qui répond le mieux à leur intérêt supérieur.

[21]           En deuxième lieu, les demandeurs affirment s’être très bien établis au Canada au cours des dix‑huit derniers mois en occupant un emploi et en participant à la vie au sein de leur collectivité. Ils font valoir que leur établissement constitue un facteur important auquel il faut accorder un poids considérable (voir Cobham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 585, 178 ACWS (3d) 421, aux paragraphes 27 et 28).

[22]           En troisième lieu, les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable de la part de l’agent d’accorder peu de poids aux difficultés découlant de la vendetta parce qu’ils n’ont pas fourni de documents à l’appui. Dans la décision Jakaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 677, au paragraphe 14, [2012] ACF no 918, la Cour a déclaré qu’« on ne sait pas quelles autres preuves auraient pu être produites pour attester l’existence de la vendetta étant donné que celle‑ci est essentiellement une dispute privée entre des familles ». Selon le paragraphe 50 de la décision Chi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 FCT 126, 112 ACWS (3d) 132, « [i]l est bien établi dans la jurisprudence que la SSR ne peut pas conclure que les éléments de preuve présentés par la partie demanderesse ne sont pas crédibles du simple fait qu’elle a omis de produire des documents à l’appui de son témoignage verbal ». Par conséquent, ils font valoir que l’agent aurait dû accorder plus de poids aux difficultés qu’ils subiraient en raison de la vendetta.

[23]           En quatrième lieu, les demandeurs soutiennent qu’aucune possibilité de refuge intérieur ne s’offre à eux compte tenu de la corruption qui règne en Albanie et de la petite taille du pays.

[24]           Enfin, vu les arguments susmentionnés, les demandeurs affirment que la décision de l’agent est déraisonnable dans l’ensemble. Selon eux, ils se heurteraient à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives qui justifient que leur soit accordée une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

V.                Observations écrites du défendeur

[25]           Le défendeur fait valoir que la norme de contrôle applicable à une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (voir Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 386, aux paragraphes 21 à 23, [2010] ACF no 583 [Mikhno]; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2009 CF 11, aux paragraphes 21 et 37, [2009] ACF no 4 [Singh]).

[26]           Premièrement, le défendeur soutient que l’évaluation de l’établissement réalisée par l’agent est raisonnable. Il affirme que l’agent a tenu compte de tous les éléments de preuve, par exemple les antécédents professionnels des demandeurs et les lettres d’appui. Le défendeur déclare donc que les arguments des demandeurs ne font qu’exprimer le désaccord de ces derniers au regard de la conclusion de l’agent, ce qui ne constitue pas un motif de contrôle judiciaire valable étant donné qu’ils demandent à la Cour de soupeser à nouveau la preuve en leur faveur.

[27]           Deuxièmement, le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement évalué les difficultés. Il établit une distinction entre la présente affaire et l’affaire Jakaj. Selon le défendeur, dans l’affaire Jakaj, les demandeurs d’asile ont soumis une lettre d’un missionnaire de la paix qui décrit en détail leur récit particulier. En l’espèce, aucun élément de preuve de cette nature n’a été présenté.

[28]           Le défendeur établit également une distinction entre la présente affaire et l’affaire Chi. Dans la décision Chi, un témoignage de vive voix a été livré, et la Cour a jugé qu’elle ne pouvait s’abstenir d’y ajouter foi simplement en raison de l’absence de documentation à l’appui. En revanche, en l’espèce, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire repose entièrement sur le dossier écrit. Par conséquent, le principe sur lequel s’appuie la décision Chi ne s’applique pas.

[29]           Troisièmement, le défendeur affirme que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent est raisonnable. Il renvoie à l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75, [1999] ACS no 39 [Baker], ainsi qu’à la décision Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, au paragraphe 8, [2008] ACF no 211 [Kolosovs], selon lesquels, au moment d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants, un agent doit être « réceptif, attentif et sensible ». Selon le défendeur, il ressort de la décision que l’agent a saisi le point de vue des enfants et qu’il est conscient de leur intérêt ainsi que de l’éventuelle incidence du rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sur leur avenir.

[30]           Par ailleurs, le défendeur ajoute que, même si la Cour juge que la conclusion de l’agent au sujet de l’adaptation telle qu’elle a été observée au Canada est déraisonnable, la décision de l’agent devrait être maintenue étant donné qu’elle repose sur plusieurs autres conclusions raisonnables. En l’espèce, l’agent a souligné la réalité de la vie future des enfants en Albanie ainsi que le soutien de la famille en Albanie. De plus, pour ce qui est de la mise à couvert, les demandeurs n’ont pas établi au moyen d’éléments de preuve que les enfants ne seraient pas en mesure de fréquenter l’école ou que les demandeurs seraient dans l’impossibilité de travailler.

[31]           Puis, le défendeur établit une distinction entre la présente affaire et l’affaire Gelaw. La décision de l’agent dans l’affaire Gelaw n’a pas été annulée, comme le soutiennent les demandeurs en l’espèce, uniquement parce que les enfants n’avaient jamais [traduction« mis les pieds dans le pays d’origine de leurs parents » mais plutôt parce que l’agent, dans l’affaire Gelaw, n’avait pas tenu compte des risques établis de « mort prématurée, [d]e viol, [d]’enlèvement, [d]e mariage forcé et [de] discrimination violente » (au paragraphe 35).

[32]           Finalement, le défendeur fait valoir que l’agent n’a pas commis d’erreur en utilisant l’expression [traduction« obstacle insurmontable » dans ses motifs. En l’espèce, l’agent n’a inclus aucune analyse des obstacles insurmontables. La décision était consciencieuse et bien motivée. L’agent a tout simplement souligné, en conclusion de la décision, que les obstacles auxquels se heurtent les demanderesses mineures ne sont pas insurmontables, ce qui ne rend pas la décision déraisonnable.

VI.             Analyse et décision

A.                Première question : Quelle est la norme de contrôle applicable?

[33]           Le défendeur soutient que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Lorsque la jurisprudence a établi la norme de contrôle applicable à une question particulière dont la Cour est saisie, la cour de révision peut l’adopter (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[34]           Quant aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit examinées dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la norme applicable est celle de la décision raisonnable (Mikhno, aux paragraphes 21 à 23; Singh, aux paragraphes 21 et 37; Dunsmuir, au paragraphe 53; Baker, aux paragraphes 57 à 62). Ainsi, je ne dois pas intervenir si la décision est transparente, justifiée et intelligible et si elle appartient aux issues acceptables (voir Dunsmuir, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] ACS no 12 [Khosa]). Comme l’a déclaré la Cour suprême aux paragraphes 59 et 61 de l’arrêt Khosa, la cour de révision qui examine une décision suivant la norme de la décision raisonnable ne peut substituer la solution qui serait à son avis préférable à celle qui a été retenue ni soupeser à nouveau la preuve.

B.                 Deuxième question : La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[35]           Le paragraphe 25(1) de la Loi régit les décisions concernant les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Voici le paragraphe en question :

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[36]           En ce qui concerne l’établissement, j’estime que l’évaluation de l’agent est raisonnable. Il me semble que les demandeurs ne sont pas d’accord avec l’agent quant au poids que ce dernier a accordé à la preuve puisqu’ils soutiennent qu’il faut accorder un [traduction« poids considérable » à leur établissement. La cour de révision qui examine une décision suivant la norme de la décision raisonnable ne peut substituer à l’issue de cette décision celle qui serait à son avis préférable ni soupeser à nouveau la preuve. En l’espèce, l’agent a examiné l’ensemble de la preuve, par exemple les antécédents professionnels des demandeurs et les lettres d’appui.

[37]           Par conséquent, l’évaluation que l’agent a faite de l’établissement est raisonnable.

[38]           En ce qui a trait aux difficultés, j’estime que l’évaluation de l’agent est raisonnable. En l’espèce, les demandeurs et le défendeur ne s’entendent pas sur le type de preuve nécessaire pour prouver une allégation de vendetta.

[39]           Je ne suis pas d’accord avec les arguments que les demandeurs tirent de la jurisprudence. Dans la décision Jakaj, les demandeurs d’asile ont soumis divers éléments de preuve, et la Cour a annulé la décision qui suit après avoir conclu que le décideur avait mal interprété la preuve. Au paragraphe 13 de cette décision, il ne ressort pas des déclarations de la juge Danièle Tremblay‑Lamer qu’il est possible de corroborer une allégation de vendetta sans preuve à l’appui :

Je partage l’avis du demandeur. J’estime que la Commission a mal interprété la preuve qui lui avait été présentée pour démontrer l’existence de la vendetta. La Commission a conclu que la lettre des Missionnaires de la paix n’était pas suffisante pour établir l’existence d’une vendetta, mais elle n’a rien dit de la lettre du dignitaire du village, de la lettre du président du village, de la déclaration du père du demandeur et de la lettre de l’association mondiale pour l’intégration des prisonniers et des personnes persécutées pour des motifs politiques, qui toutes confirmaient l’existence de la vendetta et le risque auquel le demandeur est exposé. La Commission n’a pas mentionné non plus le courriel de la Mission canadienne, qui indiquait que le CRN corroborait l’existence de la vendetta. Le personnel de la Mission canadienne n’a pas communiqué directement avec la police albanaise, mais le courriel semble indiquer que la police du village est au courant de la vendetta.

[40]           Dans la décision Chi, la Cour a annulé la décision qui suit après avoir conclu que le décideur n’avait pas expliqué pourquoi il s’était fondé sur des documents en particulier plutôt que d’autres. Il existait, dans cette affaire, un nombre considérable de documents qui étayaient les craintes de la demanderesse et contredisaient la documentation sur laquelle s’était fondé le décideur.

[41]           Dans ces deux cas, des éléments de preuve ont été présentés pour corroborer les allégations. En l’espèce, les demandeurs ont soumis une preuve documentaire confirmant que de nombreux Albanais ont été tués en raison d’une vendetta. Or, aucun élément de preuve n’établissait l’existence de la vendetta alléguée ni n’associait les demandeurs à la vendetta en question.

[42]           Ainsi, je peux comprendre la conclusion défavorable de l’agent relativement à la question des difficultés étant donné que les demandeurs n’ont fourni aucun document à l’appui de l’allégation précise concernant leur vendetta familiale.

[43]           Par ailleurs, j’estime que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent n’est pas raisonnable.

[44]           L’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants est un facteur important auquel il faut accorder un poids considérable. Toutefois, il ne s’agit pas nécessairement du facteur déterminant dans tous les cas (Kolosovs, au paragraphe 8).

[45]           Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker, il a été déclaré qu’une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sera jugée déraisonnable si le décideur n’a pas tenu compte comme il se doit de l’intérêt supérieur des enfants concernés par la décision et que le décideur doit être « réceptif, attentif et sensible » à cet intérêt :

Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt.

[Non souligné dans l’original.]

[46]           Au paragraphe 9 de la décision Kolosovs, le juge Douglas Campbell a défini le sens de l’expression « réceptif, attentif et sensible » :

Être réceptif signifie être au fait de la situation. Lorsque, dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est écrit qu’un enfant sera directement touché par la décision, l’agent des visas doit montrer qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu.

[Non souligné dans l’original.]

[47]           De plus, au même paragraphe, le juge Campbell a examiné les Directives (IP5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire). Il a renvoyé à la section 5.19 qui présente certains facteurs fréquemment soulevés dans le cadre de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire :

5.19. Intérêt supérieur de l’enfant

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés introduit l’obligation légale de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement affecté par une décision prise en vertu du L25(1), lors du contrôle concernant les circonstances d’un étranger qui présente une demande dans le cadre de cet article. Ceci précise la pratique du ministère eut égard à la loi, éliminant ainsi tout doute sur le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant sera pris en considération.

L’agent doit toujours être vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant lors de l’examen des demandes présentées au titre du L25(1). Toutefois, cette obligation ne s’applique que lorsqu’il est suffisamment clair, selon l’information soumise au décideur, que la demande s’appuie en entier ou du moins en partie, sur ce facteur.

[…]

En général, les facteurs liés au bien‑être émotif, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération, lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :

• l’âge de l’enfant;

• le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;

• le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

• les liens de l’enfant avec le pays concerné par la demande CH;

• les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l’enfant, le cas échéant;

• les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

• les questions relatives au sexe de l’enfant.

[48]           La question d’être attentif a été analysée par le juge Campbell au paragraphe 11 de la décision Kolosovs, où il affirme que les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur doivent être examinés dans leur ensemble:

Une fois que l’agent connaît les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ces facteurs doivent être considérés dans leur contexte intégral, et la relation entre les facteurs en question et les autres circonstances du dossier doit être parfaitement comprise. Ce n’est pas être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant que d’énumérer simplement les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance. À mon avis, pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître.

[Non souligné dans l’original.]

Par ailleurs, au paragraphe 12, le juge Campbell a défini la question de se montrer sensible, laquelle consiste à exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable :

Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

[49]           J’ai lu la décision de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants. Je ne suis pas convaincu, à la lecture de la décision, que l’agent était [traduction« réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants ». Les facteurs positifs et négatifs n’ont pas été mis en balance au regard de l’intérêt supérieur des enfants. Il ressort de la jurisprudence qu’il ne suffit pas d’énumérer les facteurs.

[50]           Je suis également préoccupé par la déclaration suivante de l’agent qui figure à la page 6 du dossier du tribunal et qui conclut les commentaires sur l’intérêt supérieur des enfants :

[traduction]

Je reconnais que le fait de déménager dans un nouveau pays et de suivre des cours à l’école dans une langue seconde sera déstabilisant, mais je ne suis pas convaincu, compte tenu de la preuve soumise et des arguments présentés, qu’il s’agirait d’un obstacle insurmontable.

Il ne s’agit pas là d’un contexte utile pour l’examen de « l’intérêt supérieur des enfants ».

[51]           Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable et que l’affaire doit être renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen.

[52]           Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon attention une question grave de portée générale en vue de sa certification.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un autre agent en vue d’un nouvel examen.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


ANNEXE

Dispositions législatives pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4082‑13

 

INTITULÉ :

FATMIR QOSAJ, DONIKE SHYTI, ROVENA QOSAJ, ERALDA QOSAJ, ELSA QOSAJ c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 DÉCEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Diego S. Cariaga Lema

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Charles Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cariaga Law

Queensway Law Chambers

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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